Troisième personne singulière

Dans Puzzle, Paul Haggis adopte une narration polyphonique tout ce qu’il y a de plus romanesque. Mais les personnages sont si bien incarnés et le storytelling si efficace que l’on ne se préoccupe guère de construction narrative. À peine cherche-t-on à relier les différentes histoires. On veut savoir si Julia, mère paumée qui cumule les contretemps, va réussir à récupérer la garde de son fils, confiée à son père, artiste new-yorkais qui vit dans son loft avec sa nouvelle copine, une jeune femme sensible au chagrin du gamin et aux malheurs de la mère. On veut savoir si Sean, un Américain qui a l’air d’un Italien mais qui déteste à peu près tout de l’Italie à l’exception des costumes dont il vient s’inspirer, va aider Monica, belle femme tzigane croisée dans un bar, à récupérer sa fille kidnappée ; s’il va croire la mère en détresse ou plutôt son banquier, qui le met en garde contre ce qui a tout l’air d’une escroquerie ; s’il continuera à être fasciné par la belle, arnaqueuse ou amoureuse. On veut savoir ce que va révéler le nouveau livre de Michael, écrivain à succès en mal d’inspiration qui s’est réfugié dans un bel hôtel parisien où il reçoit la visite d’Anna, jeune femme aussi ravissante qu’indépendante pour laquelle il vient de quitter sa femme, et avec laquelle il partage des jeux érotiques mi-tendres mi-cruels, dont on ne sait pas s’ils vont davantage les lier ou les séparer.

Les plans s’enchaînent si bien que l’on remarque moins les transitions au noir qu’on ne le ferait des pages blanches séparant les chapitres d’un livre. Il faut attendre la première incohérence flagrante pour que l’on commence à y prêter attention. Pourquoi donc Michael trouve, sur le bureau vieille France de sa chambre, un papier au dos duquel Julia a griffonné une numéro de téléphone à la hâte, alors qu’elle faisait la chambre… d’un hôtel ultra-moderne, au mobilier design ? Alors seulement, dans le télescopage des ors et moulures avec la vitre et le métal, prend-t-on réellement conscience des lieux, de leur éloignement et de l’étrangeté qu’il y a à faire se côtoyer des personnages qui ne se croiseront pas.

Si le film de Paul Haggis est un puzzle, c’est l’un de ces puzzles monochromes à plus de mille pièces, auquel il faut s’atteler à plusieurs personnes ; trois personnes, en l’occurrence, qui ont avancé chacune dans leur coin et fait émerger trois îlots distincts, dont on s’étonne soudain qu’une pièce puisse les relier. À vrai dire, la métaphore paraît bien trop peu adéquate pour qu’on ne soupçonne pas le traduction française d’avoir, sous couvert de mot « bilingue », choisi un cliché, et l’on commence à s’intéresser un peu plus au titre original, The Third Person. Qui peut bien être cette troisième personne ? La femme de Michael dans le binôme qu’il forme avec Anna ; le complice/maître chanteur de Monica, qui exige de Sean des sommes toujours plus élevées ; la copine du peintre, qui tend un mouchoir à Julia, en larmes d’avoir raté le rendez-vous avec l’avocate, ou bien encore le fils qu’elle n’a pas vu depuis deux ans ?


Attention : zone à haute densité de spoilers


Même si le motif du trio et l’incertitude des personnes à y inclure dans le cas de Julia a son importance, c’est une phrase d’Anna qui donne la clé du titre : découvrant le journal de Michael, elle s’amuse de ce qu’il parle de lui-même à la troisième personne. La troisième personne, c’est la mise à distance de soi par la fiction ; c’est la fiction, c’est tout le film, c’est Michael dans son journal, et Sean et Monica et Julie et tous les autres.

The Third Person ne propose pas de résolution magistrale, qui nouerait subitement les trois fils narratifs juxtaposés pendant tout le film et nous conduirait à oublier les histoires de chacun au profit de la ruse qui les a brillamment rassemblées. Au lieu de cela, les histoires sont absorbées, réincorporées, dans la fiction que s’efforce d’écrire Michael : les incohérences se trouvent levées par ce rattachement logique, mais surtout, surtout, l’histoire de l’auteur se trouve diffractée dans celles de ses personnages qui en assument chacune une facette, avec toute la force qui lui est propre.

