Who are you, Stoker ?

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Stoker. Une giclée de sang sur le cou de l’homme : Bram Stoker. Aucun vampire mais la même étrangeté, la même précision de l’anodin qui finit par vous glacer le sang. Un mari mort et son frère disparu, l’oncle Charles, qui s’installe dans sa famille. Une veuve éclatante, séduite et sans remord. Une fille Adams, sauvage mais première de la classe. Des disparitions et de lourdes sculptures déplacées sur la terre meuble. Tout est trop évident pour qu’on y croit et pourtant trop évident pour ne pas arriver.

La réalisation nous maintient dans la fascination : on ne peut pas détacher son regard de l’image parfaite, parfaitement glamour, parfaitement glacée, parfaitement glaçante, que renvoient la mère et l’oncle. Pas des clichés, malgré les vêtements impeccables, les grands verres à vin, l’immense propriété, la tenue de tennis : des images. Que l’on ne peut pas lire, qu’on ne peut que regarder indéfiniment, sans jamais être sûr de ce qu’elles signifient. Comme la lampe de la cave qu’India, la fille, met en branle, suppléant à un interrogatoire qui n’aura jamais lieu, la caméra balance d’un gros plan à l’autre, s’enivre de détails, de sons que seule India perçoit avec une telle acuité. Aussi classique que soit la narration, on a en réalité peu de repères, ne serait-ce que sur l’époque : les vêtements aux cols victoriens, la Jaguar et les lunettes de soleil de celui qui y est adossé (cette attitude, exactement l’ex de ma mère – je comprends maintenant pourquoi il filait un peu la frousse à mes grand-parents)… jusqu’à l’emballage des glaces, il règne une atmosphère rétro qui n’est pas entièrement résorbée dans le mode de vie très bourgeois de la famille – surtout lorsque la grand-mère est équipée d’un téléphone portable. Des images encore et toujours, des images évidentes, qui se dérobent à mesure qu’on les observe.

Who are you ? Question compliment à laquelle la mère n’attend pas de réponse, fascinée par tant de perfection, insoupçonnée, cachée des années durant par son mari. Question que l’on se pose aussi, moins à propos de l’oncle que de la fille. La fascination qu’il exerce sur elle est moins affaire de séduction que de prédation. La regarder lui suffit à l’immobiliser, elle, la chasseuse qui a rempli la maison d’animaux rares, étouffés de paille ; l’avoir regardée lui suffit à la faire jouir, elle qui n’aime pas être touchée. Car tout au contraire des images léchées de magazine, où la sensualité a disparu, chassée par l’impératif de la séduction, elle envahit tout, jusqu’à devenir étouffante. On scrute les visages jusqu’à l’écoeurement – écoeurement qui ne vient pas tant les deux actrices ont ce grain de peau cinématographique, qui suinte la sensualité, animale, bestiale, ce grain de peau sur lequel la caméra passe et repasse, comme la caresse agacée d’un amant, qui ne peut jamais se repaître de la peau, de l’odeur de sa partenaire. Une qualité australienne apparemment, qui avait déjà fait crever l’écran à Mia Wasikowska (des origines polonaises, de surcroît) dans Jane Eyre, et qui assure son empire à Nicole Kidman, dotée d’un instinct quasi-infaillible pour choisir ses films. Cependant, à la différence de celle-ci, solaire, celle-là semble plus réservée, ce qui achève de rendre ambiguë son personnage.

 

