Adieux et camélias

Agnès, seule en scène

 

Et si c’était par la fin que tout commençait ? Agnès Letestu est seule en scène. Seule. Un rideau de paillettes tombe devant elle sans discontinuer, s’amassant en un petit tas glissant qu’il est de plus en plus dangereux de traverser – les pointes y laissent des sillons comme des larmes sur un visage très maquillé. Des bouquets s’écrasent comme des accidentés de la route ; l’un dérape et fait voler les confettis à terre, bientôt rejoint par une gerbe de roses qui s’éparpillent comme des mikados après le bref instant de panache du lancer. Le corps de ballet et les solistes de la soirée reviennent saluer et la laissent à nouveau seule. Elle salue, une fois, deux fois, plusieurs fois et fait signe aux autres en coulisses de la rejoindre. On veut la laisser savourer son triomphe, personne ne vient. Elle insiste en sachant déjà que c’est peine perdue. Dans ce signe de modestie de l’étoile qui ne veut pas accaparer les applaudissements, il y a pourtant ce soir quelque chose du : ne me laissez pas toute seule.

Les paillettes continuent de tomber, les applaudissements de ne pas faiblir et je ne peux pas m’empêcher de penser à ce film où les habitants d’un village qui ont trouvé la source d’une eau de jouvence et qui, pour ne pas être découverts, ont convenus d’en finir le jour de leur centenaire : ce jour-là, une grande fête est organisée, au terme de laquelle l’ami le plus proche veille à sa noyade dans la fontaine de la place publique, en lui maintenant la tête sous l’eau jusqu’à ce qu’il ait cessé de respirer. Je ne sais pas pourquoi ce film m’a autant marquée – l’horreur de connaître la date de sa mort, sûrement, et la révélation de la part de tristesse que contient toute fête. Un danseur n’atteint pas le siècle sur scène. À l’opéra, c’est 42 ans. Et l’on continue à vivre ensuite – à danser, même, souvent. Il n’empêche que c’est une fête bien triste, malgré le défilé des amis, professeurs, mentor, partenaires.

 

Corps de ballet et solistes derrière le couple principal et bouquets de fleurs sur le devant de la scène

Derrière, en Manon, Eve Grinsztajn, magnifique en Manon
(Léonore Baulac a aussi été très remarquée en courtisane).  

 

Le balletomane repère, énumère : Aurélie Dupont, Ghislaine Thesmar, celui-là-je-ne-le-connais-pas… José Martinez est là, aussi, revenu pour repartir une seconde fois, plus sec et fin que jamais avec son jean serré et ses petites lunettes carrées. Son partenaire à la ville et à la scène pendant des années… c’est beau qu’il soit là, à la prendre dans ses bras, avant que le directeur de l’Orchestre de Paris, en compagnie duquel on la voit à Pleyel quasiment à chaque représentation, ne vienne à son tour lui donner un baiser furtif – celui qu’elle a aimé et l’amoureux, tous deux présents.

 

Agnès Letestu et José Martinez

Agnès Letestu et José Martinez. (Et sur le côté, un photographe qui n’a visiblement pas été briefé sur le côté du rideau auquel il devait se coller…)
 

On se sent un peu indiscret – bien plus que lorsqu’on observe à la dérobée à Pleyel une de ces jolies robes courtes dont elle a le secret – mais c’est aussi une manière de dire au public que c’est avec lui aussi qu’elle a partagé une partie de sa vie. Celle de ses personnages, qui ne lui ressemblent pas (et c’est tant mieux) sauf peut-être un peu ce soir-là dans l’imagination de la spectatrice que je suis, prompte à entremêler le destin de la dame aux camélias, morte avant même le début de la représentation, avec celle de l’étoile, qui fait ses adieux à l’Opéra et que je crois parfois voir quand je vois Marguerite. De fait, je ne sais si son interprétation a donné le ton à la soirée ou si les adieux lui ont donné une tournure un peu particulière, bien différente en tous cas de celle d’Aurélie Dupont que j’avais pu voir.

