Ciné d’août, 2019

Parasite, de Bong Joon-ho

Dix petits nègres coréen et bouffon, Parasite passe de la farce potache à l’escroquerie au jeu de massacre dans une parfaite continuité, un monde sans couture aussi lisse que la maison d’architecte dans laquelle se déroule ce quasi huis-clos. Je craignais d’avoir peur ; j’ai plutôt ri (même si je me suis recroquevillée une ou deux fois sur mon siège pour faire bonne mesure et ne pas attraper la manche d’Ethylist).

Avant la séance, essayant de trouver dans la salle vide deux sièges contigus qui ne grincent pas : « Mais c’est toi qui les fais couiner. »

Les Faussaires de Manhattan (Can you ever forget me?), de Marielle Heller

La faussaire, c’est Lee Isreal, auteure (réelle) mal en point qui se met à enrichir la correspondance de romanciers célèbres de lettres de son cru : les bibliophiles n’y voient que du feu ; elle peut à nouveau payer son loyer de sa plume, aux dépends assez délectables d’une communauté qui ne l’a jamais vraiment lue. Alcoolique et mal-aimable, notre anti-héroïne a pour seul ami un dandy vieux fou vieille folle, lui aussi alcoolique : un parfait acolyte. Leur tandem est parfait, tout comme le film, un bon petit kiff qui mine de rien fait beaucoup de bien à se concentrer avec moult rides sur autre chose que la séduction, le pouvoir, la gloire ou la beauté.

So long, my son, de Wang Xiaoshuai

La bande-annonce avait quelque chose des Éternels : rien d’autre qu’une fresque chinoise, en réalité, mais cela a suffi pour implanter en moi un a priori positif. Puis j’ai lu chez Palpatine que c’était fort réussi « pour ceux qui aiment prendre le temps des sentiments », alors je suis allée m’enfermer trois heures juste avant de partir pour rejoindre ma grand-mère dans ses premiers jours de veuvage. Ce sont moins les sentiments qui infusent que les non-dits, mais il y a de ça, de ces solidarités mystérieuses, évidences rentrées et persévérances au long cours qui nimbent de beauté ceux qui les endurent. On pourrait jeter tout un tas de mots à la tête du film, résilience, identité, trahison, pardon, amour, culpabilité, absence et deuil qu’on n’en aurait rien dit – même si cela réactivera probablement des émotions diffuses chez ceux qui ont pris le temps de le vivre dans une salle.

Trois heures, c’est à la fois très long et très court pour narrer trois décennies et deux familles, intriquées depuis la naissance simultanée de leurs fils. Je ne suis pas bien sûre duquel meurt au début du film, ou plutôt, je vois bien quel enfant mais je ne suis plus sûre de quelle famille, et le film n’aide pas : les scènes se succèdent sans que les retours en arrière ou les ellipses temporelles soient signalés comme tels. Le scénario joue en outre de la confusion sur l’identité de l’enfant devenu grand : est-ce le même qu’on a vu enfant – auquel cas c’est l’autre famille qui a vécu le deuil, et celle-ci ne souffre pas de l’absence mais de culpabilité ? Ou est-ce un enfant adopté, voire l’autre enfant échangé ? « Ce n’est pas notre Xingxings » : les parents ne reconnaissent-ils plus l’enfant qu’ils ont éduqué ou n’est-ce vraiment pas leur enfant biologique ? J’aurais aimé appuyer sur pause et rembobiner jusqu’à la scène qui aurait dissipé une partie de mes interrogations : revoir quel couple, à l’hôpital, s’évanouissait flou à l’arrière-plan sur la mort de leur enfant ; quel couple, au premier plan, s’arrêtait à distance du chagrin de leurs voisins. Évidemment, c’était impossible : j’ai bien mis la moitié du film (soit une heure et demie, tout de même) avant d’arrêter mon interprétation, définitivement confirmée dans le dernier tiers. La lenteur des plans, soudain vidés des mille hypothèses contradictoires testées à toute allure en essayant de ne louper aucun nouvel élément (et en revoyant tout à chaque instant à la lumière de celui-ci), la lenteur s’est alors mise à surgir comme telle, et il m’a fallu un temps de réadaptation : poursuivre était-il vraiment nécessaire ? On se rend compte à la fin que ça l’était : il fallait boucler la boucle, revenir à l’origine des cheveux blancs, pour que le destin se referme et que la vie se rouvre aux possibles, à une continuité qui ne soit plus simplement endurance. Sourire enfin : « après tout, on a encore peur de mourir ». Encore quelque chose à vivre.

