Sae, Fabien, Maria et George

Séance publique à l’amphitéâtre Bastille. Maria Calegari, répétitrice du Balanchine trust et boucles d’oreilles qui tintent dans le micro, fait travailler Mozartiana à Sae Eun Park et Fabien Révillon. Après chaque passage, elle marque la chorégraphie pour la dérouler et retrouver ce qu’elle voulait corriger : chaque mouvement remémoré ou presque est ponctué d’un beautiful, that was beautiful, very beautiful port de bras, that was gorgeous… Il s’agit peut-être seulement d’emphase anglo-saxonne, mais je préfère y voir la marque d’une artiste bienveillante qui sait apprécier les autres – même si je ne suis pas une inconditionnelle de Sae Eun Park. Dans certains passages, notamment les menés en arrière avec un port de bras qui ressemble à un baiser que l’on envoie ou à un souvenir que l’on éloigne, la danseuse irradie d’une beauté lunaire – très intériorisée, très orientale, rappelle Palpatine. Dès que la chorégraphie quitte le registre de l’adage, cependant, Sae Eun Park redevient une élève certes incroyablement douée (lorsque son partenaire tarde à venir la seconder, Maria Calegari remarque qu’elle pourrait presque faire le mouvement seule – dancers are strong here…), mais surtout appliquée, à qui l’on répète à loisir de faire plus grand, de voyager plus, more, more, more… Apparemment, Balanchine n’avait que ce mot à la bouche ; rien n’était jamais trop pour lui, contrairement à Jérôme Robbins, qui réclamait toujours less pour rester dans le diaphane, dans le sublime. Du coup, force est d’avouer que Sae Eun Park fait figure d’erreur de casting, surtout aux côtés d’un Fabien Révillon qui a le sens de l’éclate communicatif dans sa gigue, délicieuse de second degré. Oui, une gigue à côté d’un truc romantique… Balanchine will be Balanchine.

Compte-rendu plus complet avec des photos chez Ballet & Cie.

 

La fabrique des tutus

L’atelier costume de l’Opéra de Paris est réparti en deux sites : à Bastille, le lyrique ; à Garnier, le ballet. Autant dire que je suis doublement ravie de me faufiler à l’entrée des artistes de la rue Gluck pour participer à la visite organisée par l’Arop. Elle commence dans l’atelier principal, consacré au flou, i.e. aux tutus et aux robes des filles. La distinction entre flou et tailleur me rappelle ce documentaire sur Dior : on retrouve à l’Opéra la même exigence, les mêmes noms (trainent quelques tutus dessinés par Lagerfeld) et… les mêmes boîtes de bonbons que dans la haute couture – Haribo pour la première d’atelier chez Dior, Quality Street à Garnier, reconvertis en boîtes à épingles.

La différence d’espace frappe entre l’atelier flou (spacieux et assez haut de plafond pour y suspendre des tutus sans s’y cogner) et l’atelier tailleurs, un long couloir étroit : je ne sais si cela relève d’une raison pratique (les tutus sont encombrants) ou si cela reflète le prestige rattaché au vêtement emblème du ballet. Encore faut-il voir que le costume ne se limite pas au vêtement : une mezzanine est consacrée à la confection des coiffes, et un autre atelier, plus loin, s’occupe des costumes-décors. On y modèle-sculpte-soude-teinte-bidouille des diadèmes, des masques ou des costumes gigantesques, tels que les jouets du Casse-Noisette mis en scène par Tcherniakov. On apprend ainsi que la tête de la poupée a été modelée en terre à petite échelle, puis moulée ; le moulage a ensuite été découpé et ses différentes parties agrandies pour fabriquer la tête finale… On sent dans la voix de notre guide que ces costumes n’ont pas été une mince affaire, surtout lorsqu’il ajoute que, pour que les danseurs ne se sentent pas mal là-dessous, il y avait une gourde intégrée !

