Don Quijote de Cuba

La curiosité de revoir la salle Pleyel a joué au moins pour moitié lorsque j’ai racheté à Pink lady sa place pour Don Quichotte par le ballet de Cuba. J’entre : le grand hall d’accueil est inchangé. Je retrouve immédiatement mes aises  et, selon le parcours habituel, passe rapidement aux  toilettes du bas : les gens attendent toujours que la première rangée se libère sans soupçonner que la plupart des portes sont libres sur celle de derrière. Cela me réjouit intérieurement : rien n’a changé – sauf les sèche-mains, mais je peux tolérer ce changement. Pour fêter mes retrouvailles avec la salle, je dédaigne l’ascenseur et emprunte, toute guillerette, les escaliers blancs, volée de marches, foyer, vo-lée de marche, premier balcon, vo-lée-ée de marches, j’avais le souvenir d’être essoufflée, c’est bien ça, second balcon, enfin, j’entre et…

Trou noir.
La si lumineuse salle Pleyel a été entièrement repeinte en noir. Les sièges rouges moelleux ont été remplacés par des gris d’une épaisseur fonctionnelle, et le bois qui a été ajouté ça et là aux balcons n’a pas la teinte chaleureuse de l’ancienne scène. Adieu mes souvenirs éblouis et les projecteurs-chauve-souris au plafond quand je m’ennuyais : la salle Pleyel a désormais tout de l’auditorium rêvé dans les années soixante-dix par un maire de province farouchement égalitariste.  C’est moche et plus que moche : tristoune, et vieillot avant même d’avoir vieilli. Comble de ces travaux d’enlaidissement : ils ne nous ont même pas débarrassé des rambardes qui barrent la vue. Dépitée, je me coule dans mon fauteuil et cherche à caler la scène entre les deux barreaux.

Lorsque la salle défigurée disparaît avec les lumières, révélant une scène d’une taille heureusement décente (ayant phagocyté l’arrière-scène), l’ouïe prend le relai sur la vue et c’est pire que tout : non seulement le système de ventilation fait un bruit affreux (en soi un comble pour une ancienne salle de concert classique), mais les projecteurs installés de part et d’autre du second balcon émettent des sifflements insupportables, qui m’ont rappelé l’expérience malheureuse du concert en larsen majeur. (Au parterre, où je me suis replacée à l’entracte, on n’entendait *plus que* la ventilation.)

Rénovation de la salle : échec sur toute la ligne.
Quid du spectacle ?
Ma première réaction est malheureusement de penser que la nouvelle salle est tout à fait adaptée à la troupe qu’elle accueille, tout aussi vieillotte. Et je ne parle pas seulement de la production. On m’avait prévenu pour les costumes ; leurs dentelles de rideaux de cuisine m’ont finalement moins dérangée que les couleurs criardes de certaines productions russes de seconde zone (je suis injuste avec les Russes : toute américaine et de premier plan qu’elle soit, la Belle au bois dormant de l’ABT aurait très bien pu servir d’exemple repoussoir). Le kitsch de la production était dans le deal, aucun problème avec ça. En revanche, dans le deal, il y avait aussi la renommée de l’école cubaine : pendant tout le premier acte, je cherche en vain la fougue promise. Nous sommes dans Don Quichotte et pas le moindre accent bravache à l’horizon. Ça mouline à vide : les danseurs dansent parce que ça s’est dansé avant et ça se dansera après, sans se demander pourquoi. Moi si, je me demande ce que je fais là, pourquoi je viens voir ces ballets et si je n’entamerais pas ma sortie de la balletomanie.