Je promets d’être sage, de Ronan Le Page

Après les faussaires de Manhattan, voici les faussaires du musée de Dijon. Le drame l’a entièrement cédé à la comédie, et l’on s’amuse ce qu’il faut en compagnie de Léa Drucker (j’aime beaucoup la palette expressive de son visage) et Pio Marmaï (abonné à la même partition que Hugh Grant, dont il constituerait un équivalent latin : le mec perpétuellement étonné qui s’en prend conséquemment plein la tronche ; loose ou bonheur incongru, tout lui tombe toujours dessus, et ça patauge, pour notre plus grand plaisir)(ou presque, mon plus grand plaisir restant attaché au charme britannique).

Après les faussaires de Manhattan, voici les faussaires du musée de Dijon. Le drame l’a entièrement cédé à la comédie, et l’on s’amuse ce qu’il faut en compagnie de Léa Drucker (j’aime beaucoup la palette expressive de son visage) et Pio Marmaï (abonné à la même partition que Hugh Grant, dont il constituerait un équivalent latin : le mec perpétuellement étonné qui s’en prend conséquemment plein la tronche ; loose ou bonheur incongru, tout lui tombe toujours dessus, et ça patauge, pour notre plus grand plaisir)(ou presque, mon plus grand plaisir restant attaché au charme britannique).

La Vie scolaire, de Grand Corps malade et Mehdi Idir

Oh la blessure… s’exclament élèves comme profs lorsqu’une remarque atteint de plein fouet l’un de leur pair – manifestement l’équivalent de « cassé » pour la génération post-Brice de Nice : le parler jeune vieillit vite. Grand Corps Malade et Medhi Idir sont manifestement sans âge : ça vanne jeune et juste, sans que ça se veuille jeune et que ça fasse vieux ; mieux encore : la vanne vaut répartie. Le mélange des niveaux de langue est formel, le monde des adultes se reflète dans celui des ados dont ils ont la charge ; tout le monde en prend pour son grade – à un rythme tel qu’on n’a plus le temps de compter les doigts de nez ou d’honneur au politiquement correct. Le casting dépote, à la mesure des répliques. Après Les Patients, La Vie scolaire confirme le tandem Grand Corps Malade et Medhi Idir comme excellents réalisateurs de comédies sarcastiques, option vanne-slam.

Mention spéciale pour le générique, qui fait défiler les noms en chair et en os, en vignettes animées façon photos de classe : on retrouve les acteurs, évidemment, mais aussi les équipes techniques, des électriciens aux post-productrices (avec leur banderole « On verra ça en post-prod » parce qu’il n’est jamais trop tard pour vanner).

