Tuer Catherine

[Ceci est un trip, un très long trip, un trop long trip, sur un très bon roman. Si vous n’avez pas envie de (tout) lire, vous pouvez toujours sauter de paragraphe en paragraphe comme un cabri, ne lire que les passages en gras, aller trouver le lien vers le blog de l’auteur, ne pas lire du tout. Mais le mieux reste quand même d’acheter le bouquin.]

Par où commencer ?

Par où tu veux. Même in media res, un commencement sera toujours un début, alors commence donc par le début du livre, c’est un bon début pour débutant.

Mais ce livre est une suite de débuts sans fin.

Réalise le fantasme des anciennes éditions de folios junior « Et si c’était par la fin que tout commençait… ». Commence par la fin.

D’accord : Catherine meurt.

Bah ça commence bien.

Merci pour le spoiler.

En même temps, vu le titre, on pouvait s’en douter.

D’ailleurs, elle ne meurt pas vraiment.

Allons bon.

Je vous signale qu’on est en train de dévoiler le milieu, là.

Bon. Allons, procédons avec ordre.

Mais l’ordre de l’un est le désordre de l’autre.

Bouh, vile spinoziste !

Je ne comprends rien.

A Spinoza ?

Non, à ce qu’on dit. Filez-nous la quatrième de couv’ !

Laquelle ?

C’est malpoli d’embrouiller le lecteur, même numérique. Voici :

« Minable héroïne de seconde zone, Catherine est un personnage de fiction sans œuvre fixe qui a eu l’indécence d’élire domicile dans mon corps. Au départ, je m’étais faite à l’idée d’être deux : je suis partageuse, comme fille, moi. Mais le problème, c’est que la présence de Catherine est parfaitement incompatible avec la vie saine que je m’efforce de mener : elle est obsessionnelle, monomaniaque, hystérique, et j’en passe. Aussi ai-je décidé de l’éliminer. Définitivement. »

Qui est je ?

Révise tes conjugaisons !

Eh, l’autre ! Arrête Rimbaud !

Je persiste : qui est je ?

La narratrice.

Une cinglée.

Un personnage d’auteur.

Un imposteur.

Une logorrhée cérébrale.

Une voix.

Et nous ?

D’accord, des voix.

C’est nous !

Des mots, des phrases, un rythme sans virgule un souffle garanti haleine fraîche avec tictac seulement 2 calories par bonbon.

* *

*

Les mises en abyme me fascinent, faire une synthèse non synthétique sur la Modification de Butor m’éclate, dévorer en miettes et reconstruire, les structures désossées, les legos littéraires, le roman dans le roman, le théâtre dans le théâtre et le comique de l’illusion… alors forcément, Tuer Catherine, avec ses mises en abymes de mise en abyme de mise – métatexte puissance innombrable– était destinée à me plaire.

C’est bon comme un millefeuille* de 250 pages (ou plus si vous aimez les croûtes). Et ça se mange pareil : à l’arrache. On ne distingue pas les couches de narration, méta texte, commentaire de commentaire de commentaire de machine enrayée, on enfourne tout et sans être écœuré, encore. L’humour est très digeste. Acide à souhait.

Lorsque la narratrice hésite à faire profession de bonne foi, c’est qu’on risquerait par là de suspecter qu’elle a quelque chose à cacher (agent secret), mais de le dire, c’est aussi prendre le risque de passer pour quelqu’un d’insignifiant voulant faire l’être mystérieux (dame pipi) ; mais alors, pourquoi ne serait-elle pas un agent secret se faisant passer pour une dame pipi se faisant passer pour un agent secret ? Elle ne sait plus quoi redouter, « être prise pour un agent secret triplement double ou pour une dame pipi polyaffabulatrice ? » Ca, c’est le délire paranoïaque de la voix simple.

Plus complexe s’avère celui de la composition florale chorale des voix. Une sorte de dialectique mentale pulvérisée en agora informe, comité de surveillance des intellectuels antifascistes de la rédaction du Roman de Catherine. Auquel vous n’aurez pas accès, parce que vous ne croyez tout de même pas que l’on va vous donner une base solide sur laquelle vous reposer. Le lecteur n’est pas fait pour cela, debout bande de badauds. L’infini de la mise en abyme se fait aussi en aval : est-ce que l’on donne la raison d’un prétexte (serait-ce celui d’un livre) ? Merci de ne pas répondre, cette question était rhétorique – navrée. Vous pouvez toujours vous en prendre aux voix boucs émissaires de discussions de sirènes. Rien ne sert de compter ces bestioles mythologiques et composées : elles sont le nombre qu’il faut pour se contredire. Après avoir essayé pendant approximativement 5,7 répliques d’établir une alternance binaire puis ternaire, j’ai laissé cela à la fonction de mon humeur – de ma marrer ensuite de voir mon intuition confirmée rassurée : [le chœur décide de prendre ses mesures par le vote] « – Un tiers d’entre nous avait tout de même voté pour, je te signale.

