La Comédie humaine (virtuelle)

All the world is a stage
and all the men are merely players.
All have their exits and entrances
and one man in is life plays many parts
.”

De tête, citation de Shakespeare,
je ne prétends pas à l’exactitude.

 

       L’éternelle métaphore théâtrale qui commence bien avant le côté cour de La Bruyère n’a toujours pas perdu en vigueur. On se met encore et toujours en scène.

           Les pseudos et avatars sont autant de personnages, la distribution est illimitée et le casting peut être modifié à la moindre envie. Tous sont plus ou moins des flat characters  facilement identifiables, par les quelques lignes de présentations, des couleurs ou des tocs comme la consommation de granolas, chocolat, dinausorus ou des ovni aux noms exotiques de Gaffiot ou Baillit. Les liens sont rarement précisés en début de pièce, plutôt dans les commentaires qui suivent chaque saynète. On se voit également hors de la scène sauvage mondiale (mais au public réduit), dans les coulisses d’msn.

               Les petits bonhommes verts déclament certes moins de tirades, mais la stichomythie va si bon train que les quiproquos s’enchaînent
. Les conversations msn ont souvent autant de sens qu’une pièce de Becket sans que les auteurs ne possèdent les rouages de la grammaire – ne parlons pas de l’orthographe. Si vous saupoudrez le tout de coquilles, c’est croquignolet. 

Point de vue scénario, les stage directions des blogs sont plus que jamais à la mode. L’italique a été abandonnée au soulignement didactique/emphatique/ironique de telle notion-clé, mais la didascalie nous met des étoiles plein les yeux. C’est un mode de mise à distance pratique ; une troisième personne impersonnelle endosse le ridicule du pathos ou du comique soulevé. Dans la constellation des étoiles, on peut pêcher des grandes manifestations d’émotions, *renifle bruyamment*, *essuie une larme* ; un masochisme virtuel et donc sans souffrance, *se fout une claque*, *méchant Dobby, méchant* ; des humeurs diverses et variées tels que *mode curieuse on*.  

 N’oublions pas en fin de représentations les applaudissements. Quelques larmes aux beaux passages de pathos, et puis les per-sifflements ou les bravos, à grand renfort de points d’exclamations et de smileys. Toujours maintenir une grande connivence avec son public. Et puis engager la conversation avec un metteur en scène, c’est toujours espérer qu’il accepte son texte, vienne voir sa pièce. 

Dès lors, il va sans dire que la tragédie des pseudo gothiques tourne rapidement à la comédie. Hormis pour les artistes que l’on lit/regarde/écoute avec le silence respectueux habituellement réservé aux auteurs panthéonisés, l’ironie est le maître mot. Une ironie très typographique où les lapsus sont barrés de manière révélatrice et les doubles sens ont le vent en poupe. Sans parler d’une parenthésite aiguë et d’un abus des points de suspension. Et puis la culture, les références… nous sommes très référencés, et nous aimons à le faire savoir. Mes entrées ne sont pas aussi loufoques que d’autres, mais j’ai récemment été googlisée par « bachotage » (c’est de saison, mais non pratiqué par ma pomme) et « porte jartelle » (je décline toute responsabilité en cas de déception).  

 
       Enfin le rideau se ferme : l’écran d’ordinateur fait mal aux yeux. Surtout les monologues not to be de ce type, en police 4.

Cette fin d’année ne ressemble à rien.

         Le refrain du concours blanc est fini, on commence à connaître la chanson et elle agonise bizarrement. La même phrase musicale hebdomadaire tourne en boucle, mais plus faible et ça va s’arrêter abruptement, sans même laisser la dernière note vibrer à travers les souffles printaniers -pour le zéphyr estival, il faudra repasser, il n’est pas temps. Ce dernier s’accorde étrangement au mélange de joie et de déceptions ; la grisaille n’empêche pas les coups de soleil, bretelles et démarcations vestimentaires en décalcomanie, Thalie en sait quelque chose. La fin de l’année a le goût des Sprits mangés les pieds dans l’eau d’un des innombrables bassins du château, et des carottes pas tout à fait cuites de la cantine. Plus de cours de français dès vendredi, mais les khôlles sont maintenues ; le développement durable ne tient que parce que la cum cure de la géo prend bientôt fin.
        Le conseil s’est révélé être l’arène où certains toreros ont révélé leur tranchant, et ont joyeusement mis à mort quatre hypokhâgneuses fougueuses sous les huées du public, composé de Mado pour la chaire latine (soutenant farouchement son cheval préféré, j’ai nommé Inci), et Calimero pour celle d’anglais (un yes indeed pour l’homonyme d’Inci). Vaincus ou non, les taureaux vont continuer de faire semblant d’être émoustillés à la vue d’un texte brandi et tacher de ne pas voir rouge. Ce sera rose pour moi – même si on a annulé les tablettes de Milka, enjeu du pari sur les places du classement.