Ciné de juillet, 2019

Nouveau format de chroniquette ciné en test, en espérant que ce soit moins chronophage mais quand même sympa à lire. Dites-moi ce que vous en pensez. 🙂

The White Crow

C’est parti pour un Tutotal balletomane :

  • + 10 points pour avoir réalisé un film sur Noureev, quel qu’il soit.
  • + 10 points pour avoir embauché Oleg Ivenko, un vrai danseur qui, de surcroît, a la façon de danser un peu bourrine qu’on peut voir les vidéos de Noureev.
  • ni plus ni moins 0 point pour avoir inclus Sergueï Polunin, que je n’ai même pas reconnu (à l’annonce de sa participation, je pensais qu’il aurait le rôle-titre, mais le réalisateur n’est pas fou, il a parié sur un cheval moins instable).
  • + 5 points pour les parrallèles entre des moments de la vie du danseur et des œuvres d’art, celles-ci faisant loupe pour appréhender ceux-là.
  • – 7 points pour ne pas avoir filmé les corps dansant de la même manière, avec autant de force et de sensibilité.
  • + 5 points pour le gamin casté comme version miniature de Rudolph : même muet, il crève l’écran de son incroyable regard.
  • – 8 points pour le manque de fougue. La scène de la défection montre clairement le parti pris de la reconstitution sur celui de la légende (point de « I chose liberty ») ; il n’empêche : Noureev en jeune premier caractériel, mais encore timoré, ça fait tout drôle. Et Tutotal a raison : c’est zarb, à la longue, l’intensité émotionnelle qui passe principalement par les narines gonflées (une fois que vous l’avez remarqué, vous ne pouvez plus ne pas le voir).
  • – 10 points pour le manque de rythme : c’est LE gros défaut du film. Peut-être aurait-il fallu élargir le spectre temporel et brosser à plus grands traits.
  • + 10 points pour Raphaël Personnaz dans le rôle de Pierre Lacotte qui n’a jamais été aussi sexy OMG. J’ai été en pleine dissonance cognitive à chacune de ses apparitions.

Ce qui nous fait un total de 15 points. Ah oui, j’ai oublié le regard inénarablement triste de Ralph Fiennes lui-même en professeur de danse, mais j’ai la flemme de revoir mon barème.

La Femme de mon frère

– Pourquoi tout le monde demande à tout le monde s’ils veulent des enfants ? Comme si on était en pénurie d’êtres humains.

Je pensais aller voir une comédie, canadienne-déjantée-indé sûrement, mais une comédie. Or le rythme est formel : ce n’en est pas une. Qu’est-ce au juste alors ? Probablement un mélodrame, mais qui se traîne des airs de comédie ratée pendant un bon moment – jusqu’à ce que la comédie ratée devienne une manière plutôt réussie de traduire l’ornière d’auto-détestation dans laquelle est tombée notre anti-héroïne, thésarde sans boulot dans une relation fusionnelle avec son frère, qui l’abandonne en tombant amoureux. On nage en plein akward, et Sophia n’est pas Bridget Jones : ce n’est pas une femme banale et sympa à la maladresse drôle ou attendrissante, à laquelle on s’identifie volontiers, mais une fille brillante et exécrable, l’incarnation de l’anti-grâce, dans son comportement envers les autres, sur qui elle reporte son mal-être, comme dans les traits de son visage perpétuellement défait. Le film a beau sonner juste, et beau sur la fin*, il n’en reste pas moins ingrat pour le spectateur, qui ne sait pas trop quoi faire des blagues nulles entre frangins et a du mal à encaisser le rythme de montage hyper saccadé redoublant les engueulades familiales. Bref, le spectateur est comme la femme de son frère : l’invité qui ne sait pas trop où se mettre.

*Quelques jours plus tard, j’ai eu envie de me rendre au parc de Vincennes et c’est en voyant les barques en arrivant que j’ai compris ce qui m’avait attirée inconsciemment.

Yesterday

– Miracles happen.
– Like what?
– Like Benedict Cumberbatch becoming a sex-symbol.

Cette réplique prouve que Yesterday était pour moi, même si je connais au final mal les chansons de Beatles. Peu importe, il y a les yeux éberlués de Himesh Patel, les expressions chewing-humées en sourire de Lily James (il a fallu attendre le générique pour que je retrouve où je l’avais déjà vu : dans Downtown Abbey !), dans un scénario ce qu’il faut de farfelu, bien manigancé : un parfait feel-good movie, où tout le monde retombe sur ses pieds (« I always knew I was second ; this is not a bad place to be » – mon petit cœur a fondu de sympathie). Puis, mine de rien, ça rappelle que, même si on a tendance à confondre les deux termes, la réussite d’une vie ne se mesure pas nécessairement à son succès (et ne se limite pas non plus à une relation amoureuse).

