Triple bill et variations

Je ne sais trop quoi penser de Clear, loud, bright, forward, à part que les costumes irisés à écailles d’Iris Van Herpen et les plafonniers façon entrepôts, qui font basculer les lumières, nous plongent dans une atmosphère sous-marine esthétiquement réussie, où les ombres immenses évoquent aussi bien de grandes algues que des silhouettes vaguement menaçantes (les plafonniers me rappellent la scène de l’interrogatoire dans l’adaptation du Procès de Kafka par Orson Wells). Après, pour ce qui est de distinguer les sirènes (que le justaucorps attaché derrière le cou met plus ou moins en valeur) sur le mouvements des ondins (en bleu, presque fondus dans l’absence de décor), c’est une autre histoire. Benjamin Millepied pratique un art du contrepoint fort difficile à suivre avec toutes ses formation asymétriques et simultanées, sans cesse au bord de la dissolution – d’autant plus difficile à suivre que les danseurs ne sont pas toujours ensemble (deux synchro et un en décalé, c’est trop pour faire un canon et trop peu pour un ensemble). On ne peut pas vraiment leur en vouloir : non seulement c’est une avant-première, mais le rapport du chorégraphe à la musique est loin d’être évident. Suite à mes critiques1, JoPrincesse m’a assuré qu’il était musical et, étant donné son expérience musicale et l’absence de la mienne, je suis bien obligée de la croire (et d’abandonner ma condamnation péremptoire qui, quelque part, m’arrangeait bien en me fournissant une position tranchée). Je persiste à penser, cependant, que même si la chorégraphie de Benjamin Millepied tombe juste sur la musique, elle n’a pas cette qualité que j’associe à la musicalité et qui est de jouer avec la musique, en étirant ou contractant le mouvement à la limite de l’arythmie. Il y a bien sûr un rythme indéniable et quelques moments d’adages qui calment le jeu, mais cela manque à mon goût d’accélérations et de ralentis, qualités du mouvement qui l’impriment dans la rétine du spectateur et le lui font ressentir. Il y a de très chouettes trouvailles (un bondage de bras autour de Marion Barbeau et, mon préféré, un poisson inversé où, au lieu de tomber dans le filet de son partenaire, Léonore Baulac plonge et remonte tel un saumon dans ses bras2), mais justement, il y en a trop pour voir quoi que ce soit. Je me demande si Benjamin Millepied ne souffrirait pas du syndrome du jeune chorégraphe sur-enthousiaste, découvert avec Asphodel Meadows de Liam Scarlett, qui consiste à mettre à chaque fois toutes ses idées dans le même ballet. C’est d’autant plus frappant que le Robbins qui suit est très épuré.

L’esthétique d’Opus 19 / The Dreamerm’a rappelé le Violon Concerto de Balanchine (1972) et le Concerto en sol de Jerome Robbins (1975) – peut-être parce que ma connaissance de ces chorégraphes est assez limitée, mais aussi en partie parce qu’il y a un air d’époque – une brise, pourrait-on dire tant le ballet est planant. Ennuyant, dixit Melendili. Sans la création qui l’a précédé, j’aurais probablement été du même avis. Dans le contexte de cette triple bill, cependant, cela a été une bouffée d’air frais – et l’occasion de vérifier que non, décidément, je ne déteste plus Mathieu Ganio, qui patine bien avec le temps. Son duo avec Amandine Albisson fonctionne d’autant mieux que la jeune étoile n’est pas du genre à attendre que son partenaire la mette en valeur pour s’imposer. Il y a chez elle une vague réminiscence d’Aurélie Dupont, qui me fait penser qu’elle devrait me plaire. Je ne sais pas si vous avez déjà remarqué, mais on retrouve facilement des « types » de danseuses et l’on pourrait s’amuser ainsi à recréer la galaxie Noureev : à côté d’Amandine Albisson / Aurélie Dupont, nous aurions Héloïse Bourdon / Elisabeth Platel (le port de tête !) et Laura Hecquet / Agnès Letestu (implacable).

