Manifestement

J’ai passé trois semaines à (ne pas) lire Manifesto, de Léonor de Récondo, un livre pourtant très court, très bien écrit. Je lisais un chapitre, deux, trois pages, et j’étais prise de torpeur – le début du confinement n’a pas été propice à la lecture.

J’étais happée pourtant par le récit que fait la narratrice de l’agonie de son père, l’attente à l’hôpital : quelque chose d’essentiel se jouait là. En comparaison, les chapitres qui alternent m’ont semblé artificiels, superflus : une simple mesure dilatoire pour retarder la mort du père et du récit. J’ai souvent été découragée de continuer à ce moment-là, quand il faudrait guetter l’adresse en incise, Felix ou Ernesto, pour savoir qui parle à l’autre, Ernesto si Felix surgit, Felix si Ernesto. Je n’ai pas réussi ou n’ai pas fait l’effort d’associer à chacun ses souvenirs : le père de la narratrice s’est fondu avec son Ernest Hemingway de fiction.

J’aimerais que cet instant s’étire. Nous pourrions dormir un peu près de toi et reprendre notre souffle. Avant que tu ne retournes à mourir, et nous, à vivre.

p. 91 de l’édition Folio (exactement le rôle joué par les chapitres dilatoires)

Ce sont pourtant les souvenirs que ces dialogues charrient qui donnent une vie à celui qui est en train de la quitter. Et je le sais, que le détour est essentiel en littérature, qu’elle n’est peut-être que cela, un détournement de l’habitude vers l’essentiel. Mais l’essentiel me semblait tout entier dans la relation de la narratrice à son père, dans le dénouement de leur lien – on aurait presque pu faire l’économie des autres chapitres. Presque : on aurait alors perdu la volonté de la fille de rendre vie et hommage à son père ; on aurait perdu quelque chose d’elle, de son lien à lui. Et alors, le livre aurait été aussi bizarre que cette manière de ne jamais appeler sa mère autrement que par son prénom, Cécile au lieu de maman (est-ce parce que ce n’était pas le lieu, parce qu’ici, il n’y a pas de mère, seulement une épouse ?).

…

Un court instant, je pense que tu vas les rejoindre ainsi que tes parents et ton frère, mais je n’y crois pas. On meurt, c’est tout, et on agrandit l’âme de ceux qui nous aiment. On la dilate. La mienne va bientôt exploser.

…

J’avais branché un micro à mon téléphone, qui t’enregistrait. Je t’avais posé une première question à propos de la ferme. Tu m’avais répondu, c’est très simple, et tu t’étais levé pour aller chercher une feuille et un crayon. Puis, tu t’étais rassis et tu t’étais mis à dessiner, sans un mot. Sur l’enregistrement on n’entend que le bruit de la main qui gratte la feuille – infime bruit que le micro transmet fidèlement au dictaphone.

p. 97

Infiniment poétique : la trace d’un intraduisible (qui s’entend très bien).

…

Il a fallu des années pour que le son se fasse doux, pour qu’elle dompte les cordes, la justesse, ses doigt, ses bras, ses mains, tout son corps qui grandissait et la violon qui devenait trop petit, alors un autre étui apparaissait et l’apprentissage continuait. Et j’ai vu peu à peu son corps envelopper l’instrument, l’inclure. La greffe prenait, un prolongement se faisait.

Léonor de Récondo est violoniste, et ça se sent chaque fois qu’elle parle de musique.

Le son n’est pas bon, mais tu as tellement écouté cette musique qu’elle résonnera de toutes les fois passées.

p. 91

À chaque fois que je passe sous les arcades du Louvre et qu’un musicien ressuscite la joie d’une œuvre qu’il écorche pourtant copieusement, je me dit que c’est le propre des classiques : même mal joués, on a plaisir à les entendre. Je n’avais pas pensé que ce n’était pas une propriété des œuvres, mais leur répétition préalable…

Parfois, j’essayais de fendre une bûche avec la hache, elle était lourde. Je mettais mes mains là où il avait mis les siennes, mon corps dans l’ombre du sien, pour que nos gestes s’imbriquent, et retrouver ainsi un peu de sa force à lui.
Puis, je prenais la faux […]. J’étais prêt à faucher toutes les fougères des Landes pour être là, dans ses pieds, dans ses jambes, dans ses bras. Je crois aux gestes, Ernesto, non seulement à leur répétition, mais à leur reprise, comme une transmission de qui nous sommes. »

p. 107-108

Je crois aux gestes. C’est exactement ce qui se passe dans la danse classique, quand on répète l’écriture du mouvement. Là aussi, la chorégraphie se gonfle, résonne de toutes les fois passées.