À l’entracte, la poignée de balletomanes que je retrouve est enthousiaste. Serais-je devenue puriste, moi que l’arrache n’a jamais dérangée ? Je passe le deuxième acte, replacée au premier rang, à essayer de comprendre. Mon nouveau voisin balance des bravo à tout va, quand j’hallucine de découvrir IRL l’esthétique de la cheville boudinée et du pied vaguement tendu, jusque là uniquement rencontrée sur les photos du début du XXe siècle. Le corps de ballet féminin a le niveau de bonnes élèves de conservatoire régional en classe supérieure. Je repasse mon examen de fin d’étude avec la reine des Dryades et doute fortement que pouvoir m’y projeter soit une bonne chose pour le ballet. Peut-être m’empêchè-je d’apprécier ; il me faut y voir la preuve par l’absurde de ce que je me répète depuis longtemps : que je suis bien contente que les danseurs que je paye pour aller voir soient infiniment meilleurs que mon moi passé. Mais alors, plaindrai-je a posteriori les pauvres spectateurs venus voir le Don Quichotte amateur auquel j’avais participé dans le corps de ballet, à la fin d’un stage qui reste l’un des meilleurs étés de ma vie ? Nous nous étions tellement amusés… et je veux croire qu’au moins une partie des spectateurs aussi. Puis je n’ai pas envie de renoncer si vite à cette aubaine : être décomplexée à vie de mes arabesques décroisées et de mon en-dedans, ce n’est pas rien, quand même !

Les réflexes ont la dent dure et je dois me retenir très fort de ne pas persifler, mais clairement, l’envie se mêle au dédain. Dans toute l’ambiguïté du terme : jalousie primaire refusée-refoulée et désir pur de danser, qui prend finalement le dessus au dernier acte, lors de pas de deux du mariage. Les arabesques sont toujours décroisées, mais on s’en fout parce que ça danse enfin : les visages s’éclairent, les sauts s’épanouissent et les jambes se plantent dans les pointes destroy pour des équilibres improbables. Contagion-compassion de l’éclate : je ne vois plus des pieds patauds mais des chaussons sommaires usés par-delà leurs bords brodés ; ni plus les limites du corps, mais l’indifférence à leur égard (les limites) et la joie d’en avoir un (de corps). Oyez, olé, c’est apprécié de justesse.

Vocalises, petits bonds et autres tooneries

C’est l’Orchestre de Paris qui m’a fait découvrir Patricia Petibon mais c’est dans Dialogues des Carmélites que je suis définitivement tombée sous son charme, sous son chant (étymologiquement). Le poulain de Poulenc, maîtresse ès fantaisie, est revenu à Pleyel avec un récital réjouissant, où Satie et Fauré piaillent gaiement avec Fernandel et Leo Ferré. Chapeaux et faux nez sont de la partie, avec la complicité de Susan Manoff, qui a transformé son piano en malle de grenier, et de cinq autres musiciens venus en renfort pour guincher. Plus Olivier Py qui, non content d’avoir joliment enguirlandé la scène, tombe la chemise pour chanter d’irrésistibles duos avec l’héroïne de la soirée (je ne savais pas du tout qu’il chantait !).

De ce programme coloré, il ressort que Patricia Petibon a un grain – un grain de folie comme un grain de beauté, qui donne à chaque morceau la grâce d’un rire échevelé. Elle saute à cloche-pied dans les ornières et s’en sort d’une pirouette vocale. Elle peut flirter tant qu’elle veut avec le potache ou le graveleux : d’un bond, elle s’en écarte instamment ; pas une seconde sa voix ne s’y perd. On dirait un toon qui aurait conservé l’élégance de la Belle Époque. Sous son ombrelle, elle nous emmène sur une plage peuplée de regrets et de corbeaux, fait revivre des étreintes passées, vingt-quatre heures dans la vie d’une femme ayant aimé, et l’instant d’après, on secoue son vague à l’âme dans les années 1920, les années folles – folles à délier la langue : barrée, jetée, azimutée, extravagante, belle, excentrique, oups, osons, allons-y chocotte, chochotte, allons-y : c’est une bien belle excentrique que nous avons là !

