Le Grand Cahier d’Agota Kristof

Le Grand Cahier commence mine de rien, factuel, un exode en temps de guerre, des enfants confiés à une grand-mère qui n’a de grand-mère que la filiation théorique. Ce sont eux qui racontent. Juste quand je commence à trouver ça bizarre, ce « nous » indissocié, arrive un chapitre expliquant que les deux jumeaux ne peuvent s’éloigner l’un de l’autre, ils se sont retrouvés à l’infirmerie quand leur père a voulu les envoyer dans des écoles séparées. Aucun prénom n’est donné de tout le livre, la quatrième de couverture anticipe sur la suite de la trilogie ; il n’y a ni Lucas ni Claus, c’est « l’un ou l’autre de nous deux » quand les deux ne font pas la même chose.

Les courts chapitres se succèdent et juste quand je commence à trouver ça bizarre, cette narration sèche, étrangement factuelle, précisément quand je me demande si c’est un effet de l’écriture dans une langue qui n’est pas celle de l’autrice (hongroise, elle écrit en français) arrive ce passage sur les enfants qui se font l’école entre eux et évaluent les compositions l’un de l’autre :

Si c’est « Bien », nous pouvons recopier la composition dans le Grand Cahier.
Pour décider si c’est « Bien » ou « Pas bien », nous avons une règle très simple : la composition doit être vraie. Nous devons décrire ce qui est, ce que nous voyons, ce que nous entendons, ce que nous faisons.
Par exemple, il est interdit d’écrire : « Grand-Mère ressemble à une sorcière » ; mais il est permis d’écrire : « Les gens appellent Grand-Mère la Sorcière. »

L’intradiégétique devient l’extra-, on est dans le méta- : Le Grand Cahier que nous lisons est celui dans lequel les enfants recopient leurs compositions. Que les règles en soient énoncées est proprement génial ; elles expliquant l’effet dérangeant et fascinant sur lequel je n’arrivais pas à mettre le doigt. Ce n’est pas tant la fausse simplicité grammaticale, qui produit un peu le même effet déroutant que du français simplifié, que l’absence de jugement sous tout autre forme qu’un discours rapporté. Rien n’est affirmé ni même suggéré, tout est rapporté, tout et parfois son contraire. C’est là, dans cette juxtaposition sans arbitrage que ça devient complexe, mouvant, que chaque personnage trouve toute latitude pour réécrire l’histoire.

Au repas, Grand-Mère dit :
— Vous avez compris. Le toit et la nourriture, il faut les mériter.
Nous disons :
— Ce n’est pas cela. Le travail est pénible, mais regarder, sans rien faire, quelqu’un qui travaille, c’est encore plus pénible, surtout si c’est quelqu’un de vieux.
Grand-Mère ricane :
— Fils de chienne ! Vous voulez dire que vous avez eu pitié de moi ?
— Non, Grand-Mère. Nous avons seulement eu honte de nous-mêmes.

— Peu importe que ce soit vrai ou faux. L’essentiel, c’est la calomnie. Les gens aiment le scandale.
[…] — C’est monstrueux. Savez-vous seulement ce que vous êtes en train de faire ?
— Oui, monsieur. Du chantage.
— À votre âge… C’est déplorable.
— Oui, il est déplorable que nous soyons obligés d’en arriver là. Mais Bec-de-Lièvre et sa mère ont absolument besoin d’argent.
[…] Il prend de l’argent dans sa poche, nous le donne :
— Venez chaque samedi. Mais n’imaginez surtout pas que je fais cela pour céder à votre chantage. Je le fais par charité.
Nous disons :
— C’est exactement ce que nous attendions de vous, monsieur le curé.

Au lecteur de se glisser dans les interstices de ces jugements rapportés sans jugement apparent — interstices dans lesquels les jumeaux développent une éthique décorrelée de toute morale, comme si cette morale valable en temps de paix mais mise à mal par les contradictions et les hypocrisies de la guerre n’avait plus cours. Ce n’est pas qu’une question de justice et d’éthique ou de morale et de moraline comme on pourrait en avoir dans un devoir de philosophie : c’est réellement déroutant. Les enfants se livrent à des exercices d’endurcissement, de mendicité, de cruauté ; ils aident et volent, exigent, passent l’éponge, soudoient, vengent, tuent. Espionnent aussi : à l’aide de deux trous forés dans les murs et le plancher pour respecter le principe de focalisation interne, les jumeaux nous envoient d’un coup balader du côté d’Apollinaire et de ses écrits érotiques, Les Exploits d’un jeune Don Juan dérivant vers les Onze mille verges. De la bagatelle qui pourrait être rigolote, on passe sans prévenir à des épisodes zoophile, pédophile ou sadique jamais nommés comme tels et rapidement clos, deux trois pages maximum, comme tous les chapitres/compositions du grand cahier.

Les enfants rapportent tout cela (et d’autres choses encore, des humiliations, un cadavre dépouillé…) comme s’ils y étaient indifférents, comme si bêtes et hommes, c’était du pareil au même, la cruauté consubstantielle à la vie, à la survie, à la campagne comme à la guerre. Les enfants voient ce qu’ils voient, font ce qu’ils ont à faire, en deux trois pages c’est réglé, le chapitre clos, on n’y pense plus, croit-on, mais le roman nous détrompe, et l’indifférence apparente peu à peu s’inverse en sensibilité traumatisée. Cette écriture blanche, ce show don’t tell poussé à l’extrême montre en même temps qu’il la masque l’évidence d’un état de choc. Il n’y a pas de suspension volontaire du jugement (ça c’est un luxe de lecteur), mais une incapacité à, dans une escalade de violence.

Et ce n’est que très tardivement, presque à la fin du roman, que je me rends compte, que je fais le rapprochement entre ce que je lis et ce que je sais de l’Histoire, de l’histoire et de la nationalité de l’autrice. Cette guerre n’est pas n’importe quelle guerre, une guerre fictive par exemple, rien n’est nommé mais tout est ancré dans un contexte décrit de si près que j’en ai oublié tout recul. J’ai lu dans le flou, aveuglée par l’extrême précision des verbes d’action ; j’ai pensé que les noms génériques (Grand-Mère, l’Officier, l’Ordonnance, la Petite Ville) avaient valeur universelle. Mais soudain les monceaux de cadavre fumants remettent tout en perspective ; la nuit et le brouillard se sont levés. Un nouveau type d’horreur a afflué en reconnaissant ce que je n’avais pas reconnu, en mettant dessus des mots qu’on a appris à employer jusqu’à anesthésier leur portée, la circonscrire à une histoire de manuels : la description des camps de concentration a levé le doute sur le « troupeau humain » aperçu un peu plus tôt, qui n’était donc pas composé de prisonniers de guerre ; le cordonnier privé de son échoppe puis de sa vie : juif ; l’Ordonnance si joviale, offrant des couvertures aux enfants et baragouinant le hongrois à l’aide de verbes français : allemand ; l’Officier étranger : nazi ; la femme qui se montre cruelle envers le « troupeau humain » : antisémite ;   la mère fuyant avec l’occupant : échappe à la tonte… Et à la fin, les Sovétiques qui violent et pillent :

Pendant des semaines, nous voyons défiler devant la maison de Grand-Mère l’armée victorieuse des nouveaux étrangers qu’on appelle maintenant l’armée des Libérateurs. […] Un mois après que notre pays a été libéré, c’est partout la fin de la guerre, et les Libérateurs d’installent chez nous, pour toujours, dit-on.

Le Grand Cahier, grand claque dans ta gueule.

Usui (Eau de pluie)

La pluie humidifie la terre

Mardi 18 février

Le soleil et le prix du ticket de métro me poussent à rejoindre JoPrincesse à pieds : 3,9 km, les boutiques vieillottes de Malakoff, devantures qui ont l’aspect des vitrines bleuies des anciennes Maisons de la presse, hi-fi sans franchise mais avec empattements, le parc Brassens en diagonale, Notre-Dame-de-la-Saleté, hein ? de-la-Salette, Notre-Dame-de-la-Salette, et l’abbé Groult, comme Benoîte je pense, alors que c’est plutôt l’inverse, Benoîte Groult comme l’abbé.

Aujourd’hui je rencontre le fils de JoPrincesse —  bébé dans son landau, ça ne compte presque pas. Aujourd’hui c’est un petit garçon qui marche à côté de la poussette prise au cas où, un petit garçon qui vous regarde avec ses deux billes noires et joue et cause et interrompt. J’y vais en connaissance de cause, sachant qu’on ne parlera pas beaucoup, qu’on le fera au-dessus de lui et dans les temps interstices, parce qu’on causera d’abord avec lui, 2 ans et demie.

Ravi d’avoir un nouveau public, le fils-de-JoPrincesse me ramène ses livres de la médiathèque, est-ce que je peux les lire, il lève les bras et les conserve levés devant moi, je ne comprends pas. Il faut monter sur les genoux pour lire, me traduit sa mère, alors maladroitement je soulève le petit homme qui pèse un poids pas si petit, et je lis le tracteur vert avec ses TUT-TUT de joie et ses TUUUT-TUUUT de tristesse, je m’applique, et après c’est le cirque, mais je ne sais pas comment lire le cirque, il n’y a pas de texte. Il faut décrire ce qu’on voit, me traduit JoPrincesse et son savoir de mère, alors on décrit, le chapiteau qui se monte, la lune et les étoiles, le chat qui pionce sur l’échafaudage, l’éléphant recouvert d’une couverture qu’on tire par la trompe, ça doit faire mal mais à la page suivante c’est un éléphant de Troie qui laisse entrer toutes la troupe, alors on décrit les acrobates à l’envers, le musicien qui fait semblant de jouer d’un instrument, et le chat toujours dans les parages, est-ce que tu trouves le chat ? un chat noir dans le noir, pas facile, cherche la truffe, tu vas voir, ou l’œil, l’œil du chat puis le croissant de lune qui devient l’œil d’un poisson géant, formation d’acrobates, tout le monde salue, le livre se referme, l’enfant saute de mes genoux trop hauts, met les mains par terre.

T’es prête, me lance en souriant mon amie qui sait bien que je ne veux pas d’enfant. Disons que je suis prête à être tata A. le temps d’une demie après-midi. Je ne sais pas comment on fait dans la durée, comment on fait pour ne pas devenir folle, et je ne veux pas savoir. Ou alors savoir sans éprouver, de ce savoir qui n’en est pas vraiment un : on sait que ça va être dur, mais on ne sait pas à quel point, tente d’expliquer JoPrincesse en marchant à pas menus dans le parc alors que le froid requerrait de grandes enjambées. Elle n’attend pas vraiment que je comprenne, et c’est comme cela qu’on se comprend et qu’on s’enrobe de tendresse, dans la compréhension mutuelle de cette incompréhension. Elle pousse la poussette ; une petite main est suspendue à la mienne. Elle poursuit : on devine pour l’attention, la logistique, mais ce que tout cet au-dehors fait au-dedans, non, la génération précédente ne le dit pas. Ma mère ne l’a jamais tu pourtant : « Avoir un enfant, c’est un esclavage consenti, » je me souviens l’entendre dire à une amie plus jeune que la question taraudait. Un esclavage consenti, mais un esclavage quand même.