Une fois les costumes créés, il faut encore les rassembler avant les productions (dans la centrale costume, lieu mythique aux boiseries défraichies), les mettre dans les loges et aider les danseurs à les enfiler (c’est le rôle des habilleuses), les récupérer à la fin d’une série pour les envoyer à la laverie, au pressing ou les passer à l’ozone entre deux représentations (cela ne lave pas mais détruit les bactéries, donc les odeurs, ce qui est tout de même plus sympathique lorsque les costumes sont partagés entre plusieurs membres du corps de ballet), et les stocker (en dehors de Paris, chez un prestataire). Les reprises ne sont pas non plus de tout repos, car les costumes doivent être rafraîchis, raccommodés et, selon les distributions, certaines pièces refabriquées. Comme les essayages ne peuvent pas durer des heures et des heures, les couturières travaillent avec des mannequins créés par une société spécialisée dans les prothèses, qui a numérisé toute la troupe et identifié une dizaine de morphotypes. Les prototypes étaient trop réalistes, se rappelle notre guide, on était gêné par les omoplates trop saillantes, on n’avait pas besoin de tout ça, de tous ces détails (par la suite aplanis).

Même si on apprend que les tutus plateaux sont composés de 11 couches de tulle tenues ensemble par des bagues (des points assez larges pour y passer le doigt), les gestes et techniques des différents métiers ne sont pas vraiment abordés. Mais rien que la gestion du service laisse entrevoir la quantité de travail à fournir, que l’on n’imaginait pas. « Si on ne s’en rend pas compte, c’est que c’est réussi », se félicite notre guide. On sent la fierté (combien légitime !) d’appartenir à cette maison.

 

Chaque costume ou presque est l’occasion d’une anecdote à raconter – visite garantie non rabâchée. Dans l’atelier couture, ce sont les robes roses de la valse du lac, au premier acte, qui ont besoin d’être rafraîchies et… rallongées. Les robes sont toujours coupées sur les danseuses pour être toutes à la même distance du sol, peu importe la taille des danseuses. Cette recherche d’harmonie fait que distribution après distributions, les robes raccourcissent ; arrive inévitablement un jour où il faut en refaire le bas…

Dans la centrale costume, on tombe sur un pourpoint plus sombre que les autres : Benjamin Pech souhaitait une teinte plus sombre, pour affiner la silhouette (le blanc, c’est l’horreur, ajoute-t-il en désignant du menton les piles de tutus blancs qui attendent le défilé). Du coup, ils ont tenté une teinture du costume fini, avec les broderies et tout, sans trop savoir ce que cela allait donner. Finalement, c’est plutôt bien passer, conclut-il avec soulagement. Autre sujet d’inquiétude : les mites. Les costumes sont traités avec des produits anti-mites, mais « quand on en voit passer une, c’est alerte à Malibu ».

Sur le point de sortir et de faire à nouveau retentir le ding dong qui accueille chaque visiteur à la centrale, on découvre des encoches dans le dos de la sylphide soliste. Elles servent à accrocher le mécanisme qui fait tomber les ailes à la fin du ballet ; aux premières répétitions, nous confie notre guide, c’est toujours l’affolement, cela ne marche jamais…

Dernier trip Sylphide dans la salle des costumes-décors. Notre guide soulève un cadre imprimé tartan et nous explique que, si la plupart des costumes tartan sont en lainage tissé, celui d’Effie, qui danse plus que le corps de ballet, est en taffetas et qu’il a donc fallu sérigraphier le motif sur le tissu. Ils se sont ensuite dit que cela ne serait pas plus mal de faire la même chose pour les slips, jusque là en lainage (l’angoisse). Finis les fantasmes, James n’est définitivement pas nu sous son kilt.

 

Clairement, la visite est plus amusante et émouvante quand les spectacles et les noms des danseurs nous sont familiers. Point people devant les listes de mensurations (taille, tour de taille, mais aussi de tête, avec un vieux document où figure Delphine Moussin) : Lucy Fenwick est de loin la plus grande, mais celle que je pensais immense ne mesure en réalité qu’un centimètre de plus que moi : 179 cm, donc.

Il y a une véritable poésie de l’étiquette : partout, les noms des ballets, sur les boîtes des accessoires, sur les étagères des pots de teinture ; les noms des danseurs écrits au feutre et épinglés aux tutus, aux gilets, pré-imprimés sur des étiquettes en papier pour être attachées aux cintres ou sur des rubans pour être cousus à l’intérieur des vêtements, comme lorsque les enfants partent en colonie de vacances.