Le fils enlevé à Julia, la fille kidnappée de Monica, le fils que Sean ne reverra plus… la présence de ces enfants, pour certains révélée tardivement, se révèle être le motif qui relie souterrainement les trois histoires, ces trois histoires que Michael n’a peut-être écrites que pour révéler, tout en le masquant, le secret qui lui pèse : pour prendre un appel de sa maîtresse, il a détourné la tête quelques secondes, quelques secondes d’inattention pendant lesquelles sa fille s’est noyée. Alors Julia qui, en pleine dépression, a failli tuer son enfant, c’est lui ; et Sean, qui a perdu son fils dans une noyade et vide son compte en banque pour sauver un enfant qui n’existe pas, c’est lui aussi, qui paye littéralement, littérairement, sa faute.

Diviser son histoire n’est peut-être qu’une manière d’essayer d’alléger la culpabilité. Et de retrouver un contact humain, après qu’Anna l’a quitté en apprenant sa part de responsabilité. On ne sait d’ailleurs pas très bien si c’est au terme du séjour parisien ou si celui-ci n’a été qu’une parenthèse rêvée par le romancier, qui n’aurait alors pas hésité à affubler Anna d’un secret qui pèserait au moins autant que le sien (un inceste poursuivi jusqu’à l’âge adulte) pour trouver une autre explication à l’échec de leur relation. À moins que le drame d’Anna soit réel. Au sein de la fiction. Peu importe, au final, de savoir ce qui a été écrit ou vécu par le romancier : le réalisateur nous l’a de toute manière fait vivre, dans une formidable démonstration de la puissance de la fiction.

Mit Palpatine

Home, bittersweet home

Le premier tiers (quart ?) de Coming home, en pleine Révolution culturelle, suit le point de vue de Dan Dan, jeune fille à l’école de danse qui travaille d’arrache-pied pour obtenir le rôle principal dans le Détachement féminin rouge1. Les mouvements volontaires de la chorégraphie qu’elle répète partout, dans le studio aussi bien que dans son salon, traduisent sa détermination. Autant dire qu’elle n’est pas prête à laisser sa mère tout gâcher en retrouvant son dissident de mari en cavale, pas du tout prête à voir ses efforts réduits à néant pour un père qu’elle n’a jamais connu. Et s’il le faut…

L’album photo que le père, Lu Yanshi, rouvrira des années après que Dan Dan a arrêté la danse, après avoir tenu un rôle mineur lors d’une représentation à laquelle n’a pas voulu assister sa mère, montre la trahison de sa fille comme une erreur de jeunesse, à mi-chemin entre le caprice et la jalousie : absolument toutes les photographies de l’album ont été découpées pour réduire le père à une présence fantomatique – la censure étatique intériorisée dans le cercle familial.

Une fois que cette intransigeance puérile est dépassée, que le père est réhabilité, l’émotion jusqu’alors contenue se déploie lentement. Pas de grande effusions au retour de Lu Yanshi : les retrouvailles n’ont pas lieu ; Feng Wanyu ne reconnaît pas son mari. Elle ne cesse pourtant de l’attendre ; c’est même l’une des rares choses qu’elle n’a pas besoin de confier à l’un des innombrables aide-mémoire placardés un peu partout dans l’appartement.

L’impossibilité de rattraper le temps perdu, que l’on perçoit d’habitude à travers la difficile réadaptation de celui qui a été absent (typiquement, le traumatisme du soldat incapable de retourner à une « vie normale » après les horreurs du combat), est ici abordée du point de vue de celui qui est resté. Car celui qui est resté n’en a pas moins moins changé : la mémoire défaillante de Feng Wany le rend perceptible, matérialisant en quelque sorte le lent passage des années.

Lent et irréversible. Lu Yanshi usera en vain de tous les artefacts qu’il pourra imaginer : mettre en scène une nouvelle arrivée à la gare ; se faire passer pour l’accordeur de piano pour jouer un air qui a marqué leur histoire ; faire témoigner les voisins, la famille ; livrer une malle de ses lettres non postées et venir les lire, pour que Feng Wanyu entende les mots de la bouche de celui qui les a écrit…

Ce que Marx ne dit pas, lorsqu’il écrit que tous les grands événements se passent deux fois, « la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce », c’est que passé ces deux occurrences, lorsque le même échec se reproduit indéfiniment, la tragédie reprend le dessus et l’emporte irrémédiablement. Je soupçonne les quelques rires étranges entendus dans la salle d’avoir été des tentatives (vaine, elles aussi) pour repousser la tristesse qui s’empare du spectateur impuissant.