       Il est sûrement temps de dresser un bilan, mais je crois que ce n’est pas possible, l’hypokhâgne ouvre déjà trop de portes pour en parcourir toutes les pistes aux étoiles, alors en faire la carte…

2/ Action men : typologie des personnages

       Il convient d’abord de noter le déséquilibre entre les méchants, aussi nombreux que redoutables, et le héros, seul ou éventuellement assisté par un acolyte, qui est un parfait faire-valoir pour justifier des répliques hautement spirituelles.

# La femme

          Elle est celle pour laquelle le héros supplie Dieu (oui, le héros est croyant, ce n’est pas un anarchiste athée, faut pas pousser le bouchon trop loin) de le garder en vie. Parce que, bon, seul, sa vie ne serait pas grand-chose, se sacrifier à la cause, pourquoi pas, Dieu est grand, l’homme est petit. Mais sa femme… elle le soutient ardemment, et même à la fin, quand le héros viril, enveloppé dans une couverture de survie, est redevenu un tendre blessé perclus capable de romantisme,  à ce moment, la femme ose même un coup de poing dans le nez d’un journaliste qui n’a décidemment rien compris à la grandeur. Ca, c’est l’acte héroïque. Parce qu’elle le vaut bien – elle a pleuré toutes les larmes de son corps, il va sans dire ; le mascara n’a pas coulé et la noyade dans l’oreiller n’a pas dérangé la mise en plis, il va sans dire.

# Les méchants

        Le héros est tout blanc, le méchant tout noir, ne rêvons pas, les films en noir et blanc grisâtres, c’est dépassé. Une âme noire donc, indispensable à faire ressortir la pureté de l’ange exterminateur. Ce qui explique que le méchant soit d’une intelligence retorse, mais remarquable. Mais une intelligence froide, calculatrice, il n’est pas question d’éprouver la moindre pitié pour lui quand il se fera démantibuler par superman. Pas de pathos, pas de psychologie, le méchant est un type universel, interchangeable, démultiplié. Il n’a pas de racines, pas de famille, éventuellement une maîtresse pour faire ressortir ses instincts bestiaux, mais en aucun cas des enfants. C’est à se demander où ils trouvent tous leurs méchants : ils en tuent tellement et ils se reproduisent si peu !

        Il est curieux de noter qu’Hollywood ne s’est toujours pas remis du traumatisme post-Aushwitz. Les méchants parlent en effet souvent allemand, ayant un lourd passé d’agents secrets nazis –non, non, ce ne sont pas de vieux croûtons, la chronologie est élastique dans les films d’action. Autant vous dire que ça n’aide pas au prestige de cette langue qui n’est jamais entendue qu’à travers des ordres hurlés. Les non germanistes disent souvent que la langue de Goethe (à croire que la littérature allemande se réduit à Goethe) se hurle. Beuglez quelques amabilités militaires en français, je vous assure que ça sonnera aussi claquant qu’un fouet. Parce que parlé simplement, l’allemand c’est doux, je vous assure, j’avais même une prof qui semblait parler avec un bonbon bien sucré dans la bouche. Je m’éloigne de mon sujet. Pourquoi l’allemand donc ? Outre que le nazi est l’ennemi conventionnel par excellence, et que le choix ne risque pas d’être critiqué, la langue étrangère pourrait éventuellement indiquer le caractère totalement étranger de l’homme qui vit dans un autre monde aux valeurs incompréhensibles pour le gentil héros acculturé.

Ses valeurs : les lingots d’or, les dollars, les liasses de billets et euh…
Sa grande qualité de méchant est le cynisme, qui permet toujours quelques répliques inspirées avec le héros en mauvaise situation (ce n’est qu’une mauvaise passe, mes chers enfants, rassurez-vous).


# Le héros

           Le contrepoint parfait du méchant. Intelligent pour déjouer les pièges, la réplique qu’il faut pour faire rire et beau pour faire baver ces dames que les explosions à répétition pourraient lasser. En stock, nous avons le type je-roule-des-mécaniques (Bruce Willis) ou le type plus-gringalet-mais-charmeur (Tom Cruise). Mais on le sait tous, ce qui compte c’est la grandeur d’âme. Alors le bon est un saint, il aime tendrement ses enfants, passionnément sa femme, et patriotiquement son pays. Toute cette belle guimauve a donc besoin d’action sanglante pour ne pas tomber dans le mièvre. Les méchants sont indispensables car l’important est moins le mérité (C’est statistiquement prouvé : Bruce Willis n’échoue jamais, le cas contraire nuirait à son image et en dernière instance à son cachet.) que le méritant. Le héros doit sortir grandi de ses épreuves. Avec les bagatelles qu’il essuie, pas étonnant que l’acteur soit au sommet du star system.