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India ne s’emporte pas. C’est le calme avec lequel elle agit qui est glaçant : le calme qui accompagne d’ordinaire des gestes calculés mais qui sont ici totalement instinctifs. Il n’y a pas de plan, pas de vengeance, pas d’Oedipe mal digéré. L’oncle lui passe l’escarpin au pied mais ce n’est pas à sa mère qu’elle s’en prend : le désir est plus fort que la fascination, rompue de façon sanglante, au fusil de chasse. On fait parfois quelque chose de mal, pour éviter de faire pire : c’est le père qui emmenait sa fille à la chasse pour dévier cette pulsion qu’il pressentait, qu’il redoutait, qu’il retrouvait – celle de son frère, enfermé pour avoir tué, enfant, leur cadet. Plus encore que Charles, qui adore celle qu’il a initiée, faisant tomber les garde-fous imaginés par le père pour contenir cette pulsion, India est libre : libre de jouir et de tuer, libre de tuer et d’en jouir. Cette liberté folle, sadienne, le réalisateur a pris soin de la mettre à l’abri du jugement moral en nous la montrant telle quelle au début du film, lorsqu’on ne savait pas encore que la jupe retroussée par le vent caressait la jambe d’une meurtrière et que les magnifiques fleurs rouges, fleurs du mal, n’étaient pas sauvages mais arrosées de sang. Il faut que le film s’arrête pour que la fascination laisse place à l’horreur. Et au désir. Horrifié : oui, j’ai pris du plaisir à voir cette fille en prendre elle-même dans le meurtre. Va falloir faire avec.

Les Amants passagers

stewart en plein délire chorégraphique

Almodóvar, c’est toujours pareil : on croit connaître la chanson – la lettre à Elise reximée du générique coloré – et le résultat est toujours décalé. Après les comédies déjantées, les derniers films d’Almodóvar s’étaient resserrés, concentrés autour d’une intrigue qui conservait dans son orbite les exubérances du réalisateur. Les Amants passagers abandonne cette intrigue centrale mais conserve le resserrement par un habile usage du huis-clos : l’avion dans lequel on vient d’embarquer ne pourra pas atterrir à cause d’un train d’atterrissage bloqué et le personnel de bord, craignant la panique, a drogué les passagers de seconde classe, réduisant le nombre de personnage à un petit noyau dont les électrons partent en live. Le téléphone de bord et ses liaisons épisodiques assurent le renouvellement de l’air scénaristique tandis que la tension du huis-clos rend cette comédie aussi explosive que Kika ou Femmes au bord de la crise de nerfs

Des stewarts tellement folles que ce sont elles les véritables hôtesses de l’air proposent alcool et mescaline à, pêle-mêle, un businessman à Macbook Air, une célèbre domina, une vierge que frustre son don de voyance, un couple de jeunes mariés dont la fille porte la robe Sandro que j’ai non pas en vert mais en orange, un commandant de bord qui en vire à loisir côté sexe… qui s’avèrent être, pêle-mêle… débridée, escroc, tueur à gage, bourreau des cœurs, homo, hétéro, mégalo et même acteurs de comédie musicale. L’avion plane à 2000, on a perdu pied : le principe de réalité ne fonctionne plus que pour agiter ce petit monde et le plaisir du spectateur tient tout entier aux situations plus abracadabrantesques les unes que les autres, qui relient les personnages de manière totalement farfelues.

Au final, l’explosion tant attendue s’est déjà produite au moment où on la redoute le plus : explosion de rire en même temps qu’explosent les angoisses, les délires et les désirs des personnages. Répliques décalées, sexe burlesque, caricatures ambulantes : cela ne résout rien mais ça détend bien et l’on s’aperçoit à peine que c’est passé. La cellule de crise d’Almodóvar fonctionne pour le spectateur autant que pour les personnages : je ne saurais que trop vous recommander de vous installer dans les sièges rouges du MK2, d’attachez vos ceintures et de méprisez les consignes de sécurité pour vous aussi décoller.

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Quartet

Dans le jardin, retrouvailles ou entente cordiale


Dans le premier film de Dustin Hoffman en tant que réalisateur, on apprend que la couverture moldue de McGonagall n’est rien moins que chanteuse d’opéra. Enfin ex-chanteuse d’opéra qu’on n’entend pas chanter, il faut être prudent. En revanche, les acteurs qui peuplent la maison de retraite pour anciens musiciens qu’elle rejoint sont d’authentiques musiciens, crédités au génériques avec l’orchestre dans lequel ils ont fait carrière. Un joyeux bazar extra et intra-diégétique, à l’image de la vie mouvementée dans la maison.