On ne fait pas le tour de la question, seulement du parc puis du manège. On goûte sur un banc dans un rayon de soleil qu’on ne sent déjà plus ou pas encore. On observe l’enfant qui en observe un autre jouer avec son avion planeur. Regarder suffit à sa joie ; à la nôtre, c’est moins sûr. On essaye, et par moments pas, on discute en se défaussant quelques instants sur le papa qui cherchait une compagnie de parent. On se tait un peu plus en attendant que l’enfant ferme la barrière du square derrière des poussettes qui ne cessent d’arriver. Après vous, après celle-ci on y va. Il ne peut pas partir sans avoir refermé derrière lui, et ma princesse m’apprend ce qu’elle-même a appris, qu’il faut savoir perdre quelques instants pour en gagner, qu’éprouver l’im- de la patience vaut mieux que de la perdre.

Je repars avec des chaussettes pingouins dans le sac. Je me suis si bien extasiée sur la paire de l’enfant que ma princesse s’est souvenue en avoir reçue une pour adulte, qu’elle ne porte pas. Je repars enfant.

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Mercredi 19 février

Le boyfriend reçoit une offre pour son appartement, qu’il souhaite vendre, mais la nouvelle ne provoque pas la joie escomptée. À la place, c’est la douche froide du réel à organiser, de la suite à inventer non plus dans le flou du conditionnel enthousiaste et indéterminé, mais avec les contraintes de prix, de mois, terrains, meubles, signatures. Abattement devant ce qu’il reste à abattre (pour lui), devant la fin annoncée de notre vie intermittente ici (pour moi). J’en développe une nostalgie anticipée pour les ferronneries des fenêtres, la vue sur le petit jardin, Krème et mes amies à un trajet de métro le temps des vacances.

À trois, à midi : s’esbaudir de la dentelle des nems et de la fraîcheur du bo-bun. À deux, toute l’après-midi : discuter avec Mum affalées sur le canapé du boyfriend. À deux, en soirée : un animé japonais Dance dance danseur (en franglais dans le texte).

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Jeudi 20 février

Passer la matinée auprès du boyfriend rendormi à lire Julia Kerninon écrire sur la lecture. Un exemple de bonheur.

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Vendredi 21 février

Ma nouvelle barre au sol est prête à la mi-journée ; après une pause, j’enchaîne sur le cours préparatoires pour les plus petits. La création de cours me prend moins de temps qu’en début d’année, mais devient laborieuse au fil des heures. Peu à peu, la joie de chercher se perd derrière le devoir continuer, finir, et sans cesse se reprendre dans ses atermoiements à fixer, et s’y remettre parce qu’on a décroché.

Puis le dîner est imminent et le boyfriend vigilant : Il faut que tu décroches maintenant. Sans m’apercevoir de l’ironie, nous regardons la fin de l’animé Dance dance danseur — le scénario, bon, mais le rendu des gestes, impeccable. C’est rare.

Pardon, mais depuis quand les oursons en guimauve sont-ils sexués ? C’est bien petit et saillant pour un bidou.

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Samedi 22 février

Tout m’agace et m’ennuie et conspire à me nuire, le boyfriend a bien capté le mood vener. Pour rien, absolument rien. Rien ne me contente. Comment en est-on venu là ? Le boyfriend est sur son fauteuil d’ordinateur, moi sur ses genoux — mais pas à califourchon car nous avons cassé l’ancien fauteuil ainsi — et sans fil ni aiguille, il est question de la vacuité de toutes choses si on les confronte à notre fin, de la paix qu’il y a à faire avec ça. La vie l’y a forcé lui mais pas moi, privilégiée d’ignorer le privilège que c’est de vieillir. J’aime bien dans mes cheveux les nouveaux fils argents que les autres trouvent blancs, je ne sais pas ce qu’est vieillir. On a déjà commencé pourtant, mais on a le temps encore, on a le temps, aura-t-on le temps ? Le temps de quoi, il me fait préciser. L’écriture, écrire et publier des livres, un livre au moins, je crois que c’est ce qui me taraude, c’est là que l’inaccompli se concentre maintenant que j’ai trouvé un moyen de remettre la danse au centre de ma vie professionnelle. Mais sur le moment, c’est perdu dans un flot d’autres choses qui me semble infini et pourtant tourne court à l’énumération : apprendre à jouer du violoncelle, à parler plusieurs langues, et encore plein d’autres choses que j’ignore, je veux le temps de tout. On n’aura jamais le temps de tout faire, absolument tout ce que l’on veut, aucune vie n’y suffirait. Ça angoisse tout le monde, évidemment, mais de là à devoir résister aux pleurs… Il y a quelque chose à voir avec la psy probablement, pour que l’anxiété n’empêche pas le plaisir, parce que c’est le but de la vie, d’être heureux, non ? c’est comme ça qu’il le voit en tous cas, prendre du plaisir à ce que l’on aime faire, sans s’obnubiler de réalisations qui l’engloutissent sur le chemin. Ce que je suis je le suis déjà et à qui je veux prouver qui je suis, il demande, je pointe l’index vers moi parce que ma voix tremble trop, prouver qui tu es à toi-même tu as conscience de l’absurde ma chérie… Son rire me déclenche une moue d’enfant vexé qui sait bien mais, me remet à flot dans les larmes qui se tarissent. Tout va bien, je le sais, il sait que je le sais, me le rappelle, m’apaise. Cet homme m’aime, il veut vieillir avec moi.

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La brume printanière s’attarde au petit matin

Dimanche 23 février

La panique se pointe à la perspective du départ. J’anticipe, c’est le propre de l’angoisse. Un plaquage par câlin, voilà ce qu’il me faut. L’un contre l’autre, allongés tout habillés sur le lit. Ses mains s’attardent sur mes cervicales, sentent, savent. Remontent, avec l’émotion, et s’arrêtent sur mon crâne en attendant le déferlement des sanglots qui viennent de nulle part et me secouent tandis que lui ne bouge pas, maintient cette prise qui me donne une sensation d’absolue sécurité, la sensation que rien ne peut arriver et c’est précisément pour ça que ça arrive, que les sanglots déferlent, me fatiguent et m’apaisent. J’en avais besoin, il me dit, il fallait que ça sorte. Je me demande toujours comment il fait ça, lui me dit qu’il ne fait rien, il me tient la tête, c’est tout, me soulage de mon poids — de moi-même. Un abandon moins glamour mais plus complet encore que l’abandon amoureux.

Mon retard imminent coupe court à la crise d’anxiété. Je me hâte pour une promenade impromptue avec Melendili, aujourd’hui complice nullipare avec qui nous parlons de ces parents qui ne sont pas les nôtres, mais nos pairs, amis, collègues, connaissances. Souvent, tu comprends, on ne peut pas comprendre, nous, parce qu’on n’a pas d’enfants. C’est vrai, on ne peut pas, pas vraiment. Mais eux non plus. Ils ne peuvent plus vraiment comprendre, ce qu’est la vie sans enfants quand les autres en ont, quand la trentenaire est bien entamée et que la quarantaine se profile. Ils n’ont pas eu de vie sans enfant à cette période-là de l’existence, qui implique d’autres embranchements, d’autres interrogations : par exemple, c’est quoi vieillir dans un modèle autre, dans une absence de modèle ? Moi encore, je rentre dans celui du couple ; je me suis arrêtée à la première marche de l’escalator social, avant l’achat immobilier, le mariage, les enfants, mais je suis montée dessus, sur cet escalator pour beaucoup rassurant. Melendili évolue en dehors de ça, et se demande : comment fait-on pour que tout le monde ne vous renvoie pas à une absence — sans mari, sans enfant ? Comment peut-on être sûr que ce ne sont pas les autres qui ont raison ; est-ce qu’on ne passerait pas à côté de quelque chose ? Évidemment, il n’y a ni raison ni tort, seulement ce qui nous convient le mieux ou le moins mal, et je mesure ma chance d’avoir mon refus viscéral comme certitude : non, je ne veux pas d’enfant. J’ai des angoisses, mais pas de doute sur mon choix de ne pas. (Je soupçonne que les parents n’y couperont pas, à ces angoisses, qu’elles leur retomberont dessus sitôt le maelström de la parentalité éloigné, au plus tard quand les enfants partiront de la maison.)

On discute de ça assises par terre sur l’escalier d’un parc parisien, avant d’aller goûter d’un gros cookie. La discussion n’est peut-être pas enjouée, mais elle est vraie dans ses élans de tristesse et ça me coupe la chouine. Je trouve moins dur de partir ensuite, même si ça me semble irréel d’être dans la même journée à Roubaix.

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Lundi 24 février

Je m’active pour préparer la semaine, donne mon premier cours fébrile, parle trop vite. Je décharge la nervosité en donnant le cours sur pointes : outre que ça me les fait bosser un peu, je préserve mes sneakers aux semelles déjà bien décollées, la démonstration des exercices s’en trouve facilitée et je peux jauger en temps réel de la fatigue des pieds. (Et des courbatures le lendemain — ouh les ischio-jambiers).

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Mardi 25 février

Roubaix, Lille, Roubaix, Lambersart, Roubaix. La journée enchaîne : réunion, cours particulier, kiné, cours en soirée.


La jeune fille qui arrive du collège pour son cours particulier me paraît plus petite fille que dans mon souvenir. En chignon à la barre, elle regagne la maturité que je lui avais associée ; son travail intelligent sans cesse interroge la justesse du mouvement.

Veut-elle travailler quelque chose en particulier, sa variation d’examen par exemple, ou refaire un cours technique comme la dernière fois ? Comme la dernière fois, elle avait adoré. Elle y met tant d’ardeur que c’est parfois trop. Dans les ronds de jambe, elle veut tellement brosser le passage en première que cela en devient laborieux, le pied accroche, les hanches ne restent pas au même niveau. Je lui demande de les refaire comme si elle avait la flemme, elle s’exécute, je dis voilà, elle attend la suite, l’explication de ce détour pédagogique et s’étonne d’apprendre qu’il n’y a rien de plus à mettre en œuvre, que ses ronds de jambe sont très bien ainsi, dans cette légèreté, cette facilité. Il est si dur d’incorporer de nouveaux chemins musculaires et de se défaire de ses mauvaises habitudes qu’on oublie souvent que le mouvement juste implique à terme une certaine facilité — par tout notre travail, on l’a facilité.

Même chose pour sa pointe de pied : elle met tant d’ardeur à pointer les pieds qu’elle recroqueville ses orteils. Des bosses au travers de la demi-pointe me mettent la puce à l’oreille, je lui demande de les ôter pour vérifier et c’est bien ça, elle crochète les orteils au lieu de les allonger. J’explique en oubliant tout mon vocabulaire anatomique et en montrant sur mes propres pieds que la flexion principale se situe à ce niveau (entre les métatarses et les phalanges) ; les articulations (entre les phalanges), on les laisse aussi tranquilles que possible. Elle est sidérée qu’il lui faille relâcher la tension et pointer moins pour pointer mieux. Je suis sidérée de mon côté qu’elle soit parvenue à ce niveau avancé sans avoir été corrigée ; il faudra que je pense à faire de temps en temps la barre en chaussettes voire pieds nus quand il fera chaud dans les studios. Le corollaire en chaîne fermée est d’apprendre à pousser sur les orteils pour repousser le sol sans les recroqueviller.