On retrouve la verve et la gouaille de la vieille chanson française, enlevées par la technique cristalline de l’opéra – Pleyel fait cabaret, piquant à souhait. Le récital n’exige pas de nous l’attention que requiert d’ordinaire le chant lyrique : alors que dans l’opéra, ai-je l’impression, la voix est souvent traitée comme un instrument, une ligne musicale parmi d’autres, qu’il faut encore synthétiser, elle s’identifie ici à la mélodie, l’embrasse de telle sorte que le plaisir est plus immédiat. C’est en ce sens peut-être que cette musique est plus facile : pour l’auditeur, non pour la voix. La difficulté, c’est pour elle : avec générosité, Patricia Petibon nous offre la tournée et, déchargé de toute responsabilité d’écoute, on attend d’être ému et de rire.

Jamais je n’ai autant ri à Pleyel. Ce que j’ai pu rire avec le Tango corse ! J’ai ri, mais j’ai ri ! Et puis, j’ai souri doucement aussi, quand elle a interprété Over the rainbow, et davantage encore quand, tranquillement assise sur son tabouret, elle a fredonné Colchique dans les prés, dont j’ai souvent entendu le premier couplet quand j’étais petite. Soupir. Ce qu’elle est belle. Ce qu’elle est folle. Ce qu’elle est douée.

Ce n’est pas Palpatine qui viendrait me contredire.

Le chevalier, la rose et le basson

Ainsi parlait Zarathoustra reste sur une de mes étagères à demi-lu mais les passages crayonnés en orange pourront témoigner de la curiosité que je pouvais avoir à entendre la pièce qu’en a tirée Strauss. Alors que l’introduction retentit, je réalise que je la connais déjà : 2001, l’Odyssée de l’espace se rejoue en 2014, salle Pleyel, avec la silhouette noire du chef d’orchestre dans le rôle du mystérieux monolithe émetteur de sons. Singes et aphorismes se disputent la place dans mon imaginaire jusqu’à ce que Paavo Järvi éteigne des vagues sonores successives, découvrant à chaque fois derrière une vibration, ténue mais tenace, qui devient audible d’être ainsi isolée. Cette respiration analytique ne dure pas et la musique enfle à nouveau, jusqu’à parvenir à la limite de la cacophonie, comme si la musique essayait de tenir ensemble toutes les contradictions nietzschéennes – un moment de confusion d’une extrême beauté – moment vite dépassé car on ne saurait soutenir ces contradictions très longtemps dans l’apnée de la synthèse ; il faut reprendre le cours de la pensée, l’épouser pour la suivre et s’émerveiller d’où elle pourra nous emmener, même si on se trouve décontenancé.

Décontenancée, je le suis par Burlesque pour piano et orchestre en mineur car je ne vois absolument pas ce qu’il y a de burlesque là-dedans, aussi aveugle que le papillon de nuit agité qui ne cesse de se cogner contre le clavier, persistance rétinienne des mains vrombissantes du pianiste. Pas aveugle cependant au point de ne pas repérer un bassoniste très canon, avec des pommettes très marquées, comme Palpatine – et des cheveux un peu longs, comme Palpatine, ajoutent sur un ton gentiment moqueur @JoPrincesse et @_gohu, juste devant moi. De l’importance d’être constant : Palpatine et moi regarderons désormais dans la même direction (si ce n’est pas de l’amour, ça), vers ce pupitre fort inspirant (un pupitre est toujours inspirant pour qui a lu Laclos). Curieusement, alors que je voyais surtout chez la bassoniste de Palpatine les joues gonflées façon photo d’anniversaire à l’instant de souffler les bougies, je remarque davantage chez le mien comment les lèvres s’approchent de l’anche… La bassonophilie, maladie sexuellement transmissible du mélomane, à très longue période d’incubation. Il semblerait que l’on vive très bien avec mais, par mesure de précaution, sachez que l’audition répétée de Berio devrait vous vacciner.

