Grosse pomme, petits pépins

Une check-list géante en forme d'Empire State Building

L’empire de la check-list

Rapidement, en feuilletant le petit guide de voyage de retour à la FNAC, l’excitation a débordé : frénésie de vouloir tout voir, frustration de savoir que cela ne sera pas possible, stress pour optimiser et essayer de caser sur des journées abstraites ce qu’on a mentalement mis en priorité. Une réaction désormais classique, que je conjure en entrant les bonnes adresses dans Mapstr et en faisant une liste de ce que je dois mettre dans ma valise.

Le jour du départ, je n’avais presque plus envie de partir. C’est toujours pareil : j’aime être en vacances, mais je déteste partir en vacances. C’est toujours pareil, et de pire en pire, même si les TOC sont cette fois-ci restés très modérés. Plus ça va, plus j’appréhende le vol : la durée et les inconforts inévitables d’un long courrier, mais aussi, plus fondamentalement, l’idée du crash, du risque, de la fin – une appréhension symbolique indépendante des statistiques, qui se conjure par le soulagement de me retrouver derrière les ailes et par l’écoute attentive des consignes de sécurité (je les connaissais pas cœur et j’adorais les mimer, enfant, quand j’étais encore immortelle).

Si le vol se donne comme la métaphore de notre rapport au risque et à l’incertitude, le séjour à l’étranger est une vie en minuscule. Je retrouve, concentrée, risible, l’angoisse diffuse du quotidien : ne pas avoir le temps de faire tout ce que je veux faire ; ne pas en faire assez et ne pas en profiter. Toujours la béance qui s’ouvre entre tout et rien ; j’ai du mal à me satisfaire de quelque chose (c’est ça qu’il y a entre les deux : quelque chose, à vivre). Je sais bien que pour prendre plaisir, il faut lâcher prise, mais je finis toujours plus ou moins coincée dans le paradoxe de vouloir lâcher prise, vouloir ne pas vouloir.

Il faut généralement que j’en arrive à l’épuisement (celui qui fait jeter l’éponge) pour qu’advienne ce qui peut : la douceur de vivre. Les instants-bulles, imprévus et délicieux, dont on ne connaît pas la durée – qu’on ne se soucie pas même de connaître. Juste : c’est là, ça arrive, il y a cette jeune fille en pointes et justaucorps dans Central Park, à qui je suggère des poses pour son shooting avec sa maman, et un peu plus loin, un groupe de batteurs qui rajoute du bruit, mais du bruit qui donne envie de danser, comme à mon arrivée à San Francisco, le rythme porté à travers la ville. Pouce levé du batteur quand il me voit passer en dansotant. Dans le métro, je suis invitée à danser quelques secondes par un groupe de street dancers (on est samedi après-midi et c’est une véritable crew, blousons identiques et tout) : I like your move. My move : un grand développé avec une dynamique de grand battement. Ils tournent sur la tête. Les instants-bulles tournent souvent autour du mouvement : il n’y a guère que la danse qui me donne prise sur le présent et me fasse aimer sa disparition.

 

*   *   *

 

12 ans plus tard…

Des rues comme des puits de lumière, où il fallait lever la tête pour voir le soleil…
… le Chrysler…
… des petits déjeuners au Dunkin Donuts, bluberry muffin pour Mum, bagel pour moi – il fallait lutter pour qu’ils ne soient pas toastés…
… une plaque de métro, une voiture et une fourchette à la pique recourbé comme un index qui dit viens voir par là : le MoMa…
… Central Park comme îlot de verdure, où se tournait alors Enchanted (on ne l’a découvert que bien après, au cinéma – une seconde pour 30 minutes de tournage)…
… les escaliers de secours, les plaques d’égout, les ouvriers qui parlent comme dans les séries, man. Les poutres métalliques du métro. Les sacs poubelles dans la rue, qui commençaient à puer en fin d’après-midi.
Ground Zero, grand rien soudain au milieu des gratte-ciels…
… les bancs, des gens avec des chiens, downtown Manhattan ; de grands Blacks qui dansent, devant une église de Harlem…
… la cinquième avenue, Banana Moon, le cavalier avec deux carrés Hermès en étendard…
… les petites maisons Sex and the City de Brooklyn, avec leurs briques et leurs escaliers réguliers.

Ce sont, en gros, en vrac, les souvenirs les plus frappants que j’ai conservé de mon premier voyage à New York, avec ma mère et son ex, mon presque-beau-père, en 2006. Je me suis demandé ce que cela donnerait, 12 ans plus tard. Pas tant du côté de ground zero ou des évolutions de la ville que de celui de mon regard : est-ce que New York me ferait autant d’effet après avoir vu les tours bien plus immenses de Hong Kong ? Est-ce que j’en serais encore émerveillée, comme d’un monde nouveau ?