Yuli

C’est le mois des biopic de danseurs ! Après l’histoire de Rudolph Noureev, voilà celle de Carlos Accosta : je savais que la star cubaine du Royal Ballet venait des quartiers pauvres ; ce que je ne savais pas, en revanche, c’est qu’il n’avait, enfant, aucune envie de faire de la danse. Genre aucune : le môme se fait la malle dès qu’il peut, et c’est le père qui vient le raccrocher à la barre – non sans quelques menaces et violences au passage. Pour ce père peut-être plus soucieux plus qu’aimant, la danse représente pour son fils surdoué une porte de sortie inespérée. Pour le fils, c’est « un truc de pédé » qui le coupe de ses copains puis de sa famille, un exil que ceux qui l’envient ne comprennent pas comme tel : quand tous veulent fuir Cuba, Yuli est le seul à vouloir y revenir.

Prenant le contrepied des destins dansés, Yuli est le film de l’anti-vocation. C’est à peine l’histoire de Carlos le danseur : davantage celle de l’artiste qui s’est construit sur un déchirement, et a eu la force de ne pas nourrir de rancœur à l’encontre d’un art qui l’a déraciné – mieux : qui a fini par l’embrasser pour mieux se retrouver.

Wild Rose

I wanted you to takes your responsabilities. I never meant to take away your hope.

La magie du cinéma, c’est de réussir, en te racontant une histoire, à te faire apprécier une musique qu’a priori tu détestais. De la country, je n’entendais que l’harmonica et les bottes de western ; pour Rose-Lynn, c’est three chords and the truth, et je me suis laissée emporter par le visage et la voix de son actrice (non sans avoir copieusement recours aux sous-titres, parce que l’anglais des classes populaires avec l’accent de Glasgow, comment dire). J’ai été touchée par cette jeune femme qui se débat pour donner une forme à sa vie au détriment de ses deux enfants, qu’elle a eu trop tôt et qui, sans père, ne peuvent compter que sur leur grand-mère pour un minimum d’affection et d’organisation. Une fois n’est pas coutume, je n’ai pas pris spontanément partie pour les enfants lésés, je ne suis pas intérieurement scandalisée de ce que leur mère leur fait subir : certes, Rose-Lynn a quelque chose de la midinette irresponsable qui cherche la gloire en délaissant ses enfants, mais c’est aussi une femme qui cherche à exister sans se laisser définir par son passé ni s’effacer devant son futur, des enfants auxquels elle passerait le relai d’une vie non vécue. Malgré ses manquements impardonnables, ses promesses non tenues, ses manières de charretier et sa vulgarité, qui font de Rose-Lynn la Tonya Harding de la country, on sent que la seule la musique la fait vivre (cette scène où elle remonte sur scène pour la première fois depuis sa sortie de prison…). L’en priver, c’est l’éteindre, en témoigne cette fête d’anniversaire où son fils lui demande quel vœu elle a fait en soufflant ses bougies : avec un sourire résigné à fendre le cœur d’une pierre, elle avoue n’en avoir fait aucun et le lui cède ; elle n’en a plus l’usage. Pendant la majeure partie du film, on pense sincèrement que c’est elle ou les enfants, que tous n’auront pas leur chance – jusqu’à ce que la grand-mère, rassurée que sa fille assume enfin son rôle de mère en redevienne une, elle aussi, et c’est là, cette phrase : I wanted you to takes your responsabilities. I never meant to take away your hope.

