Un homme exigeant. Mais pas trop.

L’affiche et le synopsis de Populaire pouvaient faire craindre le kitsch : il n’en est rien ; les clichés ont reçu un traitement esthétique et humoristique décapant, qui n’est pas sans (me) rappeler Potiche.

 

Rose, sa robe rose, sa machine à écrire : il fallait bien Déborah François pour donner à l’héroïne tout l’aplomb (voix grave) et la candeur (moue adorable) qui sont les siens. Cette actrice me fait un peu penser à Kate Winslet : there’s more than meet the eye.
 

Rose, belle plante empotée, décroche un poste de secrétaire auprès de Louis, patron agaçant (comme la moue de Romain Duris) qu’elle a pris de cours par sa vitesse de frappe à la machine à écrire. Tu ne l’as pas embauchée pour ses qualités de secrétaire, souligne en souriant son ami alors qu’elle démontre une fois de plus sa maladresse. C’est bien ainsi que Rose l’entend lorsque son patron lui fait observer qu’elle serait plus à sa place si elle faisait autre chose pour lui. Seulement Louis ne cherche pas à mettre Rose dans son lit, même après que la jeune femme a accepté de participer au concours de vitesse de dactylographie, dont il était en réalité question, même après qu’elle a emménagé chez lui pour s’entraîner en permanence sous l’oeil vigilant de ce coach autoproclamé, même après qu’elle en est tombée amoureuse, même après que cela est visiblement devenu réciproque.

 

 

Alors que la plupart des films situés aux débuts de l’émancipation des femmes font l’apologie de quelque pionnière carriériste, Populaire dépasse la question de la carrière versus la famille et s’arrête sur une autre forme d’exigence : celle qui se doit exister au sein d’une relation amoureuse, émulation heureuse par laquelle on se tire mutuellement vers le haut. La course de vitesse dactylographique comme performance sportive offre un angle totalement décalé pour aborder la question avec le sourire et même, avec le fou rire, lorsque Louis trépigne, son chronomètre en main, ou lorsque la salle de concours encourage les dactylo avec la même hystérie qu’un match de box. Derrière les combats de coq que se livrent ces poulettes, tout un apprentissage : le besoin d’acquérir de la souplesse dans les doigts est l’occasion d’apprendre le piano et celui de s’entraîner des heures durant, de côtoyer les grands auteurs en tapant tout Flaubert et Hugo (alors qu’on aurait pu pour une fois taper Zola sans se faire taper sur les doigts) – éducation bourgeoise et sentimentale express pour la jeune provinciale.

 

 

Louis entraîne sa championne, lui masse les épaules quand l’entraînement lui provoque des douleurs mais reste avare de compliments, toujours attaché à la performance : après le concours régional, il faut que la championne normande participe au concours national, et championne de France n’est pas encore suffisant, il faut encore se confronter aux Américaines, reines de la discipline. Pas d’histoire pour rester concentré sur le concours régional, pas de lendemain à ce qui n’était qu’une mise en confiance pour le concours national, il faut rester concentré pour le championnat mondial. À se demander si Louis aime à tirer le meilleur de Rose ou si, comme l’amant de la championne en titre (quelle que soit la femme qui le détienne), il ne peut aimer que la meilleure – c’est-à-dire ne pas l’aimer elle, avec toute l’incertitude que cela suppose quant au résultat de ses efforts, mais seulement l’admiration qu’il peut avoir pour elle.
 


Il faudra l’intervention de la meilleure amie Marie (en réalité l’ex qui l’a quitté pour son meilleur ami, pas meilleur que lui mais moins intransigeant et plus aimant) pour que Louis renonce à attendre la preuve de la suprématie dactylographique de Rose comme preuve de ce qu’il a raison de l’aimer. Lorsqu’il ne ménage pas ses efforts, on n’a pas le droit d’exiger de l’autre qu’il soit le meilleur si on l’aime mais, si on l’aime, on doit le pousser à être exigeant avec lui-même en exigeant le meilleur de lui, de ce dont on le sait capable mais dont il ne se sait pas forcément capable lui, et que l’on est tenu de lui faire découvrir.
 