Oui et non, évidemment. J’avais oublié que les gratte-ciels se concentrent sur une petite portion de la ville seulement ; qu’après, rapidement, ça désescalade. Même dans le financial district, cependant, je n’ai pas retrouvé l’impression d’un puits de lumière ni l’émerveillement qui l’accompagnait, la tête constamment dévissée pour voir là-haut. Il s’agit pourtant d’autre chose que de records dans les cimes, je crois. Déjà à l’époque, je préférais le Chrysler à l’Empire State Building, pourtant plus haut. Des étages supplémentaires n’auraient pas restauré le surgissement de la découverte. Les tours les plus récentes m’impressionnent d’ailleurs moins que les anciennes, et c’est toujours l’ancienne modernité des années 1920-1950 qui me fait le plus d’effet, culminant sous terre à Grand Central, avec ses globes rétro, ses rambardes dorées et ses guichets qui me donnent l’impression d’être chez Gringott’s, près d’un monde merveilleux où se cachent des trésors (un food hall, bon).

Peu à peu, les images dont je me souvenais ont retrouvé leur ancrage géographique dans la ville – qui les a engloutis. Tout est là, bien sûr, les escaliers de secours, le Chrysler, les poutres métalliques du métro, les Dunkin Donuts, les petites maisons de Brooklyn ; mais rien n’est plus à sa place. Du métro, je perçois la vétusté, l’absurdité de devoir repasser par la rue et traverser le carrefour pour aller downtown ou uptown, l’incompréhensibilité des lignes qui parfois s’arrêtent, parfois pas. Les Dunkin Donuts deviennent ce qu’ils sont : une chaîne cheap qui fait le job – cream cheese only, pas de peanut butter. Les petites maisons de Brooklyn s’épaulent dans quelques rues prises en sandwich par des quartiers qui ont la brique triste (ou le sourire forcé du bobo-chief happiness). La flèche du Chrysler est invisible au pied du gratte-ciel, qui en devient un building quelconque, presque plus laid que les autres, et c’est pour ainsi dire tout New-York qui est comme ça : belle de loin, comme un mirage aperçu depuis Ellis Island ; presque quelconque de près, ses idiosyncrasies se confondant avec des clichés. Je me doute pourtant que le charme de la ville est là, justement là, dans la coexistence du clinquant et du crade ; du vétuste, du flambant neuf et du moderne suranné, loin d’un monde aseptisé.

Les voyages me rendraient-ils blasée ? exigeante ? Est-ce de poser un regard plus adulte sur le monde, substituant à l’émerveillement qui fait tourner une tête d’alouette-girouette le souci de regarder où l’on met les pieds ? C’est à cela que cela se résume, finalement : ai-je enfin les pieds sur terre ou déjà l’émerveillement dans les chaussettes ? Suis-je simplement réaliste ou bêtement pessimiste, papier buvard émotionnel de Palpatine ? J’ai l’impression de vivre de plus en plus les beaux moments ainsi : des trouées dans la persistance quotidienne. Ou peut-être, tout simplement, est-ce de ne pas avoir éprouvé les fondements de…

*   *   *

 

De bas en haut : sommeil réparateur + nourriture digeste + vêtements adaptés / WIFI / météo clémente + ville cool + autochtones accueillants / likes IG + câlins de binôme / check-list checked

La pyramide de Maslow du voyageur

Tout va mieux avec une bonne nuit de sommeil. Et un peu moins bien sans. Malheureusement pour nous, l’invention du double vitrage ne semble pas avoir traversé l’Atlantique (ni celle de la housse de couette, soit dit en passant).

Niveau températures, ce n’est pas triste non plus. Le deuxième jour, alors qu’on entre dans un Prêt-à-manger pour trouver de quoi nous réhydrater à l’ombre, je fais rire la caissière avec mon étole entortillée sur la tête pour ne pas risquer l’insolation : I do the same! My friends always make fun of me, but I do the same. Je me fais une amie éphémère, qui picore les pièces dans ma main et m’apprend à reconnaître un quarter de dollar. Quelques jours plus tard, la parenthèse estivale est refermée ; l’étole est revenue autour de mon cou, à défaut d’écharpe plus chaude. Le soleil se montre par intermittence, dans des moments de soulagement : avoir froid use.