On cherche nos chouchous, en se retenant de sniffer leurs chemises ; on fait des plans sur la comète des prochaines distributions ; bref, on parcourt ces noms d’autant plus sacrés qu’ils sont ici banalement épinglés sur des étoffes qui ont touché leur peau – autant dire des reliques. Au début, on ne touche à rien, on a peur de déranger, peur d’abîmer. Puis on se rend compte que c’est surtout une peur de profaner ou pire, d’idolâtrer : les danseurs, eux, bougent et suent dans ces costumes ; les effleurer du bout des doigts ou du revers de la main ne les abimera pas. Alors comme des gamins au sortir du berceau, on se met à toucher les différentes matières, le tulle, le tissu vaporeux des jupes des sylphides, les perles dodues sur les manches, le rugueux des tartans, l’étonnante souplesse-rigidité des baleines, rangées par taille et numérotées comme des clés à molette sur l’établi d’un mécanicien… Mais rien n’y fait : les reliques restent sacrées. Et c’est peut-être mieux comme ça – le signe que ça nous fait rêver.

 

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Premières facettes de Crystal Pite

Les répétitions publiques sui se tiennent à l’amphithéâtre Bastille sont généralement un beau moment humain. Et lorsque, comme c’était mon cas samedi, on ne connaît pas la chorégraphe, c’est l’occasion de se faire une idée de son style, avant le spectacle. J’ai découvert une femme d’une beauté assez incroyable – perception d’où n’est peut-être pas absente un certain cratylisme : mais comment faire abstraction d’un tel nom, Crystal Pite ? Survêtement, chignon éméché, la chorégraphe hausse souvent les épaules et les garde haussées quelques secondes, le regard vif et la tête rentrée, comme si elle voulait se faire toute petite, petite fille, femme pleine d’humilité et d’humanité.

Même si la chorégraphie du passage proposé est déjà élaborée, c’est une vraie séance de travail à laquelle on assiste : Crystal Pite ne se contente pas de passer le vernis, comme c’est souvent le cas dans ces répétitions publiques, mais modèle encore les mouvements sur ses interprètes. Rien de brillant, donc ; c’est anti-spectaculaire au possible, un travail lent, patient, accompagné d’un flot quasi ininterrompu de paroles pour désigner le mouvement dont il est question, guider, préciser, proposer de nouveaux angles (il faut suivre, du coup ! Je ne sais pas si les danseurs ont un très bon niveau d’anglais ou s’ils devinent, l’intuition du corps et de ses difficultés aidant, là où elle veut les mener).

Je découvre un style de danse très fluide, qui augure bien, même si, du coup, j’ai comme souvent du mal à en percevoir la musicalité – fluidité anguille. C’est bien de mon fait : les danseurs, eux, s’émerveillent de la musicalité de la chorégraphe. Peut-être cela vient-il de voir encore et encore un passage sur lequel les danseurs sont encore en train de s’ajuster. Toujours est-il que la musique, un remix de Vivaldi avec une espèce de résonance électro-acoustique, me plaît beaucoup : les airs trop bien connus sont à la fois reconnaissables et méconnaissables, offrant à la chorégraphe davantage de liberté ; elle respire à son aise dans l’espace sonore que la réécriture lui a ménagé.

Grâce au travail décomposé sur des séquences isolées, on découvre la richesse de l’écriture chorégraphique, et je suis presque déçue lorsque les danseurs reprennent à pleine vitesse : j’ai l’impression de perdre quelque chose, de ne pas pouvoir saisir les nuances, de ne pas avoir le temps d’en ressentir la beauté (comme lorsqu’elle glisse sa tête le long de sa jambe à lui, tête de chat, bras d’aigles).