Un cours particulier n’implique pas du tout la même attention qu’un cours collectif : l’attention n’y est pas partagée, tout entière absorbée par une seule personne et son organisation posturale. Sans autre élève à la barre, je peux passer devant et derrière elle, comprendre comment elle déplace son poids du corps, place ses hanches ou ses omoplates. Tu te sens scrutée, peut-être ? je plaisante pour mettre à distance mes airs de mauvais détective. Pas du tout, ironise-t-elle en suspect imperturbable. Nous rions ensemble. Je finis par comprendre pourquoi elle a systématiquement un bras plus haut / loin que l’autre : ce n’est pas l’omoplate comme je l’ai d’abord pensé (même s’il y a quelque chose que je ne cerne pas à ajuster à ce niveau-là), mais son coude gauche qu’elle plie moins que le droit (ou vice-versa je ne sais déjà plus). C’est si évident une fois qu’on l’a remarqué qu’on se sent bête l’une comme l’autre de ne pas l’avoir vu avant. Reste que ce défaut est si bien incorporé qu’elle se sent de guingois quand elle est bien placée et doit s’observer dans le miroir pour associer cette nouvelle sensation étrange à ce qu’elle voit, qui ne correspond pas du tout à ce qu’elle projette.

Tout d’un coup, nous avons débordé de vingt bonnes minutes, j’ai kiné dans dix minutes et nous nous rhabillons à la hâte de chaque côté de la cloison. Elle repart en récapitulant sa check-list : plier davantage le coude, allonger les orteils sans les crisper, pousser dessus et penser tout le temps à la rotation de la cuisse en-dehors. Nous avions déjà noté ce dernier point lors de notre premier cours ensemble, mais c’est devenu flagrant cette fois-ci : à chaque fois qu’il y a une hanche plus basse que l’autre, un genou qui plie dans les ronds de jambe, une perte d’équilibre ou d’en-dehors en arabesque, c’est parce que la rotation de la jambe de terre a été perdue. Ce n’est que le deuxième cours particulier que je donne, mais j’ai l’impression qu’ils nous font progresser elle comme moi dans notre compréhension.


Les séances de kiné ne me servent pas à grand-chose, j’ai l’impression. Je découvre tout de même une manière d’étirer le quadriceps sans plier le genou, en posant le pied de dos sur une chaise ou une table (l’équilibre fait travailler en contraction le quadriceps de la jambe de terre, double effet kiss cool).


Influencée par le cours particulier, je mets l’accent en barre à terre sur le rôle des orteils dans les relevés. Avec des élastiques passés autour du pied, j’essaye de leur faire sentir la légère crispation au niveau de la voûte plantaire qui doit devenir assez résistante pour faire levier sous l’action des orteils et nous « catapulter » en relevé sans crisper les mollets. Ça bouscule tant et si bien leurs schémas qu’elles en parlent aux filles du cours technique ensuite et, rebelotte, atelier découverte. Toutes ne trouvent pas la sensation avec la même acuité, mais pour l’une, c’est à la fois inédit et marqué : je faisais avec les mollets depuis vingt ans, s’exclame-t-elle incrédule. Et moi donc. Il me faut du baume du Tigre et une balle de tennis en rentrant.


Playlist Minkus et descente des ombres en guise d’adage : je déroule mon cours inspiré de La Bayadère. Pour la diagonale, j’emprunte à Nikiya quelques-uns des pas qu’elle fait avec son panier, notamment les petits sauts arabesque en reculant, très pratiques pour rallonger la diagonale à l’envie dans un espace réduit. Découvrant cette diagonale qui n’en finit pas, tout le monde part en fou rire. C’est à ce moment-là que la directrice passe la tête par la porte : Je viens voir, il paraît que tu es folle. Je crois que je ris trop pour répondre.

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Mercredi 26 février

Un seul petit être agaçant vous manque, et tout est apaisé. C’est moins vrai l’après-midi : de retour de vacances, les enfants sont en forme — manière pudique de dire qu’ils me vident de mon énergie. Une camarade de la promo suivante remplace la prof qui prend le studio après moi : alors que j’arrive à saturation des gamines dissipées dans tous les sens, elle me trouve épanouie. Après tout, on a sauté au-dessus des tapis de sol pour travailler les grands jetés et j’ai souri devant le corps de ballet anarchique des petites qui au bout de cinq minutes ne s’étaient toujours pas lassées de faire la chenille version Lac des cygnes. L’épanouissement est pourtant à deux doigts de tomber à l’eau à cause de la pluie et de mon genou douloureux.


Chez moi à la lisière du retard, dans le métro bruyant, à l’arrêt de bus m’avisant soudain que mes playlists ne sont pas dans l’ordre, je remarque cette nouvelle constante : une forme de tranquillité demeure, la respiration profonde, cage thoracique vaste et vide. Les coups de stress surviennent, mais ne m’altèrent pas en profondeur ; une partie de moi remarque que l’autre écume en surface. Je reste calme sous le stress. Ne colimaçonne pas dans l’angoisse. Le boyfriend m’a démaraboutée le crâne de ses mains.

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Jeudi 27 février

Cours de stretching postural : l’engagement conjoint des adducteurs et des fessiers dans un relevé pris à partir d’un dégagé me donne l’impression d’avoir une assise, comme sur un tire-fesse. Je fais part de cette découverte étonnante à la prof qui dégaine sa main pour que je la lui serre, félicitations, vous avez compris.

Tout du long du cours m’anime la joie de faire quelque chose pour moi, joie d’un cours que je ne donne pas (le bonheur insu des élèves de se laisser porter). Puis quelque part vers la fin, les muscles fatigués, la tête en bas, les fesses en l’air : une tristesse venue de nulle part, c’est-à-dire de l’intérieur de mon corps, des hormones. En bas des escalier, au moment de nous séparer, je détrompe mon interlocutrice : en dehors de la sociabilité des cours, je ne vois personne sur Lille, toutes mes amies sont en région parisienne (ou encore plus loin). Le dire déclenche une nouvelle vague, qui refluera un peu plus tard et sera confirmée le lendemain : SPM, je conchie ton nom.

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L’herbe se met à pousser, les arbres bourgeonnent

Vendredi 28 février

Je prends mon temps et mon petit-déjeuner, la peine de choisir un autre thé que l’habituel dans la réserve d’échantillons oubliés en pagaille (amande, écorce d’orange), du miel et finalement du pecorino pepato avec la baguette qui a cramé dans le grille-pain caractériel (je pense en racheter un pour ma sérénité bien qu’il soit encore techniquement fonctionnel — quand on le garde à l’œil, le doigt appuyé sur la gâchette cassée).

Rien n’entame cette sérénité nouvelle, souterraine. J’observe depuis cette retraite l’agacement et les contrariétés rester en surface. Le cramé gratté pulvérise sa poussière noircie, mal contenue dans la grotte du sac en papier qui contenait la baguette ; j’essuie le couteau sur ma serviette et poursuis mon petit-déjeuner. Ce n’est pas que je me retiens de râler, la râlerie ne vient pas. / L’interphone de l’immeuble est encore coincé, j’entends son sifflement depuis l’entrée ; il faudra que je renvoie le mail que j’avais écris pour signaler le problème et dont personne n’a accusé réception. La litanie des choses-à-faire ne me déclenche ni angoisse ni abattement, mon cerveau ne se met pas à me réciter tous les items procrastinés ou futurs de ma to-do list. / En soulevant la coquille de l’œuf cassé au retour des courses, il se répand dans la boîte ; je me demande seulement si je peux l’utiliser derechef pour ma recette, si le contact avec le papier moulé n’est pas rédhibitoire. Après avoir scruté le blanc-pas-encore-blanc et repéré des poussières dedans, je jette l’œuf avec la moitié de la boîte souillée, sauvant le couvercle arraché pour le recyclage. Je ne spirale pas dans le conditionnel passé du gâchis. / À la place, j’ai de la place, de l’espace mental et lumineux. Tout ce volume qu’occupait l’anxiété. Qu’elle ait été là ne me désole pas. Je constate et sa disparition et son emprise avec étonnement, ah oui, c’est vrai. Et ça passe. Comme les autres pensées, sans goulet d’étranglement. L’étrangeté.

À midi dépassé d’une heure, j’entre en cuisine et une heure plus tard, je mange des beignets de poireaux au-dessus de la poêle où finissent de cuire leurs semblables. Je ne sais pas si c’est la pointe de cannelle, mais ils ressemblent davantage à des pancakes qu’à des beignets (avec de la levure, comme les Happy happy pancakes d’OwiOwi). Le bien que cela fait de manger quelque chose que l’on n’avait encore jamais mangé — qu’enfin, à nouveau, une saveur nouvelle puisse surgir d’ingrédients séparément rabâchés. Le soleil arrive, inonde le bord du salon.

Théière gratte-ciel

Plus tard, c’est une bonne cueillette à la médiathèque puis le spectacle du Junior Ballet du conservatoire, une soirée riche aussi bien en terme d’éclectisme que d’interprétation. Les étreintes et les mains pleines d’hésitation et de désir me happent dans le pas deux de Roméo et Juliette, pleinement incarné (et la chaise écartée jusqu’à la coulisse dans un déraprement contrôlé parfait de véhémence !). Je me retiens de bouger sur ma chaise quand les girls de Chigaco me donnent envie d’épaulements marqués, souris aux oreillers jetés par terre un peu plus tard, m’étonne brièvement d’un pas de deux entre les garçons pourtant évident à sa manière de sonner juste, et respire avec tout le groupe qui ne se cale plus qu’à ça, les respirations, lorsqu’il danse sans musique, dans le bruit des pieds qui martèlent et des inspirations-expirations qui scandent, donnent les départs et les suspensions. Ce n’est pas un gala de fin ou même de milieu d’année, c’est un vrai spectacle, avec de fortes personnalités, des présences marquées (même si assez rarement souriantes à mon étonnement).

À la sortie, je croise des élèves, collègues, professeurs, anciens formateurs — fonctions non exclusives — et je m’emmêle dans mes casquettes, suis-je ancienne élève, nouvelle collègue ? Est-ce intrusif d’aller saluer telle personne ou, au contraire, un manquement impoli que de ne pas le faire ? J’essaye de deviner ma place dans les ilots debout qui se forment et se déforment ; je passe après un collègue de longue date évidemment, mais à ma surprise, avant un ancien élève perdu de vue, à la vue duquel on s’exclame pourtant. Dans le doute, je piétine et souris silencieuse, traîne puis m’échappe. Cette forme de sociabilité m’insécurise, je n’y suis décidément pas à mon aise.

