Sôkô (premières gelées de saison)

Les premières gelées se forment

Jeudi 23 octobre

Les déménageurs sont déjà devant la porte lorsque le boyfriend me réveille : cette porte est à une heure de route et c’est moi qui ai le permis. Il n’est pas encore 8h. Ils sont arrivés à l’heure où nous pensions qu’ils partiraient.

Le boyfriend est comme un gamin le matin de Noël quand les déménageurs commencent à faire entrer tout ce qu’il faudra déballer. Ça y est, il est chez lui.  Je le vois enfin détendu et souriant ; ça vaut le coup d’avoir un petit pincement au cœur de le voir ainsi, heureux.

Les déménageurs passent avec des choses variées sous ou dans les bras ; les nôtres ballants, il n’y a plus qu’à les aiguiller — là, dans le salon, dans la chambre à gauche, dans la pièce du fond qui, à force, pour les déménageurs aussi devient le bureau… Des bouts de Montrouge arrivent là. De Vanves aussi, de la maison de ses parents décédés, et ça ou le café lui retourne les tripes, je me retrouve un moment seule à dispatcher des affaires qui ne sont pas les miennes dans un espace où je n’ai rien projeté. Et ça, Madame ?

À leur départ, au début, je déballe toute la vaisselle, celle que je connais et celle de son enfance, je sectionne, déballe, défroisse, empile, range dans le lave-vaiselle et les placards, je m’active, fuis dans le divertissement en croyant aider. Ses amis arrivent, repartent. La frénésie cesse. Les pièces s’apprivoisent. Je mappe la lumière, les bruits, entre évitement et prédilection. On inaugure le vieux canapé en cuir dans lequel je ne m’étais jamais assise. La fibre est raccordée. On accroche les rideaux occultants dans les chambres. Je reprends la relecture du roman de mon amie M. La nuit tombe autour des baies vitrées nues et noires du salon. On réchauffe de l’aligot acheté au Super U bien achalandé du coin. Premier dîner. Première nuit dans la maison.

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Vendredi 24 octobre

Au réveil, les branchages sans tronc par la fenêtre, tamisés par la moustiquaire.


Réveil tardif, oubli, retour, détour… Nous n’avons plus aucune avance ; je conduis au maximum des limitations de vitesse. Voiture garée au parking de location, bras encombrés, je fais tomber des trucs. Le boyfriend me dit midi vingt-cinq ; j’ai vingt à ma montre ; c’est vingt-cinq, s’énerve-t-il ; je ne comprends pas. Avance ! il me crie dessus et je me mets à crier moi aussi, cri de décharge très aigu. Tout va bien ? demande le monsieur à qui je remets les clés de la voiture. Un couple d’hystériques, voilà qui nous sommes en cet instant. Il est midi vingt-et-une et le train est à midi vingt-cinq, apprends-je en entrant dans la gare ; la veille, il m’avait dit, ou j’avais compris, tente-cinq. Nous nous installons dans le train, il part, je décompense lacrymal.

Le retour est laborieux : nous nous infligeons le métro parisien sans Paris, nous n’avons pas de direct cette fois-ci et le second train dans lequel enfin nous sommes assis ne part pas parce que quelqu’un est parti, quelqu’un quelque part s’est suicidé sur les voies — présence de personne dans les voies, c’est la formule consacrée, incrustée.


Au soir, le boyfriend reprend sa place devant l’ordinateur, effaçant les quatre jours quasi sans écran, sans voix qui ne sorte pas d’un corps présent. C’est comme s’il avait tellement hâte d’avoir sa baraque qu’il ne pouvait plus vivre ici qu’en attente, en stockage. Ça me vénère, ça ou l’appart crade, surtout après la maison vide immaculée ; je passe mes nerfs en ménage, malgré ou à cause de la fatigue, au moins ce sera propre. Évidemment il n’est pas dupe, et mes pleurs et ses bras, et son envie d’être chez lui plutôt que de fuir chez moi.

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Samedi 25 octobre

Le petit monde de la danse pensait qu’il ne faudrait pas y compter, que ce serait complet, mais c’est loin de l’être, ce n’est pas notre public, me dit la guichetière de la matinée (l’après-midi donc), et j’obtiens une place pour non pas un mais les deux programmes présentés au Colisée par la Martha Graham Company. Cela fait plaisir à voir, me dit la guichetière du soir espoir, quand je dansote de la joie devant le comptoir pour la seconde fois de la journée.

Je m’amuse à repérer les professeurs de danse et les élèves présents, sursaute quand un de l’an passé que je croyais parti plus au sud me salue dans la file des toilettes (il est bien parti, mais revenu en vacances dans sa famille). Le para-social, comme l’appelle le boyfriend qui repose ses pieds à la maison (chez moi), fait partie du plaisir.

Fait aussi partir du plaisir : imaginer que la magnifique Médée qui ne sourit pas quand elle danse, même quand elle n’est pas Médée, même quand la jouissance du mouvement déborde les visages autour d’elles, imaginer que cette splendide danseuse a senti l’intensité de mon regard sur elle lors des saluts, pile en face d’elle, et que c’est non pas à moi mais à cause de moi qu’elle attendrit alors son visage. Ça fait partie des histoires que j’aime me raconter dans le velours amniotique des salles de spectacle. C’est mon pouvoir secret de spectatrice de l’autre côté de la rampe. Mais il doit rester secret, insu des danseurs du moins, et non, je ne veux pas faire un selfie avec l’un des danseurs sorti saluer son professeur, même si nous avons eu quelques fois ce professeur en formation, trop peu pour que je puisse penser à le dire mon professeur — et préciser être moi-même ballet teacher, non non non, what’s wrong with you? or with me?

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Dimanche 26 octobre

Où est passée la journée ? Dans un élan non contraint, j’ai presque fini de créer ma nouvelle barre à terre, et pffft. Ça accroche un peu dans le genou et coulisse davantage dans le haut du dos : la hernie discale serait-elle de l’histoire assez ancienne pour que je progresse en souplesse dorsale et reparte à la conquête de mes arabesques ?

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Lundi 27 octobre

Dernier cours stretching postural avant les grandes vacances de la prof. Je m’énerve contre mon bassin qui ne reste pas en place dans les grands battements alors que l’amplitude est possible pour mon corps, regarde me dit la prof en tenant ma jambe dans une position que je ne parviens pas à trouver seule. Mon corps ne connaît pas le chemin ; même sous 90°, je lève la hanche.

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De courtes averses tombent parfois

Mardi 28 octobre

Mon intolérance aux sons que je ne produis pas m’oblige à faire pièce à part (si j’accumule les heures à passer outre, à la fin plus rien ne passe). Jusqu’à aujourd’hui, ma tranquilité sonore se faisait au détriment de ma posture — jusqu’à ce que je pense à rapatrier dans la chambre la table de jardin (de terrasse) que m’a offerte le boyfriend. C’est incongru, mais pratique et harmonieux, le gris-bleu dans le camaïeu bleu-gris.

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Mercredi 29 octobre

Lire les blogs le matin depuis mon lit, laisser un commentaire ici ou là, collectionner des extraits, me donne l’impression aristocratique de m’occuper de ma correspondance avant les affaires de la journée (préparer mes cours).


La création des cours est laborieuse, anxiogène. C’est un effort renouvelé à chaque exercice, bien supérieur à ce que demande chaque exercice. J’y suis qu’il faut encore s’y remettre — et n’en pas voir la fin.

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Jeudi 30 octobre

Cours particulier : je n’ai pas envie d’y aller, et une fois que j’y suis, ça va, ça fait même mieux qu’aller, j’y prends du plaisir, à ce travail individualisé, à observer, (re)découvrir et corriger une organisation posturale dans le détail. Des choses qui n’ont pourtant jamais été cachées se révèlent, essentielles (la rotation interne bien visible au niveau des genoux) ou amusantes (oh, l’annulaire et l’auriculaire qui se rétractent en couronne !), des tics se trahissent (un petit dandinement de satisfaction tout mignon pour s’installer dans son corps), des évidences s’imposent (la cage thoracique trop en arrière par rapport au bassin, qui part en antéversion) et des priorités s’établissent. Je saurai dorénavant quoi vérifier rapidement en cours collectif. C’est si utile que, si je dirigeais ma propre école, j’inclurais un cours particulier avec l’inscription annuelle pour les cours collectifs.

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Vendredi 31 octobre

J’ai ouvert WhatsApp pour souhaiter un joyeux anniversaire à mon demi-frère. Mon précédent message datait d’un an tout pile : Joyeux anniversaire.


Je finis de préparer mon cours pour les petits et cela me dégage l’après-midi, la tête, une journée de vacances ressenties. Plaisir, joie. Le soir pourtant, l’anxiété mise à distance revient, ne m’a probablement pas quittée, planquée dans une forte tension au niveau des mâchoires.


