Récital de trop

À quel concert aurais-je pu renoncer pour éviter une semaine de cinq concerts ? Clairement, au récital de vendredi. Ce n’est la faute ni de Mitsuko Uchida, pianiste qui n’est certainement pas qu’accompagnatrice, ni de Magdalena Kozena, belle mezzo-soprano qui a le bon goût d’être tchèque, mais le fait est : je me suis ennuyée comme je ne m’étais pas ennuyée depuis bien longtemps. Sans prompteur ni programme (payant) pour suivre le livret, j’ai l’impression de me retrouver, novice, à une soirée d’initiés sans personne pour m’accompagner. J’ai un peu d’espoir lorsque la chanteuse se retrouve avec des cheveux comme un collier noir autour de sa nuque, mais reconnaître le français dans cette voix résolument étrangère me demande trop d’effort (pour un vendredi soir ?) et je relâche mon attention comme, myope et fatigué, on laisse la netteté se perdre au-delà du point de focalisation. Les mots étrangers retournent à leur seul substrat sonore ; ne véhiculant plus rien qu’une voix qui ne me parle pas, ils sont bientôt de trop et finissent vaguement par m’irriter. J’applaudis les deux solistes qui le méritent – modérément, pour tempérer leur générosité, espérant secrètement après chaque bis qu’elles n’en donneront pas d’autre.

Je suis passée à côté, volant au passage comme unique instant de beauté une phrase musicale ténue, retenue, qui, loin de pousser la voix à fond, joue sur sa fragilité et sa disparition. C’était la fin de Um Mitternacht. (Palpatine m’a appris que c’est en référence à ce lied de Mahler que @Mitternacht s’appelle Mitternacht.)

Science-fiction symphonique

J’associais Messiaen à des musiques tintinnabulantes mais planantes, peuplées de chants d’oiseaux. Autant dire que mon premier Messian live m’a secouée : TurangalîlaSymphonie, c’est du metal pour orchestre symphonique, la seule différence étant que ce ne sont pas les basses qui sont saturées, mais les aigus. Passée la première déflagration sonore, j’ai testé un certain nombre de manière de me boucher les oreilles sans les boucher : la meilleure reste de placer l’index directement dans l’embouchure et de l’enfoncer plus ou moins profondément selon la quantité de son que l’on souhaite admettre. Lorsqu’on tente pareilles modulations sans mettre le doigt dans l’oreille, mais qu’on la bouche plus élégamment depuis l’extérieur, en en pressant le bord, le son paraît faire du saut à l’élastique et l’on ne sait plus si l’ellipse sonore entendue est le fait de notre action ou des ondes Martenot. Késako ? Mars Attacks fait instrument de musique. Concrètement, un drôle d’instrument qui ressemble à un petit piano mais qui se joue de manière continue, en faisant glisser une bague tout le long du clavier (une console à main gauche permet de couper le son pour placer la bague sans faire de bruit). Tirant des sons étranges de son piano sans presque jamais en effleurer les touches, l’ondiste, avec sa grosse bague, sa robe ornée d’un long nœud bleu et son magnifique carré parfaitement poivre et sel, ressemble à une diseuse de bonne aventure qui survole ses cartes étalées. Elle prédit la destinée, non pas celle de l’individu, cela serait mesquin, mais celle de l’univers, au moins, du cosmos, même, bref, un truc gigantesque qui renferme tous les contraires, la vie, la mort, les trombones par lot de trois et le piccolo, ce minuscule enfoiré qui m’a vrillé les tympans alors que je soupçonnais injustement les quatre trompettes. Une armée de cuivre, donc, pour une épopée bizarre et bruyante, dont on ne sait si elle doit être qualifiée de céleste (influence du célesta, en rang d’oignons avec les autres claviers, comme les figurants d’Einstein on the Beach qui tapent à la machine) ou de cosmique, voire comique (les ondes Martenot, baudruche cosmique). La souris, sonnée et confuse, jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y reprendrait plus : la prochaine fois, elle se planquerait sous le balcon au lieu de s’y percher.

