La vie d’Adèle est tout à fait fascinante

Ce film n’est pas crédible : les lycéennes y sont davantage maquillées à l’eye-liner qu’au crayon ; les cours de littérature sont menés comme des leçons de vie sans figure de style par un prof à la voix rocailleuse de baroudeur ; une grande adolescente fait des spaghettis bolognaise avec des tomates achetées au marché.

Ce film est affreusement crédible : le mec mignon et gentil à qui plaît Adèle n’a lu qu’un livre dans sa vie et confond madame de Merteuil et la présidente de Tourvel ; le mec mignon et gentil à qui plaît Adèle ressemble étrangement à mon premier crush ; sa bande de copines veulent savoir si elle a couché avec et Adèle n’arrête pas de tirer sur ce qui n’attend que la validation de Kétamine pour être appelé un bun de pétasse ; Adèle fait une fixette sur Emma, qui est en histoire de l’art et a les cheveux bleus ; Emma s’y connaît en philo : y’a Sartre et sa philosophie de l’engagement, qui plaît toujours aux lycéens, toujours partants pour participer à une manifestation (plus tard, ils sauveront le monde tous les dimanches mais en attendant, c’est plus fun de louper les cours) ; une camarade d’Emma, qui trouver Klimt « fleuri » prépare une thèse sur la morbidité chez Egon Schiele. C’est fou ce qu’on est arrogant quand on a dix-sept ans – et pousse. Je ne dis pas forcément que c’est passé à vingt-cinq ans, hein, seulement qu’on est déjà en mesure de se rendre compte que c’était bien pire avant. Marivaux, Laclos, Sartre, Klimt… le réalisateur ne nous en épargne pas un, tous assénés avec le plus grand discernement – celui de l’ignorance pédante et enthousiaste de la découverte.

D’une manière générale, La Vie d’Adèle ne fait pas dans la dentelle. Et vas-y que je te serve des huîtres. L’huître, le sexe féminin, l’homosexualité lesbienne : vous y êtes ou vous voulez qu’on vous resserve ? Abdellatif Kechiche filme comme pensent les ados : en gros. Gros plans. Les visages grossis des centaines de fois par la projection donnent au film un aspect un peu surréaliste, qui seul l’empêche de sombrer dans la romance mièvre. De fait, tout le film repose sur le jeu des actrices (n’allez donc surtout pas voir ce film si vous ne pouvez pas voir peinture Léa Seydoux ni, à plus forte raison, Adèle Exarchopoulos). Gros plans sur le visage d’Emma, gros plan sur le visage d’Adèle, gros plan sur les larmes d’Adèle, gros plan sur la morve d’Adèle, gros plan sur la bouche d’Adèle (qu’elle soit en train de sourire ou de manger), gros plans, gros plans, gros plans, jusqu’à l’écoeurement – surtout quand la salle comble ne vous a pas laissé d’autre choix que le deuxième rang. On se demande comment Adèle peut encore avoir du désir pour Emma quand on est en tant que spectateur à ce point gavé de morceaux de chair, de joue, de bave, de cuisses, de fesses, de seins. Le désir est un regret, le constat d’une absence : il faudrait, pour lui laisser une place, mettre un peu de distance entre la caméra et les corps car on ne voit plus rien dans ce monceau de morceaux, et les scènes de sexe, quoique peu nombreuses, en paraissent un brin interminables.

On voudrait nous faire croire à la passion mais la fringale des sens n’est pas franchement suivie par celle de l’esprit, entre Emma, trop sûre de ses connaissances pour vouloir apprendre quoi que ce soit, et Adèle qui ne se consacre plus qu’à Emma, laquelle lui donne des cours de philosophie à la Pangloss. À force de tout voir en gros plans, ils agissent comme des oeillères et il devient difficile d’élargir son horizon. L’obsession tranquille d’Adèle pour Emma ne laisse que peu de place à leurs univers respectifs. On a d’un côté celui d’Adèle, où les cheveux bleus, comme l’homosexualité, passeraient mieux avec une boîte de Quality Street et où l’on s’inquiète d’avoir une situation stable – pour faire des spaghettis bolognaise –, et de l’autre celui d’Emma, où la passion pour la créativité engendre le mépris de ceux qui manquent d’ambition (artistique) et où la liberté des mœurs est une dénonciation du puritanisme – gaussons-nous et avalons donc quelques huîtres pour fêter ça. On dirait un exposé sur la réception de l’homosexualité selon le milieu social et familial. Au final, le tableau est un peu terne : les deux univers qu’il peint ne sont assez opposés – ni pour aller à la confrontation ni pour susciter une préférence. La relative sagesse d’Adèle, qui choisit de construire son bonheur avec ce qu’elle a (Emma et les enfants dont elle devient l’institutrice), est rapidement mise à mal par son manque d’estime de soi, qui l’empêche de passer à autre chose le moment venu. On a beau savoir que l’on peut être aussi pathétique (et merde, encore une boîte de mouchoirs de flinguée), on n’a pas franchement envie qu’on nous le rappelle on commence à trouver le temps long : la maturité tarde à venir dans la vie de cette fille dont le film couvre pourtant sept ou huit années. Alors on vous dira mieux que moi la soif, l’avidité de savoir, de sexe et de vie de la bouche perpétuellement ouverte d’Adèle. Il n’empêche, l’air empoté d’Adèle finit par ne plus me faire penser qu’à une chose : 