Sur le haut des bâtiments et les cimes du parc Barbieux, la lumière incroyable du soleil levé au moment de se coucher, juste après la pluie. Ça gonfle la cage thoracique de beauté, poumons branchifiés. Glorieux, doré, flamboyant, enflammé, embrasé… les mots tombent feuilles mortes face à la lumière aux couleurs. C’est jaune et rouge et orange, orange aussi le teint de ces deux étudiants-d’école-de-commerce qui se font face. Une voiture remonte le large trottoir piéton pour ne pas emprunter la déviation des travaux. Laideur fugace. La lumière décroît. Beauté fugace.


Le cliquetis de la manette de jeu. Je pourrais la passer par la fenêtre. Est-ce la misophonie ? la tension dans la mâchoire ? Je m’énerve d’un rien. Comment fait-on pour habiter ensemble ? Pour supporter que l’autre vous manque alors qu’il est là — qu’il devient encombrant ?

Ça va ? Non ça ne va pas, décèle le boyfriend dans la cuisine, avant le dîner. Et c’est la première fois de la journée que nous nous voyions, que nous sommes présents l’un à l’autre. Soulagement de ses tâches de rousseur braquées sur moi.


The Gentlemen :  une saison de huit épisodes, court mais efficace — sauf cette fin, bâclée si elle doit rester sans deuxième saison. Anyway, la conjugaison du flegme britannique et de la nonchalance badass ne pouvait que fonctionner sur moi. C’était parfait après Breaking Bad — on retrouve même l’acteur de Gus Fring, toujours impeccable, toujours dans le business de la meth. (J’ai en revanche dû Googler l’acteur jouant le frère du protagoniste pour retrouver où je l’avais vu : c’était Luke dans Lovesick !)

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Samedi 1er novembre

[rêve] rideau de douche à tirer entre les deux toilettes et la douche, j’utilise les toilettes il n’y a personne, plus tard j’ai besoin d’y retourner, les passagers d’un long courrier ont débarqué, ils ont besoin de se rafraichir, un jeune homme s’impatiente, je prends trop de temps, quand je sors il mime le mouvement par lequel je me suis étrillée, quel besoin, il est excédé

[rêve] de la maison de ma grand-mère, à l’étage, une machine à laver tourne dans la première chambre après la salle de bain, les vibrations se propagent, cette lézarde que je suis du regard autour de la pièce, est-ce que je la découvre ou est-ce qu’elle se propage sous mes yeux ? la maison tremble, le paysage se met à défiler par la fenêtre, la maison va s’écrouler, je grimpe pour rester à la verticale à mesure que le plan s’incline, m’extrais par la fenêtre, rester le plus haut le plus longtemps possible comme dans Titanic, ma tante, ma mère étaient dans la maison, dans les chambres, tout le monde est sauf


Blue Eye Samouraï : j’y suis allée un peu à reculons, mais je vais poursuivre.


Lire un chapitre avant d’aller se coucher, quelle bonne idée quand un récit de viol déboule dans le roman (Betty : très dur donc, très beau aussi, malgré la dureté, à cause de — contrepoing).

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Les feuilles d’érable et le vigne vierge rougeoient

Dimanche 2 novembre

Je boue d’une colère qui, comme la tristesse en SPM, ne vient de nulle part, ne m’appartient pas. Tout m’agace et m’énerve, je hurle d’énervement encore plus fort que de douleur d’avoir passé le pouce sur le disque du mixeur, mais quelle conne, je hurle contre moi, pleure contre le boyfriend, je suis tout le temps en colère en ce moment, il voit bien, n’a heureusement pas assez dormi pour être contaminé par ma rage. J’en ai les mâchoires crampées — à moins que ce ne soit l’otite qui revienne. Gouttes dans les oreilles, tisane au CBD, j’ai l’air dépité. L’humeur ne s’allège que lorsque je m’oublie dans la lecture et le soir, quand la journée est de toutes façons foutue, autant en profiter.

La colère est une émotion qui ne m’est vraiment pas habituelle. Je ne sais pas quoi en faire, comment surtout ne rien en faire, ne pas bouillir, crier, écraser, brusquer gestes et pensées.

Heureusement, ses mains à la base de mon crâne, relai d’Atlas, me déchargent un temps de mon monde intérieur. Répit contre lui.

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Lundi 3 novembre

Contre la colère, les cours qui reprennent, je m’active, reste activée et, en quelques heures, règle ce que je repoussais de journée en journée. J’éprouve le besoin de me les lister sans cesse, à intervalles réguliers au cours de la matinée, pour que le temps ne soit pas passé nulle part, sans agrément : je me suis épilé les jambes, j’ai lavé le plat à gratin, quelques justaucorps à la main, vidé le lave-vaisselle, descendu les poubelles, passé l’aspirateur y compris dans les câbles derrière le bureau, rangé le linge, lancé et étendu une nouvelle machine, imprimé mes feuilles de cours, renvoyé un mail au gestionnaire de l’appartement pour lui rappeler les questions qu’il a esquivées et réclamé les relevés de charges qui ne m’ont pas été communiqués, répondu rsvp pour assister à une restitution sur la santé du danseur, fait descendre le nombre de non lus dans mon lecteur de flux RSS, mais ce n’est déjà plus une corvée, attention à ne pas traîner plus loin leur il faut.


Il fait désormais nuit en partant bosser — pas encore nuit comme dans le travail salarié, mais déjà nuit. En face de l’arrêt de bus, je retrouve l’appartement au mur bleu et à la porte coulissante, trois images alignées verticalement dans un même cadre et trois assiettes murales. À l’étage du dessus, un homme grandit et rapetisse sur place de quelques centimètres ; il n’y avait pas ce tapis de course ou ce locataire l’hiver dernier.

La lune pleine cesse d’être la lune, redevient un astre lourd et lointain de science-fiction, énorme dans le ciel. Des fumées noires s’interposent entre elle et nous ; on dirait la lune de Mélies, vraiment, une pipe à la place du télescope. Je me rappelle vaguement quelques lignes écrites dans mon adolescence sur un ciel d’huître similaire. Depuis quand n’avais-je pas observé la lune ? Dans le métro, j’interroge le navigateur de mon téléphone : pleine lune colère puis pleine lune chat (il a passé une partie de la nuit à miauler). Évidemment, rien de probant n’en sort, mais j’apprends que cette pleine lune est une super lune, l’ellipse au plus proche de la Terre.

Sur le trajet retour, debout à l’avant du métro sans conducteur, je me force à laisser encore un peu le téléphone dans mon sac, à observer le tunnel, les courbes, les lumières, et peu à peu, c’est un peu forcé, je retrouve ce qui, enfant, m’aurait émerveillée : le chemin lumineux en extérieur, lorsqu’on chemine aérien vers une station-réception ; les tournants et le dénivelé des rails, attraction aplanie, comme chez Gringotts, j’échauffe mon imagination, mais c’est le chariot des dalmatiens hurlant qui me revient, dans le jeu vidéo qu’en tire le maître de Pongo à la fin, que le jeune geek testeur salue d’un adjectif aussi lapidaire qu’au précédent essai, mais cette fois-ci augurant le succès : dément ? géant ? — Cool, c’était juste Cool. Excellent villain, mate. 


La reprise est toujours laborieuse quand je change l’intégralité de la barre et des enchaînements. Pour elles comme pour moi, tout n’est que lutte de mémorisation. Je m’embrouille dans mes démonstrations, les ados sont plus ados — mutiques — que jamais. J’en sors dépitée. J’ai envie d’arrêter. Disons que j’ai gagné 30 €.

L’envie d’écrire en revanche revient.

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Mardi 4 novembre

Out of nowhere pendant les ports de bras. Si on lui demande qui je suis, pour elle c’est ça : C. fait le geste d’ouvrir une couronne avec une impulsion. Comme une petite explosion, je dis souvent aux élèves, pour que les bras redescendent ensuite plus lentement à la façon des palmiers de feu d’artifice. Je suis touchée. Et tout court et dans le mil. Ça me rappelle soudain ma première année de conservatoire, juste avant l’examen, quand les filles de mon niveau, toutes plus aguerries que moi, étaient venues me demander en coulisses de leur montrer ce que je faisais avec mes bras dans la préparation lors de l’entrée, parce que la prof voulait ça : exactement la même chose qu’aujourd’hui ; sans y penser, je poussais ma première position un peu en avant avant d’ouvrir seconde.

Les musiques minimalistes répétitives que j’envisageais pour la chorégraphie de fin d’année n’emballent guère le groupe, je le vois à leurs visages polis et à cette interrogation vaguement paniquée qui fuse : c’est comme ça tout le temps ? Je leur fais écouter Lumière du jeu vidéo Clair-obscur que j’ai choisie pour les intermédiaires : elles la garderaient bien pour elles et, de fil en aiguille, on se dit pourquoi pas une version instrumentale du générique d’Arcane. Encore faut-il qu’aucun autre prof ne l’ait prise ; en classique, ça ne risque pas (j’ai mon univers, comme me le fait remarquer C.) mais le risque est réel en contemporain et en jazz.