Cartographie brahmsienne

Sur le point d’entrer au cinéma, Palpatine reçoit un SMS de Laurent, lui proposant deux places pour le concert du soir au théâtre des Champs-Élysées. Pasolini ? Brahms ? Je ne suis pas a priori très fan de Brahms, mais il y a Kavakos. Certes, il ne m’a pas subjugué la dernière fois où je l’ai vu comme lorsque je l’ai découvert, mais il reste tout de même le Kavakos des kavakophiles anonymes, groupe mélomane dirigé très anonymement par Klari (qu’on ne voit guère plus, d’ailleurs). Le film repassera, le concert, non : allons-y. Surtout qu’avec Laurent, c’est l’assurance d’être bien placé : au milieu du deuxième rang, donc.

J’adore être proche de l’orchestre, voir le corps des musiciens, leurs mains, leurs mimiques, la façon dont ils communiquent avec leurs instruments et leurs collègues. Face à l’orchestre philharmonique de Vienne, j’élis rapidement deux chouchous-à-regarder-en-priorité. Le premier est un violoncelliste avec de grands yeux ronds, toujours très observateur de ce qui se passe aux alentours ; il se retourne parfois comme un passager d’autocar se retourne pour partager un bon mot avec un ami assis derrière lui, ou un père au volant de sa voiture, pour s’assurer d’un coup d’oeil de l’état de sa progéniture – et de revenir avec le sourire. Le second est un altiste d’un blond très pâle, qui, à chaque pause, fixe la partition d’un air dubitatif, comme s’il soupçonnait les notes d’avoir changé de place – et de se remettre à jouer avec un sourire de plus en plus épanoui à mesure que l’archet va bon train. Le principe d’avoir des chouchous-à-regarder-en-priorité est de se constituer un point d’entrée dans l’oeuvre, d’en faire des connaissances qui vous introduisent auprès des leurs. Autant dire qu’avec Brahms, les deux musiciens et la violoniste solo (ah, ce sourire d’entente mûr…) ont fort à faire pour me faire entrer dans la danse.

Brahms est un continent qui me reste étranger. J’en ai une idée générale, comme on a une idée générale de la forme de l’Afrique ou de l’Amérique ; quand il s’agit de les dessiner, en revanche, c’est une autre paire de manches : on s’aperçoit qu’on est incapable d’en reproduire plus qu’une forme vague. Je suis tout le Concerto pour violon comme on suit du doigt le littoral dentelé des continents sur un atlas, surprise de la variété qui se révèle dans ce déroulement patient. Le dernier mouvement ajoute même du relief à l’intérieur du continent1, une petite montagne comme il en figure sur certains atlas pour enfants, parmi les espèces animales, les monuments et les plats typiques choisis pour représenter les pays. Une fois le concerto parcouru, pourtant, zoom out, le détail s’est perdu, l’intérêt avec lui. Il ne me reste plus qu’une vague idée du continent Brahms, que je n’ai pas plus envie que cela de continuer à explorer, aussi plaisante l’excursion a-t-elle été.

Jeu de chaises musicales pour la Symphonie n° 1 : je perds de vue mon violoncelliste et le sourire de l’altiste est mangé par son instrument. Je sombre alors dans une étrange fascination pour les chaussures vernies, soudain aussi étranges dans leurs coutures et leurs reflets que le dessin d’une oreille longtemps fixée. Au-dessus des chaussures vernies, les instruments se déchaînent – sans le contraste qui surprend et fait frémir, c’est une tempête qui donne envie de s’endormir, bien au chaud, en sécurité. Je dois avouer que j’ai de loin préféré le bis, des danses hongroises vraiment dansantes.

 

Théâtre des Champs-Elysées, orchestre philharmonique de Vienne, fauteuil au deuxième rang, voisins discrets… les conditions étaient idéales mais, au final, je me dis que c’est « très bien joué » comme je dirais des tableaux de le Renaissance qu’ils sont « très bien peints » : parce qu’ils ne m’inspirent rien. Un peu honteuse de ne pas savoir apprécier, je n’en ai pas moins passé une agréable soirée en continent étranger. Merci Laurent.

 

1 Moment d’intensité où le cheveu terne et graisseux du violoniste se met à voler façon crinière passionnée, éloignant l’image de l’ado blasé.

Besides, what is sanity?