Diriger sa partenaire et se laisser séduire : le subtil dosage de contrainte et d’abandon que suppose le tango arrive à point nommé.

Voilà pourquoi Rose veut un homme exigeant mais pas trop. Même si l’amour est soumis à un certain périmètre, dessiné à partir d’un jeu de possibles initial (il me serait impossible d’être amoureuse de quelqu’un que je n’admire pas un minimum, pour ce qu’il est déjà devenu), il ne peut être qu’inconditionnel (pas de Si tu es championne qui tienne). Car on n’aime jamais que quelqu’un, ce qu’il est et ce qu’il est appelé à devenir ou du moins ce que l’on en devine (ou imagine, et là commencent en général les problèmes). En somme, on est populaire pour ses qualités à un instant t ; on est aimé pour ces qualités et pour ses potentialités.

Et comme lorsqu’on n’attend plus les résultats, ils ne se font pas attendre, on a le droit à un happy end en apothéose – retour de la vie en Rose.

 

Le vernis comme moyen mnémotechnique pour taper avec le bon doigté, c’est Populaire.

 

J’ai beaucoup ri avec Palpatine.

Tourbe et tourments

 

Ne vous fiez pas à l’affiche, cette adaptation des Hauts de Hurlevent n’est pas plus romantique que Kaya Scodelario n’en est l’actrice principale. La seule passion qui y ait droit de cité est la souffrance, dos lacéré à coups de verge et gros plan sur une épine du Christ aidant. C’est en bon chrétien que le vieux Earnshaw recueille un enfant à la rue ; c’est aussi en bon chrétien qu’il fouette son fils pour avoir battu ce frère adoptif ; en bon chrétien qu’il baptise Heathcliff, plongé de force dans le puits d’eau bénite comme un prisonnier que l’on passerait à la question.
 


Hindley (ci-dessus) ressemble à un taulard ; sa sœur Catherine, à une petite sauvageonne que verrait aujourd’hui habillée en gothique ; la masure où ils vivent, à rien, plus vétuste que tous mes souvenirs de lecture. Le brouillard qui tombe sur la lande anglaise n’entretient aucun mystère, ne fait qu’estomper le paysage boueux et la misère dans laquelle ses habitants s’enlisent, et la pluie continuelle a bientôt fait de nous transir jusqu’à l’os.
 

 Shannon Beer, belle actrice qui soutient la plus grande partie du film.
 

He oui, Heathcliff est joué par un acteur noir. Pourquoi pas. Etait-il cependant bien nécessaire d’ajouter le racisme à la violence ordinaire ? à moins que celle-ci, incompréhensible pour nous au degré qu’elle a dans le film, soit plus aisément rendue par celui-là ? La noirceur supposée d’Heathcliff tient alors toute entière dans sa couleur de peau. Ce parti-pris permet de se placer résolument du côté d’Heathcliff, lavé de tout soupçon de sauvagerie, mais le personnage perd de son aura romantique (notamment : qu’est-ce que c’est que cette coupe de cheveux hyper sage quand tout le monde les a en bataille ?)
 

C’est dans la saleté de leurs frusques et la violence crasse de leur entourage que Catherine et Heathcliff se lient – on ne peut dire ni d’amour ni d’amitié, sentiments trop bienveillants pour qu’ils puissent les connaître dans cet univers. Mais ils sont liés, pire que sœur et frère : il l’allonge dans la boue et elle lèche ses blessures infectées. Deux animaux, parmi les lapins que l’on prend, le coq que l’on saigne, la brebis que l’on égorge (no animal was harmed during the film : je ne vous raconte pas les effets spéciaux). La violence est quotidienne, coutumière. De la neige pour adoucir ? C’est une oie que l’on plume.
 

