Lulu femme nue

Lulu au téléphone, l'air perdu

Karin Viard en Lulu

 

Alors que la mamie du film déclare qu’elle en a marre d’être vieille, je me demande si j’ai bien fait d’aller voir Lulu femme nue avec ma grand-mère. À la sortie, elle exprime la crainte inverse : ce n’est pas vraiment un film pour les jeunes, si ? Pour qui, alors ? Lulu est une femme entre deux âges, partie passer un entretien d’embauche après des années au foyer. Cela ne donne rien sinon l’occasion, acte manqué sur acte manqué, de ne pas rentrer : elle échoue en beauté à Saint-Gilles, un bled aussi paumé que ses habitants. Il y a l’homme sur la plage, comme tombé des rochers, dont elle tombe amoureuse ; ses deux frères qui vivent au camping et le suivent à la trace, ne sachant pas quoi faire de leurs journées et encore moins de leur vie depuis qu’ils ne lui rendent plus visite au parloir ; la gamine qui se fait rabrouer par la patronne du café, dont on ne sait si elle est plus bête ou méchante ; la grand-mère qui héberge Lulu après qu’elle a tenté de lui voler son sac, et finit avec une nouvelle couleur de cheveux vaguement mauve ; la fille de Lulu, qui trouve moche l’amant de sa mère mais espère que ça fera les pieds au mari qu’elle a vachement mal choisi, et la tante qui hallucine en voyant sa sœur sortir toute nue de la mer, toutes formes dehors. C’est la seule scène de nudité de tout le film si bien que Lulu, toute nue, est surtout dans le dénuement : brièvement matériel, lorsque son mari, croyant mettre fin à son escapade, déclare sa carte bleue volée mais surtout affectif, redécouvrant tardivement le bonheur de deux bras qui attendent pour la réchauffer. Dans ce monde de cartes postales tristounettes qui font drôlement plaisir à recevoir, où les illusions s’usent plutôt qu’elles ne se perdent, il n’est pas question de repartir à zéro mais simplement de retrouver le sens de la sympathie au gré des rencontres. Le film est un peu lent mais c’est la vie. Surtout, Solveig Anspach réussit à ne porter aucun jugement sur ces vies de bric et de broc : on est mal fagoté, mal dégrossi et pas forcément très dégourdi mais on sait rire et partager. Pour peu qu’on apprenne à la voir avec tendresse, une Lucie se cache en chaque Lulu.

Mièvrerie et cynisme : match nul, beau film

Philomena n’est pas l’histoire de la vieille dame éponyme qui cherche la trace du fils qu’on lui a arraché il y a cinquante ans, alors que, mère-fille, ses parents l’avaient envoyée expier son péché chez les nonnes. C’est l’histoire de Martin, journaliste politique viré de la BBC pour avoir fait un parfait bouc émissaire, qui méprise tout ce qui est récit d’expériences personnelles (human interest stories) et qui remet pourtant à plus tard l’écriture de son livre sur l’histoire de la Russie après avoir croisé la fille de Philomenia. Il ne veut ni séduire la fille ni aider la mère et c’est avec le plus grand cynisme qu’il se lance dans cette enquête-reportage, bien décidé à torcher un papier plein de clichés qui l’autoriseront à mépriser encore davantage ceux qui les lisent et s’en émeuvent (ici, verser une larme pour le combat d’une pauvre fille spoliée par des nonnes diaboliques).

 

Philomena et Martin dans la campagne irlandaise

Je veux aller en Irlande !