Adèle, mouche-toi et ferme la bouche, tu vas gober les mouches.
 

 Adèle, bouche ouverte

Pendant ce temps, Palpatine joue à l’apprenti sociologue.

Ma vie avec Liberace

Affiche-Ma-Vie-avec-Liberace-Steven-Soderbergh

Scott : l’attention de l’amant ou de l’aide-soignant.
Liberace : le narcissisme de la star ou de l’indifférent. 
 

La bande-annonce m’avait un peu échaudée (et la souris, comme le chat, craint l’eau froide). Je ne savais pas si je pourrais résister à tant de paillettes, de bagouses et de costumes kitsch. Mais c’est précisément là que réside l’intelligence du film : avoir créé un décor qui empêche de croire que Scott, le type un peu rustique qui vit dans un ranch avec ses parents adoptifs et les chiens qu’il dresse pour les plateaux de tournage, ne devient le gigolo de Liberace que pour mener le même train de vie. Personne ne rêve de devenir un pianiste à candélabre que l’on admire davantage pour ses tenues extravagantes et son bagou d’animateur que pour son talent – si peu pianiste qu’il a cessé de jouer hors show. Et il faut une sacrée dose d’humilité pour se laisser relooker en grande folle quand on est gay à la Brokeback Moutain (humilité aussi de Matt Damon, terrible avec sa moumoute blonde). Admiratif devant la performance de Liberace, Scott ne cherche pas pour autant à l’approcher ; la rencontre n’a lieu que parce que l’ami qui l’accompagne l’entraîne en coulisses. Difficile de prendre ce jeune homme modeste et effacé pour un opportuniste. Difficile de le croire ébloui par un miroir aux alouettes. Sa fascination pour Liberace est d’un autre ordre, concentrée sur le personnage puis sur l’homme qu’il abrite – comme s’il en pressentait la fragilité.

Lorsque Scott, devenu l’homme à tout faire (tout mais surtout l’amour) de Liberace, le croise à la sortie de la douche, bedonnant, sans perruque, le spectateur est lui aussi interdit : comment un beau jeune homme peut-il réussir à désirer cet autre, vieil et sans glamour ? C’est à ce moment-là que je commence à soupçonner son amour de se nourrir de pitié – sentiments opposés mais qui sont tous deux en continuum avec l’empathie, sur le spectre duquel ils occupent chacun une extrémité. Une bien dangereuse pitié. Non pas comme dans le roman de Zweig, où la confusion des sentiments mène à leur perte une jeune fille handicapée, qui se croit à tort courtisée, et un homme dont la politesse et l’empathie compromettent la réputation : il n’y a pas de méprise entre Scott et Liberace sur la nature de leur relation, seulement une emprise grandissante de celui-ci sur celui-là. Liberace se veut tout pour Scott : ami, amant, frère et père. Il l’adopte, au propre comme au figuré, en échange de quoi Scott accepte d’être isolé de sa famille adoptive et de ne plus sortir (de sa prison dorée) pour ne se consacrer qu’à Liberace.