Vincent Chaillet et Ludmilla Pagliero sont des danseurs qui ne m’ont jamais vraiment émue, même si j’apprécie la prestance de celui-là, et que je comprends ce que veut dire le petit rat en parlant de celle-ci comme d’une Rolls Royce (précision du mouvement, incisif, qui rendrait presque son partenaire brouillon par comparaison). Ludmilla Pagliero danse tout comme une Rolls Royce, alors que ce n’est pas toujours la voiture la plus adaptée, pas forcément celle avec laquelle on se sent à l’aise, en tous cas. Elle est l’équivalent artistique de ces personnes que je peux apprécier objectivement mais avec lesquelles, peu importent les circonstances, je ne serai jamais amie, car cela ne résonne pas intimement. Peu importe cependant : l’heure passée en leur compagnie fut fort bonne et la perspective de les voir rejoints en scène par une cinquantaine d’autres danseurs est réjouissante.

 

Style et synthétique

L’American Ballet Theater et La Belle au bois dormant, en voilà, un couple bizarrement assorti ! L’association n’est pas bête, pourtant. La compagnie y gagne un corps de ballet plus entraîné, beaucoup moins brouillon que ce qu’on pouvait craindre, et surtout, surtout, elle s’invente une tradition avec un grand classique (i.e. une valeur sûre) par un chorégraphe de la nouvelle génération (i.e. une nouveauté excitante), qui ne propose pas une relecture moderne du conte mais remonte l’ancien ballet au plus près de Petipa.

Si on voit bien le profit que la compagnie peut tirer de cette association, celui d’Alexei Ratmansky en revanche ne saute pas aux yeux. N’aurait-il pas eu tout intérêt à se lancer dans cette aventure avec une compagnie russe, par exemple, dont le style se coulerait beaucoup mieux dans cette reconstruction de son origine ? Le chorégraphe n’a pas l’air de le penser ; pour lui, l’ABT serait beaucoup plus malléable qu’une compagnie avec une tradition plus ancrée. Déclaration diplomatique d’un chorégraphe résidant reconnaissant ou réelle conviction ? Le maniérisme de ce Petipa retrouvé ne correspond vraiment, vraiment pas à la manière de faire américaine.

On peut voir cela de manière positive : la distance stylistique de Petipa à l’ABT semble ainsi moins temporelle que géographique ; le côté très vivant, très musculaire, des danseurs américains fait paraître la chorégraphie plus exotique qu’exhumée d’un passé qui n’est de toutes façons pas vraiment le leur. On évite ainsi le principal écueil : la reconstruction muséale. Clairement, cette Belle au bois dormant n’est pas une Lacotterie. Elle pêcherait même par excès inverse : dansée par une troupe qui, pour nous autres Européens, incarne la modernité ou qui, à tout le moins, conserve une certaine étrangeté, la chorégraphie fonctionne excessivement comme signe – d’un style passé. C’est exactement comme la petite frange romaine que Roland Barthes remarque sur les « binettes yankee » des acteurs hollywoodiens – une Belle de péplum. La retenue, le travail de la demi-pointe, les lignes pas tout à fait tendues… tout cela fait signe vers une manière de bouger (et de penser) que l’on devine à grand peine à travers ses manifestations extérieures, petits pas plus restitués qu’incorporés.

De sa lecture des « partitions » Stepanov, Alexei Ratmansky nous découvre une technique plus mesurée, où pas mal de pas habituellement sur pointes s’exécutent sur demi-pointes, notamment les déboulés (ce qui n’est pas forcément hyper joli quand la danseuse n’est pas très haute sur la demi-pointe). Les genoux sont moins tirés dans les arabesque (serait-ce de là que viendrait l’attitude à la russe ?), les jambes ne cherchent plus à monter jusqu’aux oreilles (c’est reposant), les tours sont pris au-dessus de la cheville plutôt qu’au niveau du genou (cela paraît déstabilisant) et, peut-être le plus étonnant, on n’attend pas en quatrième derrière pied pointé, mais cassé au niveau de la demi-pointe (la cambrure ainsi obtenue me fait immédiatement penser aux chaussures à talons des courtisans danseurs, que l’on retrouve d’une certaine manière dans les danses de caractère).