Une pierre stable dans notre pyramide de Maslow du voyageur, quand même : l’evening routine de l’ananas. Schtroumpf grognon, peut-être, mais pas ballonné. (Il va falloir que je fasse attention : je me sens une fibre rabelaisienne en vieillissant.)

 

*   *   *

Plan de New York avec les endroits sympas visités

Hors Manhattan

C’est hostiiiiile, la diérèse déclenchée par une bourrasque de vent. Nous l’avons répété avec délice : New York est une ville hostile. Manhattan, en réalité. La synecdoque a été notre vengeance.

La fatigue nous a incité à fuir le bruit et l’agitation, tantôt en nous retranchant encore plus à l’intérieur de la ville (une librairie, la Public Library, Central Park, les musées : on y est bien – comme déconnecté de la ville), tantôt en nous en extrayant. Dès qu’on s’est éloigné de Manhattan, de sa densité et de son bruit incessant, j’ai commencé à davantage goûter New York. Je bénis les deux jours gagnés grâce à l’annulation du vol retour car ils nous ont permis de visiter des lieux qui, en second sur notre wish-list parce qu’éloignés, se sont révélés les plus agréables du séjour : The Cloisters, Coney Island, Ellis Island, Roosevelt Island…

(Tout de même, il est curieux de devoir échapper à la ville pour commencer à l’apprécier – depuis ses marges.)

 

*   *   *

Grosse pomme, petits pépins

Entre les conditions matérielles et le supplément inespéré de deux nuits sur place aux frais de la compagnie aérienne, nous avons eu un mélange de chance et de lose assez épique, qui me rend à peu près incapable de dire si j’ai aimé ou non la ville et le séjour. J’ai mis un temps infini à trouver et organiser ce que je voulais en dire, ne voulant ni édulcorer les mauvais souvenirs (qui donnent aussi leur valeur aux bons) ni les laisser devenir le fil directeur du récit. Bizarrement, si je raconte et cherche une cohérence, le pessimisme l’emporte, comme si la litanie des peurs et des angoisses était là, prête à offrir ses formules toutes faites et emphatiques, toujours, jamais, encore. Les bons moments s’offrent en regard comme des parenthèses d’immanence, hic et nunc, qui suspendent tout récit. Je ne cherche plus rien : pas d’avant, d’après, de conditionnel passé ; c’est l’ouverture d’un moment, que je vis avec plaisir.

Je voudrais préserver ces parenthèses : qu’elles ne cessent pas d’exister sitôt refermées sur une apparence d’irréalité, mais qu’elles ne deviennent pas non plus des bulles de kitsch, maintenant dans un coma artificiel un passé qui ne sortirait plus de lui-même pour déboucher sur quoi que ce soit. Alors j’essaye de les raconter, elles aussi, de leur donner une durée, aussi minimale soit-elle. Elles ne se s’incorporent pas vraiment au récit, mais quand on laisse décanter, elles finissent par l’habiter, comme les billes noires du bubble tea, qui tombent au fond, mais donnent leur nom à la boisson. De temps en temps, je pourrai en aspirer une, m’en souvenir et m’en nourrir.

La prof de sophrologie, que je n’ai malheureusement pas eu l’occasion de fréquenter longtemps, m’a dit qu’elle gardait en elle chaque méditation et pouvait les revisiter à volonté. Je n’ai conservé que deux mondes-monades miniatures, mais y retourner et les dérouler a quelque chose d’apaisant.  Je voudrais créer le même genre de bulle par l’écriture : un souvenir que je peux reparcourir, dans le détail des sensations et des émotions – une mini-capsule temporelle à effet non plus apaisant mais euphorique-nostalgique. Le reste continuera d’exister, et je ferai égal effort pour ne pas le nier, ni me focaliser dessus par un récit-ressassé. De la grosse pomme, je n’ai pas jeté les pépins ; je les ai plantés là, dans des dessins qui se sont présentés comme mon meilleur allié pour raconter avec humour ce que je ne voulais pas taire, ni laisser devenir envahissant (la narration par le menu des petites déconvenues a été évacuée dans un brouillon qui restera tel). Mine de rien, choisir des mots, des photos, contribue à fixer les souvenirs qui resteront : je veux choisir les bons, et tant qu’il est possible, les fixer dans le tremblotement de leur surgissement.