Werk ohne Autor

Ich mache es, weil ich es kann.
(« Je le fais parce que je peux le faire. »)

Alles, was wahr ist, ist schön.
(« Tout ce qui est vrai est beau. »)

Chroniquette pas -ette ici.

(C’est entièrement râpé pour le nouveau format express des chroniquettes ; je ne suis pas prête de me faire embaucher par Illimité pour les entrefilets.)

Werk ohne Autor

Attention, des éléments essentiels à l’intrigue figurent dans cette chroniquette de L’œuvre sans auteur – si vous êtes sensible aux spoilers, allez directement voir le film.

Dans une scène qui vaut déjà à elle seule d’aller voir le film, la jeune tante du personnage principal fait une requête aux chauffeurs de bus en arrivant au dépôt, puis se place au milieu des véhicules qui dessinent un demi-cercle autour d’elle : un à un, les chauffeurs se mettent à appuyer sans discontinuer sur le klaxon, chacun se faisant entendre en propre avant de se rajouter aux autres et d’inonder la jeune femme de ces phares sonores, dans une cacophonie-harmonie étourdissante. On la sent dans une ivresse folle. Elle ajoute après à l’attention de son jeune neveu Kurt que peindre un tableau qui fasse cette impression-là serait extraordinaire ; c’est ce que cherchent à faire les peintres abstraits qu’ils sont allés voir dans une exposition consacrée aux peintre dégénérés (la bonne ambiance dès l’ouverture du film).

Je ne sais pas si la peinture peut faire cet effet-là, mais le film de Florian Henckel von Donnersmarck (La Vie des autres), sans aucun doute : il nous prend dans un faisceau d’échos, conséquences et contingence étourdissant, superposant l’histoire individuelle et familiale à l’histoire d’un pays, représentées dans l’histoire de l’art. Il y a des regards de folie : celui d’Elizabeth, la tante de Kurt, internée par un médecin nazi ; celui de son cadavre dans la salle de bain / chambre à gaz ; le regard de Kurt, transporté, lorsqu’il entend à son tour la dépendance des choses et des êtres comme harmonie universelle, dix ans après sa tante émue de la trouver dans une seule note de piano, répétée ostinato ; celui d’Ellie, enfin, qui rappelle à Kurt sa tante, et transporte toute l’harmonie dans cet être qu’il aime désormais, sans savoir que le père de celle-ci est précisément le médecin qui a condamné sa tante. On sent une force de vie incroyable émaner de ces regards qui aimantent les nôtres, confondant la folie telle que stigmatisée par le corps médical (SS) avec une ivresse des sens, une lucidité qui vous livreF le monde par intuition.

Le scénariste-réalisateur se garde bien de transformer les échos en destins héréditaires. Ça, c’est le point de vue du médecin nazi, qui ne veut pas du « patrimoine héréditaire » de Kurt pour sa fille. Florian Henckel von Donnersmarck se fait un plaisir d’en prendre le contrepied : alors que le père de Kurt sombre dans la dépression, réduit qu’il se trouve à nettoyer des escaliers pour son adhésion de convenance au parti nazi (comme les trois-quarts du corps enseignant, souligne-t-il, lui qui voulait avant tout protéger sa famille), le même métier exercé par Kart pour gagner sa vie pendant qu’il se cherche comme artiste (un emploi dégoté par le beau-père, en toute délicatesse) finit en tranche de rigolade avec ses copains artistes, qui dessinent dans la poussière et font du Pollock avec la mousse du savon. De même, si les points communs entre tante et neveu sont nombreux, cultivés par le réalisateur pour souligner leur sensibilité au monde similaire, Kurt n’hérite pas du même déséquilibre mental, et redirige l’ivresse du monde dans la création artistique. Ou du moins, essaye-t-il.