Les vacances ne te réussissent pas, plaisantaient-elles à cause du trop d’énergie que j’ai récupéré et déverse à plein volume en cours, plein de nouveaux enchaînements qu’il leur faut apprivoiser. Je tempère, un peu déprimée, j’ai glissé. Le bus est déjà passé quand nous finissons de discuter choix musicaux si bien que C., encore elle, me ramène en voiture au métro. Elle me reparle de ce truc dit en passant, me fait parler vite fait et me rassure du même mouvement, qu’elles savent comment ça s’organise à l’école, des galas elles en ont fait plein, il faut leur demander, elles peuvent aider. Le métro est à peine à cinq minutes en voiture, mais je me sens beaucoup mieux en y descendant.

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Mercredi 5 novembre

Les élèves sont surprises par la présence de paroles, mais ça change et c’est beau, décident-elles. Personne ne connaît la musique que je leur passe : pas de grand frère ou grande sœur qui joue aux jeux vidéos dans la famille. Ou ce n’est pas le milieu social. Quand je leur révèle que c’est la musique d’un jeu vidéo, une remarque surgit à laquelle je ne m’attendais pas : « Mais on va avoir la honte, si c’est un jeu vidéo. » Je suis d’autant plus surprise que j’aurais au contraire parié sur une espèce de hype. À quel point les jeux vidéos sont-ils déconsidérés pour qu’un enfant ait cette peur réflexe ? « Ce n’est pas fait pour danser la classique, » ajoute-t-elle. Qu’est-ce que les enfants (de milieu bourgeois ?) sont conservateurs… Je dois leur rappeler qu’elles trouvaient la musique belle dix secondes avant. À la fin du cours, elles la chantonnent.

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Jeudi 6 novembre

Un cyclone a balayé les projets de vacances de la prof de stretching postural, l’aéroport de Cuba est fermé pour un bout de temps : les cours reprennent ! L’occasion de s’énerver encore sur ce bassin, « zone muette » où je ne dissocie pas grand-chose. Ça me fait quand même du bien.

Après des tapis de sol, je fais acheter à l’école une paire de ciseaux pour les délivrer de leur gangue plastique. Plaisir de sentir la lame filer et libérer du tout beau tout neuf — même si pas pour longtemps : la qualité est médiocre et on y fait déjà des marques en une heure. Entre les élèves inscrits à l’année et ceux qui viennent rattraper des cours, la salle est blindée, les tapis alignés resserrés comme des sardines en boîte. Quand je guide les exercices debout pour que tout le monde puisse m’apercevoir, en marquant le mouvement des jambes avec les bras, j’ai l’impression d’être un marshaller sur le tarmac d’un aéroport. Le nombre galvanise ; pour un peu, je serais entraîneuse d’aérobic.

Les gens me préviennent d’absences futures, s’excusent d’absences passées. Cette prévenance me surprend encore. Je remercie, sans avouer que j’avais ou j’aurai oublié.

Kanro (Rosée froide)

Les oies sauvages sont de retour

Mercredi 8 octobre

Les deux premières heures de l’après-midi avec les plus jeunes sont un bras de fer constant. J’ai beau réduire l’échauffement au minimum et alterner les exercices statistiques avec des traversées plus explosives, les sas de défoulement que je leur ménage sont encore trop canalisés. Les vacances sont dans deux semaines pour tout le monde.

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Jeudi 9 octobre

Au menu du jour ? La professeur de stretching postural pose sa question rituelle. Ce sera étirement de l’ilio-psoas pour moi. Je comprends assez rapidement pourquoi j’en avais besoin : j’incline (latéralement) le bassin sans m’en rendre compte, si bien que je diminue de beaucoup l’efficacité de mes étirements.

On travaille encore sur l’indépendance cuisse-bassin, la pliure au niveau de la hanche, c’est compliqué (pour mémoire : je suis sur le bon chemin si j’ai la sensation que l’aile iliaque me rentre dans le quadri).

Malgré les progrès que je pensais avoir faits, je relève encore « par le mollet » au lieu d’utiliser la voûte plantaire comme levier. Bien (re)placée, j’ai l’impression d’être sur le talon et de ne pas pouvoir relever sur demi-pointe. En première, je dois avoir l’impression de pousser chaque jambe vers l’extérieur pour dégager seconde (et donc mettre une force égale dans la jambe de terre).


« Madame, y’a une alarme incendie, je crois. » La musique est arrêtée, je tends l’oreille et, dans le lointain de l’acouphène, oui, ça se pourrait. Un surveillant surgit dans la foulée pour nous dire de ne pas traîner et nous voilà dans la cour du lycée en tenue de danse couvertes à la hâte, à ironiser sur notre dégaine. Même si collants roses et Doc Martens, finalement… c’est un certain style.

Après le cours, une élève demande à passer sa variation pour un concours à venir. C’est une jeune adulte, mais elle la danse avec l’application d’une enfant de douze ans — j’arrondis à quinze, dis ado. On prend le temps de voir ensemble à quel moment mettre davantage de souplesse dans ses bras et privilégier l’élan à la décomposition : au bout de trois ou quatre passes, cela n’a plus rien à voir (une autre élève restée en spectatrice en atteste, ce n’est pas uniquement moi qui imagine mes corrections efficaces). La métamorphose est trop rapide pour être le résultat d’une progression ; j’y vois davantage la levée d’une inhibition. Elle s’autorise à danser en artiste, avec la maturité de son âge et de son niveau, et non comme quelqu’un qui attend d’être jugée et veut montrer qu’elle fait tout bien tous les pas, regardez. Une fois dissous le vernis scolaire, ça respire, coudes et poignets très joliment déliés. Il n’y a plus qu’à ajuster, une pointe à ne pas abandonner au sol, un regard à synchroniser avec la main et on y est.


C’est déjà fini ? C’est passé vite ! Cette habituée de la barre au sol est surprise, moi aussi. Le temps accru passé en étirements tranquilles mais intenses, non réglés sur le musique, a donné une tout autre qualité à l’heure. C’est agréable.


Après le cours d’adultes débutants, nous sommes quatre à nous éterniser par terre dans le studio, à dessiner les contours de qui nous sommes en dehors (mon âge suscite encore une fois l’étonnement). C’est ainsi qu’une externe en médecine découvre qu’une camarade de cours sera bientôt son interne. Les professions médicales semblent sur-représentées dans les cours du jeudi soir — il faut que je fasse attention à ne pas raconter de bêtises anatomiques.

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Vendredi 10 octobre

Repos. Repos. Repos. Une heure de pointes à la cheminée pour créer de nouveaux exercices. Repos. Repos. J’ai les fessiers proches de la tétanie. Le boyfriend me masse, je pousse des petits cris.


J’envoie un mail de rappel aux familles pour les certificats médicaux, demandant de les apporter en cours ou de les faire parvenir à la vie scolaire : avalanche de pièces jointes par retour de mail, soit aucune des deux options citées. Cela m’apprendra à vouloir aider (l’administration voulait interdire de danser aux élèves qui n’étaient pas en règle et les laisser assis à regarder le cours).


Dad appelle rarement sans raison. L’appel que je n’ai pas pu prendre la veille au soir en plein cours de danse avait pour motif l’annonce d’une opération à cœur ouvert. À la fin de l’année, au lieu d’aller au Canada, il ira à l’hôpital. Son médecin lui a expliqué que pour lui, c’est impressionnant forcément, parce qu’il n’a pas l’habitude, mais que pour les chirurgiens c’est une opération simple où il faut simplement scier les côtes pour accéder au cœur et enlever le kyste-qui-ne-s’appelle-pas-kyste-mais-dont-j’ai-déjà-oublié-le-nom parce que quatre centimètres, c’est la taille d’une prune, et ça ne passe pas entre les côtes. On se réfugie l’un et l’autre derrière les explications, l’ironie, l’organisation, la consistance gélatineuse du kyste-qui-ne-s’appelle-pas-kyste-mais-dont-j’ai-déjà-oublié-le-nom, le 99% bénin.

Le soir surgit une de ces vagues de tristesse qui ne m’appartient pas, qui ne vient de nulle part — qui vient de là probablement. Le boyfriend valide les larmes. Purger les peurs profondes, il dit. Il a cette délicatesse alors qu’il était déjà orphelin avant que l’on se rencontre, si orphelin se dit à l’âge adulte.

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Samedi 11 octobre

C’est encore un bras de fer pour récupérer l’attention des élèves. J’alterne entre élever et baisser drastiquement la voix, rien n’est vraiment efficace et je finis par taper dans les mains pour passer par-dessus les bavardages sans malmener davantage mes cordes vocales (on force à vouloir rester audible). C’est épuisant, je suis épuisée.

