Concert pour basson, avec cygnes et canetons

Parterre, rang A, place 1. Oh my God, je vais être sous l’archet de Leonidas Kavakos. Pour ne pas trop déséquilibrer l’univers, ma voisine est du type pénible : elle s’aperçoit une fois le concert commencé qu’il va lui falloir un bonbon pour la gorge, un bonbon Ricola collé à ses semblables au fond d’une boîte qu’il faut secouer après l’avoir extirpée d’une poche zippée. Elle n’attendra évidemment pas le précipité entre les deux pièces de Prokofiev pour sortir sa bouteille d’eau – gazeuse, évidemment, pour le plaisir du petit pschit à l’ouverture. Et si vous croyez qu’endormie, elle est plus silencieuse, que nenni : madame ronfle au premier rang. Cette charmante spectatrice, qui a eu le culot de se plaindre de la gamine que je n’avais même pas remarquée, n’a heureusement pas réussi me gâcher le plaisir.

 

Quoi de plus sautillant, aussi, que la Symphonie n° 1 de Prokofiev ? Il ne faut pas cinq minutes pour que je me mette à sautiller d’une fesse à l’autre, tandis que mon regard rebondit d’un musicien à l’autre. Ah, enfin, proche des ouïes, on entend à nouveau le grain du son, la vibration de l’air qui frotte sur le bois des instruments et donne à chacun son grain comme autant de grains de voix. Ce n’est pas si mal, la Philharmonie, finalement, il suffit d’être au premier rang.

Je suis juste sous le chef d’orchestre, un chef d’orchestre aux airs de patriarche, qui a cette malice que seul l’âge sait donner. Préparant un crescendo chez les violons, il approche lentement son visage du premier violon – quelles noises pourrait-il bien venir lui chercher ? – et sitôt les yeux riants pris en flagrant délit de complicité, balaye tout le pupitre d’un revers de la main. Eh là, on y va ! Cette symphonie, c’est la synthèse improbable de l’élégance et de la toonerie. Je dois réprimer un fou rire lorsque j’entends le basson s’avancer entre les pupitres avec la démarche d’un canard de dessin animé, les grandes palmes oranges dodelinant de part et d’autre comme la tête du bassoniste autour de son anche, droite, gauche, droite, gauche – un métronome ne poufferait pas autrement.

Je m’amuse comme une petite folle. On m’a rendu l’ouïe et la vue, on m’a rendu mon Orchestre de Paris, celui que j’ai peuplé de personnages à moitié imaginés : même si le poète de Spitzweg est parti à la retraite et que le hérisson manque à l’appel, Tintin, la laitière et Speedy Gonzales sont là, le premier violon aussi, avec son sourire indélébile et même une nouvelle tête, du côté de mon pupitre préféré, un contrebassiste que j’hésite encore à nommer – Alfred ? Manfred ? Il lui faut un surnom digne de figurer dans un roman d’Arthur Schnitzler, qui dise le visage plein, les mèches vaguement bouclées, la blondeur carrée et l’assurance discrète mais bonhomme de qui joue comme un bon médecin de famille donne une poignée de main – un médecin qui a écouté le patient avec force hochements de tête, a rédigé l’ordonnance la bouche pincée et prend congé d’un sourire bref mais franc.

 

De sourire, il n’y en a point sur le visage de Leonidas Kavakos, mais c’est avec ses poignées d’amour qu’il nous joue le Concerto pour violon n° 2 de Prokofiev. Si proche du soliste, j’ai l’impression que mon regard pourrait le déranger, alors, comme si j’étais dans le métro, je calcule ma trajectoire, je fixe un point qui ne croisera pas son regard, sa main, tiens, ce n’est pas mal sa main, qui fait faire des trucs incroyables à son archet, sa main, oui, sa main vachement poilue quand même, oh oui, c’est bizarre, je vais regarder l’archet plutôt, oui, l’archet et les cordes, c’est bien, et l’orchestre, aussi, ne l’oublions pas. Immanquablement, je reviens vers le soliste. Je ne voudrais pas le dévisager, ce Droopy du violon, avec ses cheveux longs et sa respiration difficile, mais je le fixe quand même, hypnotisée par le son. Quand la séance d’hypnose prend fin, je suis un peu hébétée et applaudis autant pour remercier le soliste que pour me secouer. C’est qu’il y a un bis à apprécier ! Le Bach de rigueur corrobore les inquiétudes que l’on avait vis-à-vis de la salle : le son résonne dans l’immense vide qu’il ne peut du coup pas sculpter, rendant inaudibles les silences si caractéristiques de Bach. La cathédrale qui étouffe le divin, un comble !

