Basta et pasta

Selfie à l'hôtel

 

Déjà vu ou bis repetita placent ?

De retour sur les pavés romains, j’ai l’impression de revenir en arrière. Même nostalgie écœurante que lorsque la voiture remonte la rue de mes grands-parents et se gare à une descente de garage d’écart de la maison où j’ai passé mon adolescence, sur le rond-point où je vois encore tournicoter des fantômes d’enfant, ma cousine et moi, à longueur de mercredi après-midi, à vélo, en patins, en trottinette, sur toutes les roulettes possibles. Le temps semble n’avoir pas cours dans cette résidence Kaufman & Broad, aux maisons identiques les uns aux autres, identiques à ce qu’elles étaient, identiques à ce qu’elles sont à la télévision. Tout y stagne tellement dans son jus de jouvence éternelle que le retour géographique se transforme toujours en retour temporel. Ce n’est pas tant nostalgique que malsain, de voir niées toutes les années que j’ai vécues depuis. J’ai l’impression d’être un éléphant dans mes souvenirs en porcelaine. Ce n’est pas bon, pas dans l’ordre des choses. Il faut passer à autre chose ; la sensation poisseuse cesse dès j’entre dans la maison de mes grands-parents, qui n’ont pas cessé vivre et de vieillir… et de refaire encore et encore la décoration.

 

Plaza de Spagna

 

De remettre les pieds sur les pavés romains, j’ai l’impression d’avoir rembobiné d’une année. Et abîmé la bande ce faisant. Il fait moins beau moins chaud, forcément, un mois et demi plus avant vers l’hiver*. La nouveauté s’est éventée, je connais déjà pas mal de rues**. Le poisson à grosses bajoues et petites dents présenté par une mégère à l’oreille de son époux ne fait pas rire Palpatine, très sérieux dans sa visite du palais Barberini. Je suis celle que je n’ai jamais été, la sale gosse qu’on traîne au musée. Qui trouve le Greco moche. Frigide de la peinture baroque, je n’ai même plus honte. Il n’y a que le Caravage qui me plaise, sa Judith répugnée par la tête qu’elle est en train de trancher, et le reflet de Narcisse qui s’enfonce dans l’obscurité. Ignare et snob, oui. Je dansote dans le grand salon du musée, chichement éclairé par le soleil, comme on danse pour invoquer la pluie, le fantôme de mon enthousiasme passé, qu’on devinait sur les photos de la princesse. À la boutique, Palpatine regrette que la réplique des boucles d’oreille de Judith soit en 2D et en plastique. Je fais la sourde oreille, mais le toc me poursuit. La mauvaise copie me fait passer à côté du plaisir de la répétition ; je n’en retrouve plus le chemin. À côté de mes pompes, je me contente de mettre un pied devant l’autre. Comment passe-t-on du déjà vu au bis repetita placent ?

 

Musée d'art moderne et contemporain

* Encore que très doux pour la saison ; le contraste avec Paris est saisissant !
** Sans pour autant m’y repérer : je peux reconnaître des trajets, mais Rome refuse de se constituer en carte dans mon esprit. Longitude, latitude et altitude restent éparpillés comme les sédiments antiques dans la ville. Mais si, voyons, c’était près d’une place, avec une fontaine, près d’une église : tout lieu à Rome ou presque. L’homogénéité architecturale n’aide pas.

 

Alignement de reverbères

 

Basta et pasta

La pasta me remet sur la voie. Le plat de pâtes se déguste hic et nunc, bien chaud. Le pecorino fondant, fondant. C’est un soulagement, un lâcher d’endorphines comme seuls savent en déclencher chez moi les trois B : baise, bouffe, ballet (ne rie pas, toi qui as tagué les agendas de tes camarades de big bisous bien baveux). Je couine. Des huuuum, des haaaa, des ooooh, des holalaaa, toutes les onomatopées y passent, toutes diphtonguées. Il a suffi d’un plat pour que les pasta alla gricia se fassent détrôner par les tonnarelli cacio e pepe.

Je suis retournée chez Dino et Toni pour vérifier, quand même, et faire découvrir ça à Palpatine, la trattoria miteuse aux assiettes délicieuses, où on n’a pas le droit de choisir parce que le chef sait ce qui est bon pour toi et tu te fais rabrouer si tu essayes de protester. Clairement pas un restaurant d’anniversaire, mais ça l’est devenu par la forces des choses – des choses comme un restaurant introuvable, des bonnes adresses fermées et des notes Tripadvisor à l’amplitude dissuasive. Après une journée de marche, on était juste contents de s’échouer sur une chaise, même sommaire, et de manger, même entre des murs trop verts. Le chef est venu traiter son fils-serveur d’enculé en aparté gueulé, ça a fait marrer Palpatine et m’a presque fait oublier que ça craignait un peu pour un anniv, que je n’avais pas assuré (le cadeau que j’avais dans l’idée devait être commercialisé trois jours après l’anniversaire (il ne l’est toujours pas, je commence à craindre pour Noël) et j’avais joué la carte de la running joke, clairement meilleure en running joke qu’en spatule (certes violette) pour remuer les pâtes (évidemment, on ne l’a pas étrennée pour faire les pâtes ; je peux ainsi confirmer ma préférences pour les fessées à main nues)).

