La biographie de Doris Humphrey par Claude Pujade-Renaud m’avait déjà fait découvrir l’existence des Shakers avant que Tero Saarinen s’en inspire pour Borrowed Light. Telle que la présente le roman, cette communauté protestante du XVIII-XIXe siècle résume toute l’ambivalence de la danse dans son rapport au pouvoir (religieux) : tantôt diabolique (les danseurs sont possédés, incontrôlables), tantôt divine (les danseurs entrent dans une transe mystique, d’une manière codifiée par la communauté), la danse est facteur d’instabilité aussi bien que d’ordonnancement.
Au XVIIIe siècle, à leurs débuts, les Shakers étaient pris de convulsion qui les secouaient malgré eux. Ils se roulaient par terre, claquaient des dents et même couraient à quatre pattes en aboyant, transformés en chiens de façons humiliante.
[…] les Shakers ont voulu posséder cette possession qu’ils considéraient comme un avilissement. Tout en acceptant de payer un tribut à la première phase, ils sont passés à une danse contrôlée et ils l’ont appelée la danse volontaire. La seconde permettait de se délivrer de la première. Ils ont construit des rythmes mesurés pour soutenir cette danse de la délivrance, ils l’ont structurée pour célébrer dans la joie Dieu et sa création, trois ou quatre fois par semaine.
Claude Pujade-Renaud, La Danse océane, p. 169-170
Ne reste dans la création de Tero Saarinen que la seconde phase : des illuminés, il a su capter la lumière. Rare sur le plateau, elle semble émaner des danseurs, quatre hommes et quatre femmes habillés de longues jupes noires et chaussés de gros croquenots qu’ils heurtent sur le sol. Les frappes, accompagnées de celles des mains sur les cuisses et le torse, secouent tout leur corps. Il y a des déséquilibres brusques, des sauts comme des hoquets conçus pour retomber, des girations éblouies, des empoignades viriles avec une sorte de samouraï irlandais dont le torse nu ceinturé me fait penser à une barrique de whisky, des gestes répétés, frappés encore, repris dans l’ivresse de la fatigue. C’est dans cette fatigue que naît la beauté : la maladresse de danseurs qui donnent trop de force parce qu’ils n’en ont plus assez pour mesurer leurs gestes révèle une endurance et une joie à toute épreuve. Ils sont là, dansent ensemble, et ceux qui flanchent sont réintroduits dans le cercle par une danseuse un peu plus âgée que les trois autres, qu’on dirait la mère supérieure à cause de cela, quoique la tresse qui lui entoure la tête donne autant une impression de fraîcheur que de rigueur. Car il en faut, de la rigueur, pour aller au-delà de ses forces, au-delà de soi-même, à la rencontre du divin. Et divines sont les voix de la Boston Camerata qui les soutiennent a capella, claires, fortes, sur des textes simples et des sonorités limpides terriblement poignantes. Il y a bien de la peine qui émane de ces chants et de ces danses, oui, mais aussi une telle fraternité, une telle volonté de joie que c’en est presque sidérant de beauté.
Mit Palpatine (il y a presque deux mois, oui, je sais)