From New York, with love

Premier jour, sur les bords de l’Hudson River. Une brume de chaleur ou de pollution enveloppe la statue de la Liberté, guère plus grande que sa reproduction parisienne à cette distance. Les dômes d’Ellis Island, à côté, en émergent comme d’un brouillard onirique ; on croirait voir un morceau de la forteresse Pierre et Paul qui aurait dérivé dans la nuit depuis Saint-Pétersbourg, avec la fonte des glaces (lors de la visite, l’audioguide compare le bâtiment à un palais – j’ai entendu Palpatine murmurer qu’il ne fallait pas exagérer, mais je voyais tout à fait). Plus loin sur ma droite, plus à l’ouest, la skyline uniformément fonctionnelle de New Jersey me rappelle je ne sais plus quel quartier en construction de Hong Kong – on y a juste collé une immense horloge Colgate pour les différencier. Je suis donc là, quelque part dans le monde entre la Seine, la Neva et la mer de Chine, assise sur un banc avec Palpatine. Je lui suis reconnaissante de passer les coups de fils nécessaires suite à l’annulation de notre vol retour. Je me sens incapable de tenir une conversation téléphonique en anglais, de me tenir verticalement, même ; j’ai posé la tête sur ses genoux, et je suis parfaitement bien comme ça, avec sa main qui parcourt mécaniquement mon dos, le soleil qui tempère le vent à défaut de se faire encore vraiment sentir et le palais d’Ellis Island, que je retrouve dans le lointain à chaque fois que j’entrouvre les yeux.

 

dessin de fleurs blanches sur ciel jaune-orange

 

Sur un banc, à Central Park, la conversation trébuche sur un souvenir qui nous renvoie au temps passé ensemble :
– J’ai l’impression que cela fait 5 minutes et une éternité qu’on est ensemble…
– Du coup, si on fait la moyenne, une décennie, c’est pas déconnant.

(9 ans cet été)

logo 'I love NY' altéré en 'I love in NY'

Il est convenu que nous ne sommes pas photogéniques, ni l’un ni l’autre, et un accord tacite veut que nous ne nous prenions pas en photo. Résultat, les seules images que nous avons l’un de l’autre sont prises à la dérobée : beaucoup (proportionnellement) de Palpatine devant son ordinateur et des ébauches de blason auquel manque le visage (je rêve parfois de me mettre à la photographie uniquement pour attraper son sourire endormi). De New York, je rapporte un Palpatine en point d’interrogation, courbé sur son guide au pied du gros lion de la Public Library (graou) ; un profil flou qui se fait photographier dans Central Park par un photographe bien net, en lieu et place du couple qu’il masque (Martin Parr style) ; et des jambes plantées en hélices devant une toile du Metropolitan Museum – une position, nous apprendra un livre feuilleté chez Barnes & Nobles (dans la même position), qui traduit le souci de protéger ses parties génitales. Je ne l’avais jamais vraiment identifiée comme idiosyncrasie – une de plus à laquelle sourire : elle me fait un peu penser aux racines de certains arbres découverts en Australie, aux oreilles emmêlées de Bugs Bunny ou aux cordes de la balançoire que ma cousine et moi enroulions en tournant sur nous-même, à tour de rôle, pour ensuite lever les pieds et se laisser griser par la vitesse de la rotation – tournicoti, tournicota.

 

Dessin des jambes tournicotées de Palpat

Après avoir perdu 20°C en deux jour, nous nous mettons à lancer de grands cris onomatopéiques en A à chaque rafale de vent glacé qui nous transperce – peu ou prou à chaque carrefour. On râle-rit autour de notre cri de ralliement : c’est quoi, cette ville hostile ? Chacun notre tour, saisi par une nouvelle bourrasque gelée ou fatigué par un trop-plein de bruit, nous reprenons notre constat-mantra, presque avec délectation : cet endroit est hostile. New York est une ville hostile. On rit plus ou moins jaune selon le degré de fatigue, mais on rit : complicité des désirs de meurtre lorsqu’on est réveillé à 7h par les travaux de démolition en face de l’hôtel. Nous serrant les coudes et le reste, nous avons tenté de compenser le manque de sommeil par des endorphines – la tendresse dans le creuset du marteau-piqueur.

Dessin d'un marteau-piqueur dessinant une faille qui se propage dans un plot de chantier renversé

Longue droite. Palpatine parle de boulot ; il dévide une nouvelle idée, une stratégie, une nouvelle approche UX, que sais-je. J’ai l’attention flottante : juste ce qu’il faut pour faire un bon mur de squash et renvoyer la balle, pas assez pour en avoir assez. Ce n’est pas que je n’écoute pas, ou d’une oreille distraite : je le vois parler, et vois en regard mon rôle de pensine – je le considère même un court instant avec tendresse. Au lieu de m’en agacer, encore, j’acquiesce à ce rôle, qui permettent à ses boucles de pensées de s’aérer : oui, oui, dans sa voiture jaune et rouge. Et on embraye sur un autre sujet.