Car la tristesse va de paire avec la beauté de l’inachevé ; c’en est le prix. Jamais on n’aurait perçu avec autant de force l’amour de Lu Yanshi pour sa femme si elle était tombée dans ses bras. Quand il devient évident que cet amour ne sera plus jamais réciproque, que Feng Wanyu ne recouvrira pas la mémoire, son mari s’arrange pour prendre soin d’elle au mieux : lucide mais pas résigné, il écrit de nouvelles lettres et se fait, camarade lecteur, le messager d’un moi passé qui invite son épouse à bien se couvrir en hiver et à admettre de nouveau sa fille auprès d’elle. Il lui organise ainsi une nouvelle vie, d’où il est lui-même exclu, dans l’ombre de son propre souvenir, mais d’où il peut veiller sur elle – beauté infinie, infiniment triste, d’un amour qui n’exige pas de reconnaissance.

Mit Palpatine

 

1 Traduit par Section féminine rouge dans les sous-titres.

Interstellar

Les champs de maïs au milieu desquels commence Interstellar m’ont fait penser à Looper. La station Cooper, à celle d’Elysium. Les vagues montagnes de la première planète visitée, aux paysages d’Oblivion. Ces ressemblances ne signifient pas grand-chose sinon que je me suis mise à regarder de la science-fiction, un peu. J’en arrive toujours à la même conclusion, bêtasse d’un point de vue logique, mais toujours surprenante pour moi qui ne me suis jamais vue comme une amatrice du genre : les bons films de science-fiction me font aimer la science-fiction – les films où les progrès supposés de la science donnent moins lieu à des gadgets technologiques qu’à l’étincelle narrative qui met l’imagination du scénariste en branle1, et ouvre une fenêtre de réflexion sur ce qu’est l’humain aujourd’hui et sur ce qu’il continuera à être demain, en dépit des évolutions de cette science toute puissante – dans nos imaginaires du moins.

Insterstellar commence au milieu des champs de maïs, envahis par une tempête de poussière, comme une préfiguration de ce que deviendra l’homme si les dernières céréales qui poussent encore meurent à leur tour. C’est la famine que choisit Christopher Nolan comme menace pesant sur l’humanité – non pas une menace extérieure, comme une invasion ou une tentative de destruction, mais une menace créée par l’homme, paradoxale pour nous qui vivons dans une société où la nourriture est surabondante, mais parfaitement cohérente avec la surexploitation qui en est à l’origine. Craignant pour sa survie, la communauté délaisse la matière grise pour les pouces verts : elle encourage les vocations de cultivateurs et décourage les explorateurs – les livres scolaires ont même été réécrits pour faire des conquêtes spatiales un leurre tactique de la guerre froide. Forcément, cela n’est pas franchement du goût de Cooper, ancien pilote qui s’ennuie ferme dans son coin de terre, malgré son fils, qui suivrait bien la voie de son père, et sa fille Murphy, qui remonterait volontiers sur ses traces, intelligente et curieuse comme elle est. Du coup, quand il découvre avec la gamine que non seulement la NASA existe encore mais qu’elle est en pleine exploration d’univers à coloniser, ni une ni deux, il embarque, laissant ses enfants pour ainsi dire orphelins.

Une poignée d’explorateurs sont déjà partis aux quatre coins de la galaxie pour constater ou infirmer la viabilité de la planète qui leur a été assignée, l’idée étant de retrouver celui qui a le terreau le plus favorable pour faire une bouture de la Terre (et laisser ladite Terre respirer un peu, en jachère). Et les autres, les explorateurs qui sont tombés sur une planète hostile ? Hence the bravery, répond le responsable de la mission. D’où la bravoure. De tout le film, c’est la seule phrase dont je me souvienne littéralement. Phrase terrible : sous le coup de cette petite conjonction de coordination, hence, les explorateurs sont déjà morts et enterrés. Hence the bravery suscite chez moi le même effroi que l’histoire de ces mineurs désignés pour aller mourir avec le coup de grisou qu’ils évitaient ainsi à tous leurs camarades. Désignés. Dans le Sacre du printemps, on dit élu. Car c’est un honneur. Il faut que c’en soit un pour supporter l’idée de mourir pour les autres. Pour le supporter et pour le vouloir – et le héros fut, glorifié par le cinéma américain. Sauf que là, avec Nolan, c’est autre chose.