…

Elle ne disait jamais : tu es toi et je suis moi. Elle disait toujours : tu es toi, mais je suis moi. Ce « mais » nous a tués. Et pourtant, son corps, ses jambes, sa peau, son sexe, ses seins dans me mains, sous mes mains, dans ma bouche venaient tout contredire, et nous nous soulevions, et nous nous échappions de nos guerre intérieures, de celle des autres, pendant un court instant.

p. 72

Et pourtant. Les corps qui abolissent le mais…

Pardon pour la qualité de la référence, mais je repense régulièrement à cette réplique de Grey’s Anatomy (j’avais prévenu !) où Jo reprend Miranda qui voudrait… mais qui est effrayée à l’idée de… : « and, not but« . Vous aimeriez…. et vous êtes effrayée à l’idée de… Il n’y a pas de contradiction intrinsèque entre les deux ; c’est nous qui l’ajoutons. Jo enfonce le clou quelques épisodes plus tard auprès de Link, un autre collègue : « you can love her and be mad at her, at the same time ».

…

Elle voit une mère et son enfant qui traversent la rue en courant. D’un trottoir à l’autre, il n’y a que quelques mètres, en plein soleil. L’enfant semble s’envoler, tiré par la main puissante de sa mère. Viens, dépêche-toi ? Mais l’obus est plus rapide. Et le corps de l’enfant est soudain déchiqueté, transpercé. La mère n’a rien, elle s’est figée. […] Elle le tenait par la main, elle le tient par la main. Passé, présent, c’est insensé. Martha a pris une photo du passé, quand elle courait et qu’il volait.

Vous aussi, vous voyez la photo ? Une espèce de Cartier-Bresson de guerre ?

Carnet de lecture, été 2019

Bye bye tristesse

De ma dernière razzia FNAC, il me restait pour les vacances Bonjour tristesse. Comme livre de plage, c’est parfait. Parfaitement superflu. Je l’ai lu la peau encore pleine de sel sur le canapé de la location, et l’ai reposé sur la table basse en me demandant Why the fuss? Il y a bien un truc qui picote la curiosité – le sens des dialogues, plaidera Melendili – mais cela devient vite téléphoné. Tout ça pour ça ? Une impression de gâchis de talent, ou même pas, le gâchis concernant les personnages, personnalités velléitaires et fléaux accomplis – tout cela balancé par-dessous la jambe à la petite semaine.

La traversée des apparences modestes

Imaginez Martin Parr faire le portrait de sa mère, et celle-ci aimer par-dessus tout faire des crêpes pour faire parler les émigrés de passage dans sa cuisine : vous avez L’Abandon des prétentions, le premier roman de Blandine Rinkel, où l’ironie et la tendresse se courent l’une après l’autre. C’est très fin (ce qui n’est pas une surprise quand on a suivi ses carnets de lecture sur son blog fermé-à-la-parution-du-roman-grrr), mais le récit se maintient à distance de son sujet : il est un peu dommage de parler de sa mère sans évoquer, sauf en de rares occasions qui laissent justement penser que c’est dommage, le lien qu’on entretient avec elle. Fusse l’étonnement de ce qui échappe pour que, dans l’angle mort de la filiation, sa mère devienne un personnage à part entière, Jeanine, soixante-cinq ans, professeur d’origine modeste à la retraite.

Cousu de fil rouge

(Comme une envie de me mettre à la broderie.)

Giboulées de soleil : j’ai été attirée par le titre, autant que par les accents renversés de son auteur. Lenka Horňáková-Civade et mon préjugé tchèque lance l’enthousiasme au galop. Ce n’est pas elle qui viendra le démentir. La manière dont elle brode son roman sur trois générations m’a happée ; j’ai retrouvé le temps au long cours, celui des lectures absorbées comme des vies qui se poursuivent les unes dans les autres, dans le désordre de liens enchevêtrés, la petite-fille élevée par sa grand-mère, avec une tante qu’elle prend pour sa sœur – une histoire « d’amour et de non-dits qu’elles voudraient protecteurs ».

