La Colline aux coquelicots

Sans coquelicots mais avec des drapeaux que Umi1 dresse chaque jour au mât de son jardin en souvenir de son père marin avant de prendre le chemin du lycée, où elle liera connaissance et destin avec un (in)certain Shun.

Cela fait longtemps que je n’avais pas regardé de dessin animé. Mais quand c’est un film d’animation, ce n’est pas pareil, les adultes ont le droit. Et quand c’est un Miyazaki, ils en ont même le devoir. Il sera néanmoins de bon ton de ne pas trop s’extasier dans la mesure où il s’agit d’un Miyazaki fils et qu’un fils est d’abord prodigue avant d’être prodige.

L’histoire n’a rien d’exceptionnel (du moins pour un scénario) mais les gestes du quotidien sont si délicatement rendus qu’on est sereinement béat devant un réveil ensommeillé-ensoleillé ou la préparation du repas. L’occasion de se rappeler que le dessin repose sur une schématisation culturellement reconnue : je n’ai aucune idée de ce que sont les croquettes marron et blanches que partagent Shun et Umi et ne dois de reconnaître les poissons frits qu’à la queue de sirène qui dépasse d’un triangle coloré.

À côté de cela, ou plutôt derrière, les décors fourmillent de détails, qu’il s’agisse d’un muret entouré de végétation (on croirait voir une peinture devant laquelle sont filmés des personnages dont on dirait d’eux seuls qu’ils sont dessinés) ou du foyer des élèves, nommé le Quartier latin. Le lieu est fidèle à l’image d’étudiant bohème de son homologue parisien et en décline les petites idioties-idiosyncrasies avec beaucoup d’humour : le club de philosophie compte donc un unique membre, le cul entre deux escaliers ; le club d’astronomie qui étudie les taches solaires depuis dix ans déclare pour seul résultat de ses travaux que l’univers est ancien et leur étude récente ; et tous s’accordent pour dire qu’en ces lieux, la poussière est culturelle. J’ai visiblement pensé à la même chose que Palpatine qui faisait sa petite tête de manga, les yeux plissés par le rire.

La Colline aux coquelicots ne fait pas d’éclats mais avance par petites touches avec délicatesse et retenue, à l’image de ses personnages, toujours simples et polis – sauf lorsqu’ils leur faut surmonter leur pudeur, ce qui fait que, curieusement, les aveux sont hurlés et non murmurés. Un cri du cœur, en fait. Pour que le dessin animé passe tout en douceur.

 

1 Cela donnait quelque chose comme « Youmi », d’où le « que » non élidé.

Shame

Les critiques que j’en avais lu m’ont fait hésiter à aller voir Shame qu’elles qualifiaient de moralisateur. Franchement, je n’arrive pas à comprendre comment cela se peut. Trouver mauvais un film moralisateur est parfaitement cohérent, entendu qu’on peut dire tout aussi bien que pour le livre : « There is no such thing as a moral or an immoral book. A book is well-written or badly written. That is all. » Mais le seul élément qu’on pourrait à la rigueur juger moralisateur dans Shame est son titre… Steve MsQueen réussit au cinéma ce qui, dans la littérature, constitue la morale du roman (i.e. sa légitimité), à savoir : suspendre le jugement. Il ne s’agit pas de juger le personnage de Brandon mais de comprendre son addiction au sexe ; et l’absence de résolution n’est pas la cause mais la conséquence du jugement critique (qui suspend le jugement au sens de condamnation).
 

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[Affiche très réussie, à mi-chemin entre la masturbation et l’écoeurement.] 

Brandon, New-Yorkais trentenaire, ne ressemble en rien à un pervers (d’ailleurs, à quoi ressemble un pervers, sinon à l’idée qu’on s’en fait et qui nous fait replonger dans l’hystérie classificatrice du XIXe siècle qui a vu l’invention du portrait robot ?). Impossible de le mépriser, contrairement à son patron marié et coureur de jupon qui correspond à l’archétype du « gros lourd » tel qu’on peut le rencontrer en boîte. Brandon, lui, n’importune personne. Ça paye : avec la femme entreprenante qu’il a débarrassée de son patron et avec les putes auxquelles il fait régulièrement appel. Pourtant, allongé sur le lit tandis qu’une prostituée se déshabille devant lui, il n’a pas particulièrement l’air d’un affamé sexuel qui veut se la faire : il suffit de voir son sourire timide et heureux lorsque, sur sa demande, elle ralentit son effeuillage. Sous son regard, les femmes deviennent belles et désirables : l’inconnue du métro en devient une reine d’érotisme, dont on se met à remarquer les lèvres qui s’écartent pour lancer des clins d’œil de sourire, les cuisses qui se resserrent sur ses mains et le short qui se retrousse, tandis que les plans passent du visage ému de Brandon au corps frémissant de la belle éveillée.

