Les Envoûté.e(s)

Je me suis efforcée autant que possible de parler du film de Sofia Coppola par allusions indirectes, mais les indices risquent de se transformer en spoiler lorsque vous le verrez (surtout si vous dépassez le quatrième paragraphe). À bon entendeur…

Il y aurait une thèse à écrire sur la bande-annonce comme péritexte du film, et notamment comment, en mettant le spectateur sur une fausse piste, elle peut miner ou amorcer le film. À en croire sa bande-annonce*, Les Proies serait un huis-clos plein de tensions et de peurs : une promesse non tenue pour le spectateur indûment appâté (qui note sévère sur allociné), mais une attente assez fascinante à déjouer et que l’on se plaît à contourner avec Sofia Coppola pour peu qu’on accepte de flotter. Car le film flotte, c’est vrai. Il est plein de flottements et de torpeur : c’est la chaleur, les atermoiements, l’uniforme de l’ennemi qu’on hésite à voir comme corps ou corps d’armée.

En pleine cueillette de champignons, un chaperon rouge à tresses tombe sur un loup blessé et le ramène dans son pensionnat de jeunes filles quasi-déserté : ne restent plus que celles qui n’ont nulle part où aller tandis que la guerre tonne autour, la fumée de canon se confondant avec le brouillard de chaleur qui entoure la belle demeure à colonnes. Le motif du loup dans la bergerie est trop gros, trop attendu : ce n’est pas qu’il ne prend pas ; Sofia Coppola ne s’y attèle même pas. La peur n’est déjà plus à l’ordre du jour ; la méfiance s’installe, et même moins que la méfiance, autre : la défiance. On se défit de l’autre, mais aussi de soi-même face à l’emprise de l’autre. Car la traduction française est un moindre mal bien imparfait : The Beguiled ne désigne pas la proie mais la personne envoûtée, séduite. Le titre français déçoit (faux-ami : deceive) en se focalisant sur la cible, implicitement préméditée, alors que la référence à la prédation vaut surtout pour la fascination face au prédateur, l’immobilisme à laquelle il contraint dans l’instant où on l’autorise à fondre sur nous.

La fascination à l’œuvre est à multiples visages : c’est la séduction outrancière, adolescente d’une Elle Fanning réduite dans sa gamme de jeu ; la fuite ou la réalisation de soi pour une Kirsten Dunst empâtée-empêtrée dans ses jupons ; une aubaine ou un piège pour un Colin Farrel convalescent ; et un relâchement ou un soulagement pour une Nicole Kidman qui fait front et ne lâche rien, pas même ses traits quelque peu botoxés. Le terme d’awe a dû être inventé pour elle : il n’y a pas plus contradictoire et parfaite incarnation de qui en impose et par la peur et par l’admiration. (La géniale gamine d’Oona Laurence est la seule qui échappe à la fascination, la seule vraie amie que se reconnaît le soldat blessé.)

The Beguiled : l’envoûté, les envoûtés. Le genre et le nombre déjà trahiraient l’ambiguïté, sur laquelle Sofia Coppola se garde bien d’insister. N’occupant réellement aucun camp, la peur ne peut pas en changer. De ce fait, il n’y a pas de revirement, mais un lent glissement, un enlisement dans la situation qui vient compléter la leçon bien-pensante que la directrice voudrait inculper (pour se disculper ?) à ses ouailles : l’ennemi, pris individuellement, n’est pas toujours celui qu’on croit, non, oui mais : il est constitué par l’enchaînement des hasards et des accidents et peut le redevenir après l’avoir été. Et c’est finalement ce qui est assez glaçant : la violence ressurgit, intestine, d’un nouvel ordinaire, et s’accomplit le plus naturellement du monde.

Un point après l’autre, les boucles sont bouclées : de la cueillette des champignons à la cueillette des champignons ; de la broderie sur linge puis sur peau, en points de suture, à la couture de linceul. À points bien serrés, les filles, comme on vous a appris.

Cela valait certainement le coup d’être déconcerté : contrairement à une tension qui s’oublierait dans la surprise de son dénouement, le film de Sofia Coppola continue doucement de hanter, comme la mélodie enfantine qui accompagne le générique.

(Quand même : je serais curieuse de voir l’original, même si j’aurai nécessairement l’impression d’un remake du remake.)

* À en croire la bande-annonce… et les principales images diffusées, toutes sombres, alors que la photographie est bien souvent lumineuse. La comm’ a privilégié la piste du huis-clos et, in fine, ce n’est pas si faux : quand on y pense, chez Sartre ou Yasmina Reza, par exmple, l’enfermement est essentiellement relationnel ; à point nommé, on pourrait partir… mais on reste, sans l’avoir vraiment décidé.

 

The Bling Ring

Sofia Coppola partage avec Martin Parr une fascination pour la société des (riches) apparences dans ce qu’elle a de plus clinquant et… un positionnement artistique ambivalent, qui flirte avec l’imposture comme avec le génie : le redoublement des images assurant à lui seul toute portée critique, celle-ci risque toujours de laisser place à la complaisance.