Plein de chouettes choses pourtant, des regards vifs, des efforts qui n’ont pas conscience d’en être, plein de questions pertinentes de la part des élèves qui ont hâte de commencer les pointes, un cygne qui surgit en petites menées (une élève que la génétique n’a pas gâtée pour les pointes, mais qui a un sens artistique incroyable), des Esmeralda sur pointes (l’échappé seconde twisté en quatrième du début devient un tchik tchak)…


À bonne distance du prochain cours de danse, je finis le chou pointu qui s’éternisait dans le bac à légume — avec cette sauce beurre-citron-miso.

On s’approche de la fin de Breaking Bad. Go Hank!

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Dimanche 12 octobre

Des feuilles aux couleurs sont si vives qu’on dirait des fleurs…


The music you listen to physically reshapes your brain, according to neuroscience : je fonce tête baissée dans la lecture de cet article sélectionné par Thierry Crouzet. Au bout de quelques paragraphes de vulgarisation, je me dis que c’est finalement assez agréable cette mise en page aérée, où les phrases sont rarement groupées par plus de deux ou trois. La langue est simple voire simpliste, mais quoi, c’est de la vulgarisation, ça me va très bien à moi l’ignare en sciences. Puis les juxtapositions me mettent le doute et les premières redondances me l’ôtent ; je scrolle pour vérifier au début, à la fin : pas d’auteur mentionné, c’est un article écrit par IA. Je sais Thierry Crouzet passionné d’IA, je lis son journal en ligne, mais autant je comprends l’expérimentation à des fins créatives (comme ce qu’il fait) ou techniques (comme du code informatique) autant l’article scientifique résumé par l’IA, je comprends beaucoup moins. En fouillant deux secondes (la ferme à contenus a la décence d’indiquer en lien les sources promptées), je découvre par exemple que le remaniement du cerveau à l’écoute de la musique dont il est question est temporaire, détail balayé par l’IA. Tout ceci me laisse perplexe.

Lister les erreurs ou les imprécisions ne m’intéresse pas, en l’occurrence ; si j’ai fouillé dans les liens, c’est uniquement par curiosité pour le lien posé entre écoute de la musique et TOC. L’IA l’a récupéré d’un article de Harvard medicine, How Music Resonates in the Brain, Scientists tune in to the brain’s emotional response to music d’Allison Eck :

[…] the orbitofrontal cortex, involved in decision-making, is hyperactive both in people with OCD, and, intriguingly, in people as they listen to music.

Why would that be? One key way that music — particularly Western tonal music — generates emotions in the listener is through patterns of tension and resolution. […]

Although the hyperactivity itself may not necessarily be the root cause of OCD symptoms, it’s certainly part of the OCD story, and the way music leverages buildup and release is a variation on that theme.

J’en viens à me demander. Pourrait-ce être l’une des raisons pour lesquelles j’ai du mal à écouter de la musique quand je suis fatiguée ? Cela stimulerait-il trop des facultés d’anticipation et prédiction déjà sur-stimulées ?

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Les chrysanthèmes fleurissent

Du lundi 13 au vendredi 17 octobre

C’est la dernière semaine avant les vacances, la semaine de trop.


Lundi, l’ostéo-posturologue me rapporte les paroles d’une élève du conservatoire, qu’elle a aussi comme patiente : on est content d’avoir [mon prénom], ça fait plaisir, on danse vraiment. Ça fait plaisir de savoir que les élèves prennent plaisir, me booste le jeudi suivant. La pianiste de surcroît est absente, je me sens davantage autorisée à être moi-même. Être moi-même : proposer un petit footing Lac des cygnes pour se réchauffer en début d’heure. Une élève bat des ailes avec le grand châle dans lequel elle s’était emmitouflée : ecce Rothbart.


Je finis de rédiger et mettre en page un manuel de quelques pages pour choisir et coudre ses pointes, à distribuer aux élèves qui vont débuter cette pratique.

On finit de regarder Breaking Bad. Je n’ai presque plus envie de regarder les derniers épisodes une fois que c’en est fini d’un personnage auquel j’avais fini par m’attacher — sa mort me fout en rogne, premier degré. Les hormones (n’)aident (pas), mais tout de même.

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Les grillons chantent au pas des portes

Samedi 18 octobre

Le stress de donner cours avec des observateurs se mue en soulagement quand j’apprends, par un DM Instagram et pas du tout par les collègues, que les apprentis profs donneront le cours à mes élèves pour s’entraîner. La première a une aisance incroyable (encore plus incroyable quand elle me dit avoir improvisé le cours à partir d’une trame seulement esquissée)(malgré cela, elle doute beaucoup, je la rassure comme je peux) ; la seconde, not so much. Elle se fait hijacker le cours par la formatrice qui, en voulant l’aider, s’impose à sa place comme professeur et lui fait définitivement perdre ses moyens. Le coup classique. Je l’aime infiniment comme personne et comme professeure, mais ce n’est pas forcément la personne idéale comme tutrice. Elle a tant à transmettre qu’elle a du mal à partir de ce que l’apprenti-prof propose ; au lieu d’ajuster la proposition initiale, elle la remplace par une à elle, qu’on est alors contraint d’adopter par imitation sans réellement se l’approprier.

Est-ce d’avoir des observateurs ? qui prennent des notes ? Les enfants n’ont jamais été si attentifs, on hallucine le pianiste et moi. C’est aussi la première fois que je vois sourire ce petit garçon avec un TDAH costaud (il y aurait en plus un TSA que ça ne m’étonnerait pas), qui globalement ne danse que lorsqu’on se met à ses côtés pour faire l’exercice avec lui. La formatrice s’occupe un instant de lui uniquement, met les mains au-dessus de sa tête pour qu’il aille les toucher en sautant plus haut, et c’est là que naît le sourire. Elle n’a pas son pareil pour escamoter le travail dans le jeu, tout ce qu’elle propose est à la fois exigeant et joyeux — loin, nous rappelle-t-elle, de ce qu’elle a connu à l’école du ballet de Cuba. La discipline, la rigueur, elle connaît, mais ça ne convient pas à ces enfants-ci, là, de cette génération ; elle a dû tout repenser quand elle est arrivée ici, et sa vraie carrière pour elle n’a pas été sa carrière de danseuse, mais de pédagogue, avec les enfants.

Cette matinée de retour en formation est salutaire (piqûres de rappel, pistes, remise en mouvement, exos à redonner, je note plein de choses), mais un peu triste aussi (remise en question, retour du doute, j’ai l’impression de ne rien faire comme il faut, de voir par contraste mon enseignement tout rigide déjà — ou encore ?). Encourager et rassurer les autres, enfants et étudiants, m’aide un peu à mettre l’ego (et l’autoflagellation) de côté. Imputons le découragement à la fatigue et notons seulement, ce que je dois revoir, ce que de la formation j’ai déjà oublié ou n’ai jamais (pas encore ?) su mettre en pratique.

L’après-midi, je donne le reste des cours. Il n’est pas question de faire mieux ou même bien, juste de tenir la journée. C’est aussi la dernière avec nous d’une élève qui déménage pendant les vacances ; j’ai préparé un banana bread, qui emplit la pause de miettes.

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Dimanche 19 octobre

Premier jour de vacances. Pour l’instant premier jour de week-end.

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Lundi 20 octobre

Avant-dernier cours de stretching postural avant les grandes vacances de la prof. On donne du pec’ en contraction excentrique ; c’est nouveau, la connexion neuromusculaire se mappe pour une fois sans trop de difficulté, ça et la sociabilité me boostent.

Le documentaire Adieu l’Opéra que je visionne sur Arte me donne la trame d’une nouvelle newsletter.

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Mardi 21 octobre

Départ pour la Touraine : on n’a pas trouvé de Tourcoing-Tours, mais le Lille-Saint-Pierre-des-corps est appréciable (direct, rapide).

Louez à Tours et vivez votre heure de Loire : je suis bon public pour le slogan de l’agence de location. On nous donne le choix de la voiture, gros machin ou gros machin, je demande la moins grosse des deux avant de me raviser sur le critère de choix : celle qui consomme le moins. Ce sera l’autre, alors. Les sièges sont comme souvent désormais inadaptés à qui aurait l’envie saugrenue de s’asseoir sur ses ischions et pas son coccyx. Ne parlons même pas d’avoir un long buste, quelle idée à la con, l’appui-tête me rappelle à l’humilité comme les malfrats de bas étage se font claquer l’arrière du crâne par leur hiérarchie énervée. Le museau de la bagnole est plus large que l’habitacle, cela rend l’empattement difficile à évaluer. Ils m’ont collé un tank, quelle idée pour reprendre la conduite après plusieurs années. Je roule sur des œufs en sortant du parking et bien au-delà ; de son propre aveu, j’ai l’air encore moins à l’aise au volant que le boyfriend, qui attend une date pour le permis.

Ça revient doucement, pourtant. Trois jours plus tard, je dois surveiller le compteur pour éviter les excès de vitesse.


C’est parti pour une sociabilité non-stop.