Laura Hecquet apparaît tout sourire dans Thème et variations. Il suffisait de lui offrir un ballet affreusement technique pour qu’elle s’épanouisse. Évidemment, il ne faut pas rêver, elle ravale et rallume régulièrement ce sourire-tout-beau-tout-neuf dans un pincement de lèvres, au point que, ne la connaissant pas, Melendili ne la trouve pas très souriante, alors qu’elle a probablement davantage souri pendant ces vingt-cinq minutes de Balanchine que dans toute sa carrière réunie. Mais après tout, faut-il sourire pour rayonner ? Le diamant n’étincelle-t-il pas en raison même de sa dureté ? En effet, Thème et variations convoque immédiatement en moi le souvenir du dernier mouvement des Joyaux. C’est le même « oh ! » à l’ouverture du rideau, suivi de la même salve d’applaudissements de joie enfantine, alors que personne sur scène n’a encore bougé – la guirlande argentée suspendue en hauteur a simplement été remplacée par deux lustres (petite pensée pour les Balletonautes : on nous a épargné le décor kitschouille). Je suis un peu effrayée au début par la pompe déployée (et les tutus un brin criards), mais on se laisse rapidement entraîner par la rutilance de l’ensemble, qui s’apprécie comme un feu d’artifice. La question des équilibres ne se pose même pas pour Laura Hecquet : on a l’impression qu’elle pourrait continuer indéfiniment à développer ses jambes d’acier, seulement soutenue par ses voisines de guirlandes, elles-mêmes sur pointes. Promenades arabesques, grands ronds de jambes, grands battements : comme Myrtha et toutes les reines qui peuplent le ballet, elle règne sur son royaume et ses sujets n’ont de cesse de se jeter à genoux devant le couple royal qu’elle forme avec Josua Hoffalt (en quatrième, tout de même, on sait se tenir à la cour). Sous le coup de cette démonstration de puissance, j’en oublie de chercher toutes les références aux ballets de Petipa doctement pointées par les Balletonautes. La seule qui me saute aux yeux, ce sont les quatre petits cygnes ou plutôt les trois petits cygnes plus Héloïse Bourdon, que l’on verrait davantage dans le quatuor suivant3. Il y a un côté très l’art pour l’art dans ces clins d’oeil adressés au balletomanes, et je ne parviens pas à savoir si c’est l’indice d’un sommet artistique ou d’un chant du cygne. Le propre de l’apothéose est sans doute de tenir un peu des deux : peu importe que Dieu soit mort, c’est divin – c’est l’apparat du pouvoir dans toute sa violence et sa nudité de tutus rigides. Quelque part, le raffinement autoréférentiel est une manière de se voiler la face, de ne pas être ébloui par la force des corps, du corps de ballet : lorsqu’il attaque en grand battements lors du final, c’est une armée que l’on voit avancer. Pas de doute, le ballet de l’Opéra est sur le pied de guerre.


1
 Je ne suis pas la seule à être allée chercher du côté des antonymes. « Confused, noisy, dull, inert » pour @amelie_sc, « Tamed, Soft, Quiet » pour @dansomanie… Bientôt un dictionnaire des antonymes.
2 Tant qu’on est dans le name-dropping : cela fait du bien de voir Letizia Galloni sur le devant de la scène.
3 Après la création de Boris Charmatz, on se rend compte qu’il n’est pas très difficile d’être classé parmi les grands cygnes : les danseuses ne sont pas bien grandes, dans l’ensemble !