J’ai lu à plusieurs reprises que le sacrifice est une thématique récurrente dans les films du réalisateur. Interstellar n’est que le deuxième que je vois, après Inception, mais cela me semble déjà discutable, tant la notion de sacrifice y est ambiguë. C’est ici que vous devez attacher votre ceinture ou vous éjectez de cette chroniquette, car l’on entre dans une zone de spoilers à tout va – spoilers qui ne vous gâcheront rien si, comme moi, vous aimez voir décortiqués les mécanismes de l’humain.

Un regard sur sa planète de glace suffit à comprendre que le premier explorateur que Cooper et son équipe (réduite à Amelia, la fille du savant qui orchestre la mission) parviennent à retrouver a menti pour qu’on vienne le sauver. La planète n’est pas viable mais lui, en le découvrant, n’a plus consenti à mourir. On n’est plus un héros lorsqu’on est seul, lorsqu’il n’y a plus personne d’autre aux yeux de qui être un héros. On n’est plus lâche non plus. Vouloir vivre n’est lâcheté qu’aux yeux de ceux qui ont vous ont désigné pour les sauver et qui vous condamnent à l’instant où vous laissez votre instinct prendre le dessus sur leur survie. Rien n’est plus touchant que la lâcheté de cet homme qui ne veut pas mourir sans avoir revu un visage humain – quand bien même tout, dans ce visage, l’accusera. D’avoir vu Gravity rend cela plus palpable encore : dans le film d’Alfonso Cuarón, la solitude n’est pas un vague sentiment, c’est l’effroi de n’entendre que sa propre respiration, de se savoir la seule personne vivante dans un espace profondément hostile. Interstellar, préférant la finesse méandreuse de la réflexion à la force du symbole, ne le fait pas sentir avec la même acuité mais le prend intelligemment en compte. Le propos n’est plus de confronter l’instinct de vie à l’instinct de mort, mais à un autre instinct de vie auquel il s’oppose.

L’individu contre l’espèce, aurait-on envie de dire. Sauf que l’instinct auquel se heurte l’individu est toujours celui d’un autre individu. Sous couvert de faire valoir le courage des autres, la lâcheté de l’explorateur nous avertit qu’il n’y a pas de noblesse d’âme héroïque comme il n’y a jamais d’intention pure. Cooper a sacrifié les joies de la paternité pour garantir un avenir à ses enfants ? Il a aussi sauté sur l’occasion, heureux comme un gamin qui ne tenait plus en place, pour laisser libre cours à son tempérament d’explorateur – et abandonné sa fille en pleurs. Le savant a laissé sa fille partir sauver l’humanité en sachant qu’il mourait sûrement avant de la revoir ? Mais c’est encore une manière de tromper la mort que de se donner l’espoir d’une longue descendance. Ne parlons pas d’Amelia qui décide de la planète à visiter (les réserves de carburant ne permettent pas d’explorer toutes les possibilités) pour y retrouver l’homme qu’elle aime : l’espèce ne peut définitivement pas compter sur la rationalité de ses individus pour se perpétuer.

Pourtant, le fait que son intuition se trouve justifiée et que la planète de son amant se révèle finalement être la plus viable est aussi significatif que la disqualification par ses coéquipiers d’un choix fait par inclination. Sans céder au discours selon lequel l’Amour (oui, avec une majuscule, le bon sentiment ne lésine pas sur les moyens, se réclamant de la poésie pour mépriser les règles typographiques) est l’alpha et l’oméga de la vie et nous sauvera toujours (la rime, la rime), Nolan souligne que si l’homme est un animal raisonnable, c’est en tant qu’il est capable de raison – parce qu’il est, parce que nous sommes, un animal profondément irrationnel. Quand bien même nous tentons de rationaliser a posteriori cette irrationalité (on trouve toujours des raisons pour rendre compte d’un choix instinctif). À chaque décision des personnages, on pourrait ainsi trouver un pour quoi différent du pourquoi. Dans cet écart entre but et motivation, ce faux dilemme entre l’espèce et l’individu, et ce vrai conflit entre individus, se rejoue l’insociable sociabilité kantienne. Ou, si vous préférez ne pas voir Kant dans les étoiles : la nature trouve toujours son chemin2. Ce n’est pas en abdiquant leurs intérêts au profit d’une cause supérieure que les hommes s’en sortent, mais en confrontant ces intérêts à ceux de leur semblable.