Et un tiers contre.

Taisez-vous, ils vont savoir qu’on est en nombre divisible par trois.

[…]

Vous n’avez rien compris. Le chiffre n’est pas secret. Il n’existe pas. C’est très différent. »

* pour les becs salés, nous vous proposons la « fiction-gruyère ». Et dans le gruyère, le meilleur, ce sont les trous. Les trous idiosyncrasiques du gruyère ont toujours été sous-estimés.

* *

*

C’est bien gentil de s’éclater sur sa dernière lecture, mais on ne comprend pas grand-chose, là.

Mais vous lisez toujours.

Qu’est-ce que tu en sais ?

On ne peut pas me contredire sinon.

C’est ça, joue au chat et à la souris, toute mimi que tu es.

En attendant, je donne ma langue au chat.

Ouais, et Catherine ? C’est qui ?

Pourquoi on la tuerait d’abord ? C’est peut-être une personne charmante.

C’est vrai, ça. Et puis si ce n’est pas vrai, ça l’est quand même un peu, puisqu’on cloue facilement le bec à un personnage fictif.

Mais si c’est un personnage, ce n’est pas une personne.

Chipote !

Pris comme un bleu à l’illusion référentielle.

« willing suspension of disbelief »

Plagieur !

Coleridge !

Shut up !

Mais c’est qu’on est polyglotte dans le coin.

Et alors, si ça se trouve Catherine est une tsarine russe.

Ils parlaient français à la cour du tsar.

Vous êtes un peu à l’est, là.

Y’a rien de nouveau.

Faut revenir à l’ouest. Cathe
rine n’est pas russe.

Si. Même que c’est une poupée.

Une mise au point s’impose.

* *

*

Niveau 1 : Catherine est un personnage de fiction qui squatte le cerveau de la narratrice.

Niveau 2 : Catherine est une part de la narratrice, puisqu’elle est dans son cerveau.

Niveau 3 : Catherine est celle que la narratrice veut zigouiller (2+3= la narratrice est maso)

Niveau 4 : Catherine est l’anti-héroïne du roman de la narratrice qui prévoit de la réifier dans ses mots.

Niveau 5 : Catherine est le sujet du Roman de Catherine, dont discutent les voix.

Niveau 6 : Catherine est l’auteur du Roman de Catherine (5+6= Catherine est égocentrique)

Niveau 7 : Catherine est le complément d’objet direct de Tuer Catherine.

Niveau 8 : Catherine est le prétexte de Tuer Catherine.

Niveau 9 : Catherine est suicidaire. (7,8,9 dans mon panier neuf)

Niveau 10 : Catherine est une emmerdeuse.

Niveau 267 : Catherine est insaisissable.

Niveau 268 : Catherine est comme Dieu, présente partout, présente nulle part.

Niveau 269 : Catherine est l’auteur. ( le syllogisme 268- 269 suppose Flaubert comme mineur(e) )

Niveau 342 : Catherine est un nom.

Niveau 343 : Catherine est des mots.

Niveau 467 : Catherine est vous.

Niveau 469 : Catherine est une vaste supercherie.

Niveau 1873546 : contribution de Valéry, le verbe être a fait une grande carrière dans le néant, Catherine n’est plus, félicitations, vous avez épuisé toutes ses vies, vous avez tué Catherine, (vous avez épuisé toutes vos vies, vous êtes Catherine).

GAME OVER.

* *

*

C’est long.

Va voir ailleurs si elle y est.

* *

*

Livres que l’auteur a lu ou du lire :

– Sterne

– des critiques littéraires.

Le Mythe de Sisyphe

Madame Bovary

Lady Chaterrlay

– des tragédies antiques

Anna Karénine. Capital.

– Tu ne l’as pas lu.

– Certes.

– Mais alors tu ne peux pas avoir tout saisit.

– Certes.

– Tu te fous de nous.

– Certes non. Ca montre que ces clins d’œil littéraires ne sont pas entièrement nécessaires pour apprécier Tuer Catherine.

* *

*

C’est long.

On est revenus.

Par pitié, de la synthèse.