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Mercredi 22 octobre

La nuit n’est pas si pire sur le matelas étroit posé à même le sol ; les ronflements restent matinaux.


L’état des lieux avant la signature correspond à ma première visite de la maison. Cela ne correspond pas à l’idée qu’on se fait d’un couple ; le propriétaire me parle du boyfriend en disant « votre frère ». Les propriétaires n’en sont pas moins charmants avec leurs yeux bleus bleus, cernés ou non de khôl bien noir.

Dans une autre vie, nous confie le monsieur en aparté, il voudrait une femme qui n’aime pas tant déménager, il s’en enquerrait dès le premier date, c’est leur vingt-et-unième maison. Elle aime ça, les maisons, les réaménager ; ici, ils voulaient du neuf, ont eu du mal à trouver dans la région (ndlr : tu m’étonnes, le moindre village a une église qui classe tout le périmètre aux bâtiments de France), maintenant ils ont envie de retourner vers quelque de plus ancien, de plus traditionnel (ils ne disent pas authentique, ils sont vraiment sympathiques).

Ils nous expliquent tout durant la visite, tout ce qui fonctionne, la cafetière murale intégrée, le poêle à pellets pour lequel il faudra acheter une petite pelle qui, à la description, ressemble en tout point à la pelle-à-caca pour vider la litière du chat, le toit plat à déblayer, les paniers à salade à relever toutes les semaines au pied des gouttières pour que les feuilles mortes ne les bouchent pas. Quand je m’étonne de la chouette gargouille ou gargouille chouette sur le toit, le monsieur me raconte qu’il l’a trouvée en Suisse, il en cherchait une comme ça, mais l’animal lui a coûté deux heures à la frontière : pour être lestée, la chouette est remplie de sable, que la douane a suspecté d’être tout autre chose, le monsieur étant néerlandais. L’anecdote donne le ton ; j’ai l’impression que le boyfriend loue un AirBnB, pas qu’il achète la maison.

Mais il est temps de signer la vente. Adorables, les propriétaires pour l’heure encore m’attendent tandis que je manœuvre cette Citroën C4 dont je ne pense rien, mais qu’ils pensaient peut-être acheter eux, désolée, c’est juste une voiture de location. Tout du long du trajet jusque chez la notaire, ils mettent leur clignotant bien en amont, nous attendent au stop, me désignent une place en épi facile à prendre tandis qu’eux vont manœuvrer plus loin.

Le bureau de la notaire est un immense salon bourgeois, où des aplats de couleurs à l’harmonie contestable transforment les moulures (lambris ? cimaise ?) en cadres pour toiles monochromes sans toile. Nous nous asseyons autour d’un des deux immenses bureaux de la pièce — la notaire y travaille seule, l’autre sert de table d’exposition aux dossiers en cours, façon sélection du libraire. Le cadre luxueux n’empêche pas les aléas de la visio avec l’autre notaire de région parisienne — en direct live depuis un bureau tout ce qu’il y a de plus bureautique, neutralité triste du secteur tertiaire. Il y a de la lecture, des pages à scroller, des tentatives d’humour de part et d’autre. L’électroménager haut de gamme représente une belle part de la note, et s’achète sans garantie, précise la notaire, habituée aux « lutins » qui ont une fâcheuse tendance à faire tomber les appareils en panne peu après la vente. Le boyfriend est conciliant, paré, il a une tapette à lutins ; la notaire la lui envie. Cela se termine en félicitations et bouteille de vin « offerte » par l’agence — les guillemets sont de rigueur quand on connait la part du loup.

Quelques emplettes pour le dîner pour fêter ça : du bon fromage avec du pain en plastique. À 21h30, on a l’impression qu’il est minuit. Les étoiles brillent dans la chambre d’enfant que l’on occupe (sans l’enfant, en vacances chez ses grands-parents), mais la phosphorescence entame à peine l’obscurité dans laquelle nos corps s’amollissent et fusionnent. Je ressors furtivement en T-shirt blanc et culotte noire pour aller faire pipi… et coucou de la main au maître de maison, en plein goûter de minuit.

Revue de blogs #17

[…] this ballet makes me feel like a bee just gob-smacked by all the pollen out there on stage, bemusedly happy to just sit and watch a swarm of dancers bumble around in all the colors of its endlessness.

Fenella, Better Late than Never. My Spring Season 2025 in Paris : A Beauty Binge: 1/2, Les Balletonautes

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J’ai toujours été estomaquée par la différence entre l’apparence et le fond, et surprise aussi que cette différence ne soit pas forcément visible pour tout le monde.

C’est toujours un bouillon-minestrone de se demander ce qu’on fait et pourquoi on le fait […].

Christine Jeanney, block note — lingère, Tentatives

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Je passe parfois plus de temps à trouver le livre que je veux lire qu’à le lire.

[…]  la déception que c’est de boire un breuvage censé être chaud, mais plus assez chaud ; le soulagement de ne plus être en vacances et avoir à profiter d’elles coûte que coûte […]

Guillaume Vissac, 200825, Fuir est une pulsion

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Et je vois déjà mon élan naturel, celui de venir très proche […] comment le partiel donne à voir la partie invisible de l’ensemble, comment le caractère d’un détail révèle ce que l’on ne voit pas de l’ensemble.

Karl, horizons, Les carnets Web de La Grange

La photo-synecdoque, je pratique aussi. C’était un sujet de plaisanterie avec G. : lui, des vues d’ensemble où l’on ne voit rien (de ce qu’il a vu) ; moi, des plans rapprochés sur des détails où l’on ne voit rien (autrement que je l’ai vu).

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But lately I realised hyperfocusing on optimising is ironically making me live a suboptimal life. […] I have been missing the forest for the trees.

Winnie Lim, ageing, uncertainty, and creative flexibility

Trying to optimise too much will lead to a sub-optimal experience.

Winnie Lim, meeting a place where it is

L’un des plaisirs de la lecture de blogs personnels est de voir des motifs se dessiner et être repris de billet en billet. Dans le second, il s’agit d’une expérience que j’ai souvent faite, d’avoir du mal à être dans l’instant en voyage — sans regretter tout ce qu’on aurait pu faire autre ou mieux, si seulement, si on avait juste. (Si on était des tours opérateurs, on le saurait pour une prochaine fois, mais on fait rarement le même voyage itinérant plusieurs fois.)

I should meet a place where it is, instead of wondering why is it not adhering to some fantasy in my head.

There are so many things the locals take for granted which we would go gaga over.

To go gaga over <3

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Quant à l’énergie dont je me pensais dépourvu, elle se révèle quand je pars courir une heure et huit minutes […]

Guillaume Vissac, 230825, Fuir est une pulsion

Même étonnement quand l’énergie revient en donnant cours (et juste après, il faudrait dormir ?).

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Tu ne reverras pas ta maison
[…] te voir là, dans cet espace de ta vie
qui fut une part de la nôtre.

Latmosphérique, Le chemin de la tendre enfance, Accrocher la lumière

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Hier, à mon échelle j’ai gravi un petit sommet. […] mon sommet n’était pas plus haut que la motte de terre que laisse une taupe sur le gazon, sauf que, comme Alice, je n’avais pas ma taille normale mais celle d’un scarabée ou d’une fourmi.

Christine Jeanney, block note – support, Tentatives

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Vite aller au bout du monde, car il faudra revenir aussi vite.

Karl, vers Nara, Les carnets Web de La Grange

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Je compulse les choses à faire et arranger, des choses qui ne sont pourtant pas des tâches mais des espoirs, des petits voyages : pour nous divertir, nous envelopper, il faut toujours s’accommoder de quelques organisations nécessaires. […] Inspirer. Expirer. Détendre la mâchoire. Relâcher les épaules. J’ai le temps de tout vivre.

Mathilde, Journal culturel #6, Tant qu’il nous reste des dimanches

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Si je mentionne ces trois ou quatre choses dans le journal, c’est qu’elles répondent, chacune à leur façon, tout en n’y répondant pas, à la question que m’est-il arrivé aujourd’hui qui ne me soit pas déjà arrivé hier.

Guillaume Vissac, 280825, Fuir est une pulsion

On note ce qui diffère et on oublie ce qui était commun, ce qui, le présent passé, aura constitué la trame du quotidien. C’est encore plus difficile à relever sur l’instant.

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La fin de journée chuchote les mots de la nuit charbon, encre, obsidienne et tourmaline, goudron, corneille, truffe, réglisse, khôl. Un apaisement abondant de la tranquillité, de la sérénité, de la respiration lente, du va et vient bourdonne déborde le temps.

Karl, obscur, Les carnets Web de La Grange

Relire ceci, le début de la deuxième phrase, m’apaise.

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Shibuya est l’un des synonymes de toutes ces villes dans le monde où les touristes viennent voir des touristes faire des courses. […] Les touristes occidentaux probablement ne s’en rendent pas compte également. La majorité du tourisme à Tokyo étant asiatique, il n’est pas « visible » (il s’entend).