Quartet : acclamations

 

Mêlés à l’ego démesuré des anciens chanteurs d’opéra, Alzheimer et incontinence deviennent des éléments de comique, grotesques rappels de la vieillisse qui se conduit en enfant. Le trait est forcé mais la note est tenue : on chante et on prend des airs. Quartet fait sourire plus que rire, la faute à l’entrée tardive de l’émotion en la personne de Maggie Smith, aux réparties bien senties, moins anodines mais plus drôles à mon sens que les blagues mignonnes mais un peu faciles des autres retraités – réalité raillée vs réalité niée. Elle accuse son âge et refuse de se prendre au jeu, trop sérieux pour être pris à la légère, jusqu’à ce que ses anciens amis/mari/ennemie lui fassent comprendre que c’est elle qui se prend trop au sérieux et qu’il faut accepter de lâcher prise : de vieillir tout en continuant à vivre, en somme. Et en musique.  
 

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Et là, ce n’est pas Dumbledore, peut-être ?

Philinte à pinces

Dans les histoires d’Agatha Christie, le coupable est souvent le premier à avoir été soupçonné mais pour des raisons si grossières, si peu admissibles qu’il faut toute la perspicacité d’un Hercule Poirot pour réexaminer le préjugé. Dans Alceste à bicyclette, c’est la même chose : Luchini est forcément le misanthrope, on le sait d’entrée de jeu. Et pourtant, Philippe Le Guay nous balade bien sur l’île de Ré. Il ne nous mène jamais en bateau – seulement à vélo. On pédale dans la semoule pour découvrir qui est le plus coupable envers l’autre.

Gauthier, vedette d’une petite série télé, représente pour Serge, comédien retiré (sur l’Île de Ré – on fait plus désert), le métier, dans lequel les amis vous poursuivent en justice. Au plaisir d’être sollicité pour jouer une pièce de Molière se mêle donc celui de faire tourner Gauthier en rond, lui réclamant un puis deux jours puis une semaine de répétition avant de se décider. Surtout qu’il a le culot de venir le déranger pour jouer… un second rôle, celui de l’ami. Philinte, vraiment ?

Serge et Gauthier se mettent à répéter le rôle-titre en alternance et l’on voit tout : l’admiration de l’acteur populaire pour le comédien noble, et son envie, qu’il trahit en se réservant le rôle qu’aucun metteur en scène ne viendra jamais lui confier ; le mépris du comédien pour la médiocrité télévisée, et la convoitise pour la popularité qu’elle confère ; la gêne vaguement honteuse de l’acteur vis-à-vis du comédien lorsque ses fans le reconnaissent, et la fierté blessée lorsque le comédien fait peu de cas de son jeu, plein de bons sentiments mais sincère. Serge et Gauthier oscillent entre Alceste et Philinte, entre revanches, justes ou mesquines, sur la vie ou sur l’autre, et amour, de l’art ou d’une femme.

L’ambivalence est telle qu’ils sont à l’occasion renvoyés dos à dos, lorsqu’une jeune actrice, de porno, assiste à l’une de leur répétition (pour faire plaisir à sa mère) et, par son jeu instinctivement juste, les laisse sans voix. Des heures à pinailler sur la diction, c’est-à-dire sur l’interprétation, c’est-à-dire sur qui doit avoir le rôle, et voilà une minute de grâce où l’actrice du (beau) sexe se moque des guerres intestines. Mais la joute verbale de Fabrice Luchini et Lambert Wilson est trop savoureuse pour qu’une femme y mette fin. Pour y mettre le feu, en revanche… une belle Célimène italienne sème le doute. Si Serge est, à son corps défendant, plein d’amour, ne serait-il pas Philinte, à la vérité ? La trahison finale de Gauthier vient trancher. « Je n’aime pas les acteurs », disait l’Italienne sans savoir encore pourquoi et sans que l’on y prête attention, son faible pour le comédien n’ayant pas tardé à suivre. L’acteur s’aime trop pour être aimable et n’aime pas assez les autres pour être misanthrope. Car le fin mot de l’histoire est là : le misanthrope ne déteste pas le genre humain, il se déteste lui d’en espérer quoi que ce soit et de se laisser décevoir par ce fol espoir.