 

Taxi jaune visible à travers une fenêtre ornementée de la Public Library - reste de la photo en noir et blanc

 

Palpatine se fait recevoir sans rendez-vous par le responsable d’un incubateur de start-up. Il lui sert la main et se tourne vers moi, qui attend en retrait, ne sachant pas trop si je dois ou non m’éclipser : and you are…
… the girlfriend. 
La girlfriend assiste à l’entretien, qui s’avère assez passionnant alors même que j’ai déjà entendu tout ce que raconte Palpatine. L’adresse étant déportée sur un nouvel interlocuteur, je n’ai pas à écouter et je me mets à entendre les angles morts de la conversation : Palpatine s’éparpille dans une myriade d’exemples qui donnent à son interlocuteur une bonne idée de son implication, mais pas nécessairement de sa stratégie. Je vois comment il essaye de lui faire synthétiser certains éléments, tentant d’assembler les pixels pour comprendre la big picture, et je brûle parfois d’intervenir. Je me retiens, évidemment, me borne à observer. On a toujours les défauts de ses qualités. Quand je me suis initiée aux bases de l’informatique, Palpatine m’a expliqué qu’il fallait toujours prévoir le cas particulier et concevoir à partir de là le cas général qui l’engloberait et rendrait possible son développement, fusse dans un second temps. Cela nécessite d’avoir ou d’acquérir une tournure d’esprit assez particulière qui, en faisant de Palpatine un excellent ingénieur, le dessert dans le pitch. Chacun sa brioche.

 

Carrés-pixels jaunes et noirs dessinant peut-être ou peut-être pas un coeur

 

Muffin à la banane, raisin-bran, myrtille, pomme-cannelle, chocolat… J’ai mangé beaucoup de moitiés de muffins, plus ou moins honnêtement découpés avant d’être échangés contre la moitié de l’autre parfum entamé par Palpatine. (Le raclage final me revenait entièrement, en revanche. Décoller les dernières miettes de chaque rainure à en avoir plein sous les ongles est un plaisir à part entière.)

Dessin d'une moitié de muffin

Dans un café bobo au pied du Manhatten Bridge, nous remuons nos doigts engourdis autour d’un thé, puis sur nos téléphones. Autant en temps normal, le portable immédiatement dégainé aurait plutôt tendance à m’agacer, autant là, je le prends comme une pause offerte à mon introversion dans le continuum des heures passées ensemble par vingt-quatre. Je souffle, je twitte, j’écoute parler un autre couple français, auquel nous devons donner l’image de ceux qui n’ont plus rien à se dire. Il nous faut pour l’instant interrompre notre conversation incessante, avant qu’elle se transforme en bavardage – encore que l’on communie pas mal dans l’ivresse de la parole, les âneries que l’on se met à sortir à qui mieux mieux ; retrouver un peu de salive, alors, un semblant de silence pour s’entendre à nouveau parler.

Comme un nouvel équilibre trouvé dans la fatigue.

Dessin d'un téléphone avec écran Twitter sur un table avec une tasse

L’ordinateur et les mails, alléluia, ont été repoussés aux deux extrémités de la journée. Je boude juste un peu le dernier jour lorsque le réveil sonne et  que Palpatine bondit d’un câlin de demi-sommeil vers son ordinateur en s’écriant qu’il est déjà seize heures en France. Bonjour le romantisme. (Le charrier m’évite de rester dépitée : c’est une méthode éprouvée ; je dois juste veiller à ce que l’amertume ne se substitue pas à l’humour derrière le trait cinglant.) Le reste de la journée, de ce dernier jour, devient ma journée. Palpatine reste en retrait comme moi pendant son entretien à l’incubateur de start-up : ce ne sera qu’essayages de justaucorps, enfantillages avec les cygnes en peluche de la boutique du MET, tour de téléphérique et, sur le tout dernier horaire, mise en péril par des incidents sur le métro, une expédition chez le glacier. Nous avons avalé notre coupe blueberry chocolate – pepper pinutnut à deux cuillères sur le trottoir, avant de courir reprendre le métro jusqu’à l’hôtel, où nous attendait le taxi pour l’aéroport. Je crois que la précipitation et l’absurdité d’une mission qui a bien failli être avortée ne l’ont rendue que plus délicieuse encore – secondaire par rapport à la ténacité déployée pour ne pas me priver du plaisir entrevu.

Cuillères anthropomorphiées qui tchinent

(Dans l’avion, encore, compter un, deux, trois pour lancer le même film en même temps sur nos deux écrans. Comme les fourchettes ou les cuillères au moment de manger, une manière de trinquer. À la nôtre.)