La nature exacte du sentiment qui les a unis n’a plus d’importance après plusieurs années à faire de l’autre le dépositaire de sa propre vie. Mais lorsque chacun présente à l’autre un miroir dans lequel se retrouver, il suffit que l’un se détourne pour que l’autre soit perdu. Liberace l’a comme anticipé ; il sait que Scott tendra un jour son miroir vers quelqu’un d’autre et, afin ne pas perdre son image, recourt à la chirurgie esthétique pour faire de Scott lui-même son reflet. Ce faisant, il lui offre moins cette opération qu’il ne lui prend son visage. Fatigué de donner, donner toujours, Liberace ne s’aperçoit pas qu’il prend avant d’avoir pu recevoir quoi que ce soit de tous ses prétendants ces prétendus ingrats. Lorsque Scott s’en aperçoit enfin, il est trop tard : Liberace s’est tourné vers un autre amant, plus jeune, et sans lui, Scott ne se reconnaît plus dans le miroir. Le regard qui l’a vu jeune, moins jeune, vieillir un peu, grossir aussi, comme un coq en pâte (le pop-corn comme petit plat de la vie à deux) puis se gonfler sous la muscu et les amphétamines, se déformer lors de l’opération esthétique et enfin se dégrader peu à peu sous l’effet de la drogue, ce regard s’est détourné. Privé de (quelqu’un qui connaisse) son histoire, en manque, Scott est condamné à répéter les mêmes gestes de toxicomane, jusqu’à ce qu’il guérisse de son addiction – à la drogue, à Liberace.

Celui-ci, des années plus tard, atteint du sida, reconnaîtra que, malgré son narcissisme, ils se sont aimés. Je t’aime pour ce que tu fais de moi et pour ce que je suis quand je suis avec toi : la déclaration d’amour quelque peu hallucinante d’égocentrisme, faite par Liberace à Scott dans le jacuzzi au début de leur relation, est reprise au générique, poignante de vérité. Oui, on aime aussi quelqu’un pour ce qu’il fait de nous, pour ce qu’il nous rend vivant. Et tout ce kitsch, qui masquait cet aussi, signifiait simplement : je ne veux pas mourir.

À lire aussi : la chronique de Mélanie Klein
qui s’approprie le pronom possessif du titre. 

Elysium

Vue aérienne d'Elysium

Elysium, lieu de l’harmonie universelle, dont Bach semble consubstantiel

 
Un film de science-fiction, vraiment ? Accentuer les disparités de richesse en envoyant les beaux quartiers en orbite et rendre spatiaux les vaisseaux qui apportent leur cargaison d’immigrés clandestins suffit à peine à mettre à distance notre société actuelle. En 2154, la science a certes fait des progrès mais celui-ci n’a rien perdu de son ambivalence : pendant que, sur Elysium, il suffit de s’allonger dans un caisson de décompression pour être instantanément guéri d’une fracture ou d’une leucémie, sur Terre, les conditions de travail (à la chaîne) pour créer les robots ont régressé vers la fin du XIXe, début du XXe siècle européen, avec les dangers du XXIe. Le tiers-monde s’est étendu au monde entier, à l’image du Mexique ayant grignoté du terrain jusqu’à installer ses favelas à New-York. La planète bleue n’est plus que terre, sable et crasse – non pas à la manière, très esthétique, d’Oblivion et de ses étendues désertiques ; à celle des décharges à ciel ouvert que l’on peut voir dans tous ces reportages qui donnent immédiatement envie de zapper.

Ce qui fait d’Elysium de la science-fiction n’est donc pas la science. La science n’a pas fait de miracles ; elle n’a aucune influence sur les esprits qui l’emploient à préserver leur corps. Non, ce qui fait d’Elysium de la science-fiction, c’est de croire qu’un homme providentiel peut changer le cours de l’histoire. Un homme qu’une petite sœur des pauvres a remarqué enfant comme un être exceptionnel alors qu’il n’a rien que de très banal : l’intelligence pour monter des coups foireux (mais pas au point de ne pas se faire attraper, puisqu’il sort de taule), des baskets Addidas (fabuleux zoom de placement de produit), un nom simple, Max serait resté un gus paumé parmi d’autres, bien en deçà de son amie d’enfance devenue infirmière, s’il n’avait reçu une dose mortelle de radiations dans un accident de travail. Avec cinq jours à vivre, il ne lui reste plus rien à perdre que l’espoir insensé de s’en sortir en allant sur Elysium. Mais cet espoir, il ne peut pas le perdre car la science-fiction a ceci de commun avec la littérature jeunesse que la désespérance y est interdite. C’est une condition sine qua non : il est possible d’imaginer les pires situations, de monter des hypothèses si catastrophiques que l’on ne s’autoriserait pas à les formuler en d’autres circonstances, du moment qu’il reste de l’espoir, même infime, même fou. Sans cet espoir, aucun spectateur ne se risquerait à affronter l’angoisse, inévitable.