Trêve de pathético-pathologique : le vrai moment d’émoustillement de la soirée était la suite d’orchestre du Chevalier à la rose. Strauss y donne à la musique, art diachronique par excellence, les qualités de la peinture : un moment de suspension dans la valse et c’est le souvenir du bal qui s’immisce dans le temps même de la danse ; un tintinnabulement qui résonne comme un carillon sur les coups de minuit et c’est la certitude de la séparation qui déchire l’être amoureux dans le moment même de son émerveillement. Quelle partition sublime que celle qui vous fait sentir dans le même moment ce qui est et ce qui a été, ce qui a été et ce qui sera… C’est là la vérité et la tragédie de ce que l’on est, tragédie balayée par une valse « sucrée et effrontée » qui emporte tout à sa suite. Avant que de le savoir, vous êtes déjà entrés dans la danse et vous croisez, surpris, le regard de Paavo Järvi comme le cavalier d’un autre couple par-dessus l’épaule de sa partenaire. Eh bien ! valsez maintenant.

Fête de début d’année

Au rang BB, la tête levée vers la voix enchanteresse qui flotte au-dessus d’un cône de robe bleue, je retrouve l’émerveillement qui me prenait, petite, au pied du sapin, lorsque celui-ci me paraissait encore immense parce que je n’avais pas encore grandi. Aga Mikolaj est merveilleuse, et avec elle tout le Te Deum de Dvořák. Le texte latin, utilisé comme un Ipsum lorem par le compositeur en l’absence du texte qu’il devait recevoir, est un fabuleux prétexte à une grande fête où les chœurs vous parviennent assourdis par l’orchestre, comme des amis qui vous appelleraient de loin, à travers la foule.

Devant moi prend ensuite place la plus refaite des deux sœurs Labèque : tandis que, sous l’effet de ses doigts et d’un tropisme gémellaire idiosyncrasique, les touches tendent à aller par deux, je me demande si elle voit quelque chose à travers les deux demi-lunes qui lui servent d’yeux. Du Concerto pour deux pianos de Martinů, je garde au final l’image du code barre collé en face de moi sur le tabouret – un souvenir-écran ou/où je n’y entends rien !

Gland de chêne, noisette et châtaigne, le dégradé des violoncelles donne à la Symphonie n° 8 de Dvořák des couleurs automnales. La joie m’emporte, comme la bourrasque les feuilles mortes qu’elle fait danser.

Un cygne de la main

Tandis que la rhapsodie pour orchestre d’Emmanuel Chabrier, Espana, sonne bien espagnol, on a du mal à voir en quoi le Concerto pour piano n° 5 de Camille Saint-Saëns serait L’Égyptien. Ce que j’ai pu trouver de plus approchant, c’est un paquebot moderne et luxueux, avec de grandes baies vitrées, qui glisserait à l’aube sur le Nil1. @_gohu, lui, a dû aller jusqu’en Asie pour trouver l’inspiration. C’est dire si le morceau est d’un « exotisme volontairement superficiel » – quoique dépourvu de la langueur capiteuse qui y est souvent associée.

Pour la sensualité, il faut attendre le Concerto pour harpe en mi bémol majeur. Non qu’elle soit particulièrement audible dans la partition de Reinhold Glière : les doigts de Xavier de Maistre m’ont plongé dans une fascination qui m’a fait percevoir chaque son avec acuité et à peu près rien du morceau dans son ensemble. Expérience aussi bizarre que ce beau gosse à la Cocteau (beauté orphique), que l’on verrait bien avec une raquette à la main lorsqu’il revient saluer à petites foulées tranquilles.

La rapidité avec laquelle Yutaka Sado se met à diriger le Lac des cygnes n’en est que plus déroutante. Je peux vous dire qu’il s’est fait essorer, le volatile ! On croirait voir une cassette vidéo accélérée du cygne blanc. Cela m’enthousiasme autant que cela me fait rire, ce qui est loin d’être le cas d’Agnès Letestu, l’air consterné. Mais j’ai visiblement contaminé Palpatine en marquant les têtes des quatre petits cygnes avec mon museau de souris, le chef sautant assez pour compenser les entrechats que je me suis contentée de marquer avec les mains.

 

1 « Le passage en sol est un chant d’amour nubien que j’ai entendu chanter par les bateliers sur le Nil », confia Saint-Saëns. Hé, j’y étais presque !