 

Où est le mal, alors ? On met du temps à admettre que Brandon souffre d’une addiction au sexe. L’accumulation, bien sûr, est l’indice le plus évident : coups d’un soir, prostituées, pornographie chez soi lors d’un dîner avalé devant l’ordinateur gémissant mais aussi au bureau, qui l’oblige à des séances de masturbation frénétiques au bureau, cela fait beaucoup pour un seul homme. Et un homme seul. Car c’est ce que le film fait très bien apparaître, notamment par des plans fixes sur une pièce de l’appartement alors que l’action ou le dialogue se déroule hors-champ : le vide autour de lui. C’est beaucoup plus impudique qu’un corps nu dans la mesure où il n’y a ni hypocrisie ni voyeurisme de la part du réalisateur. Au lieu de toujours trouver une feuille de vigne d’appoint, drap bien froissé ou cruche bien placée, il laisse voir. Un homme nu ne peut plus être dénudé. Voilà, on a vu et on peut passer à autre chose. Lui, en revanche, non et on s’amuse bien à nous le faire comprendre : comme un chien de Pavlov, le spectateur se met à associer automatiquement la porte des toilettes à la masturbation alors qu’on y va quand même pour autre chose à la base, et c’est encore à ça que l’on pense lorsque Brandon secoue vigoureusement… son sachet de sucre. Tous les détails convergent et nous ramènent toujours à ça, au sexe, dont on constate qu’il est devenu une obsession sans bien savoir quand a été franchie la limite de la normalité.

 

Brandon ne parvient pas à s’en sortir, car pour sortir de cette obsession il lui faudrait entrer dans le réel des relations humaines et non seulement dans des corps. Il s’enfonce dans la recherche de l’extase, qui lui procure pour quelques secondes l’illusion d’être devenu extérieur à lui-même et à ses problèmes. Il voudrait toujours être autre : un musicien dans les années 1960, précise-t-il à un rencard qui ne souhaite qu’être elle-même, ici et maintenant. Ce sont les années du rock, cette musique qui n’est pas sentimentale, nous dit Kundera, mais extatique, la prolongation d’un même moment, indéfiniment répété, comme un cri sans mélodie. Le réalisateur fait un usage particulièrement pertinent de la musique pour rendre la fuite en avant de Brandon. Lorsque sa sœur ramène son boss chez lui pour une partie de jambe en l’air, il sort courir, des oreillettes en guise de boule Quies. Le long travelling où les rues défilent en même temps que le morceau est tout à la fois accompagné et contredit par la musique de Bach. C’est ce qu’écoute Brandon mais aussi ce qui ménage une distance entre le vécu du personnage et la réception du spectateur (superbement dosée : on est assez proche pour ne pas le juger mais l’identification ne va jamais jusqu’à empêcher le nécessaire détachement – une tragédie réussie, en somme). Le procédé devient flagrant dans une scène de sexe débridée où ne transperce plus aucun son de la scène : la musique de Bach, en nous empêchant de prendre part à la jouissance de Brandon, permet de saisir le moment de l’orgasme comme celui de l’extase. « L’extase signifie être hors de soi, comme le dit l’étymologie du mot grec : action de sortir de sa position (stasis). Être hors de soi ne signifie pas qu’on est hors du moment présent à la manière d’un rêveur qui s’évade vers le passé ou vers l’avenir. Exactement le contraire : l’extase est identification absolue à l’instant présent, oubli total du passé et de l’avenir.1 » Oubli total de son rendez-vous gâché et de sa sœur Sissy au bord du gouffre.

 

En effet, si Brandon ne fait pour ainsi dire de mal à personne sauf à lui-même, il ne fait pas de bien non plus. Sa sœur l’appelle à l’aide en vain ; il surnage de justesse et repousse tout poids supplémentaire, sans songer qu’ils pourraient mutuellement s’aider. On les voit donc s’enfoncer en parallèle, jusqu’à ce que Sissy s’entaille les veines, confirmant ainsi que l’addiction au sexe de Brandon, moins radicale mais pas moins réelle, n’est pas la cause mais la conséquence de ses problèmes. Le film se termine sur un sursaut du frère et de la sœur, qu’on interprétera selon sa propre nature plus ou moins optimiste.