De la boue et de la grisaille : ça, c’est représentatif du film.
 

Aucun moyen de s’en sortir, si ce n’est de renoncer à la liberté que procure cette sauvagerie et d’épouser Edgar, gentil niais qui appartient à un tout autre monde. Canapé et intérieur soigné : on n’imaginait plus cela possible lorsque la famille Linton apparaît dans l’histoire. Un havre de paix – et un rayon de soleil, enfin ! Une ellipse narrative plus tard, le lieu est devenu une cage dorée, dans laquelle Heathcliff essaye de s’introduire. Il ne réussit à y faire entrer que la pluie et les pleurs, jusqu’à ce qu’y suinte toute la misère de la lande.
 

Nul doute que Kaya Scodelario est pour beaucoup dans ce rayon de soleil. Sa beauté extraordinaire, émaciée, ses longues mains à l’expression tortueuse et la scène où elle suce le sang d’une griffure m’ont fait penser à l’actrice qui joue Drusilla dans Buffy…  (En revanche, niveau crédibilité pour prendre la suite de Shannon Beer, beauté tout en rondeur, on repassera.)
 

Alors qu’Heathcliff épouse Isabelle Linton, que Catherine meure, que l’on omette la vengeance d’Heathcliff sur la génération suivante n’a plus aucune importance : on veut que cela s’arrête, on veut sortir de cette lande glaciale et abandonner tous ces destins condamnés. Je n’en peux plus de ces gros plans magnifiques, formidables en fait, sur la terre gorgée d’eau, les cheveux de Catherineet les poils des bestiaux, les gouttes qui perlent à des arbres nus. Les sens sont aussi saturés de matières que l’atmosphère d’humidité. On étouffe. Petit scarabée, pas besoin de s’arrêter sur une pomme gâtée par les intempéries : on a compris. Les tourments d’Heathcliff et de Catherine, cela fait deux heures que la caméra à l’épaule nous les fait endurer. Combiné aux gros plans, c’est plus que fatigant : écoeurant. Cela ne s’arrête jamais, ralentit seulement lorsque les personnages sont immobiles ou que l’on a pénétré en terrain civilisé chez les Linton. Et encore : le réalisateur a trouvé le moyen d’introduire l’agitation par un mobile en cristal qui réfracte la lumière de manière désordonnée – le vent, encore et toujours. Chère Andrea Arnold, par pitié, demandez un trépied au père Noël.
 

Anna Karénine et l’effet boule de neige

Où l’on comprendra peut-être pourquoi Monet fait subitement partie du paysage russe.

 

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Des couleurs saturées, des scènes que l’on envoie valser sitôt commencées, avec des transitions hyper léchées, qui, par la seule force du rythme, font passer de la mécanique des trains à celle des ouvriers tamponnant du courrier : les premières minutes d’Anna Karénine surprennent. Puis l’on passe en coulisse, d’où sont tirés les décors et où des comédiens attendent leur tour comme les personnages attendent leur destin. Le réalisateur veut jouer ; fort bien, entrons dans la danse. La métaphore du monde comme théâtre est après tout fort commode pour glisser d’une scène à l’autre sans qu’il soit besoin à chaque fois de déployer les mêmes trésors d’inventivité qu’à l’ouverture. On accepte la concaténation des scènes comme la juxtaposition des chapitres ; c’est un moyen ingénieux de condenser le temps.