Entrez dans la danse, entrez à Garnier

20 danseurs pour le XXe siècle, 20 danseurs disséminés dans les espaces publics du palais Garnier : honnêtement, je m’attendais à un concept fumeux, où la pose (physique aussi bien qu’intellectuelle) prend le pas sur la danse. Il n’en est rien. Certes, Boris Charmatz n’a pas chorégraphié un seul mouvement, mais il récupère avec bonheur le répertoire du ballet de l’Opéra pour créer un musée de la danse aux collections variées et accessibles – ce n’est pas un vain mot : les danseurs sont là, un peu partout, de plein pied avec vous. Des cercles se forment autour d’eux comme les passants dans la rue s’attroupent pour observer des danseurs de hip-hop. C’est un régal de voir le classique abordé de la même manière que la street dance, qui n’est elle-même qu’une forme (certes fort plébiscitée – je n’ai jamais pu accéder au balcon à cause du monde qui y était amassé) parmi d’autres : contemporain, disco, Bollywood, buto, music-hall… Les danseurs passent d’un style à l’autre avec l’aisance qui les caractérise ; j’ai seulement eu une persistance rétinienne un peu étrange en voyant une mort du cygne interprétée par une danseuse qui faisait une claudette en bottes à talons l’instant d’avant…

Les danseurs sont réunis par groupes de deux ou trois et dansent à tour de rôle les deux ou trois extraits qu’ils ont préparés. Ils peuvent ainsi souffler entre deux passages, régler la musique pour leur collègue (de manière très casual, sur le téléphone relié à l’ampli – on a l’impression d’être à la soirée d’un ami !), indiquer le périmètre qu’il va falloir au danseur… et échanger quelques mots avec leur public, qui cesse d’être une masse informe plongée dans l’obscurité. Cela fait une énorme différence et tous les danseurs ne gèrent pas aussi bien le changement : certains, manifestement gênés, ne savent pas où placer leur regard, voire arborent un visage complètement fermé (Alexandra Cardinale, qui danse Nikiya, vous donne la sensation assez désagréable d’être Gamzatti), quand d’autres cherchent le contact et le cultivent en présentant en quelques mots l’oeuvre qu’ils vont danser.

Presque davantage encore que les extraits présentés, c’est ainsi la personnalité des danseurs qui vous retient de céder à la tentation du zapping : j’ai pour ma part passé un long moment du côté des loges cour, en la compagnie chaleureuse et pétillante de Julie Martel (Dances at a gathering, danse Bollywood, danse des années 1920) et Caroline Osmont (Who cares?) puis Myriam Kamionka (La Mort du cygne, Lamentations de Martha Graham…). Elles préviennent – attention ! – lorsque la chorégraphie menace de les faire s’approcher un peu trop près du cercle qui s’est formé, en préparent la percée lorsqu’un manège a été transformé en traversée aller et retour du couloir, et demandent à l’auditoire si elles parlent assez fort lors de la présentation des extraits, s’excusant de ne pas être rompues à l’exercice, on n’est pas habitué à parler devant vous, c’est nouveau pour nous aussi. Le visage de Myriam Kamionka est émouvant et la joie de Julie Martel, communicative : pour une fois que je ne suis pas assise, j’en profite pour laisser le rythme me traverser et, sans vraiment m’en rendre compte, je ponctue ce que je vois d’épaulements et coups de tête. Vous connaissez ? me demande Julie Martel alors que j’étais partie en quête de son nom pour pouvoir la guetter dans les prochaines distributions. J’ai vu votre coup de tête. C’est que c’était la variation de la danseuse en vert de Dances at a gathering, vue et revue lors d’une répétition publique… Contrairement à ce que l’on pourrait croire, elle ne perd rien de sa verve dansée en baskets. Pour des raisons évidentes, l’usage des pointes était fort limité (je ne les ai vues que pour la mort du cygne, dont les piétinés ne sont pas trop dangereux), mais les baskets contribuaient à l’ambiance décontractée, comme si on avait posé sacs et manteaux dans un parc pour une petite jam session entre amis (en stage de danse, on se retrouvait comme ça à répéter la variation du jour et ça finissait en grand nawak, avec les grandes qui portaient les petites en poisson – et elles en redemandaient, les inconscientes, comme si c’était un tour de manège).