* * *

La Marguerite d’Agnès Letestu n’est plus tant une courtisane qui s’éprend d’un homme plus que sa profession ne le permet, qu’une femme mûre qui sait sa position sociale, sait qu’elle déclinera un jour ou l’autre et qui, dans son effort continue pour la maintenir, s’autorise un moment de répit aux côté d’un jeune homme dont les élans l’attendrissent. Lorsqu’elle se laisse entraîner à la campagne, cheveux flottants, son sourire ressemble à un soulagement – comme une malade reconnaissante d’une rémission qu’elle sait pourtant éphémère : c’est une idylle, qu’elle sait utopique.

Ou uchronique : l’instant présent parait toujours à contretemps, vécu comme un souvenir au moment même où il a lieu. L’interprétation d’Agnès Letestu m’a pour la première fois fait entendre dans la partie de campagne le même décalage qu’il y a entre l’histoire de Manon et sa représentation comme spectacle. Ce qui m’avait semblé ne devoir être attribué qu’au théâtre dans le théâtre (les applaudissements du public de danseurs qui ont lieu en musique afin de ne pas se recouper avec ceux de la salle) est en réalité un effet du processus narratif, qui déroule toute l’histoire depuis la mort de l’héroïne, d’emblée présentée au spectateur par la disparition de ses biens lors d’une vente aux enchères. Si les danses de la partie de campagne sont plus enjouées que la musique, que Marguerite, c’est parce que la temporalité est celle du souvenir – lequel n’exclue nullement la souffrance. Elle ne passe pas avec le moment présent, toujours aussi vive à la remémoration, peut-être plus encore de connaître l’issue des événements qui l’ont fait naître. Il en va ainsi de la visite du père, qu’Armand apprend à la fin de l’histoire : le déchirement a déjà eu lieu et, lorsque Marguerite le danse, la douleur est tout entière dans la résignation.

Marguerite donne vie à une histoire déjà achevée, dansée pour en clore le souvenir. Agnès danse ce rôle pour que s’achève sa carrière et ce redoublement finit de boucler le ballet sans que j’y prenne plus part. J’observe tout le troisième acte les épaules de la courtisane tuberculeuse se voûter, ces épaules que j’ai tant de fois eu envie de saisir des deux mains pour les redresser, dans d’autres rôles, où l’on ne se penchait pas sur son passé.

Je ne suis plus vraiment là à admirer Agnès, je suis au fond d’une loge tendue de velours rouge, telle que Marguerite en a peut-être utilisé, loin de l’une comme de l’autre. Je sens la tenture élimée contre laquelle je m’appuie, la chaleur de cet espace intime qui nous sépare de la salle où se trouve tout le public, la distance qu’il y a à l’autre. L’obscurité de la loge m’apparaît un peu plus, en même temps que les profils et les têtes qui s’y dessinent ; le public frappe dans ses mains depuis une éternité, j’en suis presque lassée. Il n’y a plus qu’une immense tristesse. Même pas pour l’étoile qui part, que j’ai pourtant appréciée. Une tristesse vide – comme le vide de la salle au-dessus du public, celui de la scène autour de l’étoile ou celui de la loge que l’on finit par quitter. Les mikados que j’ai fait un détour pour acheter, afin de pallier au manque de porte-cigarette de ma tenue Audrey Hepburn, ne me font même plus rire ; je les grignote mécaniquement et les morceaux que je récupère tout au fond du paquet font des tâches de chocolat sur mes longs gants noirs de soirée.

Nicolas et Teshigawara

Nicolas s'effaçant devant Teshigawara

 

Apprendre au dernier moment qu’il y a une séance de travail publique avec Nicolas Leriche et que Le Petit Rat a encore quelques places sous le coude, c’est se transformer en mini-tornade pour, en dix minutes chrono, être douchée, habillée, le sac prêt. Sur place, toutes les balletomanes anonymes sont là. Mais c’est encore sur scène que cela parle le plus : pendant une heure, Saburo Teshigawara explique sa philosophie du mouvement, en expliquant le processus de création, tandis que Nicolas Leriche met son corps en mouvement. Au début, c’est trois fois rien : un balancement des bras, des hanches, des chevilles – on dirait un rêveur au bord de la mer. Peu à peu, le mouvement prend de l’ampleur, non pas en termes d’amplitude (à aucun moment le jogging ne risque d’entraver le geste) mais d’espace et de temporalité : on ne sait bientôt plus où il commence et où il finit, quoiqu’il s’agisse de pas extrêmement simples en apparence, essentiellement des marches et des balancements, parfois relevés par un saut à fleur de sol, toujours entraînés dans un déséquilibre perpétuel.