Seulement voilà, le temps est parfois incompressible lorsqu’il s’agit de développer un propos nuancé, de faire mûrir un personnage ou, tout simplement, de raconter une histoire. À mesure que la passion d’Anna pour Vronski se précise, le film ralentit et perd du même coup ce qui faisait sa force : les scènes s’allongent et l’artifice théâtral ne resurgit plus que de loin en loin, ressort désormais plus artificiel qu’ingénieux. On profite de ce que le train filmique est momentanément retenu pour maintenance, pour que Levine, ce personnage secondaire dont le manque de dramatisme est tout de même un peu embarrassant, fasse sa demande à Kitty, un ange visiblement sponsorisé par Ferrero Rocher. Le kitsch de cette scène ne sert qu’à une chose : établir clairement que Levine ne sera pas traité comme un contrepoint à l’histoire d’Anna Karénine mais qu’il servira de faire-valoir au personnage éponyme, dont il convient de souligner le drame flamboyant. Levine est donc un niais idéaliste – et l’on ne s’embarrassera pas de ce que l’idéalisme des intellectuels russes a ensuite donné lieu à une utopie très peu romantique.

Partant de là, tout l’équilibre et donc l’intérêt du roman est détruit : soit vous quittez la salle pour aller vous jeter sous un train-jouet (après avoir payé à Klari les royalties qui lui sont dues sur cette expression), soit vous abandonnez Tolstoï. Vous ne verrez pas Anna Karénine dans le film de Joe Wright, seulement Anna Karénine et sa légende, celle d’une femme que sa passion mène au suicide. Si vous acceptez qu’elle puisse devenir le personnage d’un comédie romantique par la fantaisie d’un réalisateur, vous passerez sans doute un bon moment, car le triangle amoureux (qui est normalement un quadrilatère où le fils a davantage d’importance que le père, mais ne nous arrêtons pas à si peu de choses) est un classique du genre, avec des scènes de bal, de tendresse, d’amour et de larmes.

 

La traditionnelle scène de bal, à la chorégraphie assez réussie, je dois dire (les entremêlements fort originaux des mains conviennent bien au badinage et à la parade amoureuse).
Vronsky danse ici avec Kitty, qui s’est montré un peu optimiste en confondant robe de bal et robe de mariage.
 

Il vous faudra quand même avaler qu’un militaire d’opérette (rendez-moi Vronski !) puisse être plus séduisant que Jude Law. Une telle aberration oblige à reconsidérer ce prince de Clèves russe : ne cherche-t-il qu’à préserver les apparences de la moralité ou est-il si amoureux de sa femme qu’il lui laisse prendre le plaisir qu’il est incapable de lui donner, pour peu qu’elle ne blesse pas de surcroît son amour-propre en public ? Voilà qu’une erreur de distribution fait ressurgir l’éternel dilemme de l’amour et de la passion, qu’on ne sait malheureusement représenter que sous la forme d’un mari barbant et d’un amant ardent (alors qu’il suffirait de rappeler à Karénine qu’il a été un pervers dans une vie antérieure pour qu’il réussisse avec Keira Kneightley ce qu’il a gâché avec Nathalie Portman).

 

La moustache blonde, vraiment, ça ne va pas être possible. Normalement, Vronski, ça fait vrrrrrrr dans le dos (voire ailleurs).

 

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Même (surtout ?) avec le regard sévère, on est carrément pour Karénine, non ?

 

La tragédie d’Anna Karénine et la question du comment vivre évacuées, il ne reste plus que le drame de savoir avec qui vivre. La société hypocrite et rétrograde pour qui le divorce est la pire des déchéances prend à son compte l’instabilité existentielle d’Anna. Tant que le couple d’amants se tient à distance de la bonne société, ils folâtrent gaiement sur leur petit coin de nappe blanche paradis. Mais c’est le drame lorsque Vronsky veut reprendre la place qu’on ne lui a jamais retirée (une liaison avec une femme mariée n’est pas considérée une mauvaise chose en soi : elle parachève la formation d’un jeune homme ; c’est la passion qui est mal vue, surtout lorsqu’elle conduit un militaire à refuser de l’avancement). Ce qui, dans le film, n’est qu’une affaire de jalousie est dans le roman bien plus essentiel. La comtesse bidule et sa ravissante fille ne sont qu’un prétexte ; les courses de chevaux et les réunions politiques déclenchent dans le roman les mêmes crises : Anna reproche à Vronski de ne pas être tout pour lui alors qu’elle lui a sacrifié son existence sociale. On a besoin du regard de l’autre pour vivre ; imaginez alors lorsque l’autre n’est plus l’abstraction sans cesse renouvelée d’autrui mais seulement l’amant, désormais responsable de vous maintenir en vie par son regard, et qui le détourne parce que ce fardeau l’empêche à son tour de vivre. La question de pour quoi vivre n’est pas entièrement résolue lorsqu’on a décidé de vivre pour quelqu’un – et alors, le pourquoi (vivre) peut à tout instant basculer dans le pourquoi pas (mourir). Mais le film coupera court à toutes ces questions en envoyant l’héroïne rejoindre son destin avant qu’elle ait pu nous les poser.