Max n’a donc plus rien à perdre. Son frère l’a très bien compris et pose une condition à lui offrir le ticket (au prix astronomique) pour Elysium : qu’il l’aide sur un coup qui pourrait rapporter gros et qui implique de pirater le cerveau d’un citoyen élyséen. Ah, et de se faire implanter tout un tas de ferraille dans le corps pour disposer de la force nécessaire à la mission – opération (sans anesthésie) à côté de laquelle la crucifixion du Christ est une partie de plaisir. C’est le début de la métamorphose en homme providentiel : la souffrance. Max n’a pourtant rien encore d’un rédempteur ; il assume même si bien son rôle de mercenaire que l’on bascule dans le film de guerre (ellipse de la guerre civile qui aurait fini par éclater en son absence ?). Coups de feu, course-poursuite, chasse à l’homme, coups et blessures le font heureusement atterrir auprès de Frey, son amie d’enfance infirmière, MILF d’une gamine condamnée à court terme si elle n’est pas soignée sur Elysium. Entre désir et altruisme, voilà l’amour du prochain rappelé à notre héros. Pour que le miracle ait lieu, il ne manque plus qu’une étincelle : la frère découvre que les données piratées permettent de reseter tout le système informatique d’Elysium ; et un retournement : les utiliser entraînera la mort du cerveau qui les a illégalement téléchargées. Car il ne doit subsister aucun doute sur la valeur morale du héros : pas de rédemption sans sacrifice, pas de soins pour tous sans la mort d’un homme, auquel on n’accorde que la concrétisation d’un universel (l’amour, la liberté, l’égalité) dans un particulier (la fille de Frey va pouvoir guérir) et non la vie sauve, potentiellement entachée d’égoïsme.

Récupéré par l’idéologie démocratique, ce messianisme religieux se traduit par la régularisation de tous les habitants de la Terre, reconnus citoyens d’Elysium. Ils ne sont pas rapatriés sur Elysium mais des navettes entières de caissons guérisseurs sont dépêchées sur Terre. Pas le paradis sur terre, donc (conçu pour un petit nombre de privilégiés, Elysium serait perdu si toute la population débarquait), mais comme dans la religion, la promesse d’une autre vie… celle que les privilégiés mènent et que cette mission humanitaire à l’échelle planétaire leur permet de conserver. En donnant à tous une chance d’aller mieux (une égalité de droits dans l’accès aux soins), ils ne créent pas l’égalité (de fait) mais régulent l’inégalité pour qu’au moins il ne se trouve plus personne qui n’ait plus rien à perdre. Les habitants de la Terre ne demandaient finalement pas grand-chose : l’espoir. Et les réalisateurs de science-fiction, magnifiques auteurs de paraboles, ne lésinent généralement pas sur ce point.

Mit Palpatine.

The Bling Ring

Sofia Coppola partage avec Martin Parr une fascination pour la société des (riches) apparences dans ce qu’elle a de plus clinquant et… un positionnement artistique ambivalent, qui flirte avec l’imposture comme avec le génie : le redoublement des images assurant à lui seul toute portée critique, celle-ci risque toujours de laisser place à la complaisance.

Sans y toucher, The Bling Ring accumule les images, toutes sortes d’images : depuis celles qui se trouvent dans le film (les photos pour lesquelles les ados prennent la pose en soirée ou celles qu’ils trouvent dans la maison de Paris Hilton, laquelle raffole de sa propre image au point d’encadrer les magazines dont elle a fait la couverture et d’avoir des coussins à son effigie) jusqu’à celles qui animent le film dans une esthétique de clip, flash et ralentis à l’appui (chaussures, sacs et bijoux en sont les stars, bien plus encore que celles auxquelles ils appartiennent), en passant par les images qui appartiennent à l’histoire mais sont arrachées à leur contexte pour devenir matière filmique. C’est ainsi que le mur Facebook des protagonistes se déroule sur l’écran de projection et non plus sur celui de l’ordinateur, que les photos de star défilent sous forme d’un diaporama accéléré, comme les pages d’un magazine que l’on feuillette. Il en va de même pour l’image filmée : Sofia Coppola troque ça et là la caméra pour la webcam, devant laquelle les ados paradent, et la caméra de surveillance, verte au possible, qui tente tant bien que mal de réinvestir un peu d’objectivité sinon morale du moins juridique dans les déambulations nocturnes des ados.