Alors que, vers la fin, je passe une tête dans la galerie du glacier pour voir si je ne pourrais pas rattraper le début de Forsythe par Alessio Carbone en T-shirt rose1 – raté –, un de ses collègues me demande si j’ai tout vu. Je crois bien, que je réponds. Et j’ai tort : le mini-programme, attrapé à la sortie, m’apprendra que j’ai loupé deux scènes, au rez-de-chaussée. C’est l’aspect le plus frustrant de la performance : même si on a le temps de se faire une bonne idée de ce qui est présenté, on ne peut pas tout voir et l’on est sans cesse partagé entre l’envie de regarder et celle de circuler pour savoir ce qu’il y a d’autre à voir, ce qui, paradoxalement, donne l’impression d’avoir à la fois manqué plein de choses et tout vu, c’est-à-dire tout aperçu, et de s’en être plus ou moins lassé (sans compter que toutes les extraits ne se valent pas – rien à faire, les chorégraphies de Nijinska et autres avant-gardistes, ça ne parle me pas). D’où l’importance primordiale de la personnalité des danseurs et du contact qui s’établit avec eux. Cet eye-contact improbable avec Caroline Osmont (?), à travers la vitre, elle sur la loggia, moi dans le grand foyer, électrisant comme les pas de break dance dans lesquels elle était lancée, de profil à son public, valait bien que je me sois détournée de la scène du grand foyer.

Entre cette création et l’avant-première réservée aux jeunes, on se dit que Benjamin Millepied se donne les moyens de mettre en pratique sa volonté d’ouverture. Cela mettra du temps, cependant : l’origine sociale du public est encore plus frappante quand il est composé uniquement de jeunes et que cela ne laisse aucun doute, l’âge évacuant l’hypothèse d’une potentielle ascension sociale via le travail de tout une vie. Tout juste a-t-on une classe2 ou deux pour un semblant de mixité sociale. Comme dirait à son camarade l’un des rares spectateurs de couleurs croisés sur le chemin de la sortie, mains suspendus aux bretelles de son sac à dos : « C’est sociologique. »

 

 


1
 Petite pensée par @odette9 qui aurait fondu sur place.
2 Je suppose : une adulte manifestement trentenaire distribuait des places à la ronde avant le spectacle, à des jeunes qui semblaient tous se connaître.

Sketchy, Quiet, Dull, (hopefully not) Backward

Je sors d’une séance de travail publique à Bastille où Benjamin Millepied, pas avare de son temps ni de sa personne, a fait répéter un extrait de sa nouvelle création Clear, Loud, Bright, Forward, après avoir parlé de ses intentions pour le ballet. Benjamin Millepied devrait faire un bon manager : il a le désir d’accompagner les danseurs dans leur carrière, de ne pas briser leur élan en les faisant poireauter trop longtemps et de faire ressortir ce qu’il y a d’unique chez chacun d’eux. Il est attentif à leur santé, veille à ce que leur entraînement soit régulier (ne pas passer trois mois pieds nus avant de remettre les pointes). Pendant la séance de travail, il ajourne la reprise d’un passage qui ne passe pas, car c’est toujours le même muscle qui est sollicité et il ne veut pas leur faire risquer la blessure, surtout en cette période de reprise où le corps n’est pas aussi réactif que le restant de l’année. Benjamin Millepied est également conscient des réalités économiques : à la question de savoir s’il veut proposer une nouvelle version des grands classiques, il répond que, dans l’absolu, il aimerait, mais que cela coûte une fortune et que dans l’immédiat, il préfère « mettre des sous » dans des créations d’aujourd’hui. Il a également une vision très lucide des forces et des faiblesses du ballet de l’Opéra, de son répertoire (non, tous les ballets de Noureev ne se valent pas ; sa version n’est pas toujours la meilleure) et de ce que chaque école peut apporter (clairement, pour faire travailler le Lac, c’est en Russie qu’il faut aller voir). Et s’il encense la culture et la curiosité de ses interprètes, il déplore aussi le manque d’éducation à la chorégraphie, notamment dans le domaine musical. Petipa et compagnie avaient des connaissances musicales très poussées ; Balanchine était capable d’écrire des réductions pour pianos à partir de partitions complexes ; et aujourd’hui, eh bien, nous avons Millepied.