 

Reste la question du titre. Shame ne jette pas l’opprobre sur son personnage principal et possède pourtant un indéniable accent moralisateur. Impossible qu’il s’agisse d’une qualification objective : Shame reprend en fait l’intériorisation du regard des autres. Ashamed. L’absence de tout déterminant m’avait fait penser à l’acception de It’s a shame, What a shame ! : C’est une honte, Quel dommage ! Le film m’a en effet mis dans l’état de nerf que provoque quasiment toujours chez moi l’inexorable déclin vers le gâchis. Ce n’était pas comparable à La Bataille dans le ciel qui atteint des sommets en termes d’abysses (les coussins ont souffert de mes nerfs en pelote), mais cela m’a fait trouver lents des passages dont le rythme se justifiait pourtant sans aucun problème (ralentir pour ne pas laisser le spectateur se perdre dans l’extase de la vitesse). La médiocrité fait partie de mes phobies et assister à victoire m’est parfois difficilement soutenable. Heureusement, la réalisation est irréprochable, tout comme le jeu de Michael Fassbender. Sa physionomie expressive permet de rendre le mutisme dans lequel s’enferme son personnage sans que le spectateur se retrouve face à un mur de pierre ennuyeux comme la pluie. L’émotion, retenue, passe à travers une ridule ou la contraction de la mâchoire, infimes mouvements qui en restituent toutes les nuances. Magnifique.
 

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 Vous l’aurez compris, it would be a shame not to see it.
 

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 [I want to be a part of it, New York…
I want to wake up in a city, that never sleeps…

je l’ai eu dans la tête pendant des jours.] 

1 Milan Kundera, Les Testaments trahis, p. 104.

Lire aussi chez Palpatine.

Faire un carnage

Prenez un différend entre gamins qui se termine par un coup de bâton dans la tronche et deux dents en moins ; deux couples new-yorkais ; et, très important, le sens de la politesse, qui interdit de se quitter en mauvais termes. Jettez le tout dans une seule et même pièce, ajoutez un peu de crumble froid et de coca tiède, fatiguez bien la bonne pâte ainsi obtenue, et tout le monde vomira bientôt ses tripes, au propre comme au figuré.

 

[Se (dé)composer un visager]

 

Les quelques extraits que j’avais lu m’avaient déjà donné envie de découvrir la pièce de Yasmina Reza, alors quand j’ai vu que Kate Winslet figurait dans l’adaptation du Dieu du carnage par Roman Polanski, j’ai résolu de ne pas la laisser passer. Comme les quatre personnages qui ont envie d’en finir rapidement, on est un peu tendu au début et l’on se demande si Nancy, la bonne bourgeoise, et Allan, l’avocat du diable, vont encore en avoir pour longtemps. Une fois que le piège est refermé, en revanche, que les hostilités sont ouvertement déclarées, cela devient reposant « parce qu’on sait qu’il n’y a plus d’espoir, le sale espoir ; qu’on est pris, qu’on est enfin pris comme un rat, avec tout le ciel sur le dos, et qu’on n’a plus qu’à crier,– pas à gémir, non, pas se plaindre, — à gueuler à pleine voix ce qu’on avait à dire, qu’on n’avait jamas dit et qu’on ne savait peut-être même pas encore. Et pour rien : pour se le dire à soi, pour l’apprendre, soi. » A gueuler et dégueuler, avec moins d’idéaux mais plus d’humanité que l’Antigone d’Anouilh, car on ne s’affronte pas ici deux à deux mais quatre à quatre.

Rapidement, le partenaire n’est plus un allié indéfectible et l’on s’appuie tantôt sur le genre (entre nous… entente masculine, solidarité féminine) tantôt sur l’alternative à son conjoint (au moins, lui… alors que toi…) pour s’envoyer les piques les plus blessantes. Le spectateur se prend à rire avec tous pour ne pleurer avec personne. La scène où Nancy balance le portable d’Allan dans le vase aux tulipes est aussi hilarante qu’exaspérante sa manie de s’interrompre à tout instant pour répondre aux appels de son associé. Les inititiés se diversifient et les sympathies sont fluctuantes : Allan, répugnant de cynisme et grossier de mépris, parvient, whisky à la main, à s’amuser de la situation et son cynisme même le sauve un peu de l’abaissement général, tandis que Penelope, cette femme si charmante, devient ivre et vite insupportable avec ses grands principes de qui cherche à sauver le monde tous les dimanches. Rétrospectivement, son souci que le gamin fautif s’excuse auprès de son fils n’est qu’ingérence dans la manière dont l’élèvent ses parents. Les adultes ont beau être au-dessus de ça, des disputes de cour de récréation, lorsqu’on touche à leurs enfants, c’est leur éducation et partant leurs valeurs que l’on remet en question.