Pour que la friction ne conduise pas uniquement aux disputes et à la guerre, mais aboutisse également au développement des arts et des sciences ; pour que la fille de Cooper puisse lui faire la gueule sans que cela l’empêche de travailler sur la mission et de finir par s’exclamer : Eurêka ! ; pour que l’insociable sociabilité fasse son œuvre, en somme, il faut seulement laisser aux hommes de l’espoir. Le vieux savant l’a bien compris, lui qui a inventé un plan A (modifier dans des équations quelques paramètres comme l’espace, le temps et la gravité pour faire migrer quelques milliards de Terriens sur la planète bouture) uniquement pour faire passer le plan B (embarquer plein d’embryons dans la navette spatiale et laisser sa fille3 incuber le meilleur des mondes). Ce que Cooper et Ameli accusent comme mensonge fonctionne très bien comme illusion, et le réalisateur la reprend à son compte en nous montrant quelques images de la station Cooper (qui atteste de la réussite du plan A), avant de conclure sur l’âpreté de la vie qui attend Amelia (après avoir donné une sépulture à son amant, elle va devoir mettre en place le plan B, seule avec Cooper).

Mais peut-être cette fin heureuse est-elle encore un mensonge et que ce qui nous donne espoir, dans Interstellar, c’est la beauté, la beauté des plans mais surtout l’incroyable beauté, la beauté interstellaire, presque insoutenable, de la gamine (Mackenzie Foy), et l’éloge sous-jacent de la curiosité intellectuelle4, avec ladite gamine qui devient, équation platonicienne du bien et du beau oblige, une brillante scientifique (magnifique Jessica Chastain).


1
 La relativité temporelle, par exemple, fournit ainsi un formidable outil narratif, qui permet de juxtaposer deux fils narratifs évoluant à des rythmes différents, en rendant les ellipses toutes naturelles.
2 Nolan a le bon goût de ne pas personnifier cette nature. La dynamique que les personnages mettent sur le compte d’un they extraterrestre se révèle l’effet d’une boucle temporelle : il n’y avait pas de they, seulement us, seulement Cooper transmettant des messages à sa fille depuis un autre espace-temps.
3 Comme le fait remarquer Palpatine, le repeuplement est rarement laissé à des filles moches…
4 Je laisserai l’homme-grenouille vous parler de la figure centrale de la bibliothèque – et de plein d’autres choses.

Quelques pounds d’art dans un monde de brutes

The true mystery of the world is the visible, not the invisible.
Oscar Wilde

 

De Turner, je n’ai jamais vu que le mouvement, dans les peintures à l’huile, et la transparence, dans les aquarelles. Jamais je n’avais trop fait attention à la brutalité du coup de pinceau – l’absence de contours signifiait pour moi légèreté. Forcément, la surprise a été vive de découvrir le peintre incarné par Queudver. La bestiole, flanquée de rouflaquettes et d’un sacré tour de taille, plisse les yeux comme une taupe et grogne comme un ours. Il grogne tout le temps : pour remercier la servante qui attend d’être troussée, pour accueillir son vieux père qui lui prépare ses toiles, pour ne pas émettre son plus désagréable envers la caquetante mère d’une progéniture qu’il se refuse à reconnaître, pour accueillir un compliment, artistique ou badin, ou encore pour éloigner l’amateur d’art qui croit l’honorer de sa pédanterie. Analyse de la composition ? Il devient tout à coup urgent de se débarrasser des mouches mortes. Doctrine esthétique ? Disputons plutôt goûts culinaires.