 

À partir de là, un peu comme dans une comédie romantique, les deux personnages, obligés de cohabiter, vont devoir apprendre à se connaître. Aucun des deux ne tient l’autre en grande estime de prime abord : Martin déplore les effets désastreux sur l’intellect d’une vie à lire le Reader’s Digest et des romans à l’eau de rose, tandis que Philomena désapprouve ce journaliste sans foi ni loi, qui ne sait éprouver que colère, mépris et exaspération. Pourtant, elle va devoir reconnaître la capacité d’empathie de Martin qui, prenant peu à peu les choses à cœur, jure contre ces fucking Catholics qui leur font obstacle et utilise ses techniques de méchant journaliste pour l’aider. La vieille dame, qui n’a pas assez d’esprit et de culture pour comprendre les plaisanteries du journaliste issu d’Oxford (mais assez de jugeote pour savoir qu’il ne la tient pas en grande estime) va le surprendre. Des heures passées devant la télévision et à ses lectures bien-pensantes, Philomena a emmagasiné pas mal de clichés mais aussi élargi son horizon : apprenant l’homosexualité de son fils, elle demande s’il a eu des enfants et devant le regard gênée de son interlocutrice, qui ne sait pas comment faire face au déni d’une mère, explique qu’elle a eu des collègues homosexuels et que l’un d’eux était « bi-curieux ». Et Martin d’être à nouveau scié quand la vieille dame se montre parfaitement au courant des implications politiques du sida sur la communauté gay.

 

Philomena et Martin à l'aéroport

Exemple de scène cocasse : la narration du roman à l’eau de rose dans le terminal de l’aéroport, en petite voiture.

 

Le réalisateur joue ainsi avec nos a priori (attentes ou préjugés) et, si je n’ai pas beaucoup entendu la salle rire, je me suis payée bon nombre de fous rires silencieux avec Palpatine (« Mon estomac se réveille toujours avant moi »). C’est toujours avec beaucoup de cocasserie que la tentation du cynisme comme de la mièvrerie est évitée, à l’image de la fin du film où Martin demande à Philomena de lui raconter son énième lecture à l’eau de rose pour ne pas avoir à refuser d’emprunter le livre. La quête n’a pour ainsi dire rien donné, si ce n’est une certaine tranquillité d’esprit à la vieille dame et un article que Martin avait finalement décidé de ne pas écrire pour épargner Philomena mais que celle-ci insiste pour faire publier – à la fois pour faire connaître le scandale d’enfants irlandais vendus par des nonnes à des familles américaines et pour remercier Martin. Sans Martin, pas de Philomena. C’est grâce à lui que, transformant le fait divers en histoire, Stephen Frears fait un bon film et pas seulement du bon sentiment.

Am stram gram tangram

Affiche du film

Xavier et ses enfants devant une vue très bric-à-brac de New York

 

Le bric-à-brac des immeubles new-yorkais comme métaphore de la vie de Xavier. Personne ne veut croire que New-York ressemble à ça quand il leur montre le décor via webcam.

 

J’ai ri. Vraiment. Le troisième opus de Cédric Klapisch est aussi bon que les précédents, voire meilleur encore. Peut-être est-ce parce qu’entre temps, je suis devenue une Twitter-addict, habituée à vivre ma vie avec une voix off qui la commente en permanence. Il s’agit moins de rendre public que de mettre en scène : un #epicfail passe mieux quand on le partage comme élément comique. Il faut bien avouer que Xavier aurait de quoi invoquer une #VDM. Et les philosophes qui sortent de nulle part quand il cherche à y voir plus clair ont tout du tweet-citation par un compte avec portrait d’époque en avatar.

 

La brochette au complet

De gauche à droite : le pote lesbien qui veut être enceinte, la papa paumé, l’ex anglaise partie vivre à New York, l’ex-ex qui revient d’actualité après s’être sérieusement décoincée
 

Peut-être aussi est-ce parce que Casse-tête chinois, en plus de tracer le portrait d’une génération, trace celui d’une société où les frontières géographiques ne sont plus les seules à devenir perméables : celles de la famille et de la parentalité sont constamment redéfinies à coups de divorces et recompositions (classique, maintenant) ainsi que (plus récent, j’ai l’impression) d’enfants pour les couples homosexuels et de parents qui n’ont jamais vraiment grandi et continuent à vouloir faire la bringue sans tenir compte de leur rejeton, trimballé en poussette à tout va. Et Xavier de se remettre à courir comme un dératé, exactement comme dans L’Auberge espagnole, pour sauver une amie adultère de la catastrophe. « On a presque quarante ans, merde, quoi, on a presque quarante ans ! » Xavier, papa warrior qui a traversé l’Atlantique pour retrouver ses enfants, embarqués par leur mère (luttant ainsi contre la reproduction du modèle familial qui voudrait qu’il rompe les ponts, comme son père), aspire à une situation stable mais sa vie ressemble à un tangram : alors que toutes les pièces sont là, les assembler pour reproduire l’image à laquelle il songe est un véritable casse-tête chinois.