…

Samedi 1er mars

Après-midi complète de répétition pour le spectacle du lendemain. Je n’ai qu’un seul groupe qui danse, mais c’est déjà bien assez pour une première fois : l’impression de chaos est totale. Je me retrouve à échauffer n’importe comment une masse d’élèves comme si j’étais le gourou d’une flash mob, couds et recouds de fil blanc des bretelles et des lignes de paillettes qui craquent à chaque enfilage de costume, suis assaillie de questions auxquelles je n’ai souvent pas de réponses, manque de chocolat (bénie soit la prof qui me nourrit d’un Mars), oublie de boire des heures durant, navigue dans le théâtre à la recherche de telle ou telle personne, telle ou telle information, demande aux élèves de se remettre en place pour revoir tel ou tel passage, le moment où vous arrivez en deux groupes après les diagonales mais si avant de retrouver face à face, s’il vous plaît les trois lignes, il y a un trou là, où est-elle ?

Régler la transition avec le groupe d’avant nous mange une bonne partie de notre temps de plateau et je panique, je n’y arrive pas, je ne sais pas placer, je n’arrive pas à visualiser le milieu qui n’est pas au milieu avec les instruments à jardin, d’ailleurs on n’a plus de lumière, pourrait-on avoir de la lumière, j’en oublie de prendre du recul, littéralement, j’oublie que pour placer il faut monter dans les gradins, quand j’y monte enfin nous n’avons plus de temps, je n’ai plus de sang-froid, ne réalise même pas que les élèves sont trop à jardin, je fais n’importe quoi, c’est sûr que ça va se voir et qu’on va me le reprocher, mon imposture démasquée, elle ne sait pas ce qu’elle fait là, ne sait pas diriger les élèves. Et de retour en coulisses, ce sont les élèves qui me rassurent, un monde à l’envers, ne vous inquiétez pas, ça va bien se passer, Madame. Si ça pouvait déjà être passé.

Au filage, c’est catastrophique, les grands débordent leur temps, mes élèves hésitent, rentrent sur scène, en coulisses, sur scène en zigzagant, le porté décale tout, les enfants courent après la musique en ne voulant omettre aucun geste de la chorégraphie et quand ils parviennent à se recaler (ils ont une bonne oreille), les placements sont chaotiques, tassés d’un côté, éparpillés de l’autre, deux élèves grillent la priorité au groupe entrant, je me recroqueville davantage dans mon fauteuil. Dans le noir derrière moi, j’entends des voix jeunes qui se demandent ce qu’il se passe, puisqu’il est évident que cela ne se passe pas comme prévu, puis qui décident quand même qu’elles dansent mieux que les HA, c’est déjà ça, tout n’est pas perdu. Une ou deux autres classes finissent de danser en silence, je me demande si c’est prévu ou si le timing là aussi a débordé, il a débordé, cette anarchie partagée me rassure, je ne suis pas la seule à me faire déborder. On ne sait pas si les danseurs ont tardé ou les musiciens se sont hâtés, on sait juste la double difficulté d’avoir de la musique live jouée par des élèves et dansée par des élèves, aucun n’ayant l’expérience pour rattraper l’inexpérience de l’autre. Quand le filage se termine à près de 19h, on a dix minutes de retard sur le planning, on verra ça demain.

J’ai trop faim, trop besoin de mordre dans quelque chose pour attendre d’être rentrée ; je fais un crochet au Leclerc repéré sur la route, achète une salade de lentilles à la fourme d’Ambert (l’originalité me ravit, ravie d’échapper à un énième taboulé) et des élastiques à cheveux qui forment sur leur carton un dégradé blond, châtain clair, châtain foncé (exit les chouchous épais multicolores). Près de la sortie, des pompiers sont agenouillés autour d’un homme allongé, des petites flaques de sang autour de la tête. Ne regardez pas, intiment deux hommes à trois femmes voilées un peu plus loin, il y a plein de sang, vous allez vomir. Mes tripes sont restées à leur place, j’ai rejoint le métro sans m’attarder et commencé à manger sitôt assise. Je corrige, j’ai passé une très bonne journée.

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Dimanche 2 mars

Grand beau soleil jusqu’au théâtre, puis le ventre noir de la salle. La répétition générale se passe bien mieux : les grands finissent à temps, l’entrée se déroule sans heurt. Les lignes sont un peu tassées à jardin, mais personne ne grille la priorité à personne, les élèves sont à peu près ensemble, je respire à nouveau. Je peux regarder le spectacle une seconde fois, pour la première détendue. Ça plaisante dans la rangée des profs, la prof de contemporain se verrait bien avec beaucoup de plumes et surtout de paillettes, un diadème au moins, il y aurait aussi un tigre et un dinosaure, je demande lequel : un T-rex, avec de petits bras et une grande gueule, c’est tout moi. Je ris, il faut me trouver quelque chose aussi, alors je deviens un poussin, un poussin jaune ébouriffé. Tiens, c’est vrai, je pourrais me coiffer. Je me fais plutôt laquer les mains en coulisses pour éviter les yeux qui piquent et les mèches qui rebiquent. Quelques travaux d’aiguille encore, un costume à détacher sous l’eau, la chasse aux bijoux qu’on aurait oublié de retirer, j’ai du chocolat cette fois.

Puis le spectacle passe, trop vite comme à chaque fois, et pourtant pour la première fois, c’est long aussi, debout en coulisses. J’entends les applaudissements mais ne ressens pas la présence du public, ni la frontière magique au ras des pendrions. Une fois que tout est passé, que je ne crains plus rien, je deviens fières d’elles, de leur engagement dans le mouvement, de leur adaptabilité — c’est le terme qu’on utilise pour ironiser quand il faut faire sans les moyens du bord, mais c’est ici sans ironie : les ajustements de dernière minute, c’est toujours éprouvant, mais quand on a dix ans…

Plusieurs élèves sont déçues voire carrément contrariées que les professeurs n’aient pas été appelés sur scène pour saluer à la fin (on s’en est tenu aux trois coordinateurs pour éviter l’armée de profs de danse et les profs de musique) : on voulait vous applaudir, nousavec tout le travail que vous avez fait… c’est vous qui avez fait la chorégraphie… Le texte sous-jacent vaut tous les applaudissements : elles sont donc heureuses et fières de leur passage ! Ça promet pour le spectacle de fin d’année, conclut une élève en rangeant ses affaires. Je suis rappelée à l’humilité et amusée de ce que les tenues jouent une si grande part dans leur plaisir. J’ai malgré moi choisi des costumes trop beaux, qui ont suscité l’envie des groupes habillés moins kitsch. Les tuniques roses et mauves avec voile taille Empire font donc rêver les 10-14 ans, je note.

Une fois les élèves partis, l’opération rangement débute. Je sauve de la poubelle une quantité non négligeable d’élastiques, pinces et filets qui, s’ils ne sont pas réclamés, constitueront mon stock de secours pour les prochains spectacles. On charge les voitures de ceux qui vont se coltiner les lessives et le professeur-ex-formateur qui avait encouragé mes élèves lors d’une répétition au conservatoire m’offre de me raccompagner au métro. Poursuivant son rôle de formateur, il se dit fier de mon travail : j’ai mis les élèves en valeur sans les mettre en danger. Je suis touchée, profondément rassurée aussi. J’aperçois enfin le ciel encore pur, le rose qui lui monte au jour finissant. On est dimanche soir, le week-end peut commencer, serein.

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Lundi 3 mars

Lecture au soleil sur le rebord de la fenêtre puis sur un banc au parc Barbieux. Première odeur du printemps : des boules vertes qui s’ouvrent en clochette comme du muguet.

Je me sens presque en permanence comme si j’avais marché trente minutes dans un parc ou fait cinq minutes de respiration en cohérence cardiaque : j’observe, incrédule, la disparition continuée de l’anxiété. Cela n’empêche pas les coups de stress ou d’énervement, mais ça ne se met pas à spiraler à partir de là. Je touche du bois, tête de bois, table en bois ou en contreplaqué.

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Mardi 4 mars

Je dors bien, prends le soleil à domicile, sur la terrasse, sur le canapé. Je m’économise à ne pas sortir, à somnoler plutôt sur le rebord de la fenêtre et pourtant un coup de barre me surprend comme rarement une demie-heure avant la fin du dernier cours.

Une mère-élève me ramène au métro en voiture. J’apprends qu’elle exerce deux mi-temps, l’un comme technicienne en métrologie (la personne qui règle les instruments de mesure), l’autre comme prothésiste ongulaire (j’ai un moment de doute, mais il s’agit bien d’une esthéticienne spécialisée dans les manucures). J’adore, sans savoir quoi exactement : découvrir un métier dont je n’avais encore jamais entendu parler, comprendre que les faux ongles sont linguistiquement considérés comme des prothèses, constater qu’on peut faire coexister professionnellement deux passions ou encore, coup d’œil au volant, qu’on peut être prothésiste ongulaire sans avoir les ongles faits (je m’étonne alors que j’ai toujours les cheveux en bataille et jamais en chignon pour donner cours).

Tout ce qui nous était à venir

C’est un beau titre, vous ne trouvez pas ? Il est de Jane Sautière et recouvre un court récit à la première personne du pluriel : nous, pour parler de ceux que nous serons tous un jour, ces personnes que le temps a pris de court et qui ne se sont pas vues vieillir, incrédules d’être ces « vieux » que l’on voit toujours de l’extérieur, jamais comme soi.

Nous sommes surpris·e·s de nous voir si fripé·e·s, si abîmé·e·s et si sensibles, si doux et douces, si aimant·e·s.

Ce « nous » est celui d’une génération qui se définit par son âge mais aussi par son époque et par une certaine place dans la société : c’est un « nous » qui prétend à l’universalité, c’est-à-dire un « nous » de gauche, de gens qui ont un historique de manif’ et un sens du collectif dont ils peuvent se sentir exclus — un « nous » qui exclut donc la vieille rombière bourgeoise du coin (qui, elle, ne se dira jamais vieilleux). Quand l’autrice ne le voit pas de manière un peu trop flagrante, ce « nous » involontairement prend des allures de nous de majesté.

J’ignore si Jane Sautière a lu Annie Ernaux, j’imagine que oui ; Tout ce qui nous était à venir pourrait être Les Années avec encore quelques années de plus et un passage du « on » au « nous ».

Ça dit le décalage, c’est amusant, mais ça dit aussi l’appétit de vie qui ne diminue pas alors que le monde se réduit, et ça l’est nettement moins. J’aurais peut-être préféré de ne pas le lire, tout en pensant que c’est une bonne chose de le lire. Est-ce qu’on veut savoir ce dont on se doute. C’est déjà un privilège de pouvoir l’ignorer jeune, ça veut dire qu’on est valide.

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[à propos d’un désir qui n’a pas été acté] […] nous ne pénétrerons pas nos cavités glutineuses, nos doigts ne se perdront pas dans les chevelures, nos sueurs resterons nôtres sans partage […]. Nous ne suffoquerons pas de l’air que nous avons bu d’un coup […] Il ne reste plus que le souvenir de ce qui n’a pas existé ce jour-là, ce que nous avons tellement désiré […]. Nous viendra des beaux jours de la rue de l’Avre cette absence, qui n’est pas un regret. […] Nous avons vécu cette absence entre nous.