Coney Island

Métro-conserve dans la lumière de fin d'après-midi.

Nous nous sommes rendus à Coney Island en fin d’après-midi, en pleine semaine : il n’y avait presque personne. D’autres badauds français, quelques locaux, des pêcheurs sur le ponton et des écolières sur la plage, reparties avec les rayons de soleil dans un bus scolaire jaune bardé d’inscriptions en hébreu.

Bout d'une fresque 'Coney Island' avec grillages et un bout de la grande roue qui apparaît un peu floue derrière

La lumière déclinante sied aux attractions vintage, regroupées dans plusieurs parcs concurrents, tous grillagés. Le lieu a quelque chose de suranné, même s’il est bien plus moderne que ce qu’en montre Woody Allen dans Wonder Wheel – à mon étonnement, je découvre qu’il existe bien une grande roue éponyme.

Looping dans la lumière déclinante

Une attraction et un lampadaire dans le bleu du ciel

La fête foraine fantôme qui nous a avalés à la sortie du métro nous recrache rapidement sur la promenade en bois qui longe les baraques et la plage.  Il fait trop froid pour se déchausser et marcher pieds nus dans le sable, mais on entend le ressac de la mer et, hormis Thunderbolt et quelques autres attractions du même acabit, plus aucun trait vertical ne vient heurter le regard ; l’œil se repose dans l’horizontalité de la plage, de la mer, des rayons, de l’horizon.

 *
*         *

Nom de la station vu à l'envers, avec un magasin de bonbons derrière - en sépia

Il fait quand même frisquet, dans les fifties.

Ombres de Palpatine et moi sur la carte du parc, en sépia

New York : musées et mise en scène

9/11, le mémorial

Il n’y a pas à dire, quand il s’agit de mise en scène, ils sont forts, les ricains. Le monument de 9/11 en est une nouvelle preuve, si besoin était : deux immenses béances dans une esplanade, où chutent des milliers de litres d’eau. On a l’habitude de voir les cascades d’en bas, d’où l’on est plus à même de s’émerveiller d’une puissance qui pourrait nous terrasser ; ici, on les voit d’en haut, mais le sentiment de sécurité se transforme subrepticement en malaise lorsqu’on remarque la seconde cascade où disparaît l’eau : un trou noir qui reconduit sans fin l’effondrement des tours, dans un curieux mélange de fracas et de silence. On n’a pas très envie de s’attarder, et pas forcément uniquement parce qu’on a vite fait le tour des pools. (Il faisait beau, nous avons zappé le musée associé et eu assez à faire, ensuite, avec les institutions culturelles traditionnelles.)

Le Guggenheim et sa galerie en hélice

Surprise : le bâtiment est bien plus petit que ce à quoi je m’attendais. Mais sa photogénie ne déçoit pas. C’est même l’attraction principale, au détriment de ses collections, pour le moins, euh… palaisdeTokyoesques ? J’adore l’idée de progresser en hélice, l’art à conquérir comme un sommet si l’on part du bas ou à butiner en déambulant tranquillement si l’on part du haut.

Côté pratique : y aller sur le créneau Pay as you wish pour éviter de débourser 25 $ (un peu cher quand on vient uniquement pour le bâtiment) et ne pas arriver trop tard, parce que la file d’attente fait le tour du pâté de maison avant même l’ouverture du créneau. Ne faites pas comme nous, prenez l’ascenseur jusqu’au dernier étage dès l’arrivée.

Le MET, Louvre new-yorkais

Le Metropolitan Museum était en rénovation quand j’ai découvert New York ; c’était donc LE musée en priorité sur ma to-visit list. Comme ce Louvre local ne permet pas de tout voir en une seule visite, on s’est rapidement frayé un chemin à travers les salles égyptiennes (en s’attardant sur un merveilleux hall vitré, avec une reproduction d’un temple grandeur nature, plans d’eaux compris :O) pour se diriger vers les collections d’art européen du XIX et XXe siècle. Enfin c’est ce que j’espérais, parce que Palpatine préfère les vieilleries, et on a passé un temps infini certain au milieu de joues roses et de drapés bien peints.

Pardon, *deux* immenses hall. On aperçoit le reflet de la verrière dans le bassin.