Philinte fait belle et bonne figure face aux compromis du monde : Gauthier ne peut lui vouer qu’une indicible et non une effroyable haine. Ce sont les derniers mots de Serge, qui n’a cessé de reprocher à Gauthier son lapsus : l’idéalisme d’Alceste est intransigeant.

Le monde d’Emma Watson

Avec un ado engoncé dans sa vie et dans son corps, qui aimerait être aussi invisible que le correspondant imaginaire auquel il adresse son journal,

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une héroïne en blouson de baseball,

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un groupe de gentils freaks comprenant entre autres une gothique bouddhiste et un gay canon (Ezra Miller, je note – même son prénom est canon) dont le boyfriend ne s’assume pas,

MONDE DE CHARLIE

 

et un instant Titanic-like à l’arrière d’un pick-up au passage d’un tunnel

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… on aurait pu avoir un teen movie mièvre.

 

À l’inverse, avec un anti-héros qui sort de l’hôpital psychiatrique et des squelettes particulièrement osseux dans les placards du trio central, on aurait pu virer dans le glauque ou, à tout le moins, dans le mélo.

 

Sam et Charlie assis à l'écart pendant une fête


Le Monde de Charlie n’est ni l’un ni l’autre parce qu’il est l’un et l’autre : gravité du passé et légèreté des fêtes présentes font une toile de fond à la vie, irréfléchie, quotidienne, qui pour être irréfléchie et quotidienne n’en forme pas moins peu à peu une histoire, à partir de laquelle se construisent ces adultes en devenir. Il n’est pas tant question de choix que d’estime de soi, de ce qu’on a été et de ce qu’on pourrait (quand même) être.

Comprendre qu’on a l’amour que l’on pense mériter (et nos deux paumés ne pensent pas valoir grand-chose), c’est aussi comprendre qu’on ne peut pas aider les autres envers et contre eux-mêmes. On peut essayer de les amener à s’estimer en les soutenant, en les encourageant, comme Charlie qui fait travailler Sam pour qu’elle obtienne une bonne fac, mais le dernier pas, décisif, qui est d’une certaine façon le premier, ne peut être franchi que par la personne elle-même. Et cette personne, c’est peut-être aussi soi. L’avantage de faire tapisserie est qu’à force de les observant, on apprend vraiment à connaître les autres, parfois mieux qu’eux-mêmes ; l’inconvénient est que l’on risque de demeurer le spectateur de sa propre vie : ce sera alors au tour de Sam de faire comprendre à Charlie qu’il ne peut pas toujours s’effacer au profit des autres et qu’en l’occurrence, elle ne peut pas être aimée s’il n’ose pas, lui, l’aimer.
 

affiche

L’affiche ne rend pas justice au film, en faisant croire à un triangle amoureux là on il n’y a qu’un formidable trio : le demi-frère de Sam, redoublant, a déjà tout compris au film ; dandy et déjanté, il insuffle une certaine légèreté quand les deux autres risqueraient de se laisser entraîner par leur trop lourd passé.

Le titre français n’aide pas non plus : Le Monde de Charlie aplanit le propos, alors que The Perks of Being a Wallflower que l’on pourrait traduire par « De l’avantage de faire tapisserie » ou « De l’avantages de se fondre dans le décor » pose d’emblée le personnage au pied du mur. Et dans wallflower, il y a flower, une promesse d’épanouissement au milieu d’affreux motifs muraux.

 

Sam et Charlie collés au mur lors du prom

Dans la renaissance de Sam, il y a aussi la naissance de l’actrice : Emma Watson n’a pas fait ressurgir Hermione un seul instant.  
 

Apparemment, l’annulation de la miévrerie par le mélo et du mélo par la miévrerie fait fonctionner à fond l’identification : je soupçonne Palpatine d’avoir déjà envoyé ou reçu une compilation-déclaration maison.