Karl, obscur, Les carnets Web de La Grange

Je ne m’en étais effectivement pas rendue compte. J’y ai repensé devant des images du carrefour à passage piéton oblique, dans un de ces documentaires web sur de la cuisine japonaise qui fait saliver le boyfriend.

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On veut l’écho. On veut entendre l’impact de notre écho. Même à un tout petit niveau. […] Et les échos qu’on n’a pas eu suintent d’amertume pour les gens les plus secs, de peine pour les plus tendres. Je voudrais l’écrire à des fins curatives, pour n’être ni peinée ni amère.

Christine Jeanney, block note — sens, Tentatives

C’est probablement ça qui fait attendre un commentaire, un like, une statistique différente quand on publie en ligne : on veut l’écho. Cela s’est pas mal émoussé pour moi avec le blog, mais c’est encore très (trop) vif avec la newsletter danse.

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When it comes to self-care people may think about treating themselves to a day at a spa, having some quality alone time, or spending some time on hobbies, but as I grew older I realised the most important parts of self-care are tedious, boring and potentially anxiety-inducing.

I guess I have gotten to the point in my life when I realise self-care is not just doing nice things for myself, but the willingness to do things I don’t actually want to do because the outcome of doing those things is much better for me.

[…] age has taught me that the important things in life are not exciting, glamorous, fulfilling or joyful. It is the capacity to show up for my self in mundane, boring, painful, stressful times – on a regular basis. […] The boring, tedious, stressful things that have to be done on a regular basis builds the foundation to a life that has the potential for excitement, fulfilment and joy.

Winnie Lim, the unlikeable parts of self-care

Ma reconversion comme prof de danse a rendu plus visible encore l’ambivalence de ce soin de soi. M’étirer et de me masser (avec du baume du tigre, une balle de tennis, le foam roller) sont indispensables après une grosse journée de cours si je veux être capable de rempiler sans trop souffrir le lendemain, mais même prendre une douche chaude, la seconde de la journée, m’apparaît en soirée comme un effort supplémentaire que je n’ai plus envie de fournir : je suis déjà restée plus de six heures debout aujourd’hui et je dois encore me tenir debout dans la douche, activer mes muscles pour me savonner, alors que je peux enfin m’affaler sur le canapé ? (L’absence de baignoire est mon plus gros regret concernant cet appart’ ; je repense souvent avec nostalgie à la baignoire que j’avais dans mon studio parisien, que j’ai si rarement utilisée comme telle à l’époque…)

L’auto-massage et le tartinage de baume du tigre ne me donnent pas l’impression de prendre soin de moi sur le moment. Ce sont des actions que je trouve à peu près aussi épanouissantes que vider le lave-vaisselle ou me brosser les dents. Quand je me brosse les dents, m’épile ou me mets de la crème sur le visage, je n’ai pas l’impression de prendre soin de moi, mais plutôt de faire de la maintenance. Et (ce dont ne parle pas Winnie Lim), la frontière est souvent fine entre ce que je fais pour moi, pour ma santé (bucco-dentaire) ou pour correspondre à des attentes de la société que j’ai plus ou moins bien intériorisées (l’épilation, sérieux, ça me vénère) — même si pour la crème sur le visage, c’est clair : j’ai abandonné toute idée de soigner mon acné, osef, la crème c’est une fois tous les 36 du mois quand la peau commence à tirer.

In fine, « Prends soin de toi » : tendre attention ou injonction à un effort supplémentaire ?


L’exemple que développe le plus Winnie Lim concerne la préparation des repas, cuisiner étant le moyen le plus efficace de manger sainement. Là encore, ça fait écho :

Storing a wide variety of ingredients stresses me out because I’ll forget and end up wasting them.

Comme Winnie Lim, j’ai peur de gâcher, si bien qu’un frigo qui se vide me rassure, tout est sous contrôle, je ne vais pas gâcher, alors qu’un frigo qui se vide stresse le boyfriend, rassuré par le plein à ras bord qui offre mille possibles — là où cela induit chez moi une tension d’optimisation (de fait, cela le dérange beaucoup moins que moi de jeter des aliments à la poubelle).

So if I do cook, I try to keep things really simple. Which means most of the time they taste simple too, but I crave complex-tasting foods.

Si, en voyage, je mange plusieurs jours d’affilée au restaurant, je vais finir par avoir envie d’une tomate-mozza ou de pâtes à rien. Mais l’inverse est beaucoup plus fréquent : à force de me faire des choses simples à manger, je finis par avoir envie de plats plus travaillés — cuisinés, pas simplement assemblés. Complex-tasting foods, c’est exactement ça.

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[…] le temps m’a manqué, mais surtout la disponibilité d’esprit, le courage peut-être aussi […]
[…] j’ai pensé qu’il y a quelque chose de très émouvant à être chez quelqu’un en son absence, picorer les livres qui peuplent les bibliothèques (j’ai avalé plein de bonnes bds) et de la manière dont les membres de ce logement vivent, s’organisent, créent et s’aiment (du moins ce qu’on en perçoit).

[…] c’est le moment où, tandis que je suis (devrais être) en train d’écrire tout autre chose, une belle idée toute fraîche, plus neuve, plus belle, plus vive, vient frapper à la porte et me faire croire à son urgence. Et il faut résister – tout en ne négligeant pas ce nouvel amour, il faut le garder au chaud pour plus tard, le nourrir juste assez pour qu’il reste vivant sans grandir trop vite.

Coline Pierré, Notes de l’été à rebours, latte avoine et chat sur les genoux

J’aime cette idée de l’idée qu’il faut garder au chaud pour qu’elle grandisse mais pas trop, comme un levain dans son bocal.

Shūbun (équinoxe d’automne)

Le retard est tel que je saute à pieds joints par-dessus et continue ce journal au présent, sans savoir si je remets à demain ou aux calendes grecques les mois d’août et septembre.

Le tonnerre cesse de gronder

Jeudi 25 septembre

Des étudiants qui préparent leur DE viendront observer nos cours. Tour de table pour savoir si cela ne nous dérange pas. Moi non, mais je fais remarquer que ce serait plus intéressant s’ils observaient quelqu’un de plus expérimenté. Je me fais presque engueuler (cette personne a un aplomb constant dans sa prise de parole, qu’elle défende ses convictions ou qu’elle présente des excuses) : j’ai peut-être peu d’expérience, mais je suis professeur de danse maintenant ;  je vois bien que je ne fais plus la même chose que l’année dernière, non ? enfin elle espère ; je fais des choix pédagogiques, je suis professeur point. Je me sens rougir, mais cela m’apaise de me faire ainsi rabrouer de la part d’une collègue que j’admire et crains tout à la fois. La question de la légitimité est évacuée.


Encore une élève scarifiée (la deuxième, j’espère la seconde). Les cuisses, cette fois-ci. Les jeunes vont vraiment mal.

La première, plus jeune, n’est pas (encore) revenue. Elle est à présent en dépression sévère, ne va presque plus au lycée non plus.

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Vendredi 26 septembre

Le boyfriend nous cuisine un de ces burgers maison dont il a le secret. Avec beaucoup de cheddar, une galette VG à la mozzarella pour moi, et des pommes de terre grillées-frites après avoir été bouillies avec un peu d’épices à ramen. Ça fait du bien par où ça passe.


Passion trouver sur Instagram l’écho des cours que l’on a donnés — la barre au sol, en l’occurrence, avec une élève qui découvre que l’on peut avoir des courbatures à la plante des pieds.

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Les insectes se terrent et se préparent à hiberner

Dimanche 28 septembre

L'esquimau devant le linge qui sèche — antiglamour.
Profiter du soleil pour manger la dernière glace Nuii à la crème de pistache et au chocolat blanc.

 

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Lundi 29 septembre

C’est le premier cours complet que je prends depuis juillet, et le premier cours de niveau avancé depuis près d’un an. Muscles et cardio tiennent le coup, je me sens même davantage en contrôle de mes chaînes musculaires. En revanche, je rame au niveau de la vitesse et surtout de la mémorisation immédiate, déjà l’un de mes points faibles. Les démonstrations floues du professeur n’aident pas (sauf à me rassurer de ce que je ne suis pas la seule à montrer une version à droite et une autre version à gauche), ni ses one and one and one and one qu’il faut compter et grouper en deux, six, huit. Je devine à l’autre bout du studio une élève demander à une autre s’il y a deux ou trois comptes de huit de petits jetés cloche (cette fois, j’ai anticipé : trois). Les dégagés et battements jetés en croix se font par trois, avec répétition de chaque segment ou de la croix tout entière ; je m’y perds un certain nombre de fois. Rapidement, je suis en nage, d’autant que le chauffage a été remis plus tôt cette année — les épaisseurs de polaire prévues sont restées dans le sac, mon dos glisse déjà si j’y passe la main. Au milieu, je prends ma dose mensuelle voire annuelle de pas de bourrée — ce professeur les affectionne particulièrement, surtout en tournant. La tête fait de même, un peu. Un peu de honte à ramer au milieu. Pendant les tours, je sors brièvement de l’exercice lorsque je me rappelle soudain que je me trouve au milieu du studio, seule avec trois autres personnes, les autres tout autour attendant leur tour ; la prise de conscience me crispe et je tourne encore moins bien. Heureusement, il y a les grands sauts, la joie de refaire des grands jetés après la hernie discale le ménisque fissuré tout ce temps.