Mr. Turner peint comme il respire : sans se poser de question, dans un perpétuel effort pour s’éclaircir les bronches. Si ses voies respiratoires restent encombrées, celle de son œuvre se dégage franchement de l’académisme, éloignant peu à peu l’artiste de ses pairs. Tandis que ceux-ci, surpris par une modernité radicale dont on s’étonne qu’elles ne les ait pas dérangés dès le début, la mettent sur le compte d’une vision déclinante, le spectateur d’aujourd’hui est surpris, en sens inverse, par le continuum de l’histoire de l’art à la faveur duquel les tableaux de Turner sont désignés comme des marines et exposés en même temps que ceux de Constable1. Pourtant parfaitement chronologique, ce cheminement, qui part du présent de l’artiste pour se rapprocher de la postérité qu’on lui connaît, nous prend à rebrousse-poil. Parce que nous avons appris à la voir (ou parce qu’elle nous a appris à voir comme elle), nous percevons la modernité avant la tradition face à laquelle elle se pose à la fois en continuité et rupture – de la même manière qu’éduqués à la sensibilité de l’œuvre, nous percevons sa finesse avant la brutalité avec laquelle nous la recevons pourtant (d’où la tentation d’imaginer une carcasse vide pour incarner l’artiste et la difficulté à le reconnaître dans l’ours qu’on nous présente).

Mr. Turner repose ainsi essentiellement sur la performance de Timothy Spall, qui donne corps à une vision, avec bien plus de poids que les quelques ciels reconstitués en technicolor. Moins inspirés que copiés des tableaux, ils font apprécier que le film soit pour l’essentiel composé de scènes d’intérieurs : les pièces et les personnages qui s’y meuvent reçoivent la lumière de l’extérieur comme les toiles la peinture, et tout le film se trouve infusé de cette lumière, que l’on dirait émise par les tableaux eux-mêmes. Quand presque toutes les peintures du maître sont des paysages, ce parti-pris de rester en intérieur se révèle une manière intelligente d’investir l’extériorité de l’œuvre, sans chercher à la paraphraser ni à l’expliquer, en en soulignant seulement la force et la luminosité. Le film se termine ainsi, à la mort du peintre, par une double image : la femme avec laquelle le peintre a vécu la fin de sa vie et qui le savait a man of fine vision sourit doucement au soleil en essuyant ses carreaux, tandis que la servante erre, abattue, dans un atelier abandonné où n’entre plus aucune lumière. L’art : la lumière. 

 

1 Turner le nargue d’ailleurs joyeusement : alors que Constable n’en finit pas d’apposer d’invisibles retouches à son tableau, Turner écrase un pinceau rouge sur sa propre toile, s’en va, puis revient quelques minutes plus tard transformer la grosse tache en bouée – olé.

La prochaine fois, je viserai le Zodiac

À force de regarder des séries TV criminelles pleines de scientifiques, on oublie qu’il n’y a pas longtemps encore, il n’y avait ni smartphone ni ADN. Les pièces à conviction étaient photographiées après avoir été retirées de la scène du crime et on faisait tout à la main, traquant les empreintes digitales et réalisant des études de graphologie (parce que la politesse était encore une valeur en vogue et que même les criminels prenaient la peine de vous adresser un petit mot). Autant dire que c’est une époque bénie pour les réalisateurs, non seulement parce qu’une lettre est plus photogénique qu’un SMS, mais parce que la résolution d’un crime s’apparente à la résolution d’un casse-tête, qui a le double avantage de prendre du temps (plein de matière pour 2h de film) et de laisser place au doute (donc à l’interrogation et au mystère).

C’est ainsi que Zodiac, vu à la télé cette semaine, distille le charme des romans d’Agatha Christie, quand bien même la structure fédérale de l’état américain entraîne la multiplication d’enquêteurs, Miss Marple et Hercule Poirot devenant les héros d’un cross-over corsé. Les faits sont montrés, datés, soupesés, le spectateur mène l’enquête, à l’abri des coups de théâtre de la science moderne pour laquelle, en dehors de la preuve, tout est littérature – preuve qu’elle n’y entend décidément rien. Zodiac se suit comme un récit, est un récit – à tel point qu’il sera rédigé de manière intra-diégétique par Robert Greysmith, dessinateur dans un journal qui a suivi de près toute l’enquête.

C’est pourtant à ce point de l’histoire, lorsque le dessinateur se met à écrire son livre, que le charme d’Agatha Christie laisse place à la fièvre de Thomas Pynchon. L’étendue à la fois spatiale (les crimes ont lieu à des endroits éloignés les uns des autres) et temporelle (l’affaire court sur plus de vingt ans) conduit une telle accumulation de faits et de soupçons que, comme dans Vente à la criée du lot 49, on n’est bientôt plus à même de les embrasser. On ne peut plus jongler avec, les ordonner et désordonner au gré des nouveaux éléments et des hypothèses émises par un enquêteur ou un autre : on ne peut plus que suivre. Pour vérifier la cohérence du récit, il faudrait un second visionnage ; on se contente de ce que notre mémoire défaillante ne nous signale pas d’incohérence.