Ses valeurs : travail, famille, patrie, amour, paix (on se croirait à l’élection Miss France, vous ne trouvez pas ?), et Dieu dans tout ça.
Sa grande qualité (outre un physique résistant et plutôt photogénique) : la désinvolture, la petite phrase qui tue lâchée négligemment tout en faisant des galipettes par terre pour éviter d’être transformé en passoire sur l’instant. Bref, la classe à moindre prix.

[Je n’allais tout de même pas vous laisser comme ça : une effusion de sentiments avant celle de sang…] [ C’est-y pas mignon cette illustration de l’embrassement de l’amour et de l’action violente ? ]

1/ Films d’action

            Parce que j’adore les incohérences logiques, les répliques qui tuent et la gueule d’un Tom Cruise ou d’un Bruce Willis et que je n’ai pas envie de bosser, je regarde facilement les films d’action que nous offre la sublim(inal)e programmation de la petite boîte aliénante. A l’occasion d’Une journée en enfer, de Mission Impossible 3 et d’autres films dont j’ai oubli » le titre, je me suis fait cette réflexion, qu’au fond, il n’y a rien de plus doux qu’un film d’action. Je vous assure.

L’action

      C’est en réalité l’élément le moins déterminant. La technique permet des explosions au sublime dégradé jaune-rouge, des chevauchées délirantes sur les toits new-yorkais, des contre-jours dans la fumée pour renforcer le mystère et la force du héros. L’action n’organise pas le film, elle le remplit. L’écran par les couleurs, le silence par le bruit des coups de feu.

La logique incohérente du film d’action

       … au service du pathos. Le héros a sauté du haut de quarante étages en remarquant négligemment à la réception que ses tendons sont moins souples qu’à ses vingt ans, une balle est fichée dans son biceps gauche, et il se fait tabasser la tête contre un mur depuis un quart d’heure, mais il est toujours frais comme un gardon pour se porter au secours du dernier otage. Il a essuyé une fusillade en serrant les dents et ses petites fesses musclées, tout va toujours pour le mieux. Mais il est besoin d’une petite faiblesse, vous comprenez, même les grands ont leurs faiblesses. Le réalisateur décide alors arbitrairement de placer là une petite touche véridique : après avoir marché pieds nus sur du verre, le héros pisse la sang, il est à l’article de la mort jusqu’à la prochaine explosion.

       … les explosions et les fusillades, parlons-en. Le mec est arrivé dans le centre commercial ou le building en touriste. Et quand la fusillade commence, il sort discrètement un bazooka de sous son polo Lacoste, attention, je voyage toujours léger. Ca tire en tous sens pendant des heures, et pourtant, il n’y a aucun Gavroche pour aller ramasser les balles perdues. On tire de bon cœur, soyons généreux dans le feu de l’action. Quand soudain, soudain, c’est la panique. Bruce Willis n’a plus que deux balles dans son chargeur et trois ennemis à abattre. Le suspens remonte. Mais c’est sans compter sur l’ingéniosité de l’homme : analyse psychologique de l’ennemi pour jouer à l’arroseur arrosé ou quelques zooms bien ciblés pour vous indiquer LA solution : mais si, mais si, il suffit de tirer sur les câbles électriques pour qu’ils se détachent et aillent engoncer les palmes de l’hélico qui fournit ainsi le bouquet final, la superbe gerbe de feu bouillonnant, comme du lait oublié sur le feu.

       J’ai beaucoup aimé aussi dans MI 3 Tom Cruise qui capte au 25ème sous-sol d’un quartier chinois aux maisons en feuilles de papier mais n’a pas de réseau en plein Shanghai.

Lieux, temps

       Le lieu doit être clos, toujours. Attendez, ils sont cultivés les scénaristes, ils ont lu les Dix petits nègres d’Agatha Christie, on ne change pas une formule qui gagne. Le lieu doit être abondamment pourvu de conduits glauques, de recoins inattendus, de passages secrets et de coffres forts –la motivation du méchant, qui est forcément un être vénal. La présence de verre n’est pas à négliger, elle offre une possibilité de subtils jeux de reflets (pour localiser son agresseur quand  il ne reste qu’une balle dans le chargeur, c’est crucial) et surtout, ce matériau produit un bruit incomparable à l’explosion.
        La période. Noël de préférence. Pour le contraste, bien évidemment, de l’œcuménisme ambiant avec les déchaînements de haine, pour la déco, et pour marquer le triomphe des valeurs d’une fête familiale. Après avoir fait joujou avec son flingue, quoi de plus reposant en effet que de saisir une arme blanche pour découper la dinde traditionnelle ?

