Neverland Dans Theater

La semaine dernière, j’ai reçu une mention de @phildethrace, à Chaillot, totalement perplexe devant le Nederlands Dans Theater. J’ai bien ri, parce que Phil, c’est le mec qui m’avait fait croire qu’Alban Richard serait aussi canon que lui. Passé le petit instant de vengeance personnelle, j’ai été bien embêtée : j’ai pointé quelques passages, des mouvements qui me semblaient névralgiques mais Phil n’est pas novice, il les a vus, comme moi. Il a vu les lettres des Mémoires d’oubliettes (Jiří Kylián) glisser des mots pour en former d’autres, plus bas, aux résonances souterraines, et à leur suite, la scène devenir un puits d’inconscient, où tout ce qui tombe revêt un éclat particulier, fussent des canettes argentées1. Il a vu les mouvements organiques de Solo Echo (Crystal Pite), cette masse humaine qui entraîne, éjecte, rattrape, malaxe et pétrit les danseurs qui la composent. Il a vu les décors tournants de Shoot the moon (Sol León et Paul Lightfoot), qui tantôt empêchent tantôt permettent au danseurs de se retrouver dans la même pièce, circulant dans ce manège d’appartement pour mieux revenir sur leurs pas.

Qu’y a-t-il à expliquer à quelqu’un qui a vu tout cela ? On peut éduquer son regard mais non forcer sa sensibilité esthétique. Les journalistes peuvent agiter tous les thèmes qu’il veulent (au premier rang desquels la solitude et l’impossibilité de communiquer, qui passent bien auprès de la foule des spectateurs habitués à la communication, aussi bien culturelle que commerciale), si on est sourd à une œuvre, on conclura qu’elle ne nous parle pas. Cette surdité me met toujours le doute lorsque je suis, moi, tout ouïe : y a-t-il quelque chose à entendre ou suis-je en train de lire sur les lèvres, croyant comprendre ce que j’ai tant de fois entendu et que l’œuvre n’articule en rien d’une nouvelle manière ? Rencontrer cette surdité chez quelqu’un aux goûts opposés aux miens me rassure pourtant : elle est la garantie de ce que l’œuvre n’est pas si neutre que cela (qu’elle est œuvre, en somme), puisque certains s’y retrouvent et d’autres pas. Et elle préserve le doute lorsque, à mon tour, je n’entends rien et suis prompte à incriminer l’œuvre plutôt que moi.

Il n’y a donc rien à ajouter que des souvenirs qu’il me plaira de me remémorer : les immenses doigts de la plus grande des danseuses (Myrthe van Opstal), dont j’ai mis un certain temps à m’apercevoir qu’il s’agissait de prothèses, tant ils la rendaient sexy ; la neige qui est tombée sans discontinuer, apaisant la crainte que l’on a de la voir cesser et les grouillements des danseurs, qui, sous la tranquille pluie de paillettes neigeuses, deviennent partie intégrante d’un mouvement organique infini, reposante agitation ; les motifs des papiers peints, baignés dans une lumière lunaire où surgissent les angoisses folles de vies bien rangées, par ailleurs bien vécues, emplies de désirs qui tuent le temps. C’était beau, voilà.

 

1 Des canettes, oui, vous avez bien lu. Le pire, c’est que c’était magnifique, sorte de geyser lunaire inversé. Kylian nous rappelle ainsi que la drogue est en vente libre aux Pays-Bas. Et c’est de la bonne. (J’ai d’ailleurs cru au retour des momies.)

Gathering at a dance rehearsal

Deux mains

Merci à @IkAubert pour la photo !