 

Pièces du tangram rangées en carré

Pièces du tangram dessinant un homme en train de courir

 

 

Ce à quoi l’on tend vs ce à quoi ça ressemble

From house niger to butler

Le Majordome déroule le parcours de Cecil Gaines depuis ses débuts comme « nègre domestique », dans la maison de celui qui a violé sa mère et tué son père, jusqu’à sa retraite du poste de majordome à la Maison blanche, où il a servi sous sept présidents successifs. On a du mal à croire qu’en une vie, même longue, on ait pu être tout à la fois victime de l’esclavage et témoin de l’accession à la présidence américaine d’un homme de couleur.

Le film retrace ainsi l’histoire du civil rights movement depuis la perspective de cet homme qui ne connaît pas le sens de l’histoire, n’en sait pas le fin mot et ne réalisera qu’à la fin de sa vie que son fils Louis, activiste militant contre la ségrégation raciale, au casier judiciaire long comme le bras, n’était pas un criminel mais un héros. Sur le moment, dans l’incertitude des émeutes et des coups de feu, les revendications ouvertes apparaissent comme une folie, folie adolescente de celui qui risque la mort sans comprendre la folle inquiétude de son père, lequel considère déjà comme une chance inespérée d’être sorti des champs de coton et d’avoir été repéré dans un hôtel pour aller jusqu’à la maison blanche. Ce qui est un droit pour son fils n’est encore à ses yeux qu’une faveur du sort.

Toute l’agitation de l’époque est ainsi perçue à travers la vision trouble d’un homme qui préfère fermer les yeux parce qu’il n’ose y croire : le Ku Ku Klan apparaît au détour d’un virage, prenant d’assaut le bus où se trouvent Louis et sa copine ; l’assassinat de J.F. Kennedy est annoncé dans le vestiaire des domestiques, par un Cecil effondré, la communauté noire perdant son soutien politique le plus précieux ; Martin Luther King est mentionné comme un compagnon de cellule de Louis et les Black Panthers s’incarnent dans sa copine, la petite fille aux cheveux bien peignée devenue une panthère afro, que le fils finit par quitter, réprouvant la radicalisation du mouvement. Il fait ainsi le premier pas pour réduire l’écart entre lui et son frère Charlie, parti au Vietnam se battre pour son pays et non contre lui, ainsi que l’écart entre lui et son père, qui, comme essaye de lui expliquer un camarade, œuvre sans le savoir pour la même cause, en se montrant digne de confiance par un travail irréprochable. De son côté, Cecil finit par constater que l’intégrité ne suffit pas : impossible de négocier des salaires égalitaires sans faire bouger les choses et évoluer les mentalités.

Entre la position de domestique et les Black Panthers, on sent la difficulté à placer le curseur, entre non-violence (que retiendra l’histoire grâce aux figures de Gandhi, invoqué par le groupe du fils, Martin Luther King, compagnon de cellule, et Nelson Mandela, pour la libération duquel père et fils manifestent, enfin réunis) et nécessaire réplique envers celle des agresseurs (la scène du bar, où les jeunes militants sont simplement assis du côté normalement réservé aux clients blancs, est d’une rare violence, même si celle-ci a pour arme sauce, chantilly et café brûlant), qui risque à tout moment de dériver vers une violence plus grande encore. Parce qu’il faut bien dire ce qui est : la ségrégation raciale a plus à voir avec l’esclavage qu’avec les préjugés (on retrouve d’ailleurs le clivage Nord/Sud) et le civil rights movement ressemble à s’y méprendre aux « événements » d’Algérie dans sa dénomination euphémique. S’il n’a pas été requalifié en guerre civile, c’est parce que le terme de guerre, à cette époque, s’est trouvé réservé aux conflits qui pouvaient se lire selon la dichotomie des blocs de l’Ouest et de l’Est – exit l’opposition Nord/Sud.