Palpatine m’a fait découvrir Solaris dans une de ces soirée c’est-bon-pour-tes-classiques. Le film de Tarkovski ne m’a pas ennuyée : il m’a frustrée – une frustration de magnitude 6 sur l’échelle de Mulholland Drive, je dirais (Mulholland Drive étant le point où je trépigne sur le canapé et mords les coussins de dépit). Il y a ce docteur, Kris Kelvin, cette mission étrange qu’on lui destine, cette planète encore plus étrange, qui serait dotée d’intelligence, et surtout ces apparitions qu’elle suscite sur la station d’où les scientifiques l’étudient, des projections d’êtres étranges ou étrangement familiers qui ont poussé Gibbarian, l’un des scientifiques, au suicide et rendent peu à peu fous les deux autres, Snaut et Sartorius. Kris, lui, apparemment plus chanceux, retrouve ainsi Hari, sa femme qui s’était suicidée. On se passionne pour la relation qui se noue entre Kris et cette cette créature qui ressemble trop et trop peu à sa femme, pour le mystère des consciences, de l’inconscient et de cette planète qui les agite dans le huis-clos de la station spatiale. Et puis rien. Pas d’issue narrative, pas de métaphore. Rien. C’est le mystère, vous comprenez. Après nous y avoir enlisé, nous y avoir fait macérer, Tarkovski nous laisse en plan. C’est le mystère – joker ! –, un mystère qui n’a plus rien de mystérieux, plus rien d’intrigant ; c’est Dieu, c’est la vie, c’est la mort, c’est ce que vous voulez, c’est infini, non-fini, ce n’est rien, ça ne passera pas, en travers de la gorge.

Le Solaris de Dai Fujikura ne nous laisse pas en plan : il se pose d’emblée sur un autre plan – sa cohérence est toute métaphorique. L’opéra commence in media res : non pas dans l’action, il n’y en a pas, mais en plein dans la chose, dans le rien, en plein dans le mile, dans le mystère. Pas de mission top secret, pas de briefing par les scientifiques de l’armée, pas d’amorce narrative, on vous fait croire que, pas de regret, pas de départ autre qu’un écran qu’on dirait couvert de neige hertzienne et qui, vu avec les lunettes polarisées distribuées à l’entrée du théâtre, nous plonge dans les remous de l’étrange monde que nous abordons. Alors qu’on laisse les formes monter jusqu’à nous dans le silence de ce prologue inattendu, on quitte le bruit et l’agitation extérieurs de ce jour de semaine, on perd peu à peu pied, prêt à le poser en terres inconnues. C’est le sas parfait, qui manque si souvent à l’opéra où les ouvertures, de toute beauté, sont englouties comme des amuse-bouches sophistiqués par un affamé qui ne prend même pas le temps de mâcher.

Lorsque la musique éclot du silence, on est prêt à l’entendre, aussi étrange soit-elle, on est prêt à tout entendre, même ce que l’on ne comprendra pas, car on sait déjà qu’il n’y aura pas d’histoire (à laquelle on pourrait attendre une fin), seulement des remous. Le spectateur qui n’a pas vu le film de Tarkovski ni celui de Soderbergh ni lu le roman de Stanislaw Lem doit éprouver quelques flottements ; mais n’est-ce pas justement de mise dans cette affaire d’océan ?

Le livret de Saburo Teshigawara, épuré de tout contexte, de toute intention narrative, se concentre sur la relation de Kris avec la vrai-fausse Hari, incarnation de son passé et de sa culpabilité. Comme le remord, elle ne peut le quitter, s’accroche sans arrêt à lui comme une femme éplorée que son amant voudrait quitter. La simple présence de cette Hari rappelle à Kris le suicide de sa femme, mais il ne peut vouloir la faire disparaître sans requalifier le suicide en meurtre – de sa responsabilité. Dans cette impasse, le suicide de l’être aimé se rejoue comme un supplice de Prométhée pour Kris : la vraie-fausse Hari tente à plusieurs reprises de se donner la mort, sans jamais parvenir à mourir. On n’attend pas d’issue, seulement l’épuisement du thème par le compositeur, comme l’épuisement d’une réverbération sonore. Et encore ne l’attend-t-on pas vraiment : la scénographie, les lumières, le livret, la danse, la musique… tout est fait pour nous mettre sous hypnose.