Les Faux-Monnayeurs, de Gide

[Attention, souris tordue]

 

            Les Faux- Monnayeurs est trop pensé. En se faisant critique de lui-même, il se détruit. Gide ne joue pas avec le lecteur d’une connivence sur l’illusion romanesque, comme peut le faire Laclos en jouant sur le paratexte de ses dangereuses lettres. L’illusion est ici démontée : les roues dent(el)ées sont mises à plat, les chiffres sont datés et les aiguilles que leur désarroi. L’horloge n’est pas remontée, les pièces gisent épars sans pour autant être mises en pièces. En scène tout au plus. On est dérouté, sans être mis sur une autre voie, comme dans les Géorgiques de Claude Simon (ce qui ne veut pas dire que je ne m’y perde pas !).
            Gide ne dénonce pas l’illusion, il lui en substitue une autre : celle que l’on peut continuer tout en se sachant dans l‘illusion et en prétendant parallèlement que cette illusion est une impasse. On ne peut pas dire ‘ne jamais dire jamais’, mais le romancier l’écrit. D’où les accros entre les Faux-Monnayeurs d’Edouard, le romancier interne au roman qui se propose précisément d’écrire les Faux-Monnayeurs, qui n’est pas le pavé que vous tenez dans les mains, et les Faux-Monnayeurs de Gide, qui sont en train de nous fournir matière à nous triturer (probablement inutilement) le cerveau (ou ce qu’il en reste après les concours blancs). Le mur de l’impasse n’est pas escaladé, mais il n’est pas non plus considéré comme un obstacle. Plutôt le mur devient la destination de l’impasse.
            Trop pensé. Je vous le disais. Le lecteur doit sans cesse se préoccuper de démonter le démontage opéré par Edouard (le romancier qui fait écho à l’auteur). D’accord, Gide se moque éperdument du lecteur paresseux. Il en veut d’autres, fort bien. Mais on peut se demander si la question ne devrait être déplacée de la paresse au plaisir. Jusqu’à quel point la critique de la critique est œuvre à part entière ?

             La mise en abyme n’est pas ici vraiment vertigineuse. Retorse, sans aucun doute, mais pas de vertige bachique *dixisset unserer liebe Hegel*. L’abyme s’est abimé en un abîme [Aleks, doutes-tu encore que je te batte dans les jeux de mots pourris ?], creusé toujours plus avant dans le récit.

             Et pourtant, ce n’est pas un fourre-tout, sommaire des grands thèmes remâchés. Des instantanés font subrepticement sentir un parfum de vérité. Des instants réfléchis par l’écriture sans que l’auteur soit venu réfléchir sur (la réflexion de) l’écriture – la concordance entre Edouard et Olivier, par exemple. Elle vient comme un point de vérité qui éclaire le lecteur sur la sourde irritation qui l’agaçait envers les deux personnages.

           Curieux. Pensé plutôt que donnant à penser. Ou alors penser comme démontage du démontage de l’illusion romanesque. Ce qui vous donne l’envie de la rétablir dare-dare pour pouvoir lire en paix.

 

           Gide est un escroc formidablement habile : le roman lui-même est une fausse pièce de monnaie. La fausse pièce n’a de valeur tant qu’on ignore qu’elle est fausse ou que le sachant, on tente de la refiler à quelque commerçant qui voudra bien n’y voir que du feu et l’encaisser. Une fois frottée et réduite à un bout de verre, la pièce n’est plus qu’un objet de curiosité. Le roman est une fausse pièce de monnaie. Rendu transparent, on ne sait plus seulement les artifices, on les voit, il y a comme une anomalie dans le/a pa(ysa)ge. Et de même que la pièce réduite à un bout de verre ne peut plus être écoulée, le roman décortiqué ne peut pas vraiment être digéré, il y a quelque chose qui ne passe pas. Non parce qu’on sait les artifices, on les connaît toujours, on accepte simplement de s’illusionner. L’étude de l’artifice peut être passionnante, on n’expliquerait pas autrement l’intérêt parfois maniaque porté à la genèse d’une œuvre, au journal ou à la correspondance de l’auteur. Mais l’intérêt est précisément que ces sources sont étrangères à l’œuvre et tendent à la questionner sinon à l’expliquer. Doivent-elles elles-mêmes devenir œuvre ? Je suis sûrement une stupide lectrice qui ne comprend rien au coulis essentiel du genre romanesque, mais je trouve qu’exposer, poser et décortiquer l’artifice ôte un certain charme. [ahhh vocabulaire auratique potentiellement dangereux et démodé- HK1 private joke]