« – Votre fille a un instinct de survie très développé.
Ma mère confirme.
– Oui, c’est de famille. »

Magdalena, Libuse et Eva ont en commun leur sang et leur bâtardise, nées d’instants de bonheur fugaces qui présagent de sa parcimonie dans leurs vies, laborieuses à vivre, magnifiques à lire. La malédiction familiale prend des allures de destin, dont chacune à son tour tente de s’extraire, en même temps que leur pays, la Tchécoslovaquie, naît de l’Empire austro-hongrois, découvre puis secoue le joug communiste. Au milieu des coups du destin et des maris violents, les élans de vie et d’harmonie avec la nature sont autant de giboulées de soleil, gouttes de joie imprévisibles et improbables, qui déboulent à la place des larmes en droit d’être versées.

« Citadine, instruite, raffinée et parfumée, elle monta dans le train ; campagnarde, effacée mais coriace et pratiquement muette elle en descendit. »

« Ne laisse jamais les gens avoir pitié de toi ; la pitié c’est ce qui se change en haine le plus rapidement. Après l’amour. »

L’anti-marâtre

Belle mère, sans tiret, est encore un très beau roman de Claude Pujade-Renaud, « roman d’un « arrangement » insolite entre deux individus qui ne se sont pas choisis, variation douce-amer sur l’âge mûr ». Des noms délicieusement surannés, Lucien et Eudoxie. L’amour de son prochain, en-deça des corps et des liens nommables, comme une douce persévérance.

(Dans Giboulées de soleil, la persévérance s’admire comme force de vie ; dans Belle mère, comme élégance tranquille. Dans les deux cas, une forme de dignité.)

La peintre Salomon

10 € les trois livres : j’ai pris un roman de David Foenkinos pour Mum, qui avait apprécié l’auteur. Le livre était emballé ; cela a été la surprise lorsque des lignes courtes sont apparues, comme de la poésie.
Charlotte : une peintre assassinée à 26 ans.
Charlotte a appris à lire son prénom sur une tombe.
Descendante d’une longue lignée suicidaire – l’hécatombe est telle qu’il est surprenant que tant de cette famille soient arrivés en âge de se reproduire.
Quelque chose ralentit en elle.
Sûrement une infiltration de la mélancolie dans son corps.
Une mélancolie ravageuse, dont on ne revient pas.
Le bonheur devient une île dans le passé, inaccessible.

L’aspect glauque ne me donne pas envie de lire.
À mi-chemin dans sa lecture, Mum tend son smartphone vers moi : les tableaux déterrés par Google me donnent encore moins envie de lire.
Mum est intriguée, surprise de cette écriture comme autant de respirations tronquées.
Elle n’aurait pas cru que ça se lirait si bien.
Elle n’avait pas non plus imaginé qu' »assassinée », cela voulait dire : gazée par les nazis.
Charlotte s’appelle Charlotte Salomon, incidemment.
Charlotte tout court est un récit intime.
Sur une peintre que le romancier voudrait peintre avant d’être victime.
Quand bien même ce roman n’aurait pas été sans Salomon.
Le nom de famille, laissé hors-champ, ne cesse de peser.
C’est l’héritage familial de la dépression, du suicide et de la folie.
C’est la judéité qui vient la définir de l’extérieur.
L’histoire qui la rattrape et la tue.
Non sans quelques soubresauts d’espoir.
Elle réussit à faire sortir son père malade du camp où il est enfermé.
Un professeur se bat pour qu’elle soit admise aux Beaux-Arts.
Un officiel français, en pleine rafle, la fait descendre du car et lui intime de fuir.
C’est étrange, tous les trous qu’il y a au filet.
Plus étrange encore, que Charlotte malgré ça ne soit pas sauvée.
Dénonciation.
Les chambres à gaz non éludées.
Il faut mettre ses vêtements sur un crochet.
Une gardienne s’époumone.
Surtout, retenez bien le numéro de votre porte-manteau.
Les femmes mémorisent ce chiffre ultime.

Je revois la scène d’Une œuvre sans auteur.
Entre-temps, Charlotte a achevé la sienne.
Qui ne me plaît toujours pas, à mon grand regret.
De m’être sentie si proche à la lecture, j’aurais aimé.