La scénographie, d’abord : les danseurs évoluent sur une scène à l’intérieur de la scène, à peine plus petite, juste assez pour placer les chanteurs devant, en orbite, et pour fermer les espaces latéraux, d’habitude ouverts sur les coulisses. L’espace, rétréci, peut évoquer le huis-clos de la station spatiale en même temps que sa blancheur en fait une zone lumineuse, sorte d’espace mental infini (où viennent se perdre les voix sonorisées, lorsque les personnages se parlent à eux-même). On se croirait passé derrière l’écran d’une vieille télévision. Les danseurs semblent tellement être des projections des voix qu’ils incarnent qu’on s’attend à tout moment à les voir clignoter comme des hologrammes mal réglés – un intermède dansé par Saburo Teshigawara va d’ailleurs dans ce sens, même s’il est beaucoup moins saisissant que sa première entrée : ses bras qui se rétractent et se déplient comme sous lumière stroboscopique créent un malaise semblable au visiteur de Snaut dans le film de Tarkovski, créature difforme aux bras trop longs.

Plus que les apparitions fugaces du chorégraphe, ou même de Nicolas Le Riche, dont le Snaut est d’autant plus inquiétant qu’il est effacé, ce sont Rihoko Sato et Václav Kuneš qui occupent la scène, lui dans T-shirt blanc qui moule son torse de jeune homme comme une combinaison de science-fiction, elle dans une mini-robe-tunique blanche, tous deux débordant de jeunesse à défaut d’innocence. Ils passent d’une danse qui en est à peine une (mise en espace des voix, gestes plus ou moins mimés) à un mouvement effréné qui les met chacun aux prises de l’autre. Comme cela arrive parfois, la gesticulation continue débouche sur une espèce d’immobilité, qui garde le spectateur captif dans le moment même où il dérive vers l’indifférence. Celle-ci, moins désintérêt qu’indifférenciation des gestes, plonge le spectateur dans une transe d’autant plus douce que le mouvement est rapide (un peu comme une ampoule dont la lumière est d’autant plus stable qu’elle clignote rapidement). On ne voit plus vraiment la danse, et on ne voit pas non plus le temps passer.

Nous sommes dans une sorte d’éternité, que viennent polir encore les mots. La pauvreté du livret, ou plutôt de son vocabulaire, qui a déçu les amateurs d’opéra (je pensais qu’avec tous ces opéras italiens, ils étaient habitués…) m’a au contraire semblé très adaptée. Ces mots simples, sans cesse répétés, dressent par leur limpidité cette barrière si caractéristique du mythe, qui comprend et défend les interprétations les plus complexes. On peut le dire, le redire, l’analyser, le mythe est toujours plus simple, toujours plus complexe, que les interprétations aplanisantes, psychologisantes, qui l’entament en voulant l’expliquer (percé, le mystère n’est plus entier). On se heurte à ces mots trop simples pour dire tout ce qu’on veut leur faire dire, et trop simples pour ne pas signifier autre chose que ce qu’ils disent. La pauvreté d’expression du mythe est sa meilleure arme, le garant de sa puissance toujours renouvelée. N’attirant pas à eux toute l’attention, la soutenant seulement, les dialogues de Solaris vident la scène et laissent la place à la musique pour qu’elle puisse résonner (et c’est par là, seulement, que l’opéra raisonne).

Mes connaissances en musique et a fortiori en musique contemporaines sont trop maigres pour que je puisse parler de la musique de Dai Fujikura, mais toutes ces impressions sonores de matière étirée, de lumière réverbérées et de tensions accumulées font sentir l’inquiétante étrangeté de Solaris. Jamais on n’a eu davantage conscience de la réalité physique de la musique que dans ce monde d’émissions et d’ondes, qui nous sondent et font écho. La musique puise en nous, nous épuise, et nous rapproche ainsi de l’épuisement toujours retardé des danseurs, de Kris, de tous les hommes. La fatigue de vivre, qui nous rapproche de la mort, mais dont l’effort qui en est à l’origine seul nous maintient en vie, voilà le mystère. Alors que le film dépressif de Tarkovski me le faisait rejeter violemment, instinctivement, comme un cheval qui se cabre devant l’obstacle, l’opéra hypnotique de Dai Fujikura me le fait accepter : I fear death, I fear living. But I accept both.

(Besides, what is sanity? Refuser la mort ou s’y résigner, au risque de se mettre à la désirer ?)

 

À lire : la notule érudite de Carnets sur sol, qui vous expliquera mieux que moi en quoi la musique et les chanteurs étaient bons (j’ai beaucoup aimé Sarah Tynan, qui interprétait le rôle de Hari).

