Entrez dans la danse, entrez à Garnier

20 danseurs pour le XXe siècle, 20 danseurs disséminés dans les espaces publics du palais Garnier : honnêtement, je m’attendais à un concept fumeux, où la pose (physique aussi bien qu’intellectuelle) prend le pas sur la danse. Il n’en est rien. Certes, Boris Charmatz n’a pas chorégraphié un seul mouvement, mais il récupère avec bonheur le répertoire du ballet de l’Opéra pour créer un musée de la danse aux collections variées et accessibles – ce n’est pas un vain mot : les danseurs sont là, un peu partout, de plein pied avec vous. Des cercles se forment autour d’eux comme les passants dans la rue s’attroupent pour observer des danseurs de hip-hop. C’est un régal de voir le classique abordé de la même manière que la street dance, qui n’est elle-même qu’une forme (certes fort plébiscitée – je n’ai jamais pu accéder au balcon à cause du monde qui y était amassé) parmi d’autres : contemporain, disco, Bollywood, buto, music-hall… Les danseurs passent d’un style à l’autre avec l’aisance qui les caractérise ; j’ai seulement eu une persistance rétinienne un peu étrange en voyant une mort du cygne interprétée par une danseuse qui faisait une claudette en bottes à talons l’instant d’avant…

Les danseurs sont réunis par groupes de deux ou trois et dansent à tour de rôle les deux ou trois extraits qu’ils ont préparés. Ils peuvent ainsi souffler entre deux passages, régler la musique pour leur collègue (de manière très casual, sur le téléphone relié à l’ampli – on a l’impression d’être à la soirée d’un ami !), indiquer le périmètre qu’il va falloir au danseur… et échanger quelques mots avec leur public, qui cesse d’être une masse informe plongée dans l’obscurité. Cela fait une énorme différence et tous les danseurs ne gèrent pas aussi bien le changement : certains, manifestement gênés, ne savent pas où placer leur regard, voire arborent un visage complètement fermé (Alexandra Cardinale, qui danse Nikiya, vous donne la sensation assez désagréable d’être Gamzatti), quand d’autres cherchent le contact et le cultivent en présentant en quelques mots l’oeuvre qu’ils vont danser.

Presque davantage encore que les extraits présentés, c’est ainsi la personnalité des danseurs qui vous retient de céder à la tentation du zapping : j’ai pour ma part passé un long moment du côté des loges cour, en la compagnie chaleureuse et pétillante de Julie Martel (Dances at a gathering, danse Bollywood, danse des années 1920) et Caroline Osmont (Who cares?) puis Myriam Kamionka (La Mort du cygne, Lamentations de Martha Graham…). Elles préviennent – attention ! – lorsque la chorégraphie menace de les faire s’approcher un peu trop près du cercle qui s’est formé, en préparent la percée lorsqu’un manège a été transformé en traversée aller et retour du couloir, et demandent à l’auditoire si elles parlent assez fort lors de la présentation des extraits, s’excusant de ne pas être rompues à l’exercice, on n’est pas habitué à parler devant vous, c’est nouveau pour nous aussi. Le visage de Myriam Kamionka est émouvant et la joie de Julie Martel, communicative : pour une fois que je ne suis pas assise, j’en profite pour laisser le rythme me traverser et, sans vraiment m’en rendre compte, je ponctue ce que je vois d’épaulements et coups de tête. Vous connaissez ? me demande Julie Martel alors que j’étais partie en quête de son nom pour pouvoir la guetter dans les prochaines distributions. J’ai vu votre coup de tête. C’est que c’était la variation de la danseuse en vert de Dances at a gathering, vue et revue lors d’une répétition publique… Contrairement à ce que l’on pourrait croire, elle ne perd rien de sa verve dansée en baskets. Pour des raisons évidentes, l’usage des pointes était fort limité (je ne les ai vues que pour la mort du cygne, dont les piétinés ne sont pas trop dangereux), mais les baskets contribuaient à l’ambiance décontractée, comme si on avait posé sacs et manteaux dans un parc pour une petite jam session entre amis (en stage de danse, on se retrouvait comme ça à répéter la variation du jour et ça finissait en grand nawak, avec les grandes qui portaient les petites en poisson – et elles en redemandaient, les inconscientes, comme si c’était un tour de manège).

Alors que, vers la fin, je passe une tête dans la galerie du glacier pour voir si je ne pourrais pas rattraper le début de Forsythe par Alessio Carbone en T-shirt rose1 – raté –, un de ses collègues me demande si j’ai tout vu. Je crois bien, que je réponds. Et j’ai tort : le mini-programme, attrapé à la sortie, m’apprendra que j’ai loupé deux scènes, au rez-de-chaussée. C’est l’aspect le plus frustrant de la performance : même si on a le temps de se faire une bonne idée de ce qui est présenté, on ne peut pas tout voir et l’on est sans cesse partagé entre l’envie de regarder et celle de circuler pour savoir ce qu’il y a d’autre à voir, ce qui, paradoxalement, donne l’impression d’avoir à la fois manqué plein de choses et tout vu, c’est-à-dire tout aperçu, et de s’en être plus ou moins lassé (sans compter que toutes les extraits ne se valent pas – rien à faire, les chorégraphies de Nijinska et autres avant-gardistes, ça ne parle me pas). D’où l’importance primordiale de la personnalité des danseurs et du contact qui s’établit avec eux. Cet eye-contact improbable avec Caroline Osmont (?), à travers la vitre, elle sur la loggia, moi dans le grand foyer, électrisant comme les pas de break dance dans lesquels elle était lancée, de profil à son public, valait bien que je me sois détournée de la scène du grand foyer.