Il faut avoir le cœur bien accroché quand on veut être artiste à cette époque-là en Allemagne : après que l’art moderne a été qualifié de dégénéré par les nazis, les communistes cherchent à le corseter dans la doctrine du réalisme socialiste. Kurt étouffe dans ce formalisme totalitaire et rêve de peindre pour de vrai, à l’Ouest. Mais savoir ce que l’on ne veut pas ne suffit pas à savoir ce que l’on veut, et la liberté tant espérée se confond à l’arrivée avec l’errance : Kurt bloque devant ses toiles vides – blanc sur blanc, ironise le beau-père.

Toute sa génération d’artiste est plus ou moins comme lui et ne sait pas quoi faire – pour faire nouveau ou attirer l’attention : la visite de l’école d’art où il souhaite s’inscrire est croquignolesque. Il faut du temps et de l’instinct pour distinguer ce qui relève de l’escroquerie et de la démarche authentique. Parfois, ce n’est pas même visible dans l’œuvre elle-même, seulement dans son histoire (le film nous en fait la démonstration avec le professeur), qu’il faudra apprendre à distinguer de la justification fumeuse a posteriori (là encore, une réjouissante démonstration avec l’étudiant mystifiant son papier peint). Lorsque Kurt finit enfin par trouver sa voie, « l’idée » après laquelle son pote d’atelier le faisait courir s’efface derrière le style. Il n’y a pas de truc, seulement la répétition d’une manière de faire, à travers laquelle Kurt rend le monde tel qu’il en est traversé. L’œuvre sans auteur, c’est probablement celle-ci, bien davantage encore que les fresques socialistes où le collectif devait l’emporter sur l’individu, et faire taire les « ich, ich, ich » qui irritaient tant le professeur.

L’œuvre sans auteur, ce sont les photographies en noir et blanc que Kurt peint en niveau de gris, avant de les filer-flouter avec un pinceau sec, reproduisant la vision qu’il adoptait enfant pour continuer à regarder ce qui était insoutenable, et honorer l’injonction de sa tante à ne pas détourner le regard, ni de l’horreur ni de la nudité : regarde, regarde, tout ce qui est vrai est beau.

L’œuvre sans auteur, c’est aussi la vie de Kurt et de ceux qui l’entourent, des vies négociées dans un contexte historique donné, où le libre-arbitre se retrouve avec un jeu d’action limité – assez pour tordre le cou au déterminisme, trop peu pour ne pas être rattrapé par le sens du destin. Dans les expérimentations de Kurt, le visage de son beau-père se retrouve mêlé sur la toile au sourire de celle qu’il a tuée et de sa fille, pêle-mêle qui sonne le principal incriminé ; il bafouille et titube sous les coups de klaxons qu’il est seul cette fois-ci à entendre, l’harmonie émanant du tableau ne résonnant comme signal d’alarme que pour lui seul.

L’œuvre sans auteur, enfin, de manière anecdotique ou essentielle, c’est celle de Gerhard Richter, grand absent des noms de peintre au générique. Les photos peintes par Kurt sont pourtant ses tableaux, peints après être passé à l’Ouest à la même période. Sans doute a-t-il réussi là un joli tour de disparition qui le fait transparaître, comme transparaît quelque chose (intensité, humanité, sensibilité, individualité ?) dans les images reproduites pour elles-mêmes et non pour leur contenu, n’a-t-il de cesse de rappeler, mais pas choisies au hasard non plus… Des choses qui vous touchent sans que vous sachiez nécessairement pourquoi – et voilà l’instinct du peintre éclairé par le génie du scénario, toute les histoires, individuelles, sociales et artistiques, ramassées, tenues par la nécessité. Pas de doute, c’est une œuvre, et elle a un auteur : Florian Henckel von Donnersmarck.