Le flux de mouvement fait penser à une espèce de Trisha Brown minimaliste, qui s’origine dans le souffle et se développe à partir des suites possibles pour un geste donné. La recherche se veut « scientifique » : le mot est répété plusieurs fois mais je crois que, dans le travail de Teshigawara, il signifie plutôt anatomique. Le chorégraphe explore les possibles d’une articulation, en dehors de pas identifiés, et doit pour ce faire lutter contre la mémoire des danseurs, dont le corps a assimilé certaines combinaisons de pas ou de rythmes toujours prêtes à ressurgir. Cette mémoire du corps, indispensable pour apprendre des chorégraphies, devient un obstacle dans la recherche d’un mouvement fluide, « fresh », qui ne soit pas guidé par une écriture mais un souffle : on comprend alors que si Teshigawara ne cesse pratiquement de parler, ce n’est pas tant – pas seulement – dans un but didactique. C’est par la voix qu’il guide le danseur, comme un guide spirituel (ou un dresseur de chevaux sur le bord du manège), qu’il le déroute s’il revient dans le chemin tout tracé de pas identifiés et le pousse à explorer et jouer des possibles de son corps.

Difficile d’imaginer une chorégraphie à partir de là : un tel flux de mouvement, imprévisible et pourtant évident, ne peut pas être écrit sans perdre de sa spontanéité (la fameuse « fraîcheur » dont il est sans cesse question). Pourtant, Teshigawara se refuse à parler d’improvisation. Cela en dit long sur ce qui a cessé d’être une pratique pour devenir une technique, rodée par Merce Cunningham : l’inspiration (à la Isadora Duncan, par exemple) a laissé la place à une théorisation du hasard, l’improvisation devenant une suite de pas ou de phrases chorégraphiques bien définis combinés de manière aléatoire. On ne se laisse plus guider par le souffle, on le retient pour tenir des positions improbables (cf. Cédric Andrieux). La spontanéité n’a plus aucune part dans ce processus combinatoire : pas étonnant que Teshigawara se défende d’improviser. Mais laisser le mouvement naître et se développer selon les possibles entrevus et ressentis à ce moment-là, qu’est-ce sinon la définition même d’une improvisation véritable ? Aucune facilité là-dedans, cela suppose au contraire un travail préalable immense, une pratique quotidienne pour se déprendre des mécanismes attachés à la danse classique et s’interroger sur l’origine du mouvement de manière à ce qu’il paraisse jaillir naturellement ensuite, une fois sur scène.

Ce n’est plus Teshigawara mais Nicolas qui nous fait comprendre tout cela : quittant peu à peu le rôle de traducteur pour celui d’interprète, qui est le sien, il reprend les idées du chorégraphe et les explique à sa manière, partageant quelques anecdotes de ce qui l’a lui-même surpris et enthousiasmé. À chaque fois, il peine un peu plus à rendre le micro, le garde même pour danser. On dirait un enfant qui interrompt ses parents dans la lecture du manuel d’utilisation pour montrer à son ami comment ça marche : non mais regarde, c’est vraiment génial, tu n’avais jamais vu ça, hein, ça change vraiment la manière de ressentir et d’envisager la manière que l’on a de se mouvoir, hein, c’est géant, non ? — Ce sourire… à ses adieux, il ne faudra pas crier bravo mais merci.  
 

Saluts conjoints

Merci à @IkAubert pour les photos.
Et aussi: Amélie, le Petit Rat, Palpatine, @marianne_soph… rajoutez vos chroniquettes en commentaire !

Cygne black : gare à la noyade

La parodie était une bonne idée mais elle ne tient pas la distance : à mi-chemin, Dada Masilo secoue le carcan qu’elle a elle-même mis en place et bascule vers le lyrisme, juste quand on commençait à s’habituer aux cygnes caquetant comme les poules du Moulin Rouge, à leurs pieds en fer à repasser et aux tutus bon marché. J’ai un peu grincé des dents au début : la balletomane n’accepte la parodie que tant que les pointes sont tendues et le sacro-saint en-dehors respecté – en somme, tant que la critique vient du sérail et présuppose une adhésion incontestée à ce dont elle se moque avec la bienveillance de l’auto-dérision.