Peut-être est-ce en acceptant des images brutes que Sofia Coppola parvient à montrer ce qui dérange le plus. Ce n’est finalement pas le vol qui est le plus choquant (après tout, il existe tout une tradition du vol héroïque, depuis celui, très moral, de Robin des bois à celui de l’escroc de haut vol que l’on admire pour son adresse, qu’il se nomme Arsène Lupin ou Ethan Hunt (Mission impossible)), c’est l’insouciance avec laquelle ils s’y prêtent : aucune autre préparation que le repérage de l’adresse et la vérification de l’absence de la star. Pas de lampe torche ni de matériel pour crocheter les portes, on cambriole en talons et à visage découvert, tranquillement, sans se presser, en cherchant la baie vitrée qui n’a pas été fermée. Ne serait-ce l’angoisse du garçon de la bande (qui, avec ses talons aiguilles rouges et son béguin pour l’initiatrice des cambriolages, est le plus normal de la bande), on la croirait en train de faire les boutiques – Sofia Coppola nous en offre une rapide séquence témoin. Difficile de trouver acte répréhensible moins transgressif qu’une virée annoncée par un « Let’s go shopping ! » enjoué.

Aucune animosité des gamins envers les stars qu’ils dévalisent : non seulement ils n’ont pas de revanche à prendre (vous et moi pourrions faire rentrer tout notre appartement dans leur salon – voire leur cuisine) mais ils sont mus par l’admiration. Piquer dans une garde-robe revient pour eux à approuver un goût sûr, un style marqué – et griffé : Dior, Chanel, Miu Miu et même Hervé Léger (épiphanie de l’élégance entre une veste en fausse fourrure et une robe léopard). Les garde-robe des stars sont telles qu’il est impossible que tous les vêtements soient à nouveau portés ; il semblerait presque sain de les délester d’une ou deux pièces si passer une robe ne faisait pas aussi passer les ados de l’autre côté du miroir, devenant l’image qu’ils admiraient. Seuls, ils n’ont plus qu’à recommencer ailleurs, encore et encore, tenter d’absorber la célébrité pour, au final, ne collectionner que des images. Si la bande se met à revendre des objets, c’est finalement plus par dépit que par amour du gain. Cet argent, dont ils n’ont pas besoin, est ce qui achève de les faire ressembler à leurs idoles, parti en fumées illicites et rasades d’alcool – le sexe est le grand absent de cette vie soi-disant rock’n’roll. Il y a bien une scène, où l’on ne voit rien, sinon un flingue pour compléter le tableau – rien qui risque de rendre la chair sulfureuse à ces images ambulantes.

Dans cette fable des temps modernes, la justice remplace la morale. Police, tribunal et prison se succèdent sans qu’aucune prise de conscience n’ait lieu, sûrement parce que ces voleurs d’image n’ont jamais cessé d’avoir conscience de la leur : c’est encore sous les caméras qu’ils se repentent (en accusant la société des images – quand on maîtrise le maniement du miroir, on peut lui faire réfléchir ce que l’on veut) ou clament leur candeur (le plus dur, en prison, c’était évidemment les uniformes oranges, affreux). Dans ce repentir exhibitionniste, le personnage d’Emma Watson est particulièrement savoureux, qui piétine joyeusement le souvenir d’Hermione en remarques de crécelle sans cervelle… Et l’on se dit que Paris Hilton a dû bien s’amuser, à jouer son propre rôle : se déguiser pour mieux se ressembler – et s’en dédouaner aux yeux du public, charmé par l’auto-dérision. La mise à distance présuppose l’intelligence et le spectateur, soupçonnant la complaisance et doutant que la mise en perspective ait encore un sens au milieu du vide, se voit néanmoins obligé d’accorder le bénéfice du doute. Sofia Coppola, quand tu nous tiens…

Mit Palpatine

Truculence visuelle, arrière-goût amer

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L’Écume des jours est le plus célèbre et le moins Vian des romans de Boris Vian. C’est-à-dire des romans que j’aurais sûrement lus si je n’avais été arrêtée par leur amertume : une noirceur riante, qui devient franchement dérangeante lorsque la cruauté prend le pas sur la loufoquerie. Contrairement à, mettons, Un automne à Pékin, L’Écume des jours commence par baigner l’auteur dans l’atmosphère d’une histoire d’amour – décalée, mais d’amour quand même. L’amertume ne vient que dans un second temps, comme fin naturelle d’une histoire qui a versé dans le drame ; on n’en sent pas alors la gratuité, quelque peu effroyable. Michel Gondry semblait donc le réalisateur rêvé pour ce roman réputé inadaptable (un roman adaptable n’est pas un roman mais un scénario, enfin passons…) : rêveur réaliste (The Eternal Sunshine of the Spotless Mind), bricoleur ingénieux (Be kind Rewind ; La Science des rêves) et maître des dérapages (The We and the I) il ferait poindre le grinçant sous le loufoque.