 

Mais la Philharmonie sait qu’il faut caresser lapin et souris dans le sens du poil, aussi finit-on par un plongeon dans Le Lac des cygnes. À l’entracte, j’ai récupéré Hugo à côté de moi, sans toutefois réussir à le convaincre de se tenir par les coudes pour faire deux des quatre petits cygnes de la tête. Tant pis si ça marque mal, je marque seule. J’aimerais une lame de fond plus forte encore de cuivres et de percussions pour me laisser me submerger, mais les archets écument, les thèmes déferlent et le sexy bassoniste s’offre, avec ses faux airs de Gaspard Ulliel, comme bouée. Oh, mon canard !

La Philharmonie et les sortilèges

Après 12h de vol, 5h de sommeil et 16h d’éveil, ce n’est pas peu dire que je comptais sur l’aspect nouveauté de la Philharmonie pour ne pas m’endormir pendant le concert. Premières impressions sur la nouvelle salle :

  • depuis le métro : oh, bordel, c’est quoi ces pavés anti-talons ?
  • en montant à la salle : putain, ça caille ! Pourquoi les escalators ne sont-ils pas à l’intérieur ?
  • dans le hall : où sont les toilettes ? Ah, il n’y a pas de toilettes dans le hall. Vider sa vessie ou retrouver ses amis, ils faut choisir.
  • aux toilettes, après le contrôle : bon, ils n’ont toujours pas inventé l’eau chaude (ni l’eau potable).
  • dans les couloirs : on se croirait dans un petit théâtre de banlieue, non ?
  • dans la salle : oh, les beaux volumes ! Oh, les petits bouts de bois de déco1 qui donnent à la salle une acné juvénile soixante-dixarde !

Placée au premier rang de côté, juste au-dessus des contrebasse, j’ai une vue imprenable sur les crinières des crosses (sans bigoudis, contrairement aux lions de Hong Kong) et les épis des musiciens (figurez-vous que l’altiste Tintin est dégarni ; je ne m’en suis pas encore remis). Je ne sais pas encore si c’est dû à la place ou à la salle (les deux, mon capitaine), mais l’on entend chaque pupitre beaucoup plus distinctement qu’à Pleyel. Cela va être l’occasion de faire plus ample connaissance avec les vents, parce qu’en dehors de la flûte traversière, dont jouait ma cousine, comment dire… quelques lacunes – à combler quand j’aurai dormi. Pour l’heure, je m’en tiens aux voix nasillardes, pincées ou grooooosses voix des animaux des Ma mère l’oye (que je n’ai jamais lu, aussi les contes de Marcel Aymé y ont-ils suppléé dans mon imagination)… et aux mains des musiciens, toujours fascinantes à observer. Je remarque notamment celles, qu’on dirait de pianistes, du jeune percussionniste, alors que sa main gauche, d’un geste très ample, pour ne pas faire de bruit, tourne une page de la partition. Je suis toujours impressionnée chez les musiciens, notamment chez les violoncellistes, par la souplesse du poignet, presque mou, plus délicat encore que chez un danseur.