Son idée d’ouvrir une académie de chorégraphie pour retrouver le savoir-faire des maîtres de ballets d’autrefois est une excellente idée : n’en déplaise à notre tendance élitiste (et paresseuse) à considérer le talent comme inné, beaucoup de choses sont à acquérir. Que l’on pense par exemple, dans le domaine littéraire, aux cours de creative writing : ils ont fait des Anglo-Saxons les maîtres du storytelling et, snobés, peinent à s’implanter par chez nous. Là où le bât blesse, mettons les pieds dans le plat, c’est que Benjamin Millepied est aussi piètre chorégraphe qu’il s’annonce bon directeur de la danse. Je suis tout à fait d’accord avec lui (comme sur à peu près tout ce qu’il a dit) qu’il y a actuellement peu de bons chorégraphes classiques ; il n’en fait hélas pas partie. Certes, il connaît bien le vocabulaire classique, qu’il utilise assez largement, travaille le pas de deux en artisan et invente des combinaisons charmantes, mais son travail n’est absolument pas musical. On peut se moquer de Noureev et de son « un pas sur chaque note » ; Benjamin Millepied, c’est trois pas entre deux notes. Chez Wayne McGregor, au moins, la précipitation, alliée à l’extrémisme de la gestuelle, porte une certaine fougue et même, la première fois, éblouit. Chez Benjamin Millepied, la précipitation verse dans la lenteur – c’est du pareil au même quand la musique doit se charger seule d’indiquer le changement d’atmosphère ; adage ou allegro, qu’importe, tout est égal. Le directeur peut chorégraphier sur ses deux oreilles ; danse et musique font chambre à part. Résultat, lors de cette séance de travail, j’ai peiné à voir une différence entre le début et la fin de la répétition, alors qu’il y a d’ordinaire un avant/après très net et que les danseurs n’ont pas ménagé leur peine pour intégrer les corrections. Au final, malgré la présence souriante très sympathique de Marion Barbeau et Yvon Demol, cette séance de travail aura été plus intéressante pour ce qui a été dit par le directeur de la danse que fait par le chorégraphe. Pas parler, faire, répétait Noureev…

Révélation

N’eut été ma mauvaise conscience balletomane, la paresse l’aurait emportée et je ne serais pas retournée au Châtelet pour voir LE classique de la compagnie, Revelations. Rien de mieux pour s’y préparer qu’un peu d’élévation, assurée par Lift. Contrairement à ce que son titre pourrait laisser penser, la chorégraphie d’Aszure Barton n’a pas grand-chose d’aérien. Au contraire, les danseurs avancent bien ancrés dans le sol et ne cessent de se frapper les cuisses pour laisser ensuite leurs bras remonter sur le côté, arqués comme des ailes d’oiseaux (ou comme, je le découvrirai en fin de soirée, les bras de Revelations). Le rebond m’a rappelé ce jeu expérimentée avec ma cousine quand nous étions petites : quand c’était mon tour, les mains le long du corps, je devais soulever les bras tandis qu’elle m’en empêchait en m’encerclant des siens ; au bout de quelques minutes, elle relâchait soudain l’entrave et mes bras, surpris de ne trouver aucune résistance, montaient « tout seuls », comme en apesanteur. C’est exactement cette sensation non de légèreté mais d’allégement que j’ai retrouvée dans Lift, sous le règne de la pesanteur, jusque dans ce très beau final où le groupe de danseurs, resserré en arrière-scène, frappe le sol en cadence, de plus en plus fort, pour espérer s’élever toujours un peu plus haut et rester en réalité à la même hauteur – en musique puis dans le silence, et sous les applaudissements lorsque le rideau se baisse sur leurs piétinements altiers. Même pas besoin d’en appeler à Sisyphe : la vie, tout simplement.