* *

*

Tuer Catherine c’est tuer Catherine. La lecture même détruit le stéréotype du personnage romanesque. C’est pour cela que l’on assiste à son enterrement mais que l’on ne sait pas quand elle meurt : quand le roman s’est-il désagrégé pour devenir la narration de la genèse d’un roman qui n’existe pas ? quand le Roman de Catherine est-il devenu Tuer Catherine ? quand arrêteras-tu de nous saoule avec tes questions à la noix ?

Le meurtre est tout à fait épuisant. Le récit s’épuise, le lecteur aussi. Parce que cher lecteur, Tuer Catherine, tu es Catherine. Tu dois te tuer toi-même à la tâche de lecture. Tu t’appelles Claire, Marie, Paulette ? Tu es Catherine, tu es cette amoureuse romanesque qui s’attache au personnage de Catherine dans le roman éponyme. Ne nie pas, tu es Catherine, sinon tu ne rirais pas à un tel passage : « […] impossibiliser toutes mes histoires d’amour afin que Catherine puisse pleurer toutes les larmes de mon corps devant sa passion perdue avant de rater son énième suicide, parce que naturellement la SNCF est systématiquement en grève les jours où elle choisit de s’allonger sur les rails du TGV munie de son petit panier osier doublé carreaux vichy contenant son testament écrit au sang de hamster écrasé, n’est pas héroïne de seconde zone qui veut ». (précaution d’emploi : ne pas boire du thé en même temps – si la couverture de mon exemplaire est miraculée, elle n’a dû sa sauvegarde qu’à une heureuse synchronisation qui fait que j’avais quasi dégluti ma gorgée de thé au moment où j’ai explosé de rire) Lecteur, tu ris, tu es Catherine, et c’est pour ça que le livre peut parfois t’agacer : c’est très agaçant de devoir se tuer soi-même. Serait-ce pour les beaux yeux de Nina Yargekov.

* *

*

– Tu vas nous lâcher, maintenant, Anorak Yeving ?

– Surtout que tu n’es pas drôle. Nina Yargekov, elle, l’est. Son premier roman est plein de second degré.

– Second ? Y’en a au moins 90° : ça décape, ce roman.

On sent qu’elle s’est éclatée à l’écrire.

– Ca se voit, il y a des morceaux partout.

– Je n’ai pas trouvé l’orteil gauche, j’aurais peut-être dû regarder derrière le rayon.

– Arrêtez ce commentaire de roman autocommentaire, sinon on ne va pas s’en sortir.

– Je ressuscite Catherine.

– Mais elle est enfin morte !

– Pas pour ceux qui ne l’ont pas encore lu.

– On ne s’en débarrassera donc jamais ?

– Comment elle a fait Nina ?

– Comme ça.

[Le premier qui laisse un commentaire ressuscite Catherine et le fait à son péril.]

 

Revolutionary Road

 

Où l’on tourne en rond, ronde effrénée, jusqu’à prendre la tangente

 

Remarque préliminaire : Melendili a raison, la traduction est pourave (c’est un vrai mot, pourave ? l’ordi ne le souligne pas). A part ça, awesome.

 

 

Le couple de Titanic qui vieillit dans une banlieue américaine des fifties, je trouvais ça louche. Genre un 2 qui ne s’avoue pas comme tel, mais qui aurait un vague goût de sauce rallongée à l’eau. Darlings, il n’en est rien.

D’abord, la déploration couple-rongé-par-le-quotidien est un peu courte – c’est loin d’être aussi caricatural. Frank et April ne s’y sont jamais vraiment installés : il n’y a pas à proprement parler de dégradation effilochement ruine progressive, plutôt une inadaptation chronique qui devient aigüe au fil du temps. D’où l’on ne voit pas l’ « avant » installation, si ce n’est sous la forme d’une brève scène de rencontre, et de la visite avec l’agent immobilier, et encore, cette dernière est insérée en flash-back explicatif.

Inadaptation chronique, donc – à la vie, de façon générale, et l’un à l’autre en particulier.  April doit laisser de côté ses rêves de comédienne, non tant que l’ambiance familiale soit à la femme au foyer (lors de leur projet d’aller vivre à Paris, ce serait lui, l’homme entretenu), mais she’s not up to it. Elle n’en sait pas moins ce que c’est de vivre pour ce qu’on aime, et décide de secouer son mari pour qu’il trouve sa vocation, et à travers lui, sortir leur couple de l’image d’Epinal des perfect Wheelers, foyer en tous points conforme à l’American dream. Tout en apparences, ou plutôt en reflet, comme avec au départ, l’approche de Frank dans le rétroviseur rutilant de sa voiture ou, plus tard, le visage désespéré de la voisine dans la glace. 