Cette force de donner vie à un récit érotique par la négation de ce qui n’a pas eu lieu et qui se faisant existe tout de même par la tension narrative…

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Il a fallu apprendre à taper à la machine, puis à utiliser un traitement de texte. Notre émerveillement était si fort. C’était tellement impressionnant de ne pas avoir à réécrire la page à cause d’une faute […].

Quoique plus jeune, j’ai connu cet émerveillement. Je suis de la génération charnière où un élève puni avait rendu sa litanie de je ne ferai plus ci ou ça tapé et imprimé, arguant qu’il avait tout tapé lettre après lettre, et où le foutage de gueule n’était que soupçonné, pas avéré.


Mais nous sommes tellement loin de ce passé, nous le retrouvons comme certains objets dans les brocantes, ils nous serrent un peu le cœur, nous les achetons pour ne pas les laisser dans leur corruptible désuétude, mais nous voyons bien que nous ne pouvons pas renouer avec eux.

« Pour ne pas les laisser dans leur corruptible désuétude » : même motivation pour récupérer dans les boîtes à livres des livres que nous n’aurions jamais acheté ni même emprunté ?

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Ce n’est pas l’inéluctable de la vie qui nous fait peur. C’est d’être soustrait·e·s au nous absolu qu’est le mouvement collectif de rue. […] À envisager : ne plus avoir d’ivresse, ne plus avoir d’ivresse avec le corps collectif ?

[face aux jeunes générations militantes] Nous sommes un peu à côté, dans une dépossession heureuse d’avoir tout à refaire, tout à repenser […].

Cela et l’usage de l’écriture inclusive me font repenser à cette expression de Kundera : se faire l’allié de ses fossoyeurs.


De plus en plus souvent nous avons des références dépassées, inaudibles, on le voit sur le visage de nos interlocuteurs plus jeunes que ça n’atteint pas […]. Nous n’avons pas le souvenir d’avoir connu un tel décalage avec les vieilles personnes de notre jeunesse, peut-être alors le pays était-il immuablement vieux ?

Est-ce que tout simplement la télévision n’unifiait pas davantage qu’Internet aujourd’hui, où chacun évolue dans sa bulle de niche ?


Mais toujours cette crainte d’énoncer une pensée ancienne, décalée, inadaptée, érodée.

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La vraie jeunesse nous ne l’avons pas vécue au début de notre vie, non, elle n’est pas dans le temps chronologique. Elle surgit, disparaît, revient. À quarante ans nous étions comme des flèches, des hirondelles dans le bleu du ciel. À trente ans, à peu près rances.

Je me sens plus mûre mais aussi plus jeune aujourd’hui (36) qu’il y a dix ans (26). À trente ans, à peu près rance, oui.


Nous en sommes là ? Déjà là ? il semblerait. L’espace se restreint, nous l’occupons intégralement.


On se lorgne entre nous. Entendre nos parents qualifier de vieux, vieille, une personne qui ne nous apparaissait pas si éloignée d’eux ni en âge, ni en allure était tellement étonnant. On les trouvait gonflé·e·s.

« Tous ces vieux qui [n’avancent pas / ont toujours mal quelque part…] »
— ma grand-mère, 84 ans, qui a perdu son mari, sa mère, son frère ne s’inclut pas dans le groupe. Les vieux, c’est comme l’enfer, c’est toujours les autres.


[…] nous nous délestons des habits qui nous racontaient mieux qu’un CV, nous ne pouvons plus les porter, le corps n’est plus là, trop lourd, trop tordu, trop malgracieux […].
Nous nous consolons avec de belles matières, des coupes soignées. Nous sentons le fade.

[…] nos anciennes joies de bouche muées en poison.

Les tavelures sur les mains restent acceptables parce qu’elles nous rendent animales, comme les petites chattes au pelage écaille de tortue.
Tant de fois nous nous sommes dit ah non, pas ça ! à l’évocation d’une misère qui nous semblait insurmontable. Et puis, par brefs à-coups insidieux, nous y sommes.  […] Il nous faut alors croire à l’accoutumance qui est peut-être le contraire d’une victoire, une simple issue.

[devant les actes médicaux] Nous voudrions nous sauver, foutre le camp à toute. vitesse, mais la vitesse n’est plus avec nous, hormis dans le battement de nos cœurs affolés, et nous sauver revient à nous soumettre aux soins qui nous sont prodigués et dont nous avons besoin.

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[avant/après le confinement dans sa coïncidence avec un cap de viellesse] La vie d’avant pouvait s’y attarder, s’en réjouir, s’associer à la beauté qui nous ignore.

[covid] Nous avons inversé la charge symbolique qui veut que les aîné·e·sse sacrifient pour leur descendance. […] Nous sommes des tyrans flacides, involontaires, les pires. Notre futur est au prix du chômage, de la misère, des épreuves de toustes celleux que le paiement de nos retraites accablait déjà. […] On se croyait des êtres d’empathie, d’altérité.

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Nous nous disons qu’il ne fait pas se laisser manœuvrer par nos impuissances, qu’il faut décider de nes plus aller ici ou là, garder le cap de nos invalidités […]. C’est impossible car le désir ne faiblit pas.
[…] Ça va encore. Sans doute parce que la vieillesse rend toute proximité, toute chose accessible merveilleuse. En vieillissant il n’y a plus de méprisable.

Cette partie est intitulée « La presque dernière promenade ».

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Il m’a semblé que vieillir n’était ni un naufrage, ni une performance à accomplir, mais le simple, délicat et doux refuge qu’il nous fallait construire. Une cathédrale de brindilles […]. Ici, pas de bilan, rien d’une vie n’est compté, pas même le temps, et la mélancolie elle-même finit par être suave.

Revue de blog #6

j’avais une enfant depuis un an, j’avais complètement, mais alors complètement oublié, c’est l’autre parent qui s’en occupait […] avais-je seulement accouché […] maintenant que je me souvenais, j’étais condamnée pendant des années à l’amener à l’école le matin et venir la chercher le soir, une immense tristesse m’accablait, ma mère disait se souvenir de mon accouchement, elle avait tapé l’incruste, elle se souvenait de mon test positif aussi, j’étais dépossédée de moi

rechute, Rêver peut-être

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I think being able to endure that discomfort when doing unpleasant things is a learnable skill and can be practised […]

in order to avoid procrastination we have to develop empathy for our future selves

[…] eventually I stopped finding it a chore. I now wash dishes with a neutral state, and I no longer find it dreadful. Times like this I find the plasticity of the brain very fascinating.

Reading was a skill I had to pick up and get used to again. And till today it is still something I have to be very deliberate and intentional about.

[scrolling] I use it to “rest” after doing difficult tasks, but it slowly seeps more of my mental energy away. After “resting”, I find it difficult to embark any task that require a reservoir of mental energy.

Yesterday, I resolved to have a “no reddit during day time” day. […] Strangely by the time I allowed myself to chill with reddit, it felt uninteresting.

Cela commence à me faire la même chose avec Twitter…

It is not because I believe it to be unhealthy per se, but I am curious about the side of myself that would emerge out of this, because I have been so reliant on it for so long.

I think it is important to continually seek inner-enrichment, because when the self changes, the spectrum of future possibilities widens.

Winnie Lim on widening the spectrum of future possibilities

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I have to say there is something about an ebook reader that makes consuming these lengthy books way easier – I don’t get intimidated how never-ending it seems to be […]

Winnie Lim at the library

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Mon algorithme de choix de langue de lecture d’un livre.
– Si le livre est écrit en français ou en anglais, lire dans la langue originale.
– Si le livre est écrit dans une autre langue, vérifier la beauté de la couverture, prendre la version traduite en français ou anglais avec la plus belle couverture.
– Si la couverture est nulle, déprimer.

Papier, Les Carnets Web de La Grange

J’ai ri. Les lecteurs. On est une drôle d’espèce quand même.
Moi aussi : Si le livre est écrit en français ou en anglais, lire dans la langue originale. Sauf que : je n’ai jamais aimé commander mes livres (aucun grand principe, je crise seulement à l’idée qu’ils puissent arriver abîmés) et il n’y a pas de librairie anglo-saxonne à tous les coins de rue ; quand j’en trouvais une, je n’avais plus aucune idée de ce que j’avais espéré y trouver, pouf, évaporé. Tant et si bien que : à force de vouloir lire en anglais dans le texte, je n’ai presque plus lu de littérature anglo-saxonne.

Bizarrement, c’est d’avoir troqué l’achat contre l’emprunt qui me sors peu à peu de cette boucle infinie de non-lecture :  quand je découvre dans les rayonnages qu’un livre est traduit de l’anglais, je ne le referme pas en me disant que j’achèterai sa VO plus tard ou que, plus improbable encore, la médiathèque en fera l’acquisition. Le futur rétréci rouvre sur le présent, je me résous à lire hic et nunc la traduction française.

Il faut que j’ajuste mon algorithme avec créer ma propre couverture en collant des images dessus.

C’est un fantasme qui me poursuit : rendre compte d’une lecture non sous forme de chroniquette, mais en créant une couverture.

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Puis j’ai réalisé que, le matin même, j’avais pris deux livres dans la boîte à livres du square des Batignoles, que je les avais fourrés dans une poche de ma parka (il fait moins quatre ressentis), oubliés là des heures durant, avant de les retrouver le soir venus, et de les redéposer dans la même boîte à livres qu’au matin, réalisant qu’au fond, je n’avais pas vraiment besoin de ces livres, cela me suffisait de les avoir « possédés » quelques heures.

Dans le journal de Guillaume Vissac

Je ne sais pas si c’est la sélection réduite, la gratuité ou l’air de nounours abandonnés des livres mis au rebut, mais les boîtes à livres me poussent à m’emparer de livres que je n’aurais jamais achetés ou empruntés à la médiathèque. Et parfois, après quelques jours, je retourne déposer le larcin facile à l’endroit où je m’en suis emparée. Je me méfie désormais de cet effet déformant, même si je reste irrémédiablement attirée par la maisonnette en bois et, coup d’œil à la piste cyclable, dévie presque à chaque fois du trottoir pour voir ce qui y traîne.

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I’m soon turning 54, but I don’t feel like an adult.
It’s not that I feel like a child. I just feel « non-adult ».
[…] Do you have to become an adult in the « adult » way?

Robert Birming, Feeling Non-Adult

C’est mon non-anniversaire, j’ai 36 ans 1/2 et je me sens non-adulte.

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Courir pour ne pas être gelés, courir pour ne pas avoir peur […]

Karl cite William Chevillon et j’extrais ces quelques mots de l’extrait, totalement hors contexte désormais, car ils m’évoquent la course qui suit les TOC pour quitter mon appartement — TOC qui me mettent au bord du retard et ce faisant me remettent les pendules à l’heure, la course dissolvant l’anxiété qui montait dans les vérifications superflues.