La justesse de la parodie détend l’atmosphère : le chassé-croisé des solistes, qui se manquent parce qu’ils ne regardent jamais dans la bonne direction, est assimilé au Guignol, tandis que le premier pas des défilés royaux, toujours sur le même accord, est renommé le « Let’s get married! step ». Le commentaire est toujours un instrument efficace de mise à distance (cf. Jérôme Bel) mais la parole éloigne de la danse et, en l’absence de recherche théâtrale, la danse risque de ne plus être qu’illustration redondante.

Défilé en diagonale des danseurs

Le Let’s get married! step 
Curieusement (ou pas), les photos que l’on trouve sont celles, plus structurées, de la partie parodie.
 

Heureusement, les corps reprennent rapidement leur droit de cité et la parodie laisse place à la relecture : les cygnes se déchaînent sur fond de danses africaines, baignés par les cris d’encouragement du groupe, à l’enthousiasme communicatif. L’humour est toujours là mais ne fait plus obstacle à la beauté du mouvement et des corps : on s’aperçoit soudain que les tutu froufroutants délicieusement décalés sur les bustes lisses et noirs des danseurs les mettent sacrément en valeur (contrairement aux tuniques cheap des danseuses). Le frémissement des cygnes est génialement rendu par les tremblements incessants de la danse africaine – ici, les piétinés ne sont pas un pas académique mais bien le martèlement du sol.

Cygnes masculins

Photo de John Hogg
Un V pas à pas, martelé avec le pied-béquille de derrière. Je n’avais jamais fait gaffe qu’il y avait une sorte de descente des ombres dans le Lac

 

Mais alors qu’on commençait franchement à s’amuser, le cygne black apparaît et c’est le début de la fin. La Mort du cygne de Saint-Saëns retentit soudain, comme un cheveu sur la soupe. Si encore elle était interprétée par la jeune fille (l’oie blanche) qui n’a plus qu’à s’effacer devant le beau jeune homme (le cygne black)… mais non, c’est lui qui en hérite, alors qu’il aurait suffi de lui confier la variation d’Odette pour créer une belle ode lyrique à l’homosexualité – laquelle variation se transforme en un interminable appel du pied de la jeune fille, qui n’arrive évidemment pas à capter l’attention de Siegfried. En l’absence d’inversion du genre, le décalage musical continue et connaît son apogée avec un extrait de Tchaïkovski remixé à la flûte de pan – vous avez bien lu, l’équivalent du Lac des cygnes joué par un groupe de Péruviens dans le métro. Ce n’est même pas moche – plutôt planant – mais ça commence à faire beaucoup. Le coup de grâce : Arvo Pärt. Les premières notes de Tabula rasa se détachent dans l’obscurité. Le mouvement affleure sous de longues jupes longues unisexes, buste nu pour tous, et s’amplifie jusqu’à ce que les danseurs s’effondrent un par un. Si l’on n’estampille pas ce final de critique du sida, c’est beau. Un peu dans l’esprit du Sang des étoiles. J’aurais voulu que le spectacle commence à ce moment-là, pour nous dérouler une œuvre contemporaine personnelle et poétique. Ou que la parodie ne se soit jamais arrêtée.

Il y a beaucoup de bonnes choses. Il y en a en réalité beaucoup trop, surtout si l’on considère que parodie et lyrisme sont antinomiques et que l’on passe de l’un à l’autre en une petite heure de temps. J’en ressors avec l’impression que l’on a agité le spectre du Lac, le ballet par excellence, pour attirer le public parisien. Soit, c’est de bonne guerre. J’espère simplement avoir un jour l’occasion de voir l’énergie de la troupe et le talent de la chorégraphe dans une synthèse plus aboutie.  

Sylphides et momies

Il faut bien dire ce qui est : Les Sylphides, c’est un peu chiant. Mais parfait pour découvrir une compagnie. On peut butiner les visages, caresser les bras du regard et scruter les pieds sans craindre de rien manquer de la chorégraphie. Il y a quelque chose de reposant à ne pas chercher à reconnaître les danseuses ; je choisis seulement quelques favorites pour alterner vue d’ensemble et close-up. Ce ne sont pas des sylphides éthérées : exit le lyrisme à la russe, la gueule évanescente à la française et les tutus ultra-vaporeux. Aux Pays-Bas, on a de la sylphide moelleuse, bras rond et descendes