Sous ses airs de grande marche bien réglée, Le Majordome réintroduit la confusion d’une époque qui n’a pas encore l’histoire avec elle. Il a fait ressurgir mes souvenirs de Black Boy, premier choc d’une vie de discriminations, que le roman de Richard Wright fait ressortir dans toute son horreur quotidienne. La faim et les sévices corporels du héros marquent finalement davantage que l’image d’une pendaison arbitraire, dont on détourne rapidement les yeux, attribuant cette barbarie à une époque révolue. Pas plus éloignée de nous que l’espace d’une vie, nous souffle Lee Daniels.

Quai d’Orsay

affiche du film

 

En déjeunant, Palpatine et moi regardions The West Wing. Je ne vous raconte pas le choc des cultures avec Quai d’Orsay : la dynamique de l’aile ouest laisse place aux couloirs étroits des bureaux mansardés ; le président, Nobel d’économie, à un ministre des Affaires étrangères qui stabilotte les rapports comme les Fragments d’Épicure ; la marche mesurée du senior staff, alliant réflexion et volonté, à l’inertie du cabinet dont le directeur pique du nez en réunion, régulièrement réveillée par l’agitation perpétuelle du ministre. Celui-ci passe toujours en coup de vent : les papiers qui volent à son arrivée et affolent les secrétaires, à la recherche de presse-papiers improvisés, deviennent une running joke poussée jusqu’au générique où l’on nous assure qu’aucune porte du quai d’Orsay n’a été maltraitée durant le tournage. Il faut dire que les drôles d’animaux qu’on y croise sont d’une autre espèce : une conseillère aux dents longues (qui trouvera toujours une manière de vous baiser, parce que c’est comme ça qu’on montre son amour en politique), des paresseux aux divers domaines d’incompétence et un ministre-Taz peuplent la jungle qu’Arthur, le petit nouveau promu aux « langages », découvre avec des yeux ronds d’explorateur déboussolé – et nous avec.

Ultra-choupi (les petites rides autour des fossettes, sur un visage juvénile, ça me fait craquer), Raphaël Personnaz forme avec un Thierry Lhermitte en très grande forme un drôle de duo, qui fournit au film deux pôles entre lesquels Bertrand Tavernier fait circuler les tensions (plus ou moins) politiques pour un traitement toujours survolté de l’incompétence d’un ministre pince-sans-rire et de son équipe. Les imitations qu’Arthur est toujours prêt à faire de ses collègues pour sa copine ne font que souligner, par leur mise en abyme, le ton joyeusement parodique de l’ensemble.

 

Premier jour d'Arthur, en imper, face à Alexandre, déjà en train d'asséner des vérités générales le doigt en l'air

Mot d’ordre en rythme ternaire : légitimité, lucidité et efficacité
 

Je ne saurais dire si ce film aux accents toonesques1 est passé comme une lettre à la poste grâce ou en dépit de mon cruel manque d’intérêt pour la politique : c’est à peu près comme ça que je perçois les choses. On ne sent que trop un fond de vérité dans l’incapacité du ministre à prendre des décisions et l’inefficacité de son personnel mais, plutôt que de s’en désoler, on prend avec le réalisateur le parti d’en rire. Et pas qu’un peu : la scène du Stabilo m’a achevée ; j’ai tellement ri que je me suis cognée la tête sur le fauteuil de devant. Au final, une belle représentation de l’esprit français : on y trouve dépeints ses travers (le dîner où le ministre étale son vernis de culture littéraire devant une poétesse à qui il n’en laisse pas placer une est assez énorme) par un maniement de l’ironie des plus adroits. Il n’y a plus qu’à lire la BD. 


1 « un divertissement joyeusement absurde dans lequel la politique ressemble à un cartoon de Tex Avery », dixit Trois couleurs, « quelque part entre Bip Bip et Dominique de Villepin » pour Anouk Brissac, dans Illimité.