 

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Quand l’innoncence du sentiment remplace le mariage, c’est blanc tout pareil.

 

Reste encore à régler son cas à Levine, qui est décidément bien embarrassant avec son bonheur sans aspérité (pour le coup, Anna avait raison, en disant à Vronski qu’il a détruit le seul bonheur qu’elle aurait jamais – même si, le plaisir abolissant un instant le temps, elle se contredit deux minutes plus tard dans un gémissement). Levine, Levine… qu’en faire alors qu’on n’a pas pris le temps de le faire évoluer vers la sagesse qui est la sienne ? On lui colle vite fait une épiphanie façon galettes des rois en soldes ; la naissance de son enfant fera l’affaire. Joe Wright ne va tout de même pas s’appesantir sur raisons et sentiments alors qu’il a déjà réalisé Orgueil et préjugés. Et la nature ? On l’avait oubliée, celle-là. Fort ennuyeux, fort ennuyeux. Mettons-là dans le théâtre désaffecté. Voilà une belle image qui ferait presque sens quant à la nature humaine. Comme c’est un peu dangereux, tout de même, on va l’apprivoiser : voilà comment, à un cheveux près, Monet est intégré au potage russe. Impressionnés, hein ?

Très travaillé sur le plan esthétique, Anna Karénine est un beau film et une très mauvaise adaptation. Je saurai donc gré à Joe Wright, qui ne sait pas lire mais très bien réaliser, de foutre la paix aux classiques et d’assumer son penchant pour la comédie romantique. À moins qu’il ne s’amuse éternellement avec sa boule de Noël.  

 

Ma que… qu’est-ce que vous avez fait, pauvres fous ?

Looper


[Tant qu’à faire, j’aurais plutôt dit Haunted by your future. Hunted by your past. Mais l’un dans l’autre…]


Tweet : J'hésite entre fucking good et putain de bon film.

 

Trois Couleurs a eu la formule pour me donner envie d’aller voir Looper : un film sur les paradoxes temporels déguisé en thriller, « mariant casse-tête métaphysique et entertainment. » J’adore les paradoxes temporels, mind-twisting à souhait, qui exigent une cohérence sans faille et pourtant en dehors de la logique. Sans quoi le spectateur est vite dépassé. Dans Looper, la perspective habituelle est renversée : on ne remonte pas le temps avec le héros, on saisit les incursions du futur dans le présent – un présent qui est déjà notre futur puisque situé vers 2044. Le cinéaste ne s’appesantit pas sur sa description ; son futur archaïque, qui explique les deux styles d’affiche très différents l’un de l’autre, recourt au mélange éprouvé d’éléments ultra-technologiques dans un univers urbain délabré où la moitié de la population est à la rue. C’est un terrain propice pour faire régner la loi du plus fort, en l’occurrence la mafia du futur, qui expédie dans le passé les indésirables pour qu’ils soient exécutés.

 

Joe regarde sa montre en attendant l'homme qu'il doit exécuter

[Time to kill.][Me demandais juste : les litres de sang, c’est un parti-pris second degré, pour s’éclater ?] 