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Je serai mon destin
avant que mon destin ne m’impose sa loi.

Accrocher un espoir sur le blog Accrocher la lumière

Risshun (Le début du printemps)

Le vent d’est fait fondre la glace

Mardi 4 février

Mes félicitations à la cohorte actuelle des darons qui ont fait découvrir les dessins animés de leur enfance à eux à la génération Z. Les ados du conservatoire s’amusent de reconnaître la musique des Artistochats dans les dégagés, ça donne envie de chanter. Je les y encourage sur le ton de la blague, il faut juste se mettre d’accord pour chanter en français ou en anglais. Prudemment, personne ne connaît les paroles. Je leur promets Pocahontas pour la jambe sur la barre, après des morceaux du répertoire. La moitié des jambes sont sur la barre quand une jeune fille se met à chanter aussi fort que brièvement la totalité des paroles dont elle se souvient … un tapis de poussièèèèère… Éclat de rire général. La dissipation qui, dans un cours adulte, serait passée avec l’exercice demeure avec les ado pendant toute l’heure — c’est joyeux, mais à éviter.

Après le cours de barre à terre, nous sommes trois à avoir les muscles tétanisés au niveau de l’aine. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir étiré le psoas. Je repasse mentalement les exercices, que nous avons pourtant déjà tous faits : est-ce le froid ? l’enchaînement (tous les exercices sont dorénavant connus, on les enchaîne plus rapidement après un rapide rappel) ? l’ordre des exercices (j’ai anticipé sur ceux qui donnent chaud pour qu’on ne se gèle pas trop longtemps sur les fins tapis) ?

…

Mercredi 5 février

Risshun, le début du printemps, moui moui. Surtout sur les portants des boutiques de fringues. J’essaye trois leggings sur ma pause déjeuner, respectivement trop petit, trop grand, trop moche (comment est-il possible qu’un vêtement opaque plus épais qu’un collant souligne la cellulite ?).

Le bonnet enfoncé sur les oreilles, l’espace entre le manteau et l’écharpe calfeutré par de fréquents réajustements, j’ai tendu mon visage dix minutes au soleil, assise sur un banc. Finalement, entrevoir le début du printemps ? L’apaisement qui en a résulté m’a conduite plus sereine dans l’après-midi.


J’adore ton bonnet nounours, me dit une élève-maman qui récupère son fils au cours de danse. Je savais qu’on était compatibles. On échange à trois avec la maman aux immenses lunettes que j’ai croisée hier dans le cabinet où exerce ma psy. Elle a raison, on se croise le mercredi et je suis rassurée de n’avoir pas su dire de qui elle était la mère : son enfant n’est pas en cours avec moi.

On peut toujours compter sur les chansons Disney adaptées par Nate Fifield pour pimper le cours de danse. Aujourd’hui, une enfant reconnaît la musique des Aristochats et sa voisine de barre s’interroge : ce n’est pas Les Aristocrates plutôt ? On explique le jeu de mots. La semaine prochaine, Marx et Bourdieu au cours de danse — ah non raté, vacances.

Avec mes 6 ans, je m’emploie pendant tout le cours à faire observer une règle toute simple que j’aurais dû mettre en place depuis le début : si on veut dire ou demander quelque chose, on lève la main : sinon on ne parle pas. Comme à l’école ?! La stupeur est à son comble. Jusque-là j’ai laissé dans tous mes cours les interactions surgir spontanées ; elles étaient mesurées, cela m’allait bien. Mais les petites ont gagné en assurance, en copines inscrites en cours d’année et j’ai perdu mon sang-froid à plusieurs reprises les semaines passées. Je ne peux pas me permettre de les rappeler au calme d’une manière qui l’est bien peu ; elles ne comprennent pas ce qui s’apparente alors à une colère arbitraire. J’avais oublié que, pour recadrer, il faut avoir posé un cadre. C’est chose faite et refaite aujourd’hui, soulignant à chaque prise de parole intempestive qu’il n’y avait pas eu de main levée, même si la question est très bonne souvent. Je sens que ça va apaiser mon agacement face à l’incontinence verbale d’une certaine petite fille.

Cinquième semaine sur la même base de cours : ça y est, je constate des progrès dans certaines classes. Des coordinations se précisent, des losanges commencent à apparaître quand les petites plient les deux jambes dans les fondus ou jetés, et les intermédiaires ne se trompent presque quand on enchaîne devant/derrière/seconde à la barre au lieu de devant/seconde/derrière sans changer de pied. J’ai moins l’impression d’écoper les heures. Non, je ne fais pas qu’animer et meubler (ce à quoi je m’étais résignée pour me préserver mais qui me dépitait), les enfants peuvent progresser avec moi. Ça remet un peu de sens et d’enthousiasme dans la fatigue.

Au final, une bonne journée, pourtant commencée avec les muscles tétanisés (impossible de courir pour rattraper mon retard sur le chemin du métro) et quinze minutes de marche vigoureuse dans le froid après avoir loupé le bus.

…

Jeudi 6 février

Le kiné se souvient de moi et n’a pas l’air de trouver que je l’ai ghosté après la dernière séance pour mes lombaires, que je n’avais pas anticipé être la dernière. Il ne m’apprend rien, sinon que les électrodes sont loin de faire autour du genou l’effet massage qu’elles prodiguaient dans le dos.


Les niveaux et profils divers me font douter de mes exercices en barre au sol : les concepts de la danse classiques sont évidents pour certains, hermétiques pour d’autres (en-dehors ? vers où ?) ; les étirements ne font rien aux hyperlaxes tandis que les plus raides galèrent parfois à adopter la position de base, condition préalable à l’exercice ; le gainage et renforcement musculaire laissent perplexes celles qui font de la muscu ou du fitness par ailleurs (qu’est-ce qu’on est censé sentir ?) tandis que d’autres doivent s’interrompre avant la fin de l’exercice. Peut-être que mon mélange de barre, pilates, yoga, renforcement musculaire est un peu trop foutraque et que je devrais revenir à un barre au sol qui soit vraiment la transposition de la barre classique au sol (mais ça défonce le psoas, je trouve, sans forcément aider davantage à comprendre ce qui se joue dans le mouvement). De plus en plus, j’ai envie d’aller vers des moments d’ateliers qui aident à la compréhension et à la sensation, mais ce n’est pas hyper compatible avec un exercice rythmé en musique.


Je lance mes adultes débutants dans les tours piqués. Elles s’en sortent pas mal du tout, ça me met en joie. L’une semble même avoir fait ça toute sa vie. Tu es bien sûre que tu n’en avais jamais fait ? À l’extrême inverse, il y a cette femme aux yeux qui brillent et au corps tellement maigre que les muscles ne font pas le poids pour assurer un minimum d’équilibre. Impossible non plus de s’ancrer avec le regard, elle a la tête qui tourne dès qu’elle essaye de spotter. Après cinq mois à la voir chaque semaine, à apprendre entre deux portes son métier, s’installe la possibilité, la quasi-évidence d’une maladie que je n’avais pas vue, la forme du corps effacée derrière celle des mouvements.


Sur le trottoir devant l’école, on cause chocolat noir : dose quotidienne, pourcentage de cacao, prix et dealers recommandables.


Il me semblait bien que les bibliothèques de Paris mettaient à disposition des ressources numériques pour réviser le code de la route. Remettant la main sur mes mots de passe pour le boyfriend, je me connecte à la base d’apprentissage en ligne et découvre tout un tas de choses qui me font frétiller : de quoi reprendre l’apprentissage de l’italien après avoir fini le parcours de Duolingo ! une base de vidéos pour le dessin façon Skillshare ! Tout ça pour la modique somme de rien, nada, c’est gratuit du moment que l’on se présente dans une médiathèque parisienne pour se faire faire une carte. (J’ai pensé à toi, Dame Ambre, pour le dessin !) Il est minuit passé, je clique sur des cœurs de partout, favori, favori, favori.

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Vendredi 7 février

E que s’apelerio fatigue.

Dernier remplacement à assurer. Je devais être accompagnée, j’ai chantonné mes musiques sous la douche, aux toilettes, toute la matinée pour ne pas être prise au dépourvu, mais il n’y a pas de pianiste. Je branche l’adaptateur, mon téléphone et rebondis entre les playlists.

Je pensais avoir les grands en plus des élèves suivis jusque-là : ce sont en réalité des débuts de cycle, plus jeunes. Forcément, mes exercices sont un poil trop compliqués pour eux, mais ils ne sont pas du tout pour une simplification à laquelle je réfléchis à voix haute, avides au contraire d’accéder à un niveau supérieur au leur — on apprend des choses différentes ! qu’ils me disent sur le ton de bas les pattes, give us the real deal. C’est une aubaine pour eux, un contretemps pour les plus grands.

Huit élèves doivent exceptionnellement aller répéter ailleurs à moins le quart mais à moins le quart leur prof est en réunion, ils reviennent, repartent, reviennent, on fait un exercice de pointes au milieu, il n’y a plus de pointes, ah si, faisons-en un et après vous les retirez, ah vous voulez les garder ? si vous voulez les garder, gardez-les, mais on ne fera pas d’exercices dédiés.

Les micro-décisions engendrées par ces réajustements constants deviennent coûteuses avec la fatigue, de plus en plus difficiles à prendre, de moins en moins cohérentes. Juste, arriver au bout.

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Les fauvettes chantent à nouveau dans les montagnes

Samedi 8 février

Le visage de l’élève-pianiste me fascine sans que je sache pourquoi, un visage d’actrice, je me dis tout en sachant que cela ne veut rien dire, et bien plus tard mais c’est bien sûr : elle a la grâce nonchalante de Casey dans Atypical.


Dernier cours avant les vacances puis le spectacle : nous avons un blessé et trop d’absents pour réorganiser le placement. Le violon est en réalité un alto, qui ne m’a jamais corrigée ; l’accompagnatrice le fait sans ménagement. Il n’y a plus non plus d’aménagement dans la musique, on n’y peut rien si la note est longue. Ce qu’on peut, c’est ajuster la chorégraphie, alors j’amende, encore une fois — une correction que les absentes ne sont pas là pour incorporer, que les autres leur passeront j’espère lors de l’ultime répétition pendant laquelle je donnerai cours à d’autres. Tout cela est approximatif, j’en ai bien conscience et en prends mon parti, il n’y a plus grand-chose d’autre à faire. Avec les tuniques à voile taille Empire, ça passe dans le mouvement. Les filles semblent ravies de les porter, tiennent dès l’essayage à répéter avec. Je note des prénoms qui ne sont pas les leurs, mais ceux d’élèves qui les ont précédées et figurent sur les étiquettes, pour savoir quelles bretelles il faudra rallonger ou raccourcir ; j’apporterai de quoi coudre lors de la répétition générale.