Si je devais recommander une manifestation à quelqu’un qui a l’impression de manquer de connaissances pour apprécier la danse, ce serait quelque chose comme la séance de travail de Dances at the Gathering. La répétitrice, Clotilde Vayer, parvient à faire comprendre comment s’apprécie un ballet qui n’est ni pure démonstration technique ni œuvre narrative. Elle ne cède pas à la tentation, particulièrement forte pour les ballets narratifs, d’étendre la stricte équivalence geste-signification de la pantomime au ballet ; elle ne « traduit » pas au fur et à mesure les pas pour raconter une histoire qui leur pré-existerait (c’était par exemple le cas pour la répétition de Mademoiselle Julie). Ses métaphores, jamais filées, font comprendre au danseur que chaque geste doit être porté par une intention, quelle qu’elle soit (pourvu qu’elle soit claire pour lui), et au spectateur qu’il peut interpréter à sa guise les saynètes qui prennent ainsi vie. Ici, un salut à la Ghislaine Thesmar, merci public adoré ; là, une demoiselle qui tourne comme une abeille autour d’un garçon imperméable à ses bavardages ; là encore, un geste esquissé parce que c’est bien assez, on ne va pas démontrer ce qu’il est évident que l’on sait déjà faire…

On constate au fil de la répétition que l’imagination du spectateur se délie à mesure que l’image se fixe pour le danseur : plus le geste est précis, plus il suggère des interprétations diverses. C’est pourquoi, malgré tout le talent des jeunes danseurs que sont Pierre-Arthur Raveau et Héloïse Bourdon, Sabrina Mallem est beaucoup plus passionnante à observer, avec une maturité qui lui permet d’assimiler très rapidement les remarques de Clotilde Vayer. À se demander pourquoi diable je n’ai pas pris de place pour ce spectacle. La réponse est dans la suite du programme : Psyché, sur lequel il faudrait, à l’instar de son héroïne éponyme, fermer les yeux.

Pour un compte-rendu plus détaillé : nos greffières balletomanes, le petit rat et Amélie

Piège de cristal

Peut-on se déballetomaniser comme un ticket de métro se démagnétise ? Depuis quand Christian Lacroix a-t-il mauvais goût ? Est-ce moi ou Aurélie Dupont lutte-t-elle pour avoir une arabesque à 90° ? Autant de questions qu’agite Palais de Cristal, à la danse aussi pure que vide – de grandes structures que n’habillent que des tutus-guirlandes de Noël. Je croyais aimer Balanchine mais peut-être n’aimé-je que Joyaux, comme une éclatante exception. (Ou alors, l’Opéra ne sait pas le danser. Il faudrait voir le NYCB pour trancher.)

Le Daphnis et Chloé de Millepied est plus vivant, plus espiègle, plus coloré ; les tourbillons de musique emportent les danseurs dans de belles poses en escargots, qui ne sont pas sans rappeler celles d’Apollon musagète. Pourtant, pas de répit ni de relief, cela tourbillonne encore et encore, dérobant au spectateur tout point d’accroche, encore et encore, presque indépendamment de la musique, qui prend clairement le dessus. Philippe Jordan à la baguette pour du ballet, on applaudit cette bonne idée. Mais lorsque l’orchestre est plus applaudi que les solistes du ballet par un public qui est normalement acquis à ce dernier, il faut peut-être se poser des questions – même si, en entendant l’ovation déclenchée par l’apparition de Benjamin Millepied, je crains qu’une réponse toute faite n’y soit apportée : la célébrité. Plus besoin d’étoiles quand on a des stars, vraiment ? (Heureusement, certaines comme Léonore Baulac brillent sans y avoir été invitées.)