 

Les tueurs à gages garants de la disparition des corps sont appelés des loopers : lorsque leurs employeurs veulent se débarrasser de l’un deux, ils lui envoient leur propre futur qui, une fois exécuté, lui laisse trente ans devant lui, avant qu’il ne soit devenu cet homme envoyé dans le passé pour y être exterminé par lui-même – une sorte de suicide involontairement programmé, par lequel le looper boucle sa boucle. Cela m’a rappelé ce film où les habitants d’un village ayant découvert une eau de jouvence qui les garde éternellement jeunes se sont fixés la limite des cent ans pour que leur état civil n’en dévoile pas le secret ; je me souviens de l’horreur de cette scène de fête d’adieu où le centenaire sait que, quelques minutes plus tard, son ami de toujours va lui maintenir la tête sous les quelques centimètres d’eau de la fontaine de la place publique.

La communauté de loopers se régulant par elle-même, le système est bien rôdé. Jusqu’à ce que l’un deux se reconnaisse dans sa victime, à la mélodie qu’elle chantonne sous sa cagoule, et laisse échapper sa boucle. La mafia la lui boucle tout de même en mutilant le corps qui jamais ne sera jamais devenu vieux que dans un possible anéanti. Il ne s’agit pas de réécrire le passé, même si c’est ce qui anime Joe, le véritable élément perturbateur, lui aussi échappé de la boucle. Comme il l’explique au jeune Joe récalcitrant, qui veut vivre sa vie sans qu’elle soit toute tracée par l’histoire de Joe âgé, ses souvenirs n’écrivent pas d’avance son destin : ils ne sont que des possibles qui s’effacent ou se précisent selon ce qui se vit actuellement – par le jeune Joe, donc. Il faut laisser tomber les schémas, lui enjoint-il – non sans ironie de la part du scénariste, qui indique déjà au spectateur la valeur symbolique encore plus que temporelle des boucles.

 

Haaaalte !

———- Ici s’arrête votre chemin si vous n’avez pas encore vu Looper et que vous en avez l’envie ou l’intention. ————

 

Le Joe venu du futur où l’on a tué sa femme avant de l’embarquer cherche à éliminer le mystérieux maître des pluies qui fait régner la terreur et a entrepris de fermer toutes les boucles, que les loopers aient déjà bien vécu ou non. Mais 30 ans avant de prendre le pouvoir, ce maître n’est qu’un enfant – un enfant que le jeune Joe apprend à connaître en même temps que sa mère, Sara, chez qui il a trouvé refuge en fuyant ses anciens collègues. Armée d’un aplomb inébranlable et d’un vieux fusil, elle joue pour le jeune Joe un rôle semblable à celui que sa douce femme asiatique aura joué pour l’autre Joe, junky repenti et radouci (ce qui ne l’empêche pas de flinguer les mômes potentiellement appelés à devenir le maître des pluies ou de descendre tous les mafieux qui bougent à la mitraillette – un Bruce Willis qui ne zigouille pas tout le monde n’est pas vraiment Bruce Willis).

 

Vous êtes mis en joue par Emily Blunt. Don't move.

 [Vous êtes mis en joue par Emily Blunt. Don’t move, be kind and sexy.]

 