[Judie Foster/Nancy au bord du ring…]

Dès lors qu’il n’est plus possible de sauver la face, les quatre adultes s’emploient à détruire ce qui reste, prétextant que leurs mines défaites sont le « vrai visage » des hypocrites. La frénésie de destruction qui s’empare d’eux n’est pourtant autre chose qu’une frénésie de la franchise — destruction franche et massive. On ne se demande plus pourquoi se poursuit ce huis-clos sartrien : il devient évident que chacun ne peut plus se disculper qu’en accusant l’autre. Nul besoin d’inventer quelque raison surnaturelle, le dieu du carnage n’exige pas la foi. Un talent certain, en revanche, pour les quatres acteurs qui tiennent le film à bouts de bras (mais pas de force) : Kate Winslet, Jodie Foster, Christoph Waltz et John C. Reilly sont d’enfer à incarner les autres, ces gens que nous ne pouvons pas supporter mais que nous sommes à notre tour. En résumé, Carnage est une tuerie.

 

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[Oui, c’est exactement ça, le bouquet.]

« On ne sait plus si l’on rit jaune ou noir : c’est la méchanceté ordinaire mais finalement véritable, sous les apparences de domination des instincts » chez Palpatine.

L’Art d’aimer et de jouer à l’élastique

 

Vanessa se risquait à une belle nuit de sexe dérobée à William mais refuse de se l’octroyer lorsque Louis lui dit son amour. Louis, c’est Emmanuel Mouret, qui filme les métamorphoses du désir sans faire d’histoire. L’Art d’aimer est une thématique et agrège une suite d’anecdotes pas si mineures que cela. Elles sont disposées de manière à se faire écho et celle d’Achille ponctue de ses courtes saynètes tout le film. Atermoiements amoureux : sa voisine veut une aventure et du naturel, peu compatible dans sa perspective avec la politesse, qu’elle prend pour l’absence de désir, et rend la chose difficile à Achille contraint d’éviter l’impolitesse comme la brusquerie.

Du naturel… Les dialogues, tout à la fois directs et délicats, ont un peu comme chez Rohmer une tonalité surnaturelle et mènent pourtant tout naturellement à des situations improbables. Zoé propose à son amie de lui prêter son mari pour lui faire du bien, et plus tard, après avoir décliné l’offre, Isabelle acceptera de remplacer Amélie, mariée à Ludovic, auprès de Boris, l’ami amoureux dont elle espère ainsi détruire les fantasmes — elle ne détruira finalement que leur amitié. De toute la ribambelle de personnages, elle est la seule à ne pas jouer franc jeu.

 


Des lits — flagrant délit ?

Chez Mouret, personne ne trompe personne. Tout au plus se trompe-t-on, soi-même, parce qu’on ne veut pas céder à son désir ou parce qu’on oublie que la franchise n’empêche pas d’être blessant. Ainsi Vanessa préfère ne pas cacher son rendez-vous avec Louis à William mais celui-ci, aussi désireux soit-il de laisser à sa femme sa liberté, ne parvient pas à se dissimuler que là où il y a du désir il peut y avoir de l’amour. Il ne doute pas de Vanessa qui elle-même ne remet pas en question leur amour (au point de se retire lorsque l’aventure risque de mener à une histoire) mais cela ne change rien à sa « jalousie », ce nom parfois si commode pour imputer à l’autre la souffrance qu’on lui inflige — en toute innocence, en témoigne la surprise qu’a Vanessa de se trouver ennuyée lorsque la situation s’inverse et que William annonce un rendez-vous parrallèle.

 

Gaspard Ulliel : l’argument d’autorité pour aller voir le film.
[Il ressemble ici à un camarade de lycée qui était tout sauf sexy… un peu perturbant.]