Mit Palpatine

De la musique après toute chose

Deux ans après avoir découvert Orphée et Eurydice de Gluck/Pina Bausch, rien n’a changé : le Tanzoper est toujours supérieur au Tanztheater, Muriel Zusperreguy est toujours rayonnante, le combo tablier-minishort me fait toujours apprécier ces messieurs et les robes de deuil translucides de ces dames seins nus émoustillent toujours autant Palpatine. Tout a changé : Alice Renavand a laissé la place à une Marie-Agnès Gillot qui ne m’émeut plus beaucoup, le manque de maturité de Florian Magnenet provoque des visions de Saint-Sébastien en couche culotte et Gluck a pris le dessus sur Pina Bausch1. Les errances des danseurs ne m’absorbent plus tout entière, je les laisse errer, c’est la vie, et mon regard se met lui aussi à errer, dans la salle, remplie de petits bâtonnets sagement alignés ; dans la fosse, entre la flûte un peu épaisse presque sous moi et plus loin, qui me fait face, la contrebasse lancinante ; et au milieu, dans ce grand vide empli de musique qu’est une salle en plein spectacle.

Avec une loge et des feuilles d’acanthe devant nous, Palpatine et moi sommes un peu comme Orphée et Eurydice, la main devant l’œil ; à Garnier, avec une place à 45 € (par l’Arop ; 70 € au tarif normal), il ne faut pas espérer voir plus des deux tiers de la scène. Il n’y a pas longtemps encore, cela m’aurait terriblement frustrée. Je ne sais pas si c’est mon goût ou moi qui mûrit, si je deviens un peu plus patiente, ou plus résignée, si je me suis « opératisée » ou si c’est simplement à mettre sur le compte d’un désintérêt pour le couple de solistes, mais la danse m’est apparue comme une mise en scène agréable sans être indispensable. J’ai laissé les danseurs à leurs errances pour m’emplir de cette musique qui soulage. On ne sait pas exactement de quoi au juste2, mais elle soulage. Serait-ce une vertu de la musique baroque que d’exprimer la peine pour la faire disparaître dans un soupir ? On se met à respirer, l’âme étirée, et la salle entière, obscure et sereine, devient notre cage thoracique. Moi aussi, finalement, je me serais bien mise à danser.

 

1 Cela les défriserait de mettre un prompteur avec des surtitres, à l’Opéra, d’ailleurs ?
2 Si je n’étais pas si jeune, je dirais peut-être qu’elle soulage de la vie quotidienne, lente, aveugle et vaine comme la remontée d’Orphée et d’Eurydice.   

Dah dah sko dah dah didou

Prenez un souffle d’air, une petite bande de Japonais sous ecstasy, un prêtre-chat, des cravates cousues à même la chemise, des mains qui deviennent griffes avec la vitesse et la persistance rétinienne, de longs cheveux agités à 360°, une souris qui joue du cor, des frappes de claquettes quasi-militaires, secouez bien et vous obtenez… heu, un truc bien secoué. Made in Japan, by Saburo Teshigawara. Dah-dah-sko-dah-dah, titre onomatopéique censé rappelé le battement de tambours japonais traditionnels, hésite continuellement entre l’allure effrénée de la vie moderne (moderne comme une machine à laver en plein essorage) et la lenteur de la respiration (façon flux et reflux maritime et sanguin, à l’écoute du corps et de la nature) sans parvenir à trouver son rythme. Cela pourrait être beau, cela pourrait être époustouflant, mais c’est surtout what the fuck. Mais avec une souris. Et des poissons rouges en bocal qui, heureusement pour eux, oublient toutes les secondes qu’ils deviennent aveugles pour la beauté des feux de la rampe diffractés à travers l’eau des bocaux, sourds au prétexte que « tout son non travaillé peut être musique » et muets devant leur avenir proche de grillade. Poissons rouges super stars. Super endurants. Comme les danseurs. Et le public, il faut bien avouer. Depuis quand va-t-on voir des trucs WTF ? ai-je demandé à Palpatine. Celui-ci m’a obligeamment rappelé que j’étais à l’origine la sélection danse. Non mais depuis quand le théâtre de Chaillot fait du théâtre de la Ville ?

 

(Moralité : l’époque des réabonnements approchant, on va essayer d’y aller mollo sur les petites croix – sans pour autant en faire une sur les merveilleuses découvertes que l’on fait parfois.)