Au contact de cette mère qui n’a pas toujours été à la hauteur mais qui, à présent, se sacrifierait sans hésiter pour son fils, le jeune Joe se met à croire pour de bon en l’homme ; à croire qu’un autre avenir est possible pour l’enfant et, par conséquent, pour le reste de la société. Si bien que lorsqu’il voit que Joe Willis va tuer le gamin, Sara s’interposer pour le protéger et la haine du fils grandir jusqu’à vouloir détruire l’humanité, toutes ces personnes qui auraient elles aussi pu tuer sa mère, le jeune Joe tire sur le vieux. Il tue ce futur qui le renvoyait à son passé, son passé d’orphelin terrorisé qui serait devenu celui du gamin et l’aurait conduit à utiliser son pouvoir (soulever ciel, hommes et terre rien qu’en criant – le cri qui tue) pour faire pleuvoir le sang – aussi sûrement que sa mère lui passait la main dans les cheveux quand il était petit, comme Joe le confie à la prostituée qu’il fréquente et comme on peut le vérifier lorsque le paradoxe temporel le conduit à rejouer le mythe d’Œdipe avec Sara. En bouclant sa boucle, Joe clôt la spirale infernale de l’abandon et de la vengeance, dégage le gamin du cercle vicieux de la violence et referme la boucle narrative après qu’elle nous a bien secoués dans ses loopings.   

Affiche française de Looper

 

[Un peu dur d’affronter son passé quand on est renvoyé dos à dos, mais cela synthètise plutôt bien le doublet Face your past / Fight your future.]

 

Affiche américaine de Looper


Haneke, Amour

La plus grande perversité d’Amour, c’est qu’il n’y en a aucune. Aucune à laquelle faire endosser la violence du film. Ce n’est plus une personne qui en est la cause, comme dans La Pianiste, ni même la prétendue innocence, comme dans Le Ruban blanc : c’est la vie même, infiniment plus violente que la mort abstraite qu’on évoque pour ne pas voir cette même vie mourir peu à peu.

Haneke filme la décrépitude d’Anne sans concession mais avec pudeur : aucun misérabilisme auquel se raccrocher. Anne paralysée poursuit ses lectures, intellectuelles et exigeantes ; Georges, son mari, n’a aucune difficulté pour payer les soins ou les infirmières ; l’appartement cossu les garde a priori des rigueurs du monde extérieur. Rien à quoi se raccrocher, pas même une musique qui mènerait au mélodrame et à ses larmes faciles, facilement séchées. Georges éteint au bout de quelques mesures le CD que leur a offert l’ancien élève d’Anne devenu virtuose : l’attaque l’a privée de son identité de pianiste, et la visite du jeune prodige n’a pu raviver que la douleur de l’avoir perdue. La femme que Georges a aimée disparaît un peu plus à chaque instant sans qu’il cesse de l’aimer : sans romantisme, sans paroles, sans épanchements. De tout le film, une seule embrassade, passée en contrebande lorsqu’Anne donne à Georges les indications pour la soulever et qu’elle se retrouve suspendue dans une valse silencieuse, une main sur son épaule, le temps qu’il reprenne son souffle.

Pas de bruit, pas de fureur, sauf fausse note de la fille d’Anne, que ses sanglots éclatants et sa conversation déphasée font passer pour une gamine égoïste et révoltée. Son chagrin est sincère mais encombrant, Georges le lui fait bien sentir. Nouvelle gifle : je suis cette fille qui s’agite, incapable non seulement de regarder la souffrance en face mais même de la voir et de l’admettre. Le film ne nous épargnera rien, ni personne, aussi extérieur que l’on puisse être à cette histoire (jamais assez pour être préservé, car toujours humain). Jusqu’à la fin : on n’a pas dans la vie le luxe de mourir en coulisses. Seulement de détourner un instant le regard, croit-on, vers les peintures accrochées au mur, dont les paysages désolés, auxquels on n’aurait pas prêté la moindre attention en temps normal, accueillent notre émotion et achèvent de nous bouleverser.

Je ne dirais pas qu’Amour est un film qu’il faut voir mais un film qu’il faut être en état de voir. Car le film nous refuse même les larmes : on n’a pas le droit de pleurer lorsque ceux qui souffrent trouvent le courage de couper court à toute faiblesse. Devant les traces de mascara à la sortie, on se prend à douter : serait-on capable d’un tel amour ? aime-t-on vraiment, comme on aime à le penser ?

Secoué, aussi : Palpatine.