 

 

Faire en sorte que ces reflets ne soient pas le seul brillant (dans toute sa dureté) de leur existence terne (malgré le soleil qui fige le tout dans un glaçage de pelouses tendres, de fleurs zet papillons, il fait bon ne pas vivre). Et donc, partir pour Paris, avec les enfants, et peur, mais sans reproche.

Which seemed a good idea. The point is: Frank hasn’t got the guts to do it. Bien sûr, il décide de partir, il l’annonce à tous ses voisins, mais une offre de promotion dans une boîte qu’il déteste vient à point nommer pour attraper une bonne excuse que lui fournit April bien malgré elle, enceinte d’un troisième. Rien ne sert de courir, il ne partira point. Lâcheté ? Yes… but no, would have said my English teacher, as it is his customs. April a le courage de l’optimisme du désespoir – s’accrocher à n’importe quoi pourvu que. Le projet est a bit irrealistic, comme ne cessent de le répéter les voisins, inquiets que l’on puisse avoir la force de partir en les laissant dépérir dans leur vie forcée – et sourire colgate qui ne va plus de soi.  Peut-être, après tout, April ne fait-elle que déplacer le problème : la période du changement euphorique passée, qui dit qu’une nouvelle routine ne s’installera pas ? Quand on lui demande ce qu’il fera de son temps, à Paris, Frank répète qu’il cherchera sa vocation, qu’il se cultivera, qu’il lira ; alors que la maison est pleine de livres jamais ouverts, parfaitement alignés dans la bibliothèque.

Il faut du courage pour changer de vie, mais il en faut également pour continuer vaille que vaille (quelque chose qui ne vaut pas grand-chose mais coûte beaucoup). Si April paraît d’abord beaucoup plus vigoureuse que son mari, son mari la rattrape ensuite peu à peu jusqu’à une égalité nulle. Il la trompe le premier, so does she. Elle a le courage d’essayer, de partir, lui de continuer, de rester. Il n’a pas celui de partir, elle n’a pas celui d’envisager une possible défaite, que the European dream soit aussi nightmarish que chez eux, simple renversement du point de vue car de l’autre côté de l’Atlantique. Rien à faire, il y a entre les deux quelque chose de brisé, un navire titanesque qui a sombré dans une vie antérieure – et la main du voisin sur la vitre quand ils font l’amour, la voiture garée au bord de l’eau (je me suis bâillonnée avec mon écharpe pour ne pas exploser de rire dans une salle alors silencieuse devant cet appel de phare à la légèreté de clin d’œil de garçon de café). La lâcheté de Frank, ce n’est peut-être que de ne pas prendre le risque de constater un nouvel échec, de préférer les regrets aux remords – il reste toujours le conditionnel, après tout, l’Europe ne s’envolera pas.

Frank se constitue prisonnier (magnifiques ombres des barreaux de la fenêtre ou des rideaux) et préfère vivre dans le mensonge, même lucidelet’s be spinozistes, nous ne sommes pas libres du seul fait que nous soyons consc
ients de nos actes. Je crois que c’est ce qui évite au film de tomber dans le cliché. La frontière entre courage, lâcheté, force et résignation s’en trouve brouillée. Cela me fait mieux comprendre rétrospectivement cette tension qu’il y avait dans le Parc de Duras (I know, j’ai les rapprochements élastiques). Je n’aurais jamais pensé qu’il puisse y avoir une forme de force à persévérer dans ce qui ne nous plaît pas, dans la reconnaissance que nous ne sommes pas géniaux, pas différents des autres, pas faits pour la vocation dont on rêvait. Et qu’au final, le rôle le plus difficile, ce n’est pas celui de la scène auquel April renonce, c’est celui qu’elle endosse après une dispute terrible (filmée caméra au poing, genre thriller April-Frank-cible-du-destin-dans- le viseur-d’un-fusil-muni-d’un-silencieux), celui d’épouse qui s’intéresse aux ordinateurs pour la vente desquels son mari est promu (pas encore totalement dans on rôle : la ménagère parfaite aurait hurlé en le voyant dessiner au bic sur une serviette en tissu, tu te crois au restaurant, peut-être ?). Le jeu de papa-maman-dans-une-belle-maison contre lequel s’insurge le fils fou des voisins, qui à la première visite dérange les parents mais comprend la tentative de révolte du couple (mise en place de sa crédibilité) et à la deuxième balance leur échec à la tête en gros plan d’April (tentative pour refouler tout ça, qu’il retourne dans son asile). Le philosophe (mathématicien, ça fait mieux de nos jours) est toujours pris un fou quand il dit la vérité – simple renversement de la caverne -des intestins humains- et du soleil -éternel du bonheur factice-. 

