Sur les rives du Tibre, des banderoles signalaient une exposition dédiée à Hokusai.
Dernier jour du voyage. Froid. Hop, un ticket. Personne à l’entrée, presque personne dans les salles : on a la vague pour nous tout seuls ! C’est un plaisir de faire une exposition sans avoir à piétiner en attendant qu’une fenêtre s’ouvre devant chaque œuvre – une heure chrono, pas mal au dos, belle scéno, et la possibilité de revenir en arrière pour décider de son Mont Fuji préféré.
À côté des œuvres du maître étaient présentées quelques estampes de Keisai Eisen, mais comme on n’est pas à la Pinacothèque, elles restent portion congrue – juste ce qu’il faut pour attirer l’attention, par contraste, sur le regard malicieux d’Hokusai. Ce n’est pas chez Keisai Eisen que l’on trouverait des vagues aux petits doigts crochus, un poulpe qui pince le téton d’une femme sévèrement cunnilinguée, des nuages-plateformes sur lesquels on s’attend à voir sauter Mario Kart (entre deux toits-toboggans trop éloignés) ou un dragon avec un regard de chien battu promis je ne brûlerai plus rien, je ferai plus attention en soufflant le feu.
Quatrième voyage à Rome, troisième avec Palpatine.
Il a plu. Par intermittence.
La nuit est tombée tôt.
Moi aussi, comme l’orage, avant l’orage, j’ai éclaté, effaçant quelques heures encore de ce voyage. On ne peut pas prendre congé de soi.
La répétition, la dernière fois encore condition sacrée du sens, est devenue redondance – un pèlerinage d’habitude.
La ville s’est refermée dans ses passages bien connus. S’y perdre est de plus en plus difficile à mesure que l’on commence à la connaître. Cela n’a rien à voir avec le fait de s’orienter. Je suis toujours incapable de savoir dans quelle direction me tourner pour aller vers la fontaine de Trévise ou le Panthéon, mais ce sont les mêmes rues dans lesquelles on retombe ; je reconnais et ne vois plus, moins. Les ruelles inconnues se dérobent, et avec elles la flânerie, grignotée par l’errance. Peut-être n’a-t-on pas respecté le délai de jachère urbaine, ce laps de temps nécessaire aux souvenirs pour déformer doucement la ville, et à celle-ci pour se soustraire à ceux-là.
Dans les plats aussi, le plaisir de la répétition s’estompe, comme une obligation et un prélude au plaisir de la découverte, qui s’éloigne en amont, qu’il éloigne en aval. Obsession latente pour les tonnarelli cacio e pepe, tenue à distance et choyée jusqu’au dernier jour ; je les ai eu, ils m’ont eue.
Dans les visites, dans l’apprentissage, dans les menus, à la danse, partout dans la vie se fait sentir la délicate nécessité d’équilibrer découverte et répétition, à l’égal potentiel de plaisir et de désagrément : la nouveauté qui arrive trop vite empêche de jouir de la maîtrise que seule donne la répétition ; la nouveauté qui tarde rend la répétition lassante, et le désir de changement se heurte au confort de l’habitude. (Moi et mon travail.)
S’efforcer.
Manger des glaces par cinq degrés. (Plaisir de la bravade, au moins autant que du goût.)
Il faut marcher, marcher, deux jours, trois jours, pour voir la ville à nouveau se lever, familière et inconnue, découvrir une rue que l’on a empruntée moult fois, mais jamais dans ce sens, et découvrir une nouvelle façade délirante, à se demander comment on a pu la louper ; découvrir et parcourir, autrement. Il faut des conversations qui dévient et des éclaircies, des reflets qui attirent de-ci de-là. Entre la nuit, la pluie, le froid, la fatigue. Fendille cela : le sourire, la beauté.
Plaisir de découverte et de répétition : plaisir de la variation. Le même, mais en différent. Kangoo.
Dimanche, la ville a disparu dans un orage. Palpatine nous a déniché un restaurant parfait pour y assister comme à un spectacle. On assiste rarement à un orage : c’est un tort bien compréhensible ; il faut de la patience pour le traverser, de l’ennui pour s’émerveiller.
Premier acte : toits sépia, ciel gris, menaçant, choix de pâtes à la carte, attente. Deuxième acte : la salle envahie par un groupe de touristes coréens, la sauce orange aux tomates vertes et les amandes effilées, la pluie, les éclairs – au loin, comme si la ville entière tombait dans le réflecteur d’un studio de photographie ; plus près, qui contournent les coupoles et se guettent comme les jets de baleine dans une excursion en haute mer. Palpatine, sur son téléphone, manque celui qui épouse la forme d’une coupole. Troisième acte : l’assiette vide, le froid, le déluge, la ville effacée sous le ciel blanc, le temps long qu’on déroule du bout des doigts sur Twitter ; il n’y a plus rien à voir. Puis la ville reparaît, enfin, sémillante-scintillante, avant d’être avalée à peine une heure plus tard par la nuit.
Avec le jour reflue l’énergie et l’envie de se promener. Rome n’est pas vraiment Rome sans soleil, sans ses enduits ocres et lumineux. Le lendemain, on ne lutte pas, on rentre à l’hôtel – en hâte, presque. Se retirer de la ville, soudain indifférente, et l’autre beaucoup moins. Basta Roma. On somnole et on se réveille de cette somnolence dans le désir l’un de l’autre. On fait l’anagramme. La nuit nous cueille, on l’accueille : il n’y a plus qu’à sortir paisiblement dîner.
Et s’arrêter, de temps en temps, pour rire à son aise, plié en deux, à un trait d’humour qu’on aura oublié peu après. Il est des compagnonnages comme les pâtes : il y a peu de chances de s’en lasser.