Entre cette création et l’avant-première réservée aux jeunes, on se dit que Benjamin Millepied se donne les moyens de mettre en pratique sa volonté d’ouverture. Cela mettra du temps, cependant : l’origine sociale du public est encore plus frappante quand il est composé uniquement de jeunes et que cela ne laisse aucun doute, l’âge évacuant l’hypothèse d’une potentielle ascension sociale via le travail de tout une vie. Tout juste a-t-on une classe2 ou deux pour un semblant de mixité sociale. Comme dirait à son camarade l’un des rares spectateurs de couleurs croisés sur le chemin de la sortie, mains suspendus aux bretelles de son sac à dos : « C’est sociologique. »

 

 


1
 Petite pensée par @odette9 qui aurait fondu sur place.
2 Je suppose : une adulte manifestement trentenaire distribuait des places à la ronde avant le spectacle, à des jeunes qui semblaient tous se connaître.

Partita 2 en 3

Partita 2, comme son nom ne l’indique pas, est en trois parties : la musique de Bach jouée dans l’obscurité par Amandine Beyer, le duo de Boris Charmatz et Anne Teresa De Keersmaeker dansé dans le silence et les deux, enfin, réunis. Sur le moment, cela paraît moins schématique que ça. En l’absence de lumière qui s’allume, on met un certain temps à comprendre que ce qu’on a pris pour le prologue est en réalité une partie entière du spectacle. La présence de quelques ninjas de Pleyel ou de l’Opéra aperçus par Palpatine prend alors son sens ; pour les spectateurs du théâtre de la Ville, venus voir de la danse, en revanche, c’est un peu comme si le spectacle n’avait pas encore commencé : ça s’agite dans tous les sens, ajuste son manteau, finit de ranger son sac et tousse à qui mieux mieux miasmes… Petit à petit, ça se calme, l’œil s’habitue à l’obscurité et la musique rigole sur une cascade de têtes faiblement éclairées par la signalétique des issues de secours, créant pour chacun une auréole de quelques cheveux fous. Alors qu’à Pleyel, la musique de Bach fait apparaître les espaces vides de la salle et y circule comme la lumière des vitraux à l’intérieur d’une cathédrale, nous rapprochant ainsi un peu du passé, elle résonance moins au théâtre de la Ville, se heurte à la masse des corps, confinée dans la chaleur. J’attrape quand même le bras de Palpatine au cas où Bach m’entrainerait dans ses montagnes russes émotionnelles mais en réalité c’est surtout parce que ses fringues sont douces et qu’il n’y a rien à voir que je risquerais de louper en posant ma tête sur son épaule. On est bien, on s’endormirait presque quand la violoniste arrête soudain de jouer et sort de scène. Ah bah, au revoir.

Les deux danseurs rentrent alors dans la pénombre : les cônes et bâtonnets de votre rétine se font des politesses, c’est un peu usant. Heureusement, le jour se lève plus vite que dans Cesena ; malheureusement, la poésie de l’aurore est oubliée. Les deux danseurs marchent, courent, sautent et dansent sur une espèce de rosace dessinée au sol, qui promet un joli bouquet de trajectoires et ne tient qu’à moitié ses promesses – dans le terme de rosace, que tout le monde a tout de suite adopté sans s’en rendre compte, affleure le parfum un peu fané de Rosas danst Rosas. Il y a bien des gestes qui me font sourire mais dans l’ensemble, je regrette Bach.

On s’ennuie tranquillement jusqu’à ce que les danseurs partent, à la suite d’une dizaine de spectateurs lassés, et reviennent avec la violoniste. Comme la superposition des calques sur Photoshop, celle de la danse et la musique fait apparaître les formes ; on ouvre l’œil. Les mouvements trouvent enfin leur raison d’être, ne serait-ce que par la répétition : lorsqu’on s’aperçoit qu’on les a déjà vus, qu’on reconnaît les premiers, on se met à attendre les suivants, à l’identique. Il ne peut en être autrement puisque tout a déjà eu lieu. La musique ne fait que mettre en relief les pics de jubilation, où l’envie de sauter l’emporte sur le bruit que feront les baskets à la réception. Mais en dehors de ces moments qui me faisaient déjà sourire, j’ai du mal à suivre Keersmaeker qui semble volontairement laisser de côté des accents par lesquels je me serais laissée emporter avec joie. J’essaye d’entendre la musique comme elle la danse et finit non sans mal par deviner une espèce de ligne sous le flot des notes, presque inexistante à force de constance – le silence de la musique, comme il y a le silence de la mer (en termes musicaux : la basse). En suivant cette ligne musicale, tracée à la craie, la danse très mesurée de Keersmaeker installe un rythme qui laisse la place à l’écoute, comme celui de la marche laisse place à la réflexion. Il y a quelques années, j’aurais peut-être apprécié qu’on m’entraîne vers la musique par le corps. Mais depuis, j’ai appris à l’écouter (assise, avec mon imagination propre) et Partita 2 est trop humble (ou trop mathématique1 ?) pour me la faire entendre autrement et renouveler l’image que je m’en suis faite. Elle ne fait qu’en proclamer la suprématie par une danse toujours à la limite de la redondance.

 

1 « Ce qui m’intéresse, c’est que […] la danse permette de visualiser la structure de la partition, ses fondations. » A. T. D. K., citée dans le programme.