Dans la tentative de trouver la voie, parfois, on s’égare : on pardonnera à Ronald K. Brown et on savourera l’ironie d’avoir rarement vu ballet moins inspiré que Grace. Plus encore que le patchwork des « divers compositeurs », les costumes sont à blâmer, avec leurs voiles inutiles qui masquent le mouvement ou lieu de le prolonger : un pan de tissu translucide qui part du bustier sous les seins, un autre qui ajoute une semi-jupe à un pantalon… La pièce est à l’image de cette esthétique de fripes du marché : cheap. Petite pensée pour Fenella des Balletonautes : « I was starting to die inside. »

Après la pluie, le beau temps, i.e. After the rain de Christopher Wheeldon. Ce pas de deux m’avait pris au tripes lorsque je l’avais découvert à Bastille interprété par Whendy Whelan, une liane pâle et noueuse, manipulée par des mains noires, un torse noir contre lequel elle s’abandonnait. Dansé par Linda Celeste Sims et Glenn Allen Sims, il n’y a plus le contraste des peaux pour démêler bras et jambes dans les portés, mais il reste quelque chose de l’émotion première, que je croyais perdue. Elle résidait peut-être moins dans la surprise d’entendre résonner à Bastille la musique d’Arvo Pärt, sur laquelle j’avais dansé à Montansier, que dans une interprétation où le lyrisme ne s’oppose pas à l’âpreté mais en procède. En arrêtant de me focaliser sur la danseuse comme si elle était mue magiquement et en observant davantage les précautions de son partenaires, lorsqu’il la repose délicatement au sol, en pont, ou lorsqu’il abandonne la réplique de son mouvement pour accueillir son abandon (à elle) dans ses bras (à lui), la grâce angoissante du couple dans le temps ressurgit – et avec elle, la beauté de sa fragilité. (Il me fallait faire le deuil de cette pièce telle que je m’en souvenais pour la voir ressusciter.)

Bien, bien, tout cela, mais Revelations, me demanderez-vous ? Cela commence sous forme de réminiscences – des révélations au sens quasi-photographiques du terme – s’il est vrai que chaque scène ou presque me rappellent d’autres ballets qui n’ont strictement rien à voir avec la pièce d’Alvin Ailey : « Pilgrim of Sorrow » réveille l’imagerie de Martha Graham et de toutes les ferveurs religieuses chorégraphiées comme dans iTMOi ; le parasol et les tissus flottants froufroutants de « Take me to the water » font très jeune fille en fleur, tandis que les robes empesées et la blancheur du tableau me transportent du bord de mer à la campagne, dans la garden party de La Dame aux camélias ; enfin, les éventails de « Move, members, move » m’en rappellent d’autres, vietnamisant, ceux-là, que j’ai avec mes camarades de cours de danse agités sur scène, en regrettant qu’ils ne soient pas assez grand pour me cacher (vous n’imaginez même pas les dossiers que ma participation à ce spectacle vous permettraient de constituer à mon sujet). L’efficacité de Revelations vient de ce qu’il fonctionne en tableaux : la chorégraphie n’a pas besoin d’être très complexe (je n’ai pas dit difficile à danser, hein – c’est un coup à risquer la crise cardiaque), les images sont d’autant plus fortes qu’elles sont simples, à l’instar de cette mer symbolisée par deux voiles bleus agités en coulisses. S’il fallait n’en garder qu’une, ce serait les convulsions au sol d’Antonio Douthit-Boyd, à mi-chemin entre accouchement et agonie, i.e. en pleine vie ; le chant n’est peut-être pas indifférent à cette prégnance : I Wanna Be Ready… to die. D’une manière générale, les chants traditionnels jouent beaucoup dans l’appréciation de Revelations, surtout après les percussions de Lift et la pulsation identique chez les « divers compositeurs » de Grace ; c’est bon d’avoir du souffle… Et il en faut pour porter les danseurs dans des passages de plus en plus enlevés ! Jamar Roberts, Yannick Lebrun et Kirven Douthit-Boyd sont incroyables d’énergie et de pyrotechnie dans « Sinner Man ». « Rocka My Soul in the Bosom of Abraham » est le bouquet final ; les femmes en mamas, les hommes en groom, toute la compagnie se déchaîne… dans d’impeccables chorus lines. Révélation : c’est dans des comédies musicales qu’on verrait bien la compagnie d’Alvin Ailey !