À la baguette

De retour à Sanary, je suis repassée avec ma cousine à la librairie d’occasion, 3 livres pour 10 €. La saison touristique battait à présent son plein ; les livres étaient protégés des mains poisseuses de glaces par du plastique, impossible de lire les premières lignes. Je suis rentrée dépitée. Mum m’a fait remarquer que c’était déjà le cas la dernière fois, pour Charlotte, Giboulées de soleil, L’Abandon des prétentions. J’ai le choix si précautionneux que j’avais oublié, occultant la possibilité du choix à l’aveuglette. Alors j’y suis retournée seule, ragaillardie, la contrainte comme aventure. Devant un bac de livres à l’extérieur, une femme expliquait à son amie qu’elle avait lu ainsi des livres qu’elles n’aurait jamais lu autrement. J’ai dit pareil, du coup je recommence.

Dans cette deuxième cueillette pifomètrique, j’ai pris L’Effroi, de François Garde. Attirée par la couverture, essentiellement : une baguette de chef d’orchestre qui se lève sur fond rouge. En quatrième : « Quand, un soir de première à l’Opéra Garnier, Louis Craon, chef d’orchestre de renommée internationale, fait le salut nazi, la stupeur est si grande que personne ne bouge dans la fosse, ni dans la salle. Personne, sauf un altiste, Sébastien Armant, qui le premier se lève et tourne le dos au chef. Il ne se doute pas alors que ce geste spontané et presque involontaire, immédiatement relayé par les médias, fera basculer son existence. »

Je lis toujours les résumés en diagonale, mi-lassée du ton épreuve-de-synthèse-de-documents, mi-inquiète d’en découvrir trop sur l’intrigue. Je n’ai pas prêté attention au terme de « médias », pourtant différent de « journaux » : quelle n’a pas été ma surprise de découvrir que l’intrigue se passait non pas en 1940-quelque-chose, mais aujourd’hui ! L’emballement médiatique occupe de fait une grande part du roman, comme si Evelyn Waugh avait écrit un pendant à Scoop (sans l’humour corrosif britannique cependant). Au-delà de la mécanique du pouvoir et des médias joliment démontée, c’est toute une existence qui s’effiloche. Je me suis laissée brinquebalée comme le personnage, m’esbaudissant au passage de trouver de références à un univers que je n’avais encore jamais retrouvé dans un roman – comme la métaphore du voile de gaz des mises en scènes d’opéra pour dire que le narrateur, sonné, entend son entourage à distance.

Sophie Fontanel x 3

L’essai de Mona Chollet sur la figure de la sorcière m’a donné envie de lire Sophie Fontanel, réactivant une curiosité déjà implantée par Melendili. Deux passages FNAC et trois romans – faciles à lire mais fins : faussement faciles.

La Vocation, que j’ai lu en dernier, est des trois celui qui m’a le moins marquée. J’y ai pris plaisir comme à un prequel, pour la plongée dans les racines familiales de l’auteur, suivant le parcours d’une grand-mère arménienne alors jeune, qui lègue sa fascination pour l’élégance à ses enfants, jusqu’à ce que sa petite-fille, Sophie Fontanel donc, accomplisse le destin familial en devenant directrice de la mode chez Elle – accomplisse ou trahisse, tant la position n’a que lointainement à voir avec le monde de l’élégance dont la famille rêvait. La réflexion sur le monde de la mode, mis en parallèle avec les petites mains couturières de jadis, s’émaille d’anecdotes à la Loïc Prigent, tantôt drôles tantôt absurdes et vaguement tristes, poussant alors à s’interroger et renouer avec le sens du destin familial. Je me suis sentie vaguement flouée, à la fin, lorsqu’une note de l’auteur a précisé que sa grand-mère n’était pas la femme qui avait tricoté les pulls pour Schiaparelli, que c’était une autre Arménienne. Comme si le sens du destin s’en trouvait chiffonné, après des heures à l’avoir bien repassé.