Avengers 3 (plus ou moins)

Après Avengers et Avengers 2: Age of Ultron de Joss Whedon, jamais deux sans trois, j’accompagne Palpatine voir Avengers: the Endgame. J’ai loupé le précédent volet, mais c’est un détail : Palpatine propose de me briefer. Une fois calés dans nos fauteuils, je me concentre par-dessus mon cookie pour intégrer le résumé du premier épisode. Et pourtant, c’est un cookie-brownie : c’est dire si je suis pleine de bonne volonté, et concentrée genre je vais débarquer en pleine trilogie wagnérienne.

Un super-méchant a volé des pierres, grâce auxquelles il a acquis un pouvoir qui lui a permis d’éradiquer la moitié de l’humanité.

J’acquiesce la bouche pleine : jusque-là, je suis. Ok, et ?
Et rien, c’est le résumé complet.

Ouais.

Je ne vous cache pas que j’aurais pu faire bon usage d’un trombinoscope à la fin, lorsque des super-héros inconnus au bataillon déboulent de tous les coins de l’univers, et j’ai été frustrée d’une blague, mais sinon, j’ai suivi sans problème et même kiffé. Évidemment, il y a les blagues pourries et le cookie-brownie, ça aide. Mais même les motivations du méchant sont assez cool : en éradiquant la moitié de la population, il soulageait un peu la planète Terre. L’épuration pifomètrique manquait sans doute de discernement, mais pas plus qu’une épidémie de peste… On a les moyens de régulation de la surpopulation qu’on peut, hein.

Puis les superhéros veulent ressusciter la moitié de l’humanité en retournant dans le passé, et il n’y a rien de tel qu’un petit paradoxe temporel. Même si le nouveau paradoxe, c’est qu’il n’y en a plus : on ne modifie pas le futur, on en créé un nouveau ; car le détour par le passé devient le futur du présent. Le pouvoir des pierres doit permettre de réunifier les branches temporelles afin que le cours parallèle des choses devienne le seul, et qu’aucune réalité alternative ne revienne foutre le bordel un jour ou l’autre. Je ne suis pas certaine d’avoir bien suivi ce passage, mais je fais confiance aux plombiers spacio-temporels pour éviter toute fuite fâcheuse.

<spoiler alert> Pour que la ressuscitation de la moitié de l’humanité ne paraisse pas trop gros (ce Jésus, quel petit joueur), on exige un sacrifice, tout de même. La Veuve noire et Œil de Faucon rivalisent de force et de noblesse d’âme pour se sacrifier et sauver l’autre (et l’humanité). Quand on retrouve Scarlett Johansson dans une mare de sang, on se dit que c’est un peu misogyne couillon d’avoir zigouillé la seule super-héroïne de l’équipe – mais la voir épargnée comme une princesse en détresse aurait été tout aussi rageant. Moralité : pour éviter tout problème de représentativité, il faut plus qu’une seule femme – l’unicité a trop vite fait d’en faire un symbole univoque. Et à ce niveau, il semblerait qu’il y ait davantage à explorer du côté des teams d’autres univers – ce qui tombe à pic, le récit de cette team-ci se trouvant garroté.


La Lutte des classes

La bande-annonce et le titre de La Lutte des classes laissaient imaginer un traitement assez dual du sujet, et je craignais autant que les relents de racisme ou de xénophobie (sous couvert d’humour) que le bon sentiment qui enfonce les portes ouvertes (les riches vs les pauvres ; les cathos coinços vs les athées délurés…). Ni l’un ni l’autre : le terrain casse-gueule de la mixité sociale, sur lequel la bande-annonce s’avance à juste titre avec précaution, devient un terrain de jeu pour Michel Leclerc, qui signe là une comédie très réussie avec Leïla Bekhti et Édouard Baer.