On retrouve ces mêmes mains chez Esa-Pekka Salonen : alors que beaucoup de chefs mènent leur orchestre à la baguette, lui dirige moins qu’il ne redirige, amplifie, atténue le son qui lui parvient et qu’il sculpte à mains nus – non pas un son de marbre, dans lequel il faut donner des coups de burin-baguette, mais un son d’argile, qui se modèle encore et encore. Esa-Pekka Salonen modèle une matière sonore pré-existante avec le sourire heureux de qui sait que tout cela lui échappe et le dépasse en l’embrassant. Il faut voir sa sollicitude lorsqu’il fait saluer les différents pupitres ; vraiment, il a le bonheur contagieux…

… jusqu’à ce que L’Enfant et les Sortilège, que j’avais adoré à Garnier, me fasse découvrir le défaut principal de la Philharmonie : les voix y passent très mal. Avoir les chanteurs de dos n’arrange rien. Sabine Devieilhe mise à part, je n’entends vraiment que ceux qui sont de mon côté, côté cour. Ce qui, renseignements croisés à la sortie, est mieux que dans l’angle du premier balcon, où l’on n’entend que Sabine Devieilhe, la fameuse Sabine Devieilhe, gaulée comme les déesses auxquelles elle prêtera son impressionnante voix. Car c’est indéniable : sa voix, tout comme sa plastique (très belle robe, au passage), est impressionnante. Mais elle ne m’émeut pas. Je prends beaucoup plus de plaisir aux roucoulades et miaulement de Julie Pasturaud tantôt bergère d’ameublement, tantôt siamoise ; ainsi qu’au jeu de François Piolino (était-ce bien lui en rainette ?), à la voix un peu précipitée, mais si enthousiaste ! Au final, je suis fière de moi et de l’Orchestre de Paris : je n’ai pas dormi ! Opération jet-lag réussie.

Mit Palpatine

1 @huyplh m’a appris que c’était pour absorber le son.

Le chevalier, la rose et le basson

Ainsi parlait Zarathoustra reste sur une de mes étagères à demi-lu mais les passages crayonnés en orange pourront témoigner de la curiosité que je pouvais avoir à entendre la pièce qu’en a tirée Strauss. Alors que l’introduction retentit, je réalise que je la connais déjà : 2001, l’Odyssée de l’espace se rejoue en 2014, salle Pleyel, avec la silhouette noire du chef d’orchestre dans le rôle du mystérieux monolithe émetteur de sons. Singes et aphorismes se disputent la place dans mon imaginaire jusqu’à ce que Paavo Järvi éteigne des vagues sonores successives, découvrant à chaque fois derrière une vibration, ténue mais tenace, qui devient audible d’être ainsi isolée. Cette respiration analytique ne dure pas et la musique enfle à nouveau, jusqu’à parvenir à la limite de la cacophonie, comme si la musique essayait de tenir ensemble toutes les contradictions nietzschéennes – un moment de confusion d’une extrême beauté – moment vite dépassé car on ne saurait soutenir ces contradictions très longtemps dans l’apnée de la synthèse ; il faut reprendre le cours de la pensée, l’épouser pour la suivre et s’émerveiller d’où elle pourra nous emmener, même si on se trouve décontenancé.

Décontenancée, je le suis par Burlesque pour piano et orchestre en mineur car je ne vois absolument pas ce qu’il y a de burlesque là-dedans, aussi aveugle que le papillon de nuit agité qui ne cesse de se cogner contre le clavier, persistance rétinienne des mains vrombissantes du pianiste. Pas aveugle cependant au point de ne pas repérer un bassoniste très canon, avec des pommettes très marquées, comme Palpatine – et des cheveux un peu longs, comme Palpatine, ajoutent sur un ton gentiment moqueur @JoPrincesse et @_gohu, juste devant moi. De l’importance d’être constant : Palpatine et moi regarderons désormais dans la même direction (si ce n’est pas de l’amour, ça), vers ce pupitre fort inspirant (un pupitre est toujours inspirant pour qui a lu Laclos). Curieusement, alors que je voyais surtout chez la bassoniste de Palpatine les joues gonflées façon photo d’anniversaire à l’instant de souffler les bougies, je remarque davantage chez le mien comment les lèvres s’approchent de l’anche… La bassonophilie, maladie sexuellement transmissible du mélomane, à très longue période d’incubation. Il semblerait que l’on vive très bien avec mais, par mesure de précaution, sachez que l’audition répétée de Berio devrait vous vacciner.