 

 

 

Il faut du talent pour éviter l’écueil de la médiocrité à la dénoncer (regardez la géniale maîtrise de Pérec dans les Choses – incomparable, mais le rapprochement s’opère de lui-même dans mon petit crâne de piaf vacancier). D’où je suis ressortie étrangement de bonne humeur de ce film que l’on n’a pas spécialement intérêt à voir si l’on se sent déprimé. Combien de personnes dans la salle repartent chez elles en se disant qu’elles ont vu un bon film, avec de bons acteurs, bien mis en scène, pour ne surtout pas y penser ? et étouffer les mêmes problèmes à coup de télé ? (impossible de situer un tel film à notre époque, la télévision offrant des possibilités de plans visuels beaucoup plus restreints que les cigarettes et l’alcool qui coule à flot). Comme l’impression que disséquer annoter commenter désosser désarticuler remonter reconstruite fragmenter analyser et paraphraser sont les seuls moyen d’éviter cela, quand bien même cela virerait à la maniaquerie.

p.s. Mes excuses pour l’abus d’italique – ne nuit cependant pas à la santé

p.p.s. L’affiche française est aussi peu représentative du film que le titre. Je préfère largement l’affiche que j’ai trouvé sur le net et qui suggère déjà l’incompatibilité entre deux tentatives différentes pour sauver la vie en train de se noyer dans le quotidien et sentir, vivre intensément. J’arrête l’interprétation délirante.

Suite en blanc/l’Arlésienne/le Boléro

Vendredi soir, histoire d’entrer de plein pied dans les vacances, sortie à l’opéra avec une amie-de-la-danse-élève-infirmière-future-presque-pilote-de-chasse (à côté de sa vie, la prépa est une petite promenade de santé), des discussions à la grande semaine, un tour à la Brioche Dorée avant le spectacle, et des tentatives pour retrouver certains mouvements dans le métro ensuite – merci de ne pas essayer de visualiser.

Au programme, une soirée en trois parties et trois sous-parties :

Suite en blanc, de Serge Lifar

Cela faisait plusieurs années que j’avais envie de le voir ; les photos de ce ballet sont si alléchantes… effectivement, il est chorégraphié de telle sorte que tous les mouvements présentent des architectures de poses, des symétries de groupe… bref, des compositions de tableaux qui doivent faire les délices faciles d’un bon photographe. Pas nécessairement des danseurs. Les ensembles du corps de ballet sont réglés comme du papier à musique, pas de fausses notes pour les hommes en croches noires ni pour les blanches ; en revanche, les solistes… Je sais que ce ballet est dur, extrêmement compliqué à danser, qu’il requiert une redoutable précision et une technique ciselé, je le sais. Mais justement, je ne veux pas le savoir. Il doit y avoir une bonne raison à ce que ce soient eux en scène. Je suis une spectatrice égoïste, enfoncée tranquillement dans le confort de son fauteuil de velours rouge, et je ne veux pas craindre pour l’équilibre de la soliste ou redouter avec elle un tour. Je ne veux pas le savoir. Je veux que l’on me donne l’impression que rien ne peut arriver – des pointes de fer, une énergie d’acier- quand bien même, à prendre des risques, on risque de ne pas tenir sur sa pointe : je préfère infiniment Myriam Ould-Braham, qui a certes eu un quart de seconde de défaillance dans le pas de cinq qu’elle a par ailleurs dansé avec brio, à la prestation extras non compris de Muriel Zusperreguy dans Sérénade (suspens pour savoir si elle va se décider à relever en attitude) ou de Mélanie Hurel dans la Flûte. (I know, je suis à peine partiale. Que voulez-vous, j’ai mes têtes dans les danseurs, au point de soutenir mordicus que Mathieu Ganio n’est vraiment pas top ou que Marie-Agnès Gillot n’a pas du tout l’air d’une grande gigue perdue dans un tutu et une chorégraphie archi-classique.)

Trêve de mauvaise foi : Agnès Letestu était classe, toute en volutes, dans la variation de la Cigarette (il y avait une espèce de détourné que j’adore – et qui lui arrachait à chaque fois un petit sourire, ce qui n’est pas du luxe chez elle) et nous avons pu constater avec Ombeline (ma copine-de-danse-future-presque-pilote etc.) que Jérémie Bélingard a une sacrée présence. Et j’adore la fresque des hommes en seconde décalée, au fonds au dessus des escaliers, ou des danseurs qui rentrent en avant-scène en sixième. Ou la soliste en pilier du manège des hommes ou la même qui déboule d’un duo d’homme en tour vers un autre en chat six (ou l’inverse, je ne sais plus), comme une bobine qui se déroule. Ou… je vais plutôt essayer de vous mettre une vidéo [ou pourquoi j’aurai passé la moitié de mon après-midi sur ce compte-rendu d’impressions].