Ce n’était pas le restaurant de ce voyage. Nous sommes retournés au nôtre, celui des tonnarelli cacio e pepe, pour y partager des pâtes alla amatriciana (l’association du vin rouge et de la tomate a crié osso bucco dans mon esprit, immédiatement empli par la vision de la vieille cocotte rectangulaire en fonte jaune de ma maman) et une pizza blanche mozzarella, gorgonzola, parmesan et PECORINO (le pecorino est l’avenir de la souris), le tout d’origine contrôlée pour un effet qui ne l’est pas du tout. J’ai été prise d’une grande pulsion d’iniquité, prête à prétendre ne plus savoir diviser par deux. Heureuse, en réalité, de partager un même goût de la variation, l’envie de retourner vers ce qu’on a aimé, pour retrouver le même mais en différent (exprimé par un MBTI, cela donne : pourquoi risquer un restaurant qui risque d’être mauvais, quand on peut avoir la diversité avec la sécurité ?). J’avais regretté, à Séville, que le restaurant-avec-la-meilleure-ratatouille-du-monde soit resté un one shot…

J’aime découvrir et revenir. Rome, que je ne pensais pas pour moi à cause de son fatras baroque et religieux, est en passe de devenir mon Londres du Sud, une ville où venir et revenir, moins pour visiter que pour flâner. Je me sens bien dans ses grandes artères et ses petites ruelles, ses places, ses coupoles autour des décorations baroques et ses douves autour des sites antiques, tout le vide que la ville orchestre en son sein et dans lequel on respire, tout le temps qu’elle sédimente et au travers duquel on circule.

 

Tobogan de pins

 

Conversation et ville éternelle(s)

Le hasard : contingence qui prend des airs de destin. Il fallait que cela se produise. Mais pour que cela se produise, il ne fallait pas que cela soit prévu. Du coup, si le hasard fait bien les glaces, il fait surtout les meilleures promenades, parfait équilibre entre l’errance et la destination. Le troisième jour, nous cessons d’arpenter la ville pour commencer à y flâner, la Villa Borghèse comme prétexte. La Villa Borghèse est par nature un prétexte : on n’a jamais réussi à établir avec certitude laquelle des constructions était la villa et à vrai dire, on s’en fiche un peu, parce que la Ville Borghèse, c’est avant tout un parc. Le Central Park romain selon mon petit guide ; le Hyde Park romain selon moi-même. De hauts pins et de la brume. Un air qui ravigote.

Reflets des arbres dans une flaque

C’est au tour de Palpatine de me faire découvrir ce que je n’avais pas vu : il me raconte le parc de nuit avec sa sœur, les entrées, les allées ; on longe un zoo et ça part en vrille, parce que ce n’est pas tous les jours qu’on peut voir un crocrodile rouge, dans le bassin à l’entrée, ou des abeilles Ubereats, qui trimballent leurs seaux de miel en carton sur les palissades. On raconte beaucoup de bêtises, on se stimule même dans l’ânerie (chacun est le meilleur public de l’autre) et je m’arrête à intervalles réguliers pour évacuer un rire un peu trop fou pour marcher avec.

On s’en fiche un peu, du coup, que le principal musée soit complet tous les week-ends jusqu’en février (!) et que le musée d’art contemporain, aux grands volumes clairs, soit largement plus joli que ce qu’il abrite (à quelques exceptions près, évidemment, dont Les Trois Âges de la vie de Klimt, exposé dans la seule salle non éclairée du musée). L’important, c’est de déambuler et d’alléger notre fatigue ensemble. De faire de la balançoire et de s’apercevoir qu’on a déjà un peu vieilli : le corps supporte moins bien les accélérations ; une grande balance de rien du tout me donne la désagréable sensation toonesque que mes organes sont restés un endroit d’où le reste de mon corps est déjà reparti. Tandis qu’on va et qu’on vient à amplitude réduite, je raconte à Palpatine les mercredi après-midi à la balançoire avec ma cousine, les grandes amplitudes de nos petits corps et les sorties de gymnaste qu’on notait entre nous, bonne réception, genoux pliés, bras victorieux, menton levé et cul en arrière. Peut-être que j’invente. Je me souviens mieux des cordes qu’on entortillait jusqu’en haut pour se laisser ensuite tournicoter à tout barzingue, mais je ne peux pas retenter l’expérience : ces balançoires publiques ont des chaines à la place des cordes. On s’en fiche un peu, on a encore plein d’allées à parcourir, d’endroits où se promener, plein de bêtises à inventer, ici et maintenant, et puis là-bas et après. Une exposition à contempler. Une doublure à ne pas trouver. Un train à prendre et une conversation à reprendre, indéfiniment.

 

Grappe de ballons-oies