Tout est un peu chaotique, mais doux aussi dans ce moment d’à-quoi-bon, de renoncement à la panique. Une partie de moi est un peu émue lorsque je suspends les costumes par grappe à des cintres — et glisse en-dessous le carton avec les tuniques qui n’ont pas été attribuées, dont je prie qu’elles aillent aux absentes (si seulement je n’avais pas oublié la semaine d’avant). La fluidité des tissus roses et mauves baigne le groupe dans un flou artistique, ça devrait passer. Un professeur passe une tête dans le studio, encourage mes élèves de sa voix chaleureuse : « C’est bien, les filles. » C’est bien.

Ce même professeur, dont j’ai été l’élève, me propose de venir observer une élève avancée travailler sa variation pour un concours. Il a la gentillesse de m’inclure, me demande à plusieurs reprises si je vois d’autres choses, si j’ai des conseils à donner, et je trouve d’une délicatesse rare cette manière qu’il a de poursuivre son travail de formateur avec moi tout en me légitimant comme professeure. Avec lui, je peux être une ancienne élève et une collègue, ce n’est pas antinomique. Moins expérimentée, mais pas inférieure.

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Dimanche 9 février

[rêve] Je dois rendre l’appart étudiant dans je bénéficiais dans une structure collective, un espace tout en longueur et moulures blanches, au-dessus d’un bar-squat-maison de quartier en perpétuelle fête bruyante, nocturne, graffitié de partout. Ramasser ses affaires n’est pas une mince affaire, la chambre n’est pas juste meublée, elle est aussi affairée, déjà habitée, il faut faire la part de tout ce qui était là avant et y restera, ne rien oublier, sonder les piles, les pots, les interstices, je retrouve des livres que j’ai oublié de ramener à la bibliothèque de l’université, et quantité de déchets, il y en a partout, je ne pensais pas, miettes, emballages, bouteilles vides, je ramasse, jette, regrette un peu de devoir quitter cet espace que je n’ai pas vraiment investi, j’y ai dormi, m’y suis douchée parfois, mais n’y ai jamais cuisiné, je restais parfois dormir mais rentrais chez moi le plus souvent, pourquoi ai-je un chez moi ailleurs alors que j’avais cet appartement blanc ? cela fait sens que je doive le rendre pour que quelqu’un d’autre en profite, quelqu’un qui n’a pas d’autre chez soi


Faire et ne rien faire avec, malgré, au-delà de la fatigue (et d’une vague crève en toile de fond). À 22h, je suis en train de régler un grand pas de tours et une diagonale à tout berzingue. Ou comment reconduire la fatigue après l’avoir dépassée.

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Lundi 10 février

[rêve] les enfants dansent flou, je leur demande de prendre un livre pour ancrer leur regard, ils prennent des romans en poche, des manuels, un dictionnaire, dansent avec, voilà du concret, ça commence à être mieux, je parcours la salle, en sors, je suis dans ce qui ne ressemble pas à Roubaix mais qui est évidemment Roubaix, qu’est-ce que je fais là, j’ai laissé les enfants seuls, il faut que je revienne, mais mes pas sont toujours plus lents que mon retard, avancer est difficile sans que rien d’extérieur n’explique la force qu’il faut déployer, je suis revenue, allongée à l’intérieur, un homme avance ses doigts sur moi, je ne veux pas mais me débattre est aussi difficile qu’auparavant avancer, mon corps me résiste trop pour que je puisse efficacement résister, je finis par sortir de la salle, explique aux collègues qu’il a essayé de me violer et que, non, non, ne riez pas, ce n’est pas pour rire, il a vraiment essayé mais comment expliquer le corps qui résiste de l’intérieur, qu’il faut un effort considérable pour mouvoir

[rêve] avec ma grand-mère paternelle nous regardons un film sur grand écran, une scène se passe à Rome, je reconnais, on y va, dans l’image, on y est, à Rome, je reconnais, j’entraîne ma grand-mère à pieds puis en voiture, on se gare là pour rejoindre la mer derrière les immeubles, la plage est de la glace, je m’en rends compte quand elle cède sous mon poids et que mes pieds s’enfoncent mouillés, tout est gelé, il fait nuit, je m’avance près d’une paroi de glace, vague gelée, mon pied est touché c’est une petite stalactite qui s’est détachée et a enfoncé le dessus de ma chaussure, petit trou rond pas troué, heureusement que j’ai de gros godillots bleu marine sinon ça m’aurait transpercé le pied, j’inspecte la vague gelée, les stalactites en bordure, la lumière dans les masses translucides derrière

(joli mix entre le canal du parc Barbieux et les émotions qui font bloc, se suspendent en bloc, glacé le temps de prendre du recul, de tout bien inspecter, passage en revue psy avant la fonte)


Premier jour de stage, j’ai toujours un peu le trac à rencontrer de nouveaux élèves. J’adore le cours des adultes intermédiaires : ils en savent assez pour se débrouiller, sont avides de progresser, se marrent, posent mille questions pertinentes. J’ai l’impression de pouvoir leur apporter des choses, de nous ménager à tous un bon moment.

C’est un peu différent avec les adultes avancés : je ne sais pas si c’est leur nombre moindre, l’heure avancée de la soirée ou un passé probable en conservatoire, mais l’ambiance est plus austère, les élèves plus studieuses qu’enthousiastes, chacune sur son bout de barre, son quant-à-soi. Cette réserve a le don de raviver en miroir ma peur d’être jugée (et si les élèves trouvaient le cours nul ? regrettaient d’avoir payé pour ça ?). Alors que le trac passe en débordements toonesques avec les intermédiaires, il se transforme avec les avancés en fébrilité. D’autant qu’une Russe avec un niveau pro (je ne sais pas si elle l’a été ou non) ravive mon syndrome de l’imposteur ; je n’ai aucune correction, aucune indication à lui suggérer, elle danse mille fois mieux que je ne le ferai jamais. Et connaît déjà par cœur la variation de Nikiya du premier acte que j’apprends aux autres dans la version Noureev, y superposant la version du Bolshoï avec les cambrés toutes côtes sorties, de toute beauté.

Les prénoms rentrent un peu plus vites qu’en début d’année, j’ai l’impression, même celui composé de deux prénoms que je n’aurais jamais pensé à accoler (les cathos vous forment des prénoms-valises avec un flegme lexical proprement britannique). Les profils sont divers et parfois surprenants, comme cette jeune fille au corps couvert de tatouages en collants roses, une inscription en lettres gothiques dans le V du justaucorps — un oxymore visuel fort réjouissant. Il y a aussi cette femme qui se sent bloquée quand il s’agit de faire lyrique, dépitée de ne pas trouver sa drama queen intérieure dans le mouvement. Elle m’en reparle à la fin du cours, elle n’aime pas que les choses lui résistent manifestement, cela fait un an et demie qu’elle a commencé la danse et… Un an et demie ?! J’aurais parié sur le double : une danse très académique est tout le mal qu’on peut souhaiter à cet stade d’apprentissage !

À 22h passées, on débriefe de notre première soirée de stage avec le prof de contemporain. Il est plus expérimenté, mais a manifestement la même propension à douter que moi. Est-ce un trait commun aux professeurs qui n’ont pas été danseurs auparavant ? un syndrome d’imposteur qui traîne ses guêtres ? De le constater chez autrui bizarrement me redonne un peu d’assurance.

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Mardi 11 février

Le voisin passe la tête dans l’entrebâillement de sa porte, se demande si tout va bien : il a entendu des bruits de clés. C’est la première fois que je me fais attraper en pleine session de TOC ; je me confonds en excuses sans rien expliquer et file chez le kiné.

J’arrive un peu en retard chez ledit kiné et très en avance pour le stage. Le chat a littéralement mis le feu aux cours du prof de contemporain en renversant une bougie sur ses notes de préparation.


Une femme du cours intermédiaire a quelques courbatures de la veille, m’explique qu’elle n’a pas dansé depuis un an. Je la charrie gentiment en installant les barres mobiles : reprendre après un an de pause avec un stage de cinq jours, c’est bien une mentalité de danseuse classique, ça, tout dans la demi-mesure. Elle me rétorque que c’est L. (une élève adulte avancé du mardi) qui lui a dit qu’elle pouvait y aller, la prof est géniale. Comment voulez-vous que je n’ai pas des ailes après ça ?

On démêle quelles jambes sont pliées ou tendues dans les tours en-dehors et en-dedans. Une femme aux cheveux blancs splendide d’élégance découvre que le retiré est identique pour un développé devant ou seconde (elle pensait qu’il fallait avancer le genou). Je parviens à faire souffler et même sourire la toute jeune fille tellement déterminée que sa danse en devient brutale pour son corps — un instant, ça s’allège.

L’heure et demie passe vite, un peu de barre, un peu de milieu, un peu de variation et d’impro, deux minutes à la suite du danseur en brun dans Dances at a Gathering pour s’imprégner de la dynamique poétique tout en décélérations… C’est beau à voir, et révélateur des individualités — y compris pour cette femme qui n’ose pas, reste bloquée à la barre malgré mes encouragements et invitations à tourner le dos au miroir ou reprendre des morceaux de variation pour ne pas avoir à inventer. Peut-être est-ce parce qu’elle n’en sait pas assez, ne connait pas assez de pas pour se lancer, suggère-t-elle ensuite. Mais ce n’est pas ça, je le sais, et ce qu’elle ajoute me le confirme : elle ne se sent pas légitime, n’a pas l’impression d’avoir sa place dans le cours. J’essaye de la rassurer, de lui dire qu’elle a toute sa place et qu’il n’y a pas plus d’attente dans une improvisation comme celle-ci que lorsqu’on danse dans son salon.


L’atmosphère du cours avancé se réchauffe un peu. Les pointes me donnent davantage d’assurance parce que j’adore ce travail… et parce que les élèves sont moins à l’aise que je l’aurais imaginé. Reste à trouver comment, mais j’ai des choses à leur apporter.

On passe moins de temps sur la variation pour faire quelques exercices de tours et de sauts au milieu. Mon tongue twister pour les pieds fonctionne bien ; on s’emmêle joyeusement entre jetés-temps levés en descendant et assemblés en remontant (et vice-versa). Je prends note de ce qu’il faut travailler les sauts en remontant, ce n’est pas du tout une habitude dans cette école (j’ai moi-même mis très longtemps à m’y mettre et cela me demande encore un temps de réflexion non négligeable, alors que c’est quasi-instantané chez JoPrincesse par exemple).


À 22h, je déborde d’énergie ; à 22h10, je suis un aspirateur qu’on vient de débrancher. La fatigue me tombe dessus d’un coup, ce qui n’empêche pas de débriefer-papoter plus d’une demie-heure avec le prof de contemporain, dont j’apprends qu’il a été formé au même endroit que moi (il faisait partie de la toute première promo). On confronte nos souvenirs et nos perplexités, on en rit, cette sociabilité me fait du bien. Je me sens à la fois chanceuse et profondément à ma place.

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Mercredi 12 février

La dame élégante arrive très en avance, me dit qu’elle me trouve pétillante. Son regard surtout l’est. Je comprendrai les jours suivants que la bulle spatio-temporelle du stage lui est un safe space, qu’elle l’étire pour la savourer à plein.