Up and Down

Des hauts et des bas, il y en a, dans cette adaptation par Boris Eifman de Tender is the night. N’ayant pas lu le roman de Francis Scott Fitzgerald, il m’est aisé d’en donner un résumé simpliste d’après la trame du ballet : un psychiatre épouse une riche patiente en plein transfert et sombre peu à peu dans la folie tandis qu’elle redevient autonome et profite d’une fortune au contact de laquelle son mari s’est perdu. Des fous (comme médecin) chez les fous (comme patient) : retour à la case départ – en passant par les années folles, car il est dit du roman qu’il « mêle avec génie le clinquant à l’intime ». Le ballet de Boris Eifman fait exactement le contraire : il les dissocie au point d’évoquer la schizophrénie de son héroïne. D’un côté, les up : la société des années folles, les airs jazzy, les scènes de groupes endiablées ; de l’autre, les down : le couple et ses fantômes (père incestueux, double schizophrénique), un lyrisme romantique, des pas de deux déchirants. Face au ballet très décousu qui en résulte, je prends vite mon parti : brûler la soirée par les deux bouts et profiter éhontément de ces corps qui embrassent aussi bien le show off façon Matthew Bourne que l’expressionnisme à la Mats Ek – il n’y a vraiment que les danseurs de Boris Eifman, probablement parmi les meilleurs danseurs classiques qui soient, pour donner corps à cet improbable mélange de comédie musicale et de contemporain.

Je ne suis pas bon public : je suis amoureuse. Je me fiche des faiblesses de la chorégraphie, je m’en fiche, je m’en contrefiche, si vous saviez – je les vois, j’ai cette lucidité, mais je suis aveugle à mon exigence, mon intransigeance habituelle : je suis amoureuse et j’aime les ballets de Boris Eifman avec leurs défauts, à en devenir de mauvaise foi ; j’aime ses interprètes de folie, leurs corps élastiques et puissants, qui n’embrassent rien qu’avec la fougue de l’âme slave, fervente, rageuse, comme si leur vie, leur santé mentale, en dépendait – et ils sont fous, assurément, fous à délier, à délirer, à admirer, éperdument. Lyubov Andreyava… *soupir*

Le divertissement ne me contente pas, mais je fais avec, j’essaye de ne pas me faire détourner de ce bouillonnement un peu brouillon, bouillonnement de qui désire toujours plus de sensations, de mouvement, de vie et qui le désire avec violence. C’est le galbe d’un mollet, Lyubov Andreyava, d’une jambe le long de laquelle on remonte avec angoisse, Lyubov Andreyava, le cou-de-pied qui fait tourner la tête, un dos reptilien, des épaules superbes… c’est un regard fiévreux, surtout, brillant, presque malade.

Ce sont de grands malades, oui (l’asile pour la deuxième fois, après Rodin et Camille Claudel), magnifiques. Les femmes surtout, Lyubov Andreyava surtout – à ne plus savoir si l’on voudrait être comme elle ou auprès d’elle (désir d’imitation ? désir ?). Pour une fois, les danseuses sont femmes, des femmes au comble de l’élégance (ah ! Maria Abrashova !) – même lorsqu’elles nous font rire, comme dans cette scène de cinéma muet, surjouée puis projetée en accéléré par une star Cléopâtre et son gladiateur de César (ou était-ce Marc Antoine ?). On se croirait un instant dans la Cendrillon de Noureev, à la différence près que, mais oui, c’est drôle.

Les robes, aussi, y sont pour beaucoup – si belles qu’on n’ose même plus parler de costumes ; je commanderais bien une demie-douzaine de modèles. Il y a le glamour ultime de la longue robe rouge fendue, mais peut-être encore plus la simplicité de cette robe à dos de goutte d’eau, qui dégage les épaules, prêtes à être attrapées, à donner force et puissance aux bras qui assurent la tension avec l’autre, sans cesse attiré, repoussé. Difficile de parler de portés tant toute la surface du corps est sujette à devenir zone de contact, d’appui ou d’élan (cette image persistante du pied flex qui se repousse de la cuisse, pliée, du partenaire…). Les corps entremêlés… C’est moins organique dans Up and Down que dans Rodin, mais cela joue toujours sur le registre du plaisir. Plaisir de voir, de se gaver, de se gorger, de ces corps pleins de vie. Au diable les aléas de la chorégraphie.