Effectivement, le carton pâte combine trouvaille merveilleuse et aspect déglingué, amenant la transition du cocon amical à la ville décharge : à la douceur des plats en feutrine, concoctés par Nicolas, succède la brutalité du véhicule de police en carton, qui écrase tout sur son passage de ses grosses pattes d’éléphant en métal. Ce monde où la sonnerie est une bestiole à sonnette que l’on doit écraser au marteau pour qu’elle cesse, où les petits fours sont servis dans des fours miniatures, où les carambolages de patineurs sont déblayés à la pelleteuse, où les ordonnances sont exécutées à la chaise électrique1, où les gouttières de l’hôpital crachent du sang, c’est le monde de Gondry, c’est le monde de Vian. Ce n’est pas celui des acteurs.

Dans le roman, Colin et Chloé ressemblent à des pantins : pas des Guignols, non, des marionnettes secouées par la vie, capable d’être blessées et d’émouvoir, comme à Düsseldorf. Romain Duris et Audrey Tautou, accrochés aux mimiques qui leur ont valu un fabuleux destin, veulent – et c’est l’erreur – incarner ces marionnettes. Ils leur donnent une consistance qui les empêche d’être brinquebalés : on ne peut plus s’y attacher comme on s’attache à un objet, un nounours, une poupée. Romain Duris a l’air d’avoir été invité lorsqu’il s’assoie à sa propre table, et regarde les mets préparés par son cuisinier comme s’il paniquait de ne savoir quelle fourchette utiliser dans un restaurant étoilé. Débordé par les objets qui s’anime, l’acteur ose à peine bouger, réifié.

Le seul qui, feutrine ou pas, n’ait pas peur de mettre les pieds dans le plat, c’est Gad Elmaleh, qui joue Chick comme joue un gamin : avec sérieux, sans jamais se prendre au sérieux. Son addiction à Jean-Sol Partre, qu’il finit par s’administrer dans les yeux, sous forme de gouttes – de l’extrait d’existentialisme – est particulièrement bien rendue : les discours inaudibles que Chick s’entête à essayer de comprendre transforment l’herméneutique philosophique en simple déchiffrage ; on n’est plus la recherche du sens mais du son. Cela aurait certainement plus au Boris Vian jazzman. Car c’est là seulement que le film est bon, dans ce qui propre au cinéma : le travail de la matière, visuelle ou sonore.

Réaliser les inventions langagières de Vian est une chose ; réaliser un film qui les traduise en est une autre. Ce ne sont pas des objets ou de idées que le romancier triture mais, plus qu’aucun autre, des mots , dont il mêle sens abstrait et concret avec désinvolture pour donner matière au roman. Et ce qui donne matière au film, ce n’est pas de représenter un rayon de soleil par une baguette de métal, de déguiser un homme en souris ou de construire un pianocktail mais bien de triturer l’image, de distordre les corps (le biglemoi, filmé avec un peu trop d’auto-complaisance à mon goût, même si on a bien l’impression d’une fête où les gens planent), de rétrécir le champ (la chambre de Chloé), de jouer avec les échelles (les canalisations du chantier des Halles qui deviennent des voies de train), de dé-saturer les couleurs jusqu’au noir et blanc jauni (à la limite entre l’hommage et la parodie du film muet), bref, de jouer avec la matière et les codes du cinéma.

La véritable amertume de cette Écume des jours se fait sentir lorsqu’on pense au travail délirant qui a dû être fourni pour la réalisation des décors et accessoires et qui au final n’a servi à rien. Dites, Gondry, vous ne voudriez pas recommencer avec des acteurs bien castés ? Anglophones, si possible, ça sonne souvent moins faux.

Mit Palpatine

1 Chaise électrique et non guillotine, comme dans le roman – il faut croire que Gondry a absorbé l’imaginaire américain de la peine de mort : couloir de la mort plutôt que Révolution française.