A part Letestu dans la variation de la Cigarette, les vidéos de notre ami qui nous veut du bien youtube ne sont pas celles de la distribution que j’ai vue, et entre nous, vous ne perdez guère au change, et même, tout le contraire, puisque j’ai déniché Aurélie Dupont dans la Sérénade et Nicolas Leriche dans la Mazurka.

L’Arlésienne, de Roland Petit

J’avais déjà vu ce ballet il y a deux ans mais, soit que les interprètes n’aient pas été très bien choisis pour leur rôle, soit qu’ils aient été éclipsés par Abbagnatto/Leriche dans le Jeune Homme et la Mort (petit cri de groupie) ou Lucia Lacarra dans Carmen (petit soupir de groupie), le ballet ne m’avait pas laissé un souvenir impérissable. Limite à me dire, dommage qu’il soit dans la programmation. Ce qui aurait été dommage, c’est de ne pas voir cela. Eleonora Abbagnatto faisait tout sauf blonde cruche comme les blés, en jeune paysanne essayant de ramener à elle – ou à la vie, plus essentiellement- son fiancé, qui, loin de sombrer dans une folie gratuite, comme j’avais pu le penser à la première représentation, nous entraîne à sa suite dans une démence poignante. Vraiment, Manuel Legris était dément : son visage qui ne rencontre jamais celui de sa fiancée que par un désagréable hasard, le regard toujours fixé droit, au loin, abstrait de son entourage qui le repousse toujours vers la jeune fille, tournant le dos, au propre comme au figuré, à tout public, face au décor tourmenté à la Van Gogh, en proie à un invisible mais profond malaise qui culmine dans le solo de la fin, tension accumulée, manège de l’esprit comme un lion en cage, diagonale d’attaque ultime en grands jetés – fleuret, pas d’échappatoire sinon par la sortie finale, par la fenêtre, hors-scène du monde, suicide.

Pourtant absent, il vient chercher chaque spectateur et l’entraîne à sa suite dans son destin, que l’on n’hésiterait pas à qualifier de tragique si ce mot n’était pas interdit aux paysans (un Dieu déguisé en berger, encore…) et ne traînait pas avec lui des restes de grandiloquence. Plutôt atrocement simple. Simplement grave. Quelque fêlure ou désaxé ou toute autre littérature qui vous viendra à l’esprit.

Pas étonnant donc que Manuel Legris ait récolté d’abondants applaudissement. Eleonora Abbagnatto reste un peu en arrière-plan, et son personnage, tout à fait en plan (I know, c’est nul, mais je ne peux pas m’en empêcher) ; non moins magnifique cependant (pourquoi n’a-t-elle toujours pas été nommée étoile, d’ailleurs ? alors que d’autres tout à fait incolores…). Tout de suit
e, la chorégraphie m’a bien davantage emballée que la première fois. Même, j’ai tout aimé, des ondulations champêtres de la ligne des paysans à la main figée de Vivette lorsque Frederi retire sa tête et s’éloigne. Parce que la pièce est tirée d’un drame de Daudet et que ruralisme et amour de nos campagnes éternelles oblige (à des noms pittoresques). En lisant dans le programme le nom de Mistral, j’ai eu une bouffée de poly, l’occitan littéraire, Mireille, Mauras, tout ça. Mais cela ne m’a pas dérangée une seule seconde, parce que, outre que le pittoresque est très épuré dans le ballet, je lis toujours le programmes après la représentation – sauf ballet explicitement narratif, avec moult reconnaissances, refus, trahisons et autres subtilités, que la pantomime ne me laisse pas toujours très bien comprendre (un peu comme lorsqu’on va voir une pièce de Shakespeare dans le texte, on essaye d’avoir une vague idée de l’intrigue pour suivre un minimum les travestissements divers et variés autrement qu’avec les yeux rivés sur le prompteur). Et, première découverte (les découvertes sont nombreuses pour les gens pas très finauds), si Frederi ne fait guère attention à Vivette, c’est que ses pensées sont toujours dirigées vers une Arlésienne – et tenez, voici un titre ! Gourde que je suis, je ne m’étais jamais posé la question, tout au plus postulant que ce devait être une musique particulière. Pas un seul instant je n’avais supposé que cet homme dégagé de la vie s’était simplement fait dégager par sa belle. Et, en narrant cette révélation au petit-déjeuner, seconde découverte (oui, vous pouvez dès à présent constater que je ferai mentir le proverbe) : l’arlésienne est la personnification même de l’Absente. Passé dans le langage familier en référence même à la pièce de Daudet (Larousse dit en référence à l’opéra de Bizet, mais comme la musique est venue après la pièce… si l’on doit en juger d’après ma nouvelle teinte de cheveux, il ne faut pas faire confiance aux rousses). Ce genre de découverte a toujours des allures de révélations ; un peu comme le jour où j’ai vu que le sigle de la SNCF a encerclé le tracé de la Seine car il reproduit un profil… on est certes loin de faire dans la révélation mystique. Il n’empêche que c’est très astucieux de ne définir qu’en creux l’Arlésienne : « Il n’y a pas d’Arlésienne dans ma pièce : il n’y a que son ombre. On en parle, on en meurt, mais on ne la voit pas. » Elle est cette fissure ouverte dans laquelle s’engouffre l’interprétation angoissée du spectateur.

