Budapest, approche touristico-historique

Vous ne lui trouvez pas un air Disney à cette tourelle ?

 

Les guides touristiques commencent toujours par « un peu d’histoire ». Histoire d’ajouter la dimension du temps à celle de l’espace, celle-ci ayant pourtant été façonnée par celle-là. L’histoire aplanit le relief : les vestiges co-existants redeviennent successifs, alignés sur le fil chronologique. On oublie que chaque présent réécrit le passé sans ambages, comme l’hôtel Hilton mochement moderne installé dans les restes d’un couvent du XIIIe siècle. L’histoire dévidée comme un boniment est explicative, reposante, ennuyeuse aussi. Je n’ai pas grand-chose à faire du roi Matthias*, je le confesse, ni de ceux qui viennent avant, ni de ceux qui viennent après. Pas individuellement en tous cas.

L’accent prononcé de la guide, le micro, le bruit ambiant… mon anglais ne me permet pas de combler aussi facilement la perte d’information. Je décroche régulièrement, happée par ses tirades ingressives. Ingressif : j’ai découvert ce mot en cours de phonétique (enseignement secondaire obligatoire tombé de nulle part en fac de lettres) ; il caractérise un son émis sur l’inspiration, comme « oui ». (Non, nous n’avons pas parlé de la problématique de l’orgasme en cours.) C’est assez rare en français, qui se parle dans l’expiration (égressif). Je ne sais pas ce qu’il en est du hongrois, mais notre guide hongroise parlant anglais semblait parfois à la limite de l’asthme. On se trouve aspiré dans son manque d’air et l’on se heurte à ses lèvres trop fines et étirées pour articuler le filet d’air qui passe, au-dessus desquelles s’agite un regard vaguement inquiet. La visite est un peu éprouvante, mais elle est, elle, émouvante dans son désir de partager sa culture à des étrangers un peu paumés.

Je ne suis pas très concentrée, mais je suis docilement la visite guidée pour attraper au vol les influences diverses, pour les voir s’entrechoquer et s’entremêler dans la ville, pour les voir faire la ville, devant moi dans le désordre de l’histoire non-linéaire : résidence royale néoclassique tristounette ; fontaine priapique héritée de l’occupation ottomane (occupation parce que ce n’est pas la culture qui a été conservée ; les Magyars** aussi ont été des envahisseurs…) ; église médiévale agrandie, transformée en mosquée, redevenue église, reconstruite ; ou encore Palais royal médiéval-baroque-dixneuvièmiste devenu musée, ce qui n’est à tout prendre que la version culturelle de la disneylandisation. Dans un cas, le temps n’a pas été (Disney uchronique et donc utopique) ; dans l’autre, on fait semblant qu’il ne passe plus (temps devenu géographique, désincarné dans des œuvres ou des objets parmi lesquelles on peut à notre tour passer, comme le temps). Le quartier du château et de l’église, trop touristique avec son passé marchandé et ses tourelles qui semblent tout droit sorties du château de la Belle au bois dormant à Marne-la-vallée, n’en exerce ainsi pas moins sa fascination : celle de voir le temps en bloc, ivresse de se promener parmi ce qui était avant nous et ce qui était avant ce parmi quoi on se promène, vertige temporel conjugué à celui d’une position imprenable (comme si nous n’allions pas y passer nous aussi), vue sur la ville qui se déroule des temps passé jusqu’à nos pieds, le long du fleuve qu’on ne voit pas couler, entre le kitsch et la légende (je ferais bien un tour de la ville à dos de Turul, un aigle qui n’en est pas un, ni bonapartien, ni germanique : hippogriffe local).

Turul vers l’infini et l’au-delà
(vu de profil, il n’a pas l’air commode, en fait)

Le Pont aux chaînes et les fantômes parasols du passé

 

Sur le seul point plus haut de la ville, à vol d’oiseau justement, une statue commémore la libération de Buda, c’est-à-dire le début d’une nouvelle occupation, soviétique et non plus nazie. S’il est une influence historique qui brille par son absence, c’est bien celle-ci : cette statue est la seule à avoir été conservée et, à en croire le guide (papier, cette fois), elle avait originalement été commandée par un hitlérien pour commémorer la mort de son fils sur le front de l’Est… Ironie de l’histoire et rappel de ce que les vainqueurs (même temporaires) la réécrivent toujours. Les autres statues (réellement) communistes ont été reléguées dans un parc en dehors de la ville. J’y aurais bien été s’il ne se trouvait pas à une heure en transports de la ville ; je trouve l’idée d’un cimetière de statues hautement poétique (et intelligente : ne pas renier l’histoire, l’évacuer toutefois). Dans la ville elle-même, quelques trams vieillots (d’autres flambant neufs) et quelques bâtiments blockhaus, mais pas plus qu’ailleurs (juste de quoi enrichir ma collection photo de contrastes urbains). Rien à voir avec Prague, qui semblait d’une autre époque lorsque je l’ai visitée – mais aussi, c’était il y a plus de dix ans ; peut-être la capitale tchèque en est-elle au même point aujourd’hui… Tant de lieu qu’il faudrait déjà revoir quand il en reste tant à découvrir…