Le film ne tait rien et tout y passe : la cruauté des gamins reflétant celles des adultes dans la cour de récré ; la gêne de se trouver en minorité ethnique à la sortie de l’école* ; les profs pris en étau entre la réalité du terrain et le politiquement correct de l’Éducation nationale (« rangez vos outils scripteurs, les enfants ») ; la discrimination positive qui se vit encore comme discrimination au boulot ; ou encore l’absurdité de certains préceptes religieux. Pas de jaloux, il y en a pour tout le monde : pour le voisin juif qui refuse de déplacer sa voiture qui bloque le portail parce que Shabbat a commencé depuis cinq minutes ; le gamin musulman qui fait peur à son camarade athée en lui assurant qu’incroyant, il ira en enfer ; et ledit gamin qui plonge dans un aquarium géant pour s’auto-baptiser chrétien. Aucun prosélytisme athée pour autant : les croyances laïques des bobos ne sont pas épargnées, leurs beaux idéaux républicains soumis à la question. La bien-pensance n’ajouterait-elle pas de l’huile sur le feu, en s’interdisant de nommer toute différence ?

Le réalisateur n’adopte durablement aucun point de vue, duquel il tournerait en dérision un point de vue adverse. Le gamin exclu par le groupe de petits gars auquel il pensait appartenir se met lui-même à exclure les filles qui voudraient se joindre à eux lorsqu’il est réintégré. La femme voilée que la famille athée pense aliénée leur renvoie leur idéal de libération par le travail comme un cache-sexe occidental, et mène son mari à la baguette pendant toute la conversation. Même la mère du protagoniste, qui symbolise un juste milieu de part ses origines et sa situation sociale (elle connait toutes les femmes musulmanes du quartier, où elle a grandi, et s’en distingue en étant devenue avocate et athée), finit par perdre les pédales et gifler un môme qui s’en prend à son fils (élevé avec un bourgeois punk comme père). Ce dernier est le sosie râleur** de Palpatine : autant vous dire que j’ai partagé à fond et les moues exaspérées du personnage de Leïla Bekhti et les pulsions bécot pour cet hurluberlu qui ne croit en rien, n’aime rien, et se montre souvent désobligeant – au point qu’on en oublie parfois qu’il n’aime rien, mais pas personne.

Pas de langue de bois donc, mais pas non plus de langue de pute : l’opinion se moquant d’une autre est elle-même moquée, dans un retournement incessant qui donne à la comédie son rythme effréné et son ton, étonnamment respectueux dans l’impertinence. Lorsque le mépris pointe le bout du nez (aviné), il est explicitement condamné, et la dignité des personnes visées est promptement restaurée. Rien n’étant plus tabou, tout s’ouvre à la contradiction. Énoncer le problème amorce son dénouement : le vivre-ensemble n’est pas un nom mais un verbe, il faut vivre, ensemble. Et nommer la différence pour l’accepter, plutôt que d’essayer de la gommer en la passant sous silence. En résumé : La Lutte des classes est une marrade d’utilité publique.


*Les premières fois où je suis allée en cours à Villetaneuse, cela m’a fait bizarre de me retrouver parmi les rares Blancs de la navette pour la fac. C’était un peu un monde parallèle, avec Gazelle placé devant Elle au Relay de la gare, et les sandwichs du Crous à la dinde (j’avais trouvé ça follement original par rapport au jambon, avant de me frapper le crâne et de faire le lien avec l’interdiction de manger du porc). Au bout de quelques semaines, c’est le retour à Paris intra-muros qui s’est mis à faire bizarre : soudain, il n’y avait plus que des Blancs, et c’était le manque de mélange que je me mettais à percevoir comme malsain.

** « Quand les personnages sont aussi revendicatifs que [celui d’Édouard Baer] », explique le réalisateur dans une interview pour Illimité, « il peut y avoir un risque d’antipathie auprès du public, il faut donc s’assurer que l’acteur qui le joue ait une très forte cote de sympathie auprès du public ».

Une dernière citation de la même interview pour la route : « Peu m’importe la sensibilité politique de mes personnages tant qu’ils y croient et que c’est important pour eux. Je tiens à ne pas être manichéen, vraiment. Le gros problème dans la militance politique, c’est le désir de neutraliser l’adversaire. »