Le ballet est intégralement visible, mit Manuel Legris (dont l’interprétation a cependant largement mûrie depuis cette vidéo un peu ancienne – ça veut dire allez donc le voir danser en chair et en os pendant qu’il en est encore temps ; il doit être proche de la retraite si je ne m’abuse).

Le Boléro, de Ravel/de Béjart (difficile ici de ne pas enchaîner le nom du compositeur)

 

Tout le monde connaît la musique. Beaucoup ont aperçue la chorégraphie de Béjart dansée par Jorge Donn dans les Uns et les Autres de Lelouche. Certains l’ont peut-être regardé interprété par Nicolas Leriche à Noël, sur la 3 (voire enregistré pour certaines^^). Une fille de la classe a été le voir et, quêtant une approbation/explication, m’a dit avec de grands yeux choqués « Mais, c’est sexuel ». Je veux bien admettre que, l’ayant vu dansée par une femme (si ça se trouve elle a eu la chance de voir ce que rendait Gillot dedans), la scène se charge d’encore plus d’érotisme et que cela ne soit pas dans l’horizon culturel d’une versaillaise type, mais enfin… quelle danse ! (vous avez le droit de remplacer cette banale exclamation par la suite de juron de votre choix, qui, dans votre vocabulaire personnel, exprime l’intensité de votre admiration) Oui, c’est de l’énergie à l’état pur, oui, on la dirait animal, oui, c’est sensuel, érotique, si vous voulez, mais c’est aussi une force pas possible, une joie lancinante, un charisme qui se déchaîne et s’offre sur une espèce de scène-estrade-trampoline rouge, entouré d’hommes toujours plus nombreux. Avec un danseur sans présence, ce doit être absolument vide de sens, ne provoquer aucune sensation. Sans parler du crescendo de la danse/musique et de l’endurance qu’il requiert, il faut avoir une présence de malade un regard pour soutenir les premières mesures où la lumière n’éclaire que les mains, qui peu à peu façonnent et laissent deviner le corps du danseur quasi-immobile.

Je n’aurais pas parié sur José Martinez – et j’aurais perdu. (Même si j’aurais aimé admirer Leriche ou faire monter sur l’estrade Karl Paquette qui dansait juste devant, pour voir ce qu’il donnait là-dedans, s’il aurait pu tenir la pièce. Oui, parce que, « en vrai », on remarque davantage les danseurs que dans toutes les prises de vue, forcément centrées sur le soliste – et cela lui donne encore plus de vigueur )

Pleins de versions différentes versions sur youtube : celle du film est peut-être la plus abordable pour des non-fans de danse, vue qu’elle est bien filmée, avec le décor grandiose fourni par la Tour Eiffel ; mais aussi avec les danseurs de Béjart, la version en noir et blanc, magnifique de Jorge Donn une qui est un habile montage des versions masculine et féminine avec dans cette dernière Elisabeth Ross (vous pouvez également ajouter un petit cri d’admiration pour cette géante dotée d’un charisme à sa taille) … et aussi Maya Plysestkaya (orthographe non garantie)

J’ai été un peu longue, je vous l’accorde, et encore, j’aurais pu m’extasier un peu plus sur Bizet ou vous faire part de mes récriminations concernant la façon dont est filmée la danse, mais je réchaufferai cela dans un autre post. En attendant, bon visionnage !