Troisième jour de stage, et déjà la routine semble installée. C’est bien, oui, oui, l’enthousiasme en demi-teinte. Serait-ce lié à cette visio avec le boyfriend, à nos désirs de lieux de vie qui ne coïncident pas, ravivés par la reprise du feuilleton achat de maison ? Je le vois dépité, agacé que personne d’autre que lui ne s’enthousiasme pour cette maison (ni l’ami qui visitait avec lui, ni moi qui ai envie qu’il se sente bien, mais n’ai pas envie d’y vivre).

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Les poissons jaillissent de la glace

Jeudi 13 février

[rêve] des enfants me réveillent en jouant à la balle, je les reconduis hors de la salle en les poussant par les épaules, tous sont partis, mais ils reviennent avec un professeur cette fois, m’empêchent de dormir

Cours de stretching postural : à quatre pattes, mains tournées vers l’intérieur, on remonte la nuque au niveau du reste de la colonne vertébrale et c’est tout, c’est l’exercice, et aux muscles qui protestent, on prend conscience de notre posture de tortue la plupart du temps, suspendue au-dessus de nos livres, nos claviers, nos téléphones. Et toujours le travail de l’arabesque ; Kathryn Morgan a raison, ce sont les épaules qui restent droites tandis que la hanche s’ouvre, il faut trouver à s’organiser entre les deux.

Avant d’embrayer sur une nouvelle soirée de stage, je sonde la fatigue parmi les premiers arrivés. Une élève adulte est plus fatiguée de son boulot, quatre rendez-vous aujourd’hui pourtant ça allait — elle est psychologue du travail — mais les gens racontaient des trucs vraiment pas très intéressants, elle a un peu décroché par moments. J’ouvre tellement grands les yeux qu’elle cherche à se justifier, à expliquer, mais ce n’est pas le décrochage qui me sidère, c’est humain de décrocher : ce qui me sidère, c’est que le « vomi » comme elle l’appelle fasse partie du processus ; c’est de laisser volontairement le flot de paroles se déverser sans chercher à le rediriger dans une direction qui permette d’avancer. Je le savais confusément pourtant : il faut que ça sorte, et ensuite. Je suis sidérée pourtant, me demande combien de fois, combien de temps j’ai perdu à parler-vomir.

Le stage se poursuit : Y. a troqué son jogging contre un short pour que je puisse voir ses genoux et le corriger ; les deux J. ont répété mon exercice tongue twister de petit saut sur leur pause déjeuner (des jetés-temps levés en descendant avec assemblé en remontant et vice-versa, c’est un peu comme s’entraîner à dire piano et panier très vite en alternance) ; à un moment, la Russe si sérieuse sourit.

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Vendredi 14 février

Recopier des extraits, rendre les livres, en reprendre d’autres.

En ce dernier jour de stage, il y a la fatigue accumulée, mais aussi une aisance de fin de semaine qui m’autorise à lancer les corrections en temps réel. Les prénoms me viennent plus facilement, je commence à comprendre l’organisation corporelle des uns et des autres, les points à surveiller : les omoplates trop resserrées d’I., M. qui penche sur le côté, les genoux verrouillés de Y… Le vendredi soir et la défaillance des corps aidant (ou n’aidant pas), ils sont moins nombreux aussi ; je profite des barres désencombrées pour corriger un peu plus ceux sur qui je me suis le moins attardée.

À la fin du dernier cours intermédiaire, je reçois éberluée des cadeaux qui se mangent, qui se tartinent sur les mains, d’autres aussi qui n’ont pas de sachet ni de valeur marchande : témoignages d’enthousiasme, de reconnaissance. Quand je raconte ça au boyfriend, il s’exclame que, tout de même, ces Lillois… Je n’ai pas ce réflexe, du tout, je suis radine des petites attentions marchandes, il faudra y remédier quand je vois le grand plaisir qu’elles procurent.

Dernier cours avec les supérieurs, dernier essai pour réussir toutes ensembles l’exercice tongue twister des petits sauts. Ça devrait marcher, je les encourage, surtout que les deux qui ont le plus de mal ne sont pas là ce soir. « C’est méchant » constate sans méchanceté une élève. Elle a raison, je ne sais pas ce qui m’a pris, d’où est sortie cette précision inopportune — d’autant que j’aurais mis autant voire plus de temps que les deux absentes pour intégrer l’exercice s’il avait été conçu par quelqu’un d’autre que moi. Je ne pensais pas à mal, je ne pensais plus à vrai dire, quinzième heure de la semaine, quatrième semaine avec un unique jour off hebdomadaire.

Dernier cours avec les supérieurs, enfin je vois une autre expression à [prénom-composé] que le masque avec lequel elle danse et se meut et ne parle pas, grand cygne muet jusqu’à ce soir.

Étonnée qu’une élève ne connaisse pas les posés tours que je prenais comme base pour expliquer le posé tour développé d’un nouvel enchaînement, elle me rappelle que ça ne fait qu’un an et demie. Je croyais que ça ne faisait qu’un an et demie qu’elle avait commencé les pointes (je trouvais ça étonnant vu son niveau, mais pourquoi pas), alors que ça ne faisait qu’un an et demie qu’elle avait commencé la danse. Hyper bien placée, les coordinations, la posture, la mémorisation, tout impecc’, même un début de pointes : je suis sciée.

À 22h, on s’improvise un public en se montrant classiques-contemporains ce qu’on a travaillé cette semaine. Certains sont discrètement circonspects, d’autres surpris mais enthousiastes d’accéder à ce qui se tramait sans qu’ils y pensent dans la salle d’à côté. J’explique que nous avons une Nikiya russe et cinq-six Nikiya Opéra-de-Paris, dont certaines un peu russifiées sur la fin ; des bouclettes libres et enjouées concluent que c’est « intéressant d’avoir les deux versions ». Quoique bref, l’échange offre une clôture à la semaine. Grâce à lui et au chit-chat avec le prof de contemporain ensuite, comme les soirs précédents, j’évite l’effet soufflet retombé, et de toutes façons il est l’heure d’aller se coucher.

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Samedi 15 février

Je crée un groupe WhatsApp avec les élèves du niveau intermédiaire pour partager une vidéo souvenir. En réponse, des messages adorables que je garde précieusement pour les jours de doute. « Chopin + Hugo Marchand + nous = le bonheur absolu ! » résout la dame élégante. Je me dois de préciser que, non, Hugo Marchand n’était pas avec nous, cantonné à l’écran, mais oui, la dynamique de groupe était incroyable.

Dans la pièce éclaircie par un brin de rangement avant mon départ pour Paris, je m’oins les mains de la crème offerte, ongles coupés, petites peaux repoussées ou ôtées. Le moment de suspension ne dure pas. Face au paysage qui disparaît de la vitre du train, je me fais la réflexion que j’inverserais volontiers mon quotidien seule et le temps long à deux pour retrouver chaque jour la chaleur d’un foyer partagé et m’octroyer des temps créatifs ininterrompus en solo.

Dans le métro, la petite queue rouge d’un béret foncé fait ressembler le vieux monsieur en dessous à une grosse cerise. Une bouche rouge, très précisément rouge au-dessus d’une écharpe jaune, détourne le regard quand je commets l’erreur réflexe d’adoucir l’eye-contact involontaire par un sourire. C’est ce que l’on fait à Lille. J’ai oublié un instant qu’à Paris les regards sont des rayons lasers qui saturent la rame comme un musée sous haute protection ; il convient de se mouvoir avec la dextérité d’un escroc de haute voltige pour les éviter. Si deux lasers se rencontrent, c’est l’alerte : on est dévisagé (ou pire, surpris en train de dévisager) ; mieux vaut alors mettre un vent et dérober son visage plutôt que de rendre le sien à autrui en établissant un contact muet.

Je craignais d’avoir si bien basculé en mode solo qu’il allait être difficile de me rouvrir, mais la lecture de Julia Kerninon fait transition, lire l’envie avide la ravive en sourdine, debout dans le métro je le pressens et ensuite, oui, mon corps se rouvre, désire, accueille. Lendemain de Saint-Valentin, nous fêtons nos quatre ans ensemble.

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Dimanche 16 février

Refaire l’amour et baiser, faire les deux et décréter le brunch à la place du petit-déjeuner, croissant pur beurre pour lui, ordinaire pour moi, les extrémités repliées comme les pinces d’un crabe timide (ce n’est pas que je n’aime et n’aime pas les croissants, tantôt l’un, tantôt l’autre ; je suis seulement team croissant ordinaire, voilà des années de brouillard levées).

Le garçon et le héron. Cela ne va nulle part, l’incursion dans le fantastique ne résout ni ne bouleverse rien de la situation initiale, ce n’est pas une métaphore, un cheminement initiatique, tout revient à l’identique, sans métamorphose : est-ce une somme pour fan exégète ou l’aveu du secret qu’il n’y en a pas, jamais, qu’il s’agit juste de vivre et de rêver ? Déçue de l’animé, je suis déçue que le boyfriend me l’ait montré : pourquoi y passer deux heures alors que ça ne va nulle part ? Pour les belles choses, dit-il. Pour en discuter.

Mini panique à l’heure dépassée de se coucher : je n’ai rien fait de la journée — rien accompli, ni même rien fait qui me fasse plaisir. Je n’ai rien fait non plus pour mériter ses mains autour de mon visage, ses caresses apaisantes, tout va bien, tu le sais, son amour qui apaise le reste (je chérie seulement cette chance).

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Lundi 17 février

La dentiste est une ancienne pote du boyfriend, qui ne me connait pas. Elle raccompagne à l’accueil un homme dont la boucle d’oreille dorée détonne dans ces beaux quartiers haussmanniens. Il a le look des potes du boyfriend et ça ne loupe pas, elle lui tape la bise pour lui dire au revoir.

« Je sens que vous n’allez pas être une bonne cliente, » plaisante la dentiste alors que je lui énumère quelques antécédents qui remontent à l’adolescence. « Vraiment, vous n’allez pas être une bonne cliente, » confirme-t-elle en constatant qu’il n’y a pas grand-chose à faire dans ma bouche, un peu de détartrage et basta. Allez, prochain contrôle annuel dans quatre ans (je m’améliore, la dernière fois j’ai laissé passer dix ans).

La dernière fois que j’ai mis les pieds dans le coin, Pleyel était encore une salle de musique classique, je crois. J’ai en mémoire la boulangerie dans laquelle j’achetais de quoi me caler à l’entracte ; elle existe toujours, toujours vieillotte. Les triangles coco ont en revanche disparus (est-ce que je n’importe pas le souvenir de ceux d’avant Bastille, rue de la Roquette ?) ; je me fais le nouvel aiguisé de mes dents sur une brioche tressée à la cannelle. Des bannières indiquant la salle Pleyel flottent plus loin pas si loin, mais le territoire si proche me semble désormais trop lointain, une terra non grata qui appartient au passé, dans laquelle il serait contre-nature contre-temps de pénétrer. Je rejoins la place de l’Étoile par l’avenue de Wagram, à un rayon d’écart de l’avenue Hoche tant empruntée. Ce Paris haussmannien me semble maintenant si minéral, si indifférent.