L’avantage de cette danse mesurée est qu’elle crée un continuum pantomime-danse. On a moins l’impression que le déroulement de l’histoire s’interrompt brusquement pour laisser place aux variations, et on suit avec plaisir une narration relativement lisible (quand trop souvent, la pantomime réussit à obscurcir une histoire déjà connue…). Mains qui descend ferme le visage de haut en bas : bah alors, tu fais la gueule, beau prince ? Tout est de la danse, tout est potentiellement signifiant, même une simple inclinaison de la tête. C’est délicieusement policé comme un interlude baroque – aussi délicat et apaisant (à petites doses, la musique et la danse baroques me font cet effet-là, en tous cas).

Malheureusement, que la danse soit partout, diffuse, signifie aussi qu’elle n’est nulle part. Le balletomane reste un peu sur sa faim : le prince ne danse quasiment pas et, passé l’adage à la rose du premier acte, il faut attendre les variations du troisième pour ronronner de plaisir avec le duo des chats (un de mes moments préférés, surtout que le costume du chat, très bouffant, est pourvu d’une grande queue qui n’arrête pas de se cogner au tutu blanc – j’ai 5 ans, option gauloiserie) et s’extasier du moment de poésie que nous offre Daniil Simkin dans son oiseau bleu (malgré le costume dans lequel il est engoncé, ses diagonales sont irréelles d’apesanteur ; le public ne retient même pas son souffle, le silence qui flotte est d’enchantement).

Le style d’antan a beau rendre le ballet plus doux, plus humain, La Belle au bois dormant reste un ballet pompeux. Ce n’est pas forcément une critique : dans la production de Noureev que nous sommes habitués à voir, la pompe impressionne, elle en met plein les mirettes. Il faut pour cela les ateliers de costume de l’Opéra un décorum qui tienne le choc. Or, si les décors sont très réussis, les costumes transforment facilement le waaaa initial en eeew. Je ne sais pas ce qui est le pire du tutu-diamant que même Swarovski n’aurait pas osé, des costumes aux grands aplats orange et verts qui vous provoquent une fracture de la rétine au premier acte, des bottines blanches de danseuses de country au troisième, ou des juxtapositions malheureuses (les pages en costume rouge et vert pour encadrer la princesse en tutu bouton-de-rose dégradé, ou encore le prince qui se déplace en redingote rouge aux côtés de la fée lilas). Comme le dit très élégamment Laura Cappelle, « ABT would help its cause by taking a second look at some of the costumes, modelled after a 1921 Ballets Russes production ».

JoPrincesse et moi, pour notre part, avons bien pouffé. Tout cela est intelligent, excessivement intelligent : je ne parviens pas à trouver ce ballet autrement qu’« intéressant » et, au final, il nous aura surtout plu comme occasion de remuscler nos langues de vipère… (Sérieux, les bras riquiquis des danseuses, ce n’est pas possible !)

 

Triple bill transatlantique

La spécialité du New York City Ballet n’étant pas ma tasse de thé (mon energy drink ?), je lorgnais du côté de la nouvelle génération de chorégraphes. Vu l’engouement manifesté par le public parisien pour Balanchine, c’était pour le mieux : la soirée Wheeldon / Ratmansky / Peck est, de tout le festival, la seule pour laquelle j’ai pu avoir une place de dernière minute. Sans compter que cela aura été l’occasion de réviser deux ou trois certitudes…

 

Mélangez les cheveux sauvages de Mon amie Flicka avec la thématique du « Rat des villes, rat des champs » et le kitsch de Western Symphonies sans son humour, et vous obtenez Estancia, le moins bon ballet de Christopher Wheeldon qu’il m’ait été donné de voir. 

Mouvements un peu guindés hauts sur pointes versus ancrés dans le sol avec pliés et dos souples : l’opposition entre gens de la haute et de la campagne fonctionne bien, comme elle fonctionnait dans la Giselle de Mats Ek. Il suffit de remplacer le prince par un salesman en cravate et les paysans par des farmers coiffés de chapeaux de cow boys (tout de même, joli mouvement de bras qui évoque avec poésie le travail aux champs, dans une guirlande de paysannes Arlésienne-spirit).