Je zappe sans pitié pleins de toiles et signale les tableaux majeurs à Palpatine, qui arrive toujours avec une salle de retard. Que voulez-vous : il est Jacquemart-André ; je suis musée d’Orsay. On se retrouve devant les Vermeer, parce que : la lumière. Je me rends compte que c’est à peu près tout ce qui m’intéresse dans les siècles reculés, et c’est ce qui m’arrête devant certains tableaux, entamant mon désintérêt déclaré : l’éclat lumineux d’un oeil chez Vigée Le Brun, un turban éclairé par Rembrandt, le clair-obscur de La Tour et… oh my God, je ne connaissais pas, mais je crois reconnaître… gros crush pour la jeune femme dessinant de Marie Denise Villers. Ne dirait-on pas une apparition ? Il se pourrait que je commence à reconsidérer mon indifférence ennuyée envers les vieilleries ;  quand on saute par-dessus le Grand Siècle emperruqué, on se trouve parfois face à des traits inattendus de modernité. On m’aurait montré la Vue de Tolède sans me dire qu’il s’agissait du Gréco, je l’aurais sans doute datée du XIXe siècle. Après tout, n’est-ce pas justement ce à quoi on reconnaît les maîtres : leur aptitude à ouvrir une brèche par-delà leur époque ? (À ce compte, il faudra me black-lister Rubens.)

Quand on arrive enfin à ma période fétiche, je virevolte parmi les impressionnistes et frémis à chaque toile entrevue dans la salle suivante, mais comment dire ? Je ne parviens pas à observer avec la même intensité ; je vois, et cela m’empêche de regarder. C’est comme si, biberonnée à cette période, je l’avais intégré à ma vision du monde. Il faut bien admettre que les retrouvailles avec Monet-Van Gogh-Degas et consorts, si plaisantes soient-elles, s’avèrent peu revigorantes ; cela ne décrasse pas l’oeil. Les toiles n’encadrent plus qu’un fragment d’une réalité déjà absorbée, et ne se détachent plus individuellement. Ou rarement, car il y a heureusement plein d’exceptions. Des découvertes ou re-découvertes variées au sein du XIXe siècle : Böcklin (je pourrais rester des heures devant l’île des morts – j’imagine que c’est ce qui s’appelle vivre), Maximilien Luce, Sorolla, Bouguereau, Hammershøi (direct envie d’ouvrir un tumblr des peintures de pièces vides, portes et fenêtres aveugles, où on le mettrait aux côtés de Sun in a Empty Room, de Hopper), la Jeanne d’Arc de Jules Bastien-Lepage (forte impression de déjà-vu-à-New York ; je me demande rétrospectivement si, lors de la rénovation du MET, certaines toiles n’avaient pas été exposées au MoMa)… Une découverte surréaliste du XXe, aussi, qu’il me faudra approfondir : Kay Sage. Comme j’ai moyennement envie de passer deux heures supplémentaires à retrouver et insérer tous les tableaux, je vous invite à jeter un oeil au thread Twitter que j’ai fait sur place, avec la plupart de mes coups de coeur (et aussi pas mal d’âneries).

Côté pratique : rendez-vous au MET après un brunch ou un early déjeuner, parce que le musée est immense et la cafétéria hors de prix si vous cherchez à vous  restaurer un tant soit peu substantiellement. Prévoyez si possible dans les deux jours qui suivent un créneau pour vous rendre aux Cloisters, auquel le billet du MET donne accès.
Pour grignoter un morceau avant de venir : Pick a bagel avec des parfums de cream cheese assez délirants au 1101 Lexington Avenue (c’est une chaîne).

The Cloisters, extérieurs et excentrés

Autant les vieilleries moyenâgeuses ne sont pas ma tasse de thé (on est quand même très loin du XIXe siècle, là, faut pas pousser mémé dans les orties), autant j’ai un faible avéré pour les cloîtres et leur arches ménageant un clair-obscur dans lequel il fait bon se promener. Encouragée par Melendili, j’ai suivi Palpatine dans son souhait d’amortir le billet du MET en allant visiter The Cloisters.

La reconstitution de cloîtres grandeur plus ou moins nature (et la corne de narval plus grande qu’un basketteur) vaut clairement le coup de prendre le métro pendant 40 minutes tout au Nord de Harlem. Le musée est juché en haut d’un parc, pas loin d’un petit belvédère d’où l’on peut admirer les falaises du New Jersey (avec certes un bout d’autoroute en bande-sonore étouffée). Le tout forme une très sympathique balade ; j’ai ajouté le cloître-patio à mes idéaux architecturaux (le bow window paraît désormais simple en comparaison).

Vue depuis le belvédère du parc où se trouvent The Cloisters.