J’ai gagné le droit de reprendre une douche trois heures après la première.


Le boyfriend a de la corne sur les doigts à force de jouer à Silksong. Marie Le Conte écrit à propos de ce même jeu dans sa newsletter, des mondes étanches se superposent.

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Mercredi 1er octobre

Cette môme insup’ se vexe que je n’ai pas retenu son prénom. Mon cerveau cherche manifestement à l’effacer. C’est viscéral, elle me tape sur les nerfs, quand d’autre sont adorables. L’une scintille presque du bonheur d’être là.

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Jeudi 2 octobre

Parfois, j’ai l’impression d’être socialement inapte. J’amorce un contact ou je tente une réponse, et je ne suis pas comprise, je comprends seulement que je tombe à côté de la plaque.


Cours de stretching postural. Passion s’énerver en jambe sur la barre parce que je ne parviens pas à l’indépendance cuisse-bassin ; ça coince et ça pince.

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L’eau est drainée des champs de culture

Vendredi 3 octobre

La rédaction de ma newsletter m’absorbe tant que j’oublie l’heure de notre rendez-vous en visio avec C. Nous causons depuis nos lits respectifs — santé mentale en trending topic.

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Samedi 4 octobre

Cette fois-ci, j’ai étudié différentes versions et sélectionné quelques variantes autour desquelles structurer l’apprentissage de la variation d’Esmeralda. Certains options sont accueillies avec indifférence, d’autres avec passion (d’accord, d’accord, on choisit le bras couronne dans les menées après les arabesques).

Avant, on se lance dans quelques combinaisons un peu ardues, dont un tongue-twister pour les pieds à base de sissonnes et d’assemblés (selon la forme aaba-bbab). J’avoue prendre un plaisir moyennement charitable à voir patauger cette jeune fille qui tire souvent la tronche parce que ce que l’on fait est trop facile et peu digne d’elle (pour contrer ce mauvais penchant, je prends soin de l’encourager).

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Dimanche 5 octobre

Couchée tard et réveillée à 6h30 alors que j’aurais eu besoin de davantage de sommeil après 6h30 de cours. Heureusement que je n’en ai pas donné 4h30, me fait remarquer Gilda sur Mastodon. La journée gagne en légèreté.


Je me passionne pour cette newsletter que je relis à n’en plus finir, jusqu’à ce qu’elle soit publiée et ne présente plus le moindre intérêt.

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Lundi 6 octobre

Mon cadeau d’anniv a tardé à être livré, mais il a la classe : table et chaises Fermob d’un beau gris bleu.

Une certaine élève hyperlaxe commence à comprendre comment tenir ses bars et positionner ses épaules au carré. C’est encore loin d’être incorporé et elle perd rapidement la posture, mais au moins réussit-elle à la trouver. Et de plus en plus facilement. Progrès en néon grésillant.


Aubaine que ce cours particulier qui sera récurrent avec cette élève qui souhaite travailler du répertoire. Le Lac ou La Belle, a-t-elle répondu quand je lui ai demandé par quoi elle voulait commencer. Étant donné son cou-de-pied prononcé et les petits sauts sur pointes d’Aurore, j’ai choisi Odette. Comme pour Esmeralda, j’ai comparé les versions, j’adore ça (scruter les variations en détail rend sensible les partis pris d’interprétation). Au final, j’ai jeté mon dévolu sur celle de l’Opéra de Paris interprétée par Dorothée Gilbert — ce n’est pas ma préférée, mais c’est la plus lisible, sans chichis de froissements d’ailes affolés. Je garde tout de même sous le coude la tricherie efficace de Natalia Osipova, qui monte sur pointes après le rond de jambe et non avant.

Cette élève a des lignes incroyables et une confiance inversement proportionnelle à ses capacités. Ce qui est beaucoup pour une première séance lui semble peu. Il faut sans cesse lui rappeler qu’on vient de commencer et que c’est une variation d’étoile, que même les danseuses professionnelles doivent apprivoiser. Oui, elle a du mal avec certaines coordinations, mais l’allure, les bras, l’interprétation est déjà là. Elle est magnifique, ne le sait pas. J’ai bien soupçonné un peu de fausse modestie (chercher à être rassurée pour être complimentée), mais on m’explique en aparté le lendemain qu’à cause de troubles dys- en tous genres, elle a souvent été rabaissée dans sa scolarité.


C’était la pleine lune, tout s’explique.

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Mardi 7 octobre

Que bien dormir change tout. Tout est calme, voluptueux presque. Le boyfriend se prépare des œufs au plat sur tranche de gâche grillée et tartinée de beurre demi-sel — rectification : nous prépare des œufs… Est-ce que j’en veux ? Tiens, oui. C’est riche, c’est parfait et nous nous attardons à table à discuter. J’adore ça, les petits-déjeuner allongés comme dit le boyfriend, allongés comme on le dit d’un café (il boit le sien en tenant sa cuillère entre les doigts, d’un geste qui me paraît caractéristique sans que je sache caractéristique de quoi — d’un ancien fumeur ?). Autant les dîners sont partagés, autant le petit-déjeuner, c’est rare, le boyfriend préférant se réveiller devant des vidéos politiques qui me font fuit dare-dare.


Pour le ravalement, les peintres en bâtiment grimpent à l’échelle et passent par le balcon pour ne pas déranger — malgré des invitations réitérées à passer par le salon (par la porte, quoi). De fait, ils ne nous dérangent pas, mais ils nous prennent souvent par surprise à surgir au-dessus de la rambarde, comme par effraction. Nous nous saluons, échangeons quelques mots puis faisons mine de ne plus nous voir, chacun de son côté de la baie vitrée. Ils travaillent, nous pas ; c’est toujours aussi gênant, je trouve.


Elle a toujours des trucs improbables. Ou était-ce chelou ? bizarres ? Elle, c’est moi, alors que je propose de tester le penché sur le côté avec un partenaire pour créer une résistance dans le mouvement et aller chercher la flexion dans une zone que l’on omet généralement, au niveau des côtes. Nous sommes une paille sur laquelle il faut tirer avant de la couder (l’image sera bientôt incompréhensible aux jeunes générations). De fait, elles sentent le changement.


Le boyfriend vient me scrouncher (me masser le crâne et me presser contre lui de ses bras), je gémis de délassement et m’endors comme un bébé. Dans ces moments, la tendresse me semble la forme ultime de l’amour.

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Il y a aussi tout ce qui échappe au déroulé daté : l’automne qui s’installe progressivement, les arbres qui exhibent leurs coups de soleil quand le métro aérien passe au niveau de leur cime, l’envie de manger plus gras et plus souvent, l’étrangeté de la vie à deux, de lui qui me manque parfois alors qu’il est là, juste là, devant son ordinateur, l’euphorie tard le soir au retour des cours adultes, la difficulté à s’endormir ensuite, le rythme qui se prend peu à peu malgré la fatigue bulldozer des cours enchaînés — le jeudi soir je raconte n’importe quoi, la fatigue fait sauter le surmoi.

Revue de blogs #16

Nous avons fait beaucoup de choses dont nous ne nous souviendrons jamais. Et alors. Alors nous interrogeons le présent et le passé pourquoi parfois on veut tant se souvenir.

Karl, se souvenir de l’oubli, Les carnets Web de La Grange

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Il faudrait deux colonnes à ce journal. L’une pour l’écriture immédiate, l’autre pour l’interprétation, quelques semaines après. Une large colonne, celle-ci, car je pourrais interpréter plusieurs fois.

Se perdre, Annie Ernaux
citée par Karl, êt, Les carnets Web de La Grange

Comme Karl, « je vois une grande familiarité avec mon rythme d’écriture/publication » : les notes lapidaires plus ou moins au jour le jour et la rédaction décalée, quand je sais déjà ce qui a eu lieu dans les jours qui suivent, quand j’ai déjà commencé à oublier, amalgamer, colorer. Je raconte rarement le jour même, davantage celui (d’)où j’écris. Il en résulte un journal inégal, où plusieurs entrées peuvent être colorées d’une même gélatine, un jour particulièrement prolixe d’écriture, et d’autres avoir chacune la leur, de couleur et d’épaisseur variable : légère et peu profonde quand le temps du récit est proche de celui de l’histoire, opacifiante ou éclairante (unifiante) quand le delta est plus important. Il faudrait dater en double, ajouter à la chronologie des entrées celle de leur écriture.