 

Contrastes urbains, côté Pest

 

Épilogue de la visite de Buda : nous quittons le Buda historique par la porte de derrière, du côté opposé au fleuve, et redescendons en bus parmi les mortels pas encore morts dans le Buda en contrebas, aux vagues airs de banlieue dortoir ou cossue.

* Mátyás en hongrois. Maintenant je me demande si le pâtissier Matyasi a des origines hongroises, c’est malin.
** Si j’ai bien compris (mais c’est peu probable), magyar est la version hongroise de hun (hunhongrois…).

Second Story Sunlight

Second story sunlight

J’aurais pu rester un temps infini devant Second Story Sunlight, à baigner dans sa lumière…

Solitude, mystère, nostalgie. Et un bingo Hopper pour l’exposition présentée à Rome, un ! J’aurais mauvais jeu de critiquer une exposition fort bien ficelée, avec un audioguide bien calibré et une scénographie agréable de savoir se faire oublier, mais c’est plus fort que moi : la solitude est une telle tarte à la crème hopperienne que j’ai envie de dessiner des petits bâtons à chaque occurrence de l’audioguide ou des cartels. On prend parfois un peu de distance avec les cadrages cinématographiques, mais la tentation est trop forte de chercher à savoir ce qu’il y a derrière et on revient buter dessus : la solitude, le mystère des silhouettes isolées. Il ne vient manifestement pas à l’idée de grand monde que le mystère ne tient pas ce qu’il y a derrière (derrière les angles morts, derrière les corps barrés de peinture) mais devant (devant nous) : ce qui est, et qui n’est rien d’autre.

Plus ça va, plus je suis persuadée que la peinture de Hopper est contingence pure. On n’y voit même pas quelqu’un : une silhouette ; même pas une silhouette : un bâtiment ; même pas un bâtiment : un pan de mur ; même pas un pan de mur : un pan de mur éclairé.

« an attempt to paint sunlight as white with almost no yellow pigment in the white. »

Pas le soleil, juste la lumière. Juste ce qui rend visible ce qui est, et ce miracle : qu’il y ait quelque chose. Et nous, qui tentons de nous y insérer, de nous y mouvoir (trouver sa place). D’où les cadrages, la mise en scène : on tourne autour et on est déjà dedans.

 

OK, la photo souvenir a un petit côté Disneyland, mais c’est ludique et intelligemment fait. Cœur surtout sur la personne qui a eu l’idée de disposer trois tables lumineuses à la sortie, sur lesquelles décalquer une œuvre ; j’ai rapporté chez moi une maison mal crayonnée, mais qui m’a beaucoup amusée. Non, vraiment, sans la climatisation, cela aurait été parfait. Cette exposition valait bien un rhume, sans doute.

*

Maybe I am not very human – what I wanted to do was to paint sunlight on the side of a house.

Ce qui est. La lumière. C’est énorme et c’est tout con. Toute la beauté du truc. Toute la difficulté aussi, parce qu’on a du mal à s’y arrêter. La contingence appelle la genèse ; on a envie de faire parler ce matériau brut, de l’animer, le prolonger (d’où le fort appel narratif de cette peinture). On a beaucoup de mal à se retenir d’y projeter des pensées et des sentiments qui n’y sont pas – pas sous un prisme psychologisant, en tous cas, pas comme ça, même s’ils infusent toute la peinture, la font manifestation d’une intériorité. De voir cette exposition avec Palpatine, je me suis dit que les tableaux de Hopper sont probablement la meilleure illustration-transcription de ce en quoi son profil INTP* peut être difficile à saisir : aussi lisse et intense qu’un mur ensoleillé. Maybe not very human.

* Profil MBTI, nouvelle marotte de Palpatine. J’y reviendrai.

Basta et pasta

Selfie à l'hôtel

 

Déjà vu ou bis repetita placent ?