Côté pratique : privilégier un jour ensoleillé ou du moins sans pluie, étant donné qu’il faut marcher un bon quart d’heure depuis le métro et que deux des trois cloîtres sont en extérieur.
Pour grignoter un morceau, rendez-vous quasi en face du métro au Broadyke Meat Market (4767 Broadway) pour un bagel custom made (charcuterie et fromages au choix) et de délicieux muffins. Rien que pour l’étiquette suggérant la prononciation du gruyère (gree-hair) et les sayings écrits à la main (It’s not us who are late, so please, don’t rush us), ça vaut le coup .

La Frick, c’est chic

Encore des joues roses, me disais-je à propos de la Frick Collection. Mais JoPrincesse avait insisté. Il faut bien avouer que c’est particulier. Comme dans hôtel particulier : meubles lourds, décoration chargée, moquette feutrée (ai-je déjà marché sur de la moquette dans un autre musée ?). On pourrait y tourner un équivalent américain de Downtown Abbey : tout sent le luxe d’une classe riche et éduquée (goûtant essentiellement les vieilleries, à l’exception de quatre Whistler). Point d’orgue du lieu : le patio avec son bassin et sa verrière.

Côté pratique : repérer le créneau Pay as you wish. L’attente a été assez courte alors que nous nous sommes pointés un peu après le début des festivités.

Ellis Island & le storytelling

La visite d’Ellis Island, chaudement recommandée par Marianne, c’est l’équivalent new-yorkais d’Alcatraz à San Francisco : un lieu-musée auquel on accède par bateau, à visiter l’oreille vissée à l’audioguide. À moins de réserver un hard hat tour, qui donne accès aux parties en ruines de l’île, il n’y a pas énormément de choses à voir, mais la reconstitution narrative est d’une telle richesse que l’on peut y passer des heures, guidé par un ranger (Ellis Island est un parc national) ou par l’audioguide. Les deux ont le chic pour vous faire revivre le parcours d’un immigrant du XIXe siècle, à grand coup de storytelling : appréhension, espoirs, suspens, questions pièges (il fallait montrer sa détermination à trouver du travail, mais ne pas avoir d’emploi réservé… une pratique illicite)…

 

La plupart des immigrants passaient tout au plus quelques heures sur l’île (quand on voit qu’il faut aujourd’hui 1h30 pour passer la douane en tant que simple touriste, cela ne paraît pas démentiel);la dramatisation intervient avec les quelques pourcents renvoyés ou retenus sur l’île, le temps de guérir d’une maladie contagieuse dans l’hôpital attenant, de voir son cas jugé dans le tribunal incorporé… ou encore de se marier (les femmes seules n’étaient pas admises, entraînant des mariages arrangés par correspondance !). L’île devient alors un curieux purgatoire, où le statut des immigrants oscille entre celui de détenu (dans la promiscuité, avec des lits en toile superposés) et d’invité (repas offerts, servis avec des couverts en argent).

Non seulement le storytelling rend la visite vivante et plaisante, mais il contribue à une meilleure mémorisation de ce morceau d’histoire, s’il est vrai qu’on se souvient mieux de ce qui s’accompagne d’un ressenti émotionnel – ce qui marque, quoi. Évidemment, l’immersion full feeling a l’inconvénient de ses avantages : elle relègue au second plan la mise en perspective historique, remisée dans une partie du musée qu’on dirait réservée aux scolaires tant on se croirait dans un manuel… avec une dimension politique proche de l’endoctrinement pour la période la plus récente et polémique. L’heure de fermeture approche ; on traverse cette partie du musée au pas de course.

Idem pour le dernier étage, consacré à l’histoire du lieu (par opposition à la portion d’Histoire qu’il a abritée) : des maquettes reconstituant l’agrandissement de l’île et les constructions des différents bâtiments, les effets personnels de familles de diverses origines… ainsi que des meubles et des objets récupérés avant la rénovation du bâtiment principal, tombé en ruine après qu’on ait cessé de l’utiliser. À voir le carrelage régulier du grand hall, on peine à croire qu’un arbre avait poussé en plein milieu… J’aurais aimé passer davantage de temps devant les photographies et les objets sauvés de ce Titanic temporel – un contrepoint à la reconstitution qui, à le faire revivre comme au présent, abolit d’une certaine manière le temps passé.  J’ai beau savoir que là ne réside pas l’enjeu historique, les ruines, et celles-ci relativement récentes, me fascinent… comme si nous apercevions, vivants, le temps où nous ne serons nous-même plus que souvenir.

Très envie de revoir Brooklyn

Côté pratique : zapper la statue de la Liberté, que l’on voit bien depuis le ferry, pour passer plus de temps dans le musée. Entre deux sections, posez-vous à la cafétéria : l’offre est insipide, mais la salle reconstitue la salle à manger de l’époque des migrants (si j’ai bien compris – j’étais HS).