Alvin Ailey et compagnie

Spectacle du 27 juillet

Alvin Ailey American dance theater est une troupe formidable qui mériterait d’être mieux mise en valeur par ses chorégraphes. Bien sûr, il y a le fondateur qui a donné son nom à la compagnie : son Pas de Duke, pas de deux sur la musique de Duke Ellington, était sûrement la pièce la plus polie de la soirée. Mais il utilise une base classique qui ne semble pas toujours maîtrisée de ses interprètes : curieusement, alors que la grande technique « pyrotechnique » passe sans problème, le mieux que l’on puisse obtenir en termes de pieds tendus s’apparente à Karl Paquette lors de son dixième Don Quichotte (j’aime beaucoup Karl Paquette, mais faut pas le pousser dans les orties). Si l’on faisait un graphe araignée1 des différents styles de danse au croisement desquels se trouve la compagnie, le classique, vaguement tiré vers le haut par le contemporain (Polish pieces, de Hans van Manen), rabougrirait la toile, par ailleurs bien équilibrée entre modern’jazz, danse africaine (les ondulations de bassin couplées à l’éloignement et au rapprochements des pieds en-dedans en-dehors en-dedans en-dehors dans Four corners, de Ronald K. Brown) et street dance/hip-hop (les danseurs sont manifestement chez eux dans Home, pièce survitaminée de Rennie Harris).

D’une manière générale, comme l’ont souligné les Balletonautes à propos d’une autre soirée, cela manque d’interactions entre les danseurs : autant limiter les portés et les pas d’adage dans Pas de Duke casse un peu le côté couple et dynamise le duo, autant juxtaposer les danseurs dans Four corners et plus encore dans Home donne l’impression d’avoir voulu montrer sur scène ce qui aurait davantage sa place dans une battle ou un cours de danse de haut niveau. Par contraste, les passes de Polish Pieces font figure de véritables portés, alors que les danseuses en grand plié seconde sont déplacées par leurs partenaires dans la même position, donnant l’impression assez amusante de convergences et divergences trop vives dans le réglage d’une image.

Les danseurs sont en permanence branchés sur du 200 volts (y compris dans Home lorsque la musique se fait planante – le contraste, dear Harris, le contraste !), mais il n’y a guère que Strange Humors pour en tirer véritablement partie : Robert Battle (qui est aussi le directeur de la compagnie) crée un duo-duel qui vous fait serrer les abdos sur votre siège dans une vaine tentative empathique d’amortir les chutes. Pour moi qui n’y connaît rien, l’affrontement des deux hommes dans une diagonale de lumière fait penser à un combat hyper sexy de capoeira2 – un régal de tablettes de chocolat.3 Le reste du temps, on savoure individu par individu la souplesse féline des épaules, les dos reptiliens et la vivacité explosive des pieds sur charbon ardent. On savoure ou on essaye, s’il est vrai que ce spectacle est comme un bon plat trop bien servi : alors que les premières bouchées sont appréciées – un délice –, on s’aperçoit à la dernière que toutes les bouchées intermédiaires ont été englouties mécaniquement, et on regrette le plaisir qu’on s’était promis.


1
 Mais si, vous savez, ces graphiques que fait la FNAC dans ses comparatifs d’appareils photos (et autres), dans lesquels on cherche la toile d’araignée la plus grande et la plus parfaitement orthogonale possible, pour ne pas avoir un respect des couleurs top au détriment du stabilisateur automatique.
2 Audrey, si tu passes par là…
3 Chocolat noir… et blanc ! Michael Francis McBride et Kanji Segawa ont-ils intégré la compagnie black sur le négatif d’une discrimination positive ?