La véracité plus ou moins grande de la dimension autobiographique ne m’importe plus, en revanche, quand le ton se fait intimiste. L’Envie et Grandir se situent en-deça d’un quelconque destin, et m’ont bien davantage remuée. En commençant Grandir, j’ai cru retomber dans « Je ne suis pas sortie de ma nuit » : ce serait presque un genre littéraire que l’écriture sur le lien mère-fille lorsque celle-là entre dans la vieillesse et s’approche de la disparition (j’y suis à nouveau plongée avec Le Corps de ma mère, mon actuelle lecture). Mais la mère de Sophie Fontanel n’a pas Alzheimer et celle-ci n’est pas Annie Ernaux. Même s’il dit la dureté de la dépendance, la diminution et la fatigue de la prise en charge, le roman ouvre sur tout autre chose : un portrait d’une femme haute en couleur, le lien qui l’unit à sa fille, et toujours une grande élégance – non pas tant de la mise que des paroles et du cœur. C’est une manière de ne pas s’appesantir, de détourner la gêne sans pour autant rien refouler, d’observer au contraire ce que généralement on nomme pour s’épargner de le voir, de continuer à vivre en se sentant mortel voire mourir – la grâce dont Sarah L. Kaufmann fait état dans son essai. Elle ne s’estompe que lorsque l’auteur la souligne, mais ces anicroches ne sont rien par rapport à l’humanité et la beauté du sentiment qui transparaissent.

« Sourire de la personne folle d’élégance, si l’élégance est bien ce que j’imagine : un accueil fait à autrui. »

Avant même tout cela, le roman commençait avec ces mots, alors que Palpatine venait de se casser le bras, et que je me trouvais désemparée à m’improviser auxiliaire de vie : « Aider quelqu’un, je le sais maintenant, c’est avoir aussitôt soi-même besoin de secours. » J’ai lu en pleine empathie.

L’Envie m’a moins émue mais m’a davantage interpellée et fascinée, avec une thématique que je n’avais jamais croisée en littérature, je crois, ni nulle part ailleurs s’il est vrai que l’abstinence sexuelle, quand elle est abordée, est traitée comme une question de choix ou de morale – pas comme une absence d’envie. Sophie Fontanel déplie ce que cette suspension de l’appétit sexuel, indépendante de l’âge ou d’une quelconque maladie, dit d’elle et de nous, comme individus et comme société, pour laquelle l’absence de vie sexuelle est inaudible si elle n’est pas vécue comme une misère.

« Ce dont j’avais pourtant expérimenté la valeur, à savoir ce rinçage inégalé apporté par le sexe, eh bien ne m’intéressait plus. J’en n’en pouvais plus qu’on me prenne et qu’on me secoue. »

Je ne sais pas si vous avez déjà détaillé une oreille au point qu’elle devienne un excroissance incongrue, mais c’est exactement l’effet produit par l’écriture : l’évidence sexuelle cesse d’en être une quand on s’y attarde ; quand on constate que beaucoup de gens ayant une vie sexuelle épanouie ne le sont pas eux-mêmes, et qu’on peut se sentir terriblement en vie sans avoir envie d’un autre corps. Sophie Fontanel fait si bien sentir ce qu’il y a de transgressif et libérateur à se soustraire à cet impensé des corps que j’ai presque été déçue, à la fin, lorsque l’envie redevient sexuelle, comme si ce qui précédait relevait soudain à nouveau d’une anomalie – alors que le retour de l’appétit sexuel souligne l’absence de toute animosité à l’égard du sexe ; il peut être comme il peut être absent et ne manquer en rien.
Cela fait de L’Envie une lecture salutaire, qui entame en l’exposant le présupposé envisageant les célibataires comme un manquement au couple, et le sexe comme l’expression indépassable car rassurante de l’amour.

« Crois-moi, la vie privée ce n’est pas ce qu’on fait, c’est ce qu’on ne fait pas. »

Les piles horizontales #8

Les piles horizontales, ce sont les livres lus ces derniers mois ou dernières années, qui s’entassent chez moi au-dessus des bibliothèques en attendant d’être chroniquettés et d’acquérir ainsi leur droit à l’oubli. Aujourd’hui, un trio de primo-romanciers qui ont en commun d’être ou d’avoir été des blogueurs en bonne place dans ma blogroll.

Continuer la lecture de « Les piles horizontales #8 »

On Chesil Beach

C’est un livre tout fin qui m’a habitée longtemps. Le récit se concentre sur le soir de la nuit de noces d’un jeune couple, narré par le jeune homme. Les minutes avancent à peine dans la chambre d’hôtel, du repas au lit, et c’est toute leur histoire qui se déplie en flash-back dans cet instant-monade, jusqu’à l’éjaculation précoce, l’incompréhension et la fuite de la jeune femme sur la plage de Chesil, où leur histoire se défait. Et là, en quelques pages, le récit s’accélère de façon fulgurante, faisant surgir le sens du destin, du destin manqué – résumé du reste de leur vie à ne pas vivre ensemble.