Sans y toucher, The Bling Ring accumule les images, toutes sortes d’images : depuis celles qui se trouvent dans le film (les photos pour lesquelles les ados prennent la pose en soirée ou celles qu’ils trouvent dans la maison de Paris Hilton, laquelle raffole de sa propre image au point d’encadrer les magazines dont elle a fait la couverture et d’avoir des coussins à son effigie) jusqu’à celles qui animent le film dans une esthétique de clip, flash et ralentis à l’appui (chaussures, sacs et bijoux en sont les stars, bien plus encore que celles auxquelles ils appartiennent), en passant par les images qui appartiennent à l’histoire mais sont arrachées à leur contexte pour devenir matière filmique. C’est ainsi que le mur Facebook des protagonistes se déroule sur l’écran de projection et non plus sur celui de l’ordinateur, que les photos de star défilent sous forme d’un diaporama accéléré, comme les pages d’un magazine que l’on feuillette. Il en va de même pour l’image filmée : Sofia Coppola troque ça et là la caméra pour la webcam, devant laquelle les ados paradent, et la caméra de surveillance, verte au possible, qui tente tant bien que mal de réinvestir un peu d’objectivité sinon morale du moins juridique dans les déambulations nocturnes des ados.

Peut-être est-ce en acceptant des images brutes que Sofia Coppola parvient à montrer ce qui dérange le plus. Ce n’est finalement pas le vol qui est le plus choquant (après tout, il existe tout une tradition du vol héroïque, depuis celui, très moral, de Robin des bois à celui de l’escroc de haut vol que l’on admire pour son adresse, qu’il se nomme Arsène Lupin ou Ethan Hunt (Mission impossible)), c’est l’insouciance avec laquelle ils s’y prêtent : aucune autre préparation que le repérage de l’adresse et la vérification de l’absence de la star. Pas de lampe torche ni de matériel pour crocheter les portes, on cambriole en talons et à visage découvert, tranquillement, sans se presser, en cherchant la baie vitrée qui n’a pas été fermée. Ne serait-ce l’angoisse du garçon de la bande (qui, avec ses talons aiguilles rouges et son béguin pour l’initiatrice des cambriolages, est le plus normal de la bande), on la croirait en train de faire les boutiques – Sofia Coppola nous en offre une rapide séquence témoin. Difficile de trouver acte répréhensible moins transgressif qu’une virée annoncée par un « Let’s go shopping ! » enjoué.

Aucune animosité des gamins envers les stars qu’ils dévalisent : non seulement ils n’ont pas de revanche à prendre (vous et moi pourrions faire rentrer tout notre appartement dans leur salon – voire leur cuisine) mais ils sont mus par l’admiration. Piquer dans une garde-robe revient pour eux à approuver un goût sûr, un style marqué – et griffé : Dior, Chanel, Miu Miu et même Hervé Léger (épiphanie de l’élégance entre une veste en fausse fourrure et une robe léopard). Les garde-robe des stars sont telles qu’il est impossible que tous les vêtements soient à nouveau portés ; il semblerait presque sain de les délester d’une ou deux pièces si passer une robe ne faisait pas aussi passer les ados de l’autre côté du miroir, devenant l’image qu’ils admiraient. Seuls, ils n’ont plus qu’à recommencer ailleurs, encore et encore, tenter d’absorber la célébrité pour, au final, ne collectionner que des images. Si la bande se met à revendre des objets, c’est finalement plus par dépit que par amour du gain. Cet argent, dont ils n’ont pas besoin, est ce qui achève de les faire ressembler à leurs idoles, parti en fumées illicites et rasades d’alcool – le sexe est le grand absent de cette vie soi-disant rock’n’roll. Il y a bien une scène, où l’on ne voit rien, sinon un flingue pour compléter le tableau – rien qui risque de rendre la chair sulfureuse à ces images ambulantes.

Dans cette fable des temps modernes, la justice remplace la morale. Police, tribunal et prison se succèdent sans qu’aucune prise de conscience n’ait lieu, sûrement parce que ces voleurs d’image n’ont jamais cessé d’avoir conscience de la leur : c’est encore sous les caméras qu’ils se repentent (en accusant la société des images – quand on maîtrise le maniement du miroir, on peut lui faire réfléchir ce que l’on veut) ou clament leur candeur (le plus dur, en prison, c’était évidemment les uniformes oranges, affreux). Dans ce repentir exhibitionniste, le personnage d’Emma Watson est particulièrement savoureux, qui piétine joyeusement le souvenir d’Hermione en remarques de crécelle sans cervelle… Et l’on se dit que Paris Hilton a dû bien s’amuser, à jouer son propre rôle : se déguiser pour mieux se ressembler – et s’en dédouaner aux yeux du public, charmé par l’auto-dérision. La mise à distance présuppose l’intelligence et le spectateur, soupçonnant la complaisance et doutant que la mise en perspective ait encore un sens au milieu du vide, se voit néanmoins obligé d’accorder le bénéfice du doute. Sofia Coppola, quand tu nous tiens…

Mit Palpatine