De retour sur les pavés romains, j’ai l’impression de revenir en arrière. Même nostalgie écœurante que lorsque la voiture remonte la rue de mes grands-parents et se gare à une descente de garage d’écart de la maison où j’ai passé mon adolescence, sur le rond-point où je vois encore tournicoter des fantômes d’enfant, ma cousine et moi, à longueur de mercredi après-midi, à vélo, en patins, en trottinette, sur toutes les roulettes possibles. Le temps semble n’avoir pas cours dans cette résidence Kaufman & Broad, aux maisons identiques les uns aux autres, identiques à ce qu’elles étaient, identiques à ce qu’elles sont à la télévision. Tout y stagne tellement dans son jus de jouvence éternelle que le retour géographique se transforme toujours en retour temporel. Ce n’est pas tant nostalgique que malsain, de voir niées toutes les années que j’ai vécues depuis. J’ai l’impression d’être un éléphant dans mes souvenirs en porcelaine. Ce n’est pas bon, pas dans l’ordre des choses. Il faut passer à autre chose ; la sensation poisseuse cesse dès j’entre dans la maison de mes grands-parents, qui n’ont pas cessé vivre et de vieillir… et de refaire encore et encore la décoration.

 

Plaza de Spagna

 

De remettre les pieds sur les pavés romains, j’ai l’impression d’avoir rembobiné d’une année. Et abîmé la bande ce faisant. Il fait moins beau moins chaud, forcément, un mois et demi plus avant vers l’hiver*. La nouveauté s’est éventée, je connais déjà pas mal de rues**. Le poisson à grosses bajoues et petites dents présenté par une mégère à l’oreille de son époux ne fait pas rire Palpatine, très sérieux dans sa visite du palais Barberini. Je suis celle que je n’ai jamais été, la sale gosse qu’on traîne au musée. Qui trouve le Greco moche. Frigide de la peinture baroque, je n’ai même plus honte. Il n’y a que le Caravage qui me plaise, sa Judith répugnée par la tête qu’elle est en train de trancher, et le reflet de Narcisse qui s’enfonce dans l’obscurité. Ignare et snob, oui. Je dansote dans le grand salon du musée, chichement éclairé par le soleil, comme on danse pour invoquer la pluie, le fantôme de mon enthousiasme passé, qu’on devinait sur les photos de la princesse. À la boutique, Palpatine regrette que la réplique des boucles d’oreille de Judith soit en 2D et en plastique. Je fais la sourde oreille, mais le toc me poursuit. La mauvaise copie me fait passer à côté du plaisir de la répétition ; je n’en retrouve plus le chemin. À côté de mes pompes, je me contente de mettre un pied devant l’autre. Comment passe-t-on du déjà vu au bis repetita placent ?

 

Musée d'art moderne et contemporain

* Encore que très doux pour la saison ; le contraste avec Paris est saisissant !
** Sans pour autant m’y repérer : je peux reconnaître des trajets, mais Rome refuse de se constituer en carte dans mon esprit. Longitude, latitude et altitude restent éparpillés comme les sédiments antiques dans la ville. Mais si, voyons, c’était près d’une place, avec une fontaine, près d’une église : tout lieu à Rome ou presque. L’homogénéité architecturale n’aide pas.

 

Alignement de reverbères

 

Basta et pasta

La pasta me remet sur la voie. Le plat de pâtes se déguste hic et nunc, bien chaud. Le pecorino fondant, fondant. C’est un soulagement, un lâcher d’endorphines comme seuls savent en déclencher chez moi les trois B : baise, bouffe, ballet (ne rie pas, toi qui as tagué les agendas de tes camarades de big bisous bien baveux). Je couine. Des huuuum, des haaaa, des ooooh, des holalaaa, toutes les onomatopées y passent, toutes diphtonguées. Il a suffi d’un plat pour que les pasta alla gricia se fassent détrôner par les tonnarelli cacio e pepe.

Je suis retournée chez Dino et Toni pour vérifier, quand même, et faire découvrir ça à Palpatine, la trattoria miteuse aux assiettes délicieuses, où on n’a pas le droit de choisir parce que le chef sait ce qui est bon pour toi et tu te fais rabrouer si tu essayes de protester. Clairement pas un restaurant d’anniversaire, mais ça l’est devenu par la forces des choses – des choses comme un restaurant introuvable, des bonnes adresses fermées et des notes Tripadvisor à l’amplitude dissuasive. Après une journée de marche, on était juste contents de s’échouer sur une chaise, même sommaire, et de manger, même entre des murs trop verts. Le chef est venu traiter son fils-serveur d’enculé en aparté gueulé, ça a fait marrer Palpatine et m’a presque fait oublier que ça craignait un peu pour un anniv, que je n’avais pas assuré (le cadeau que j’avais dans l’idée devait être commercialisé trois jours après l’anniversaire (il ne l’est toujours pas, je commence à craindre pour Noël) et j’avais joué la carte de la running joke, clairement meilleure en running joke qu’en spatule (certes violette) pour remuer les pâtes (évidemment, on ne l’a pas étrennée pour faire les pâtes ; je peux ainsi confirmer ma préférences pour les fessées à main nues)).