Trêve de pathético-pathologique : le vrai moment d’émoustillement de la soirée était la suite d’orchestre du Chevalier à la rose. Strauss y donne à la musique, art diachronique par excellence, les qualités de la peinture : un moment de suspension dans la valse et c’est le souvenir du bal qui s’immisce dans le temps même de la danse ; un tintinnabulement qui résonne comme un carillon sur les coups de minuit et c’est la certitude de la séparation qui déchire l’être amoureux dans le moment même de son émerveillement. Quelle partition sublime que celle qui vous fait sentir dans le même moment ce qui est et ce qui a été, ce qui a été et ce qui sera… C’est là la vérité et la tragédie de ce que l’on est, tragédie balayée par une valse « sucrée et effrontée » qui emporte tout à sa suite. Avant que de le savoir, vous êtes déjà entrés dans la danse et vous croisez, surpris, le regard de Paavo Järvi comme le cavalier d’un autre couple par-dessus l’épaule de sa partenaire. Eh bien ! valsez maintenant.

Fête de début d’année

Au rang BB, la tête levée vers la voix enchanteresse qui flotte au-dessus d’un cône de robe bleue, je retrouve l’émerveillement qui me prenait, petite, au pied du sapin, lorsque celui-ci me paraissait encore immense parce que je n’avais pas encore grandi. Aga Mikolaj est merveilleuse, et avec elle tout le Te Deum de Dvořák. Le texte latin, utilisé comme un Ipsum lorem par le compositeur en l’absence du texte qu’il devait recevoir, est un fabuleux prétexte à une grande fête où les chœurs vous parviennent assourdis par l’orchestre, comme des amis qui vous appelleraient de loin, à travers la foule.

Devant moi prend ensuite place la plus refaite des deux sœurs Labèque : tandis que, sous l’effet de ses doigts et d’un tropisme gémellaire idiosyncrasique, les touches tendent à aller par deux, je me demande si elle voit quelque chose à travers les deux demi-lunes qui lui servent d’yeux. Du Concerto pour deux pianos de Martinů, je garde au final l’image du code barre collé en face de moi sur le tabouret – un souvenir-écran ou/où je n’y entends rien !

Gland de chêne, noisette et châtaigne, le dégradé des violoncelles donne à la Symphonie n° 8 de Dvořák des couleurs automnales. La joie m’emporte, comme la bourrasque les feuilles mortes qu’elle fait danser.

Allemand et resplendissant

Un mélomane hausserait sûrement le sourcil mais Le Tombeau resplendissant d’Olivier Messiaen me fait penser à un Sacre du printemps où la terre serait remplacée par de gigantesques calottes glacières, des falaises de glace dont des pans entiers s’effondrent sur le passage de la musique, détachés d’un coup métallique par les cuivres. Au fond de ce canyon arctique, le spectateur lève les yeux vers les hauteurs, là où, à force de blancheur, des couleurs inatteignables naissent de la lumière, vers les hauteurs formidables qui se referment sur lui – comme un tombeau.

Après Un requiem allemand de Brahms, on mourrait presque volontiers, persuadé d’être accueilli au cœur du Dieu vivant par la clameur du chœur de l’Orchestre de Paris, bientôt enveloppé par la voix de Matthias Goerne, douce comme la peau de l’ours qu’il m’évoque, avec sa bouche qui s’ouvre toujours plus, une gueule prête à gober le monde, au-dessus de bras un instant retombés, alors que les pattes faisaient leur miel de la mélodie. Tandis que Marita Solberg garde une mine impassible, faisant semblant de ne pas être là jusqu’à ce que sa partie arrive, le baryton s’entoure de l’orchestre et du public : il articule silencieusement les paroles du chœur comme s’il voulait s’y fondre, dirige les yeux en l’air en direction de ses chaussures, et les discrets saluts qu’il adresse du regard à des amis aperçus dans la salle sont si souriants qu’ils semblent s’adresser à tous. Une omniprésence preuve de l’existence du Dieu Goerne, dirait Palpatine – un Dieu sensuel qui trahit le plaisir de vivre, même lorsqu’il chante la nécessité de la mort. La croyance a beau, dans son exigence, peindre une vie aride, les paroles sont désamorcées par la musique des voix, si belle qu’on ne saurait consentir à mourir : comment l’écouterait-on sinon ?