 

Ces amours à géométrie variable se jouent d’un même désir, mis sens dessus dessous selon qu’on veut ou non le faire coïncider avec l’amour, le sexe, la tendresse, le couple, le mariage ou la liberté — désir qui, quelle que soit la forme qu’on lui aura donnée, obéit aux mêmes sentiments humains, lesquels déterminent de fait l’élasticité du lien amoureux. Très proche, relâché, on le sent à peine, au point de pouvoir se croire devenu indifférent. Mais l’étire-t-on pour laisser la place à une troisième personne, les moindres mouvements de celle-ci se répercutent de part et d’autre sur le fil tendu, au risque de le rompre. En véritable artisan de l’amour, Paul prend le risque de laisser Emmanuelle sauter à l’élastique aller vers les amants qu’elle se retenait de prendre : mais alors, libre de séduire qui bon et beau lui semble, elle n’a plus envie de coucher qu’avec son mari. Le lien amoureux, véritable élastique, rapproche d’autant plus les amoureux qu’ils se sont laissés libres de s’éloigner. Après l’avoir étiré, Emmanuelle se laisse volontiers aller à la détente. Le couple, décidé une fois pour toutes lors du mariage, redevient un choix ; le lien, librement (re)noué, n’a plus la pesanteur des chaînes ; et tout cela se lit sur le visage d’Ariane Ascaride, dénoué, apaisé, radieux. Emmanuelle, Emmanuel… Mouret esquisse là un magnifique portrait.

L’art et la manière d’aimer.


Lullaby, avec Poésy

Au début du générique, une femme déboule par erreur dans la chambre d’hôtel de Sam ; à la fin du générique, ils sont mariés depuis un an ; au début du film, elle est morte. Sam arrose d’alcool sa triste liberté et attend à l’hôtel un signe téléphonique de la défunte. Alors forcément, quand une autre femme, blonde cette fois, déboule dans sa chambre pour échapper à son soupirant-poursuivant et s’enferme dans sa salle de bain, il ne s’étonne plus de rien et demande tranquillement à échanger leurs places pour aller pisser. Piss off.

La rencontre, contre la porte, est abracadabrante ; la relation s’installe dans l’invraisemblable, jeu indéfini dans lequel Pi, c’est la jeune femme, n’a de cesse de subtiliser les clés au gérant de l’hôtel pour aller s’enfermer dans la salle de bain de Sam. Sans savoir qu’il a abdiqué des talents de musicien depuis la mort de sa femme, elle lui demande de chantonner pour elle, pour sentir une présence sans risque d’être touchée. La berceuse apaise Pi ; elle endort aussi l’âme endolorie de Sam. Pi en profite pour se faufiler hors de sa cachette, ne laissant derrière elle qu’un polaroïd… de Sam endormi. Elle l’a pris, pris en compte. Et si l’amour naissant ne nous renvoie jamais que notre propre image, elle lui permet néanmoins de se retrouver. Car si la porte fermée est pour Pi prétexte à ne pas sortir du monde rassurant des fantasmes, elle permet à Sam de se reprendre en main. C’est une chance pour lui que leur ébauche de couple n’aille pas main dans la main mais dos à dos, comme deux prisonniers ligotés à leur passé, qui prennent appui l’un sur l’autre pour se relever avant de (se) faire face.

 

 

Face à face forcément violent, porte enfoncée, irruption d’une alterité imprévue, totale. Et pourtant, après le réflexe de la fuite, Pi revient vers l’inconnu. L’un et l’autre ne s’émerveillent pas de leurs points communs, que les amoureux énumèrent habituellement avec plaisir, comme s’ils étaient à l’origine de leur affinité ; ils découvrent avec bonheur (un peu de peur, aussi, peut-être) toutes leurs idiosyncrasies et leurs petites lubies, aiment directement leurs différences et leurs différents, tout ce qui démontre à chaque instant un amour qui pourrait très bien ne pas être. A l’image de la porte qui a construit leur relation, ils aiment ce qu’il y a entre eux, qui les sépare et les soutient. Second temps de l’amour qu’ils ne réalisent qu’en arrivant au premier, celui des visages et des étreintes. Mais alors, la façon dont Sam (Rupert Friend) la rapproche de lui dans le lit dont elle vient de tomber, petite cuillère qu’il prend soin de ne pas faire tinter… et le visage de Clémence Poésy, plus vélane que jamais, grands yeux ronds, ronds et brillants, ronds au-dessus de pommettes saillantes où se trouve un grain de beauté comme un des éclats de peinture sur ses mains. J’ai un faible pour les profils gauche à grain de beauté et pommettes saillantes. Petite lubie pour Lullaby.