Ce qui m’a marquée, surtout, dans cette fulgurance soudaine du récit, c’est que l’instant de rupture est revu par le narrateur au fil des âges. Sur la plage, la jeune femme, qui se pense frigide, a proposé à son mari de vivre sa sexualité en-dehors de leur couple. À 20 ans, lorsqu’il vit l’événement, il le vit comme une humiliation, se sent rejeté ; à 30 ans, il trouve la proposition incroyablement généreuse, se dit qu’il a manqué quelque chose ; plus tard encore, il comprend que ce n’était pas la question, qu’avec du temps et de l’écoute, il aurait pu lui faire découvrir son désir, au lieu de la charger du sien.

Aujourd’hui, lorsque je reformule cette dernière interprétation, j’entends un soupçon d’évidence forcée, le refus peut-être d’envisager qu’une femme ne puisse pas éprouver de plaisir – alors qu’il n’y a rien de cela à la lecture : il s’agit plutôt d’une question de rythme, d’apprentissage qui ne s’envisage pas comme tel, de ressenti présumé partagé. Je crois que c’est la seule fois où j’ai rencontré ça dans un roman : une peur de la sexualité qui ne soit pas une peur de douleur ou de conséquence (tomber enceinte, attraper une MST, perdre son intérêt de proie pas encore prise). Plutôt une peur par tension vers un inconnu qui, en l’absence de réelle curiosité, susciterait même un peu de dégoût – le dégoût du sperme qui jaillit comme la version adulte de l’enfant qui s’écrie beurk à l’idée d’échanger sa salive dans un baiser. Un dégoût primitif, qui traduirait la crainte de l’autre à l’assaut de soi, mais qui, surmonté, détourné par l’apprentissage peut s’inverser par le désir et alimenter l’excitation… ce qui ne se passe pas avec le sperme que la jeune fille reçoit sur elle avant d’en avoir eu le désir, et qu’elle tente d’essuyer avec un coussin, comme hystérique – comme, seulement, car avec ce mot, on revient dans une vision masculine du désir où son acceptation semble innée. On parle souvent de l’ébullition des hormones à l’adolescence, et c’est quelque chose qui m’a toujours laissée perplexe, car je n’en ai pas fait l’expérience. Sans y être hostile, ça ne m’intéressait pas ; le sexe, les garçons, ça ne devait pas vraiment être pour moi, et ce n’était pas grave ; ou ce serait pour plus tard. Du coup, j’ai l’impression de comprendre intimement la jeune fille de Chesil Beach ; dans les circonstances qui sont les siennes, où le contact est repoussé à la nuit de noce, et celle-ci avancée comme échéance fixe, je n’imagine que trop bien le rejet…

Cette impression d’empathie intime me vient de la lecture, dont je ne parviens pas à me souvenir quand je l’ai faite – avant ou après ? Je ne sais pas si je l’ai retrouvée ou projetée dans le film. Je ne me souvenais pas, ou vaguement, de ce qui dans le film m’est apparu avec davantage de force : l’importance de l’époque (les années 1960) et du milieu. La différence sociale des protagonistes, évoquée-camouflée entre eux au long de leur histoire, qu’ils n’ont pas même eue à surmonter, ressurgit avec force dans le flot de reproches qu’ils s’adressent sur la plage. Je ne sais pas si je le vois parce que j’y prête davantage attention à cette période de ma vie, ou si le film y invite parce que l’analyse des sentiments se fait plus floue que dans le roman. Ce que l’on perd en subtilité d’analyse, on le gagne pourtant en incarnation, par deux acteurs aussi bons l’un que l’autre : Billy Howle, les traits mal débarbouillés, les lèvres suspendues à la confusion des sentiments, à égale distance du sourire empathique et de la contrariété ravalée ; et Saoirse Ronan, caméléon sans âge, qui suinte une beauté sans rapport avec la beauté, tout en intériorité transparue. Avec le talent de ces deux-là et l’aspect bankable de l’ex Lady Bird, je ne comprends pas que le film n’ait pas rencontré plus de succès…