Se produit alors ce curieux revirement, qui fait de Zodiac un film à la croisée des enquêtes policières d’hier et des séries TV criminelles d’aujourd’hui : on ne cherche plus à comprendre, on veut savoir. Savoir, comme Robert Greysmith qui, obsédé par l’affaire au point de risquer y laisser sa famille et sa santé, sent qu’il pourra guérir de cette obsession une fois qu’il aura regardé le tueur dans les yeux en sachant que c’est lui. Je veux le regarder dans les yeux et savoir que c’est lui. Il n’est même pas question de le savoir en prison : ce n’est pas un homme qu’on veut envoyer derrière les barreaux, c’est le chaos qu’il a soulevé et qui nous dérange bien plus encore que ses meurtres. S’ils n’étaient pas gratuits, dérangeant notre raison qui veut une cause à toute chose et donc un mobile, ces meurtres seraient banals, selon l’aveu même d’un policier sur l’affaire. Si l’on veut à tout prix savoir, alors même qu’on a cessé de chercher à comprendre, c’est pour y mettre fin : une fois que l’on sait, notre esprit peut définitivement classer l’affaire.

Du moins le croit-on à la fin du film, car les images des meurtres ressurgissent à l’esprit dans les jours qui suivent. Zodiac réussit là où les séries échouent (ce qui les rend du coup consommables à la chaîne – l’échec narratif devient une réussite commerciale) : on a beau finir par savoir qui est le meurtrier, on ne comprend toujours pas pourquoi il a tué. David Fincher se garde bien de donner des explications, gardant intacte la fascination que suscite la pulsion de mort. Dans La prochaine fois je viserai le cœur, Cédric Anger va plus loin et met carrément de côté l’enquête pour se focaliser sur cette pulsion et la fascination qu’elle suscite. Si la caméra suit la main qui zippe le blouson et s’arrête sous le menton de l’homme qui s’habille pour aller chasser du gibier humain, ce n’est pas pour préserver l’identité du tueur, qui sera connue dès la scène suivante (et qui est en réalité déjà connue depuis la bande-annonce du film). L’énigme n’est pas l’identité du tueur, c’est sa personne : à la fois assassin et gendarme, scrupuleux dans le crime comme dans son devoir. On aurait aimé ne jamais voir sa tête et pouvoir le considérer comme fou. Mais plus que fou, il est humain et le portrait qu’en fait Cédric Anger est d’autant plus dérangeant qu’il ne s’installe pas dans le cliché : l’homme est solitaire mais pas asocial ; il n’a aucune relation amoureuse, mais le déjeuner familial dominical montre clairement qu’Oedipe n’est pas en cause ; il a clairement un problème avec les femmes, mais pas au point de ne pas inviter au restaurant sa jeune aide ménagère qui en pince pour lui, etc.

Même les scènes de masochisme ne parviennent pas totalement à en faire un fou à lier, les bains de glaçons prenant même des allures d’entraînement. Elles infirment en revanche la liberté de conscience dont se targue le tueur, bien moins à l’aise avec ses meurtres qu’India dans Stoker. Si pour celle-ci le meurtre est une jouissance, il s’apparente davantage au soulagement d’une éternelle frustration pour le gendarme tueur (éternelle, car loin de le soulager, l’acte charnel ne fait que renforcer son besoin de tuer). Il choisit ses victimes comme d’autres choisiraient une fille à draguer (Oh, non, se lamente Palpatine quand une rousse se fait prendre en stop) et le spectateur assiste, impuissant et fasciné, au bal des voitures de location et du sang qui ne tarde pas à les maculer. La résolution de l’affaire ne résout rien ; elle met fin au film sans mettre fin au mystère. La fascination exercée par le meurtre et la pulsion de mort demeure, même si on a tenté de l’oublier en se passionnant pour une brève chasse à l’homme. Permission denied, la battue échoue. Le criminel sera finalement confondu par son emploi du temps – le suspens n’était pas narratif mais humain : on s’attendait à se prendre le film de Cédric Anger en pleine tête, il a visé le cœur. Et s’avère bon tireur.