Ce n’était pas le restaurant de ce voyage. Nous sommes retournés au nôtre, celui des tonnarelli cacio e pepe, pour y partager des pâtes alla amatriciana (l’association du vin rouge et de la tomate a crié osso bucco dans mon esprit, immédiatement empli par la vision de la vieille cocotte rectangulaire en fonte jaune de ma maman) et une pizza blanche mozzarella, gorgonzola, parmesan et PECORINO (le pecorino est l’avenir de la souris), le tout d’origine contrôlée pour un effet qui ne l’est pas du tout. J’ai été prise d’une grande pulsion d’iniquité, prête à prétendre ne plus savoir diviser par deux. Heureuse, en réalité, de partager un même goût de la variation, l’envie de retourner vers ce qu’on a aimé, pour retrouver le même mais en différent (exprimé par un MBTI, cela donne : pourquoi risquer un restaurant qui risque d’être mauvais, quand on peut avoir la diversité avec la sécurité ?). J’avais regretté, à Séville, que le restaurant-avec-la-meilleure-ratatouille-du-monde soit resté un one shot…

J’aime découvrir et revenir. Rome, que je ne pensais pas pour moi à cause de son fatras baroque et religieux, est en passe de devenir mon Londres du Sud, une ville où venir et revenir, moins pour visiter que pour flâner. Je me sens bien dans ses grandes artères et ses petites ruelles, ses places, ses coupoles autour des décorations baroques et ses douves autour des sites antiques, tout le vide que la ville orchestre en son sein et dans lequel on respire, tout le temps qu’elle sédimente et au travers duquel on circule.

 

Tobogan de pins

 

Conversation et ville éternelle(s)

Le hasard : contingence qui prend des airs de destin. Il fallait que cela se produise. Mais pour que cela se produise, il ne fallait pas que cela soit prévu. Du coup, si le hasard fait bien les glaces, il fait surtout les meilleures promenades, parfait équilibre entre l’errance et la destination. Le troisième jour, nous cessons d’arpenter la ville pour commencer à y flâner, la Villa Borghèse comme prétexte. La Villa Borghèse est par nature un prétexte : on n’a jamais réussi à établir avec certitude laquelle des constructions était la villa et à vrai dire, on s’en fiche un peu, parce que la Ville Borghèse, c’est avant tout un parc. Le Central Park romain selon mon petit guide ; le Hyde Park romain selon moi-même. De hauts pins et de la brume. Un air qui ravigote.

Reflets des arbres dans une flaque

C’est au tour de Palpatine de me faire découvrir ce que je n’avais pas vu : il me raconte le parc de nuit avec sa sœur, les entrées, les allées ; on longe un zoo et ça part en vrille, parce que ce n’est pas tous les jours qu’on peut voir un crocrodile rouge, dans le bassin à l’entrée, ou des abeilles Ubereats, qui trimballent leurs seaux de miel en carton sur les palissades. On raconte beaucoup de bêtises, on se stimule même dans l’ânerie (chacun est le meilleur public de l’autre) et je m’arrête à intervalles réguliers pour évacuer un rire un peu trop fou pour marcher avec.

On s’en fiche un peu, du coup, que le principal musée soit complet tous les week-ends jusqu’en février (!) et que le musée d’art contemporain, aux grands volumes clairs, soit largement plus joli que ce qu’il abrite (à quelques exceptions près, évidemment, dont Les Trois Âges de la vie de Klimt, exposé dans la seule salle non éclairée du musée). L’important, c’est de déambuler et d’alléger notre fatigue ensemble. De faire de la balançoire et de s’apercevoir qu’on a déjà un peu vieilli : le corps supporte moins bien les accélérations ; une grande balance de rien du tout me donne la désagréable sensation toonesque que mes organes sont restés un endroit d’où le reste de mon corps est déjà reparti. Tandis qu’on va et qu’on vient à amplitude réduite, je raconte à Palpatine les mercredi après-midi à la balançoire avec ma cousine, les grandes amplitudes de nos petits corps et les sorties de gymnaste qu’on notait entre nous, bonne réception, genoux pliés, bras victorieux, menton levé et cul en arrière. Peut-être que j’invente. Je me souviens mieux des cordes qu’on entortillait jusqu’en haut pour se laisser ensuite tournicoter à tout barzingue, mais je ne peux pas retenter l’expérience : ces balançoires publiques ont des chaines à la place des cordes. On s’en fiche un peu, on a encore plein d’allées à parcourir, d’endroits où se promener, plein de bêtises à inventer, ici et maintenant, et puis là-bas et après. Une exposition à contempler. Une doublure à ne pas trouver. Un train à prendre et une conversation à reprendre, indéfiniment.

 

Grappe de ballons-oies