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Ce qu’il y a, dans la vie, c’est que je suis persuadée que j’ai raison. C’est cela, et cela seul, qui m’a permis d’écrire, puis de publier, puis encore d’écrire, et de publier. Puisque j’ai réussi à le faire, malgré tous les obstacles, c’est que j’ai eu raison de m’obstiner, me dis-je. Logique imparable. Le reste du monde, alors, me crie non. Et je n’en tire aucune leçon.
Jamais.

Jamais !

Anne Savelli, Arc et impasses, Fenêtres Open Space

Ce qu’il y a, dans la vie, c’est que je suis persuadée que, si ça se trouve, j’ai tort. Je suis en sursis de faute.

Alors j’admire la ténacité (l’obstination, j’allais écrire avant de me souvenir du terme plus juste choisi par Karl). Surtout si l’on ne coupe pas le paragraphe suivant :

Je me suis bâtie sur le fait de ne pas renoncer, ce qui implique de devoir souvent, très souvent, quasi sans arrêt, effectuer des zigzags, dessiner des arcs de cercle, au lieu de tracer des lignes droites. Pour tendre vers ce que je voulais, il a fallu me contorsionner, m’adapter, encore et toujours, […] créer mon propre métier, ce que j’ai accepté sans jamais me renier.

Mais là, j’en ai marre.
J’en ai marre, c’est tout.

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Juillet, j’ai lu des choses. Pas autant que je le voulais, forcément. Parce que le temps, il faut le défendre comme un territoire attaqué, et parfois, je le laisse m’engloutir.

J’apprends qu’il me faut des temps dédiés pour chaque chose, que je voudrais ne vivre que des choses pour moi à partir de 16 heures et des jours sans rien d’autre que moi.

Mathilde, Des jours & des livres, Tant qu’il nous reste des dimanches

Toujours qui revient dans les conversations, l’organisation très concrète du temps, des repas, des tâches — des jours ordinaires.

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En fait, on n’a jamais fini (de comprendre, de ressentir, d’explorer, y compris un objet unique et répété). Examiner la même chose, même si ça reste la même chose, peut ouvrir régulièrement sur du plus élargi. […] Par contre, il y a du pourrissement, ça aussi ça se répète.

Christine Jeanney, bloc note — restes, Tentatives

Traduction et danse classique, même combat, même plaisir de la variation.

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Il faut lire les livres plusieurs fois.

Dans des circonstances différentes et en extraire des passages. […] Des passages… la lecture est un passage dans les pages. On n’y reste pas. On y emporte ce que l’on y a vu et on s’éloigne aussi vite que l’on s’est approché modelé par le trouble des émotions du maintenant.

Karl, être forêt, Les carnets Web de La Grange

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Si on comprime un brin : tenir un journal / dégoût pour l’organique. Comment ne pas se sentir concerné.

Je me logue, j’imprime, je déplace des octets, je surligne des choses, j’agrafe, je froisse, j’ouvre et je referme, je déplace des objets, je produits du déchet. […] C’est du travail et, à la fois, c’est une preuve de mon travail.

Guillaume Vissac, 080725, Fuir est une pulsion

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Je me suis allongé sur le tronc du bouleau qui se balançait nonchalamment sous mon poids. Je me suis endormi. Au réveil, j’étais surpris de ne pas être tombé. Mes pensées, elles, avaient chuté vers le haut de la cime des arbres.

Karl, être absent, Les carnets Web de La Grange

L’inversion me plaît. Elle fonctionne encore mieux avec la photo en regard — cliquez.

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« Comme » est une alerte dans l’écriture. […] L’usage est correct, mais la rêverie devient soudainement un câblage technique de la langue. […] Je reprends la phrase pour que la métaphore habite la grammaire. Il doit y avoir osmose et non juxtaposition ou enchaînement.

Karl, résolument dans l’onde, Les carnets Web de La Grange

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Après que j’ai tâché méticuleusement (mais inconsciemment, mais méticuleusement) de l’attirer dans l’un de mes trous noirs mentaux dont j’ai le secret, T. me dit de ses trous noirs qu’ils sont grosso modo les mêmes que les miens, ce qui est une façon j’imagine de me dire sans le dire ne t’en fais pas, tout va bien. […] Quand il me dit de quoi qu’il arrive continuer, c’est aussi à lui qu’il le dit.

Guillaume Vissac, 220725, Fuir est une pulsion

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Et quand je pense trop à cet état de chose, je me sens profondément abattu. Le compteur tourne. Il reste peu de temps à vivre. Et je me dis souvent que c’est du gaspillage. Quand sommes-nous passés à une société où notre temps de rêve/rêveries se soit échappé de nos mains, de notre contrôle ? 3 heures dans une journée, 21 heures pour le reste. 86% du temps en forme de contraintes.

[…] J’ai la chance d’aimer mon travail la plupart du temps. […] Mais tout cela reste du temps programmé. Pas du temps indécis, sans but, sans objectif. Ce temps là je le chéris plus que tout.

Karl, Le temps libre, Les carnets Web de La Grange

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Ce que je fais n’a pas vraiment d’importance, du moment que je le fais. Sauf que c’est ce que je ne fais pas qui concentre la majeure part de mon attention, et j’ai envie de dire de mon énergie.

Guillaume Vissac, 260725, Fuir est une pulsion

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 Avoir tant de désirs qu’il ne reste plus d’espace pour les désirs des autres.

Karl, nuit de Tokyo, Les carnets Web de La Grange

(Ou pourquoi j’ai le désir de ne pas avoir d’enfant.)

Dans ce même post, je découvre qu’il était possible de faire un service d’objecteur de conscience à la place du service militaire !

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I think that liking someone, or a group of people, or the concept of humanity, is something you do. It’s an active choice.

It means moving through the world and being conscious of the strangers around you, and of the many small ways in which you could make their lives better, or they could make your life better, or you could just enhance each other’s day without even having to try all that hard. It’s a choice you make again, and again, and again, and that you keep making because faith is something you practice, not merely a dormant part of your brain.

Being social is something I had to purposely learn, like swimming or enjoying vegetables. Maybe that’s why I’m so attached to it; it feels good to have become proficient at something that once felt so entirely alien.

Even the most minor of pleasant interactions with a stranger can lift my mood and turn my day around, because I choose to let it do that to me.

After I finished school I moved abroad and that gave me an opportunity to try on a new life, like it was an outfit […].

She laughed and I giggled and I scratched the spaniel’s ears and when she left we said bye to each other like we were friends.

I love people and maybe, deep down, I always did, but them loving me? I don’t think I’ll ever get used to it. I hope I never do.

Marie Le Conte, A Pro-Human Manifesto, Young Vulgarian

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Je ne suis pas prête de me lasser des déclarations d’amour mensuelles de Winnie Lim à sa compagne.

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[…] une tarte courgettes comté cuit au four (pour compenser le manque de comté, j’ai fait ce que n’importe quel narcotrafiquant aurait fait à ma place en coupant le comté avec du gruyère)

Guillaume Vissac, 280725, Fuir est une pulsion…

La pile à lire nous rassure-t-elle sur un futur rêvé où nous prendrons le temps de lire, ou vient-elle nourrir notre culpabilité de ne pas lire assez ?

Marion Olharan Lagan, Consommateurice ou lecteurice ? Word Economy

Venue pour la lecture, restée pour l’humour :

« […] de la SF sur fond d’invasion de plantes vertes extraterrestres. Cette lecture distrayante m’a convaincue que je faisais bien de flatter mes plantes à chaque arrosage et confirmé la justesse de ma méfiance envers la salade. »

« […] typique de ces romans récents qui ont un vernis féministe en mode bingo enfonçage de portes […]. À la fin, l’argent amour triomphe, c’est ce qu’on appelle un conte de fée chier. »

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Dans le journal de juillet de Thierry Crouzet :

[…] l’écriture produit en moi un déplacement, sans que je sache si c’est vers mon centre ou un monde extérieur.

Citant La Splendeur des Amberson d’Orson Welles […] : « Quand on a peur du changement, on a le changement et la peur. »

Je suis coincé dans un interstice de la vie.

Je ne suis pas le roi de l’empathie, mais j’ai trouvé mon maître dans l’incapacité de prendre en compte autrui. Et plus il m’agace, plus je me dis que moi aussi j’agace les autres.

Retrouver un défaut à soi chez quelqu’un d’autre le rend toujours très agaçant.

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À la médiathèque, un puzzle de 1500 pièces est posé sur deux tables, chacun y va de sa pièce, en passant. J’adore l’idée, j’ai un peu participé, forcément.

Dame Ambre, Un peu de rien (ou de tout), Carnets

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J’aimerai tant être plus libre, moins craintive, plus sécurisante, plus sécurisée.
[…] J’aimerai tant retrouver ma capacité au courage, à l’insouciance.

Latmospherique, Condensé d’égocentricité, Accrocher la lumière