Fait d’hiver

Une rose même pas dépiautée de son plastique, plantée dans une bouteille d’eau décrétée vase, et les cheveux laqués  ; je sors d’un spectacle de danse, la première de ma/notre chorégraphie sur l’hiver de Vivaldi. Les lumières… changements de coulisses…  grands jetés… bustiers blancs et mousselines en mouvement… Même essoufflée, je n’ai pas vu passer les dix minutes. Quelques secondes et une poignée de grandes gamines à se presser en cercle pour regarder sur caméra ce que ça donnait.

[Photos quand j’en récupère]

Recueil : la voix qui laisse sans vie

 

(un atome atone)

 

Les Confessions d’un Anglais qui n’a pas encore mangé d’opium sont parasitées par une voix qui vient de derrière et ajoute sa misère à celle du narrateur. Celle-là est importune, qui s’invite dans la rame ; elle émane d’un corps un peu gros, écroulé sur un siège – jugement défavorable d’un coup d’œil. Celui-là, brillant helléniste qui se trouve plongé dans une grande misère – vous comprenez- avale les miettes de pain qu’il recueille en guise de repas – ce n’est pas toujours facile- survit parmi les rats avec une enfant – je donne des cours de soutien de physique et de chimie- et finit par perdre de vue la péripatéticienne qui lui a sauvé la vie en sacrifiant sa paye en un verre de vin épicé pour le faire revenir à lui. J’ai également perdu sa trace – proton- puis celle du narrateur – c’est un atome chargé positivement- et j’ai finalement rangé le livre, gênée puis bientôt captivée par ce nouveau roman – ou sa diction Nouveau Roman, diction de poème ou de théâtre, sans théâtralité aucune.

 

La voix importune dépose des phrases de physique nucléaire dans la rame, les dates des grandes découvertes avec la conviction d’un guide usé mais néanmoins soucieux de son métier. Il a enseigné au lycée et au collège. En IUT aussi, c’était très intéressant. La voix est monocorde et vibre de façon monotone : un timbre sans phrasé. Recherche scientifique aussi ; il a eu de la chance ; des expériences dangereuses ; un collègue ; une explosion ; a impressionné les élèves ; un éclat de verre dans la main ; il l’a vu la dernière fois, en asile psychiatrique ; l’explosion ; d’ailleurs il (le collègue) s’était fait tatouer une explosion sur le bras gauche. Son cerveau (la voix) a dû lui aussi un jour exploser silencieusement, et la voix balaye les cendres qui sont retombées, atone. Il a quatre sœurs, son beau-frère est décédé. Il essaye de s’occuper tout seul. Là, il va à Versailles, au cinéma. Toutes les connexions sont encore là dans son cerveau, mais définitives, re-parcourues sans la moindre étincelle. Il a vingt minutes pour aller jusqu’au Cyrano. Oui, peut-être, place du marché. Une autre voix, inaudible, relance régulièrement cette parole, donne des questions pour que la voix énumère sa vie. Quel âge avez-vous ? – vingt ans. Curieusement, j’ai entendu cette réponse de l’interviewer, un peu trop jeune pour supporter la voix ; mais pas ses questions, posées en sourdine et comme destinées à être coupée au montage. Je suis à la prise de son ; discrètement mon oreille d’aplomb, le cou ankylosé par cette captation attentive à filtrer les rires intermittents et parasites de jeunes touristes étrangères. La voix vibre toujours : après le cinéma, il rentrera chez lui, il y sera vers six heures et demie. Le samedi soir, il va au cinéma, puis il rentre. Le dimanche matin, il fait la grasse matinée. Je ne comprends pas pourquoi j’écoute. Il passera acheter du lait demi-écrémé, qui apporte du calcium, du magnésium et d’autres choses encore qu’il lit de mémoire sur l’étiquette de la bouteille. C’est son petit-déjeuner, cela fait un quart de bol. Il ira acheter son lait après le cinéma. Il rentrera et il s’occupera seul. En fait, si, je sais, je la recueille, c’est cette voix qui dit de même façon un cours de physique nucléaire et son petit-déjeuner routinier, les bons moments de sa carrière, la mort de ses proches et son devoir de divertissement. Qui récapitule une décadence déjà passée. Très intéressant. Son métier l’a sûrement passionné autrefois, mais il ne lui en reste plus qu’un intérêt passif. Versailles arrive bientôt. Il va descendre, il remercie qu’on lui ait parlé, qu’on l’ait écouté. Comme un vieux livre reconnaissant qu’on l’ait fait revivre le temps d’une lecture. Comme un vieil album désormais rempli, reconnaissant d’avoir été feuilleté. Et puis la voix est partie sous son béret, au terminus.