La bluette entre la fille de la campagne et le garçon de la ville se gate lorsqu’entre en scène le kitsch américain, en la personne de quatre juments (reconnaissables aux pointes) et un étalon (non, je ne dirai rien). Comme si l’académique marron et la mini-selle sur les reins n’étaient pas assez, la fille de la campagne se met à les poursuivre au lasso, bientôt rejointe par le garçon de la ville, qui, après s’être fait traîner par le canasson tel Hector derrière le char d’Achille, finira par prouver sa valeur en matant la bête. Il y a des trouvailles sympathiques, comme les barres de bois (récupérées de Carousel ?) dont les ranchers se servent successivement pour faire un enclos et faire obstacle à la curiosité des gens de la ville, mais globalement, le petit rat avait bien résumé l’affaire avant même qu’elle ne commence : c’est un peu vulgaire.

 

Heureusement, le ballet qui suit confirme une improbable inversion transatlantique de mes goûts : après avoir été déçue (nuit) par mon chorégraphe chouchou (jour), je me surprends à jouir sans retenue (jour) de mon souffre-douleur préféré (nuit). Tout vient à point à qui sait se laisser surprendre : Pictures at an Exhibition m’a éclatée. J’aime déjà beaucoup la musique de Mussorgsky ; couplée à des variations picturales sur un tableau de Kandinsky et à la chorégraphie pleine d’humour de Ratmansky, c’est un pur plaisir.

Avec des chignons de chipie (sur le sommet du crâne) et des costumes mi-robes de plage mi-chemise de nuit, les cinq danseuses ressemblent aux bestioles de The Concert1, papillonnant ici, tenant là un conciliabule, dos courbés, genoux pliés, les ailes vrombissant doigts écartés, pour mieux repartir en battements attitudes, comme des fées écrabouillées dans l’herbier d’un entomologiste. (Pas vraiment capable de retrouver mes spécimens préférés parmi Sterling Hyltin, Lauren Lovette, Sara Mearns et Claire Kretzschmar.)

Les cinq danseurs ne sont pas en reste dans la facétie – coup de cœur pour les gambades d’Amar Ramasar2 alors que, derrière lui, ne reste plus que le pourtour d’un cercle, sorte d’écrou qui me rappelle Piano Concerto n° 1, un des rares Ratmansky que je n’ai pas détesté (sans m’amuser autant qu’ici). Aurais-je trouvé avec l’écrou mon discriminant Ratmansky comme je l’ai trouvé avec les chaussettes pour Balanchine ?

 

Everywhere We Go : Justin Peck. Cette année à Garnier, à Bastille et, donc, au Châtelet. Entre chien et loup était du côté de la poésie, Everywhere We Go retrouve In Creases de celui de la géométrie, avec un décor bunker sans cesse reconfiguré comme un kaléidoscope, grâce à l’action conjuguée des lumières et d’un panneau de formes évidées coulissant. La chorégraphie est à l’image de ce décor : très travaillée, avec des formations sans cesse mouvantes. Le tout à toute allure, dans la joie et la bonne humeur. On n’aurait probablement pas le même résultat sans la formation balanchinienne de la compagnie, ici extrêmement sensible : les danseurs sont comme des poissons dans l’eau – ou plutôt des marins sur l’eau, à en juger par les justaucorps marinières des danseuses3 (il n’y a que des danseuses balanchiniennes pour ne pas donner l’impression de se sentir à poil en justaucorps blanc…).

Everywhere We Go est moins ludique que Pictures at an Exhibition, mais le ballet a le mérite de mettre du monde en scène et à son avantage. L’enthousiasme des danseurs est communicatif, et les applaudissements, conséquemment nourris. Le NYCB a même réussi à rendre Laurent plus balletomane que mélomane le temps d’une soirée !


1
Autre moment très Robbins : les danseurs éparpillés sur la scène, qui contemplent les ronds-étoiles comme dans Dances at a gathering.
2 Danseur sur lequel j’avais déjà flashé il y a… huit ans.
3 Là, encore, je ne serais pas sûre de moi pour désigner la grande perche blonde entrée en scène avec un magnifique tour arabesque, ni l’autre danseuse blonde avec un curieux volume sur le haut de son chignon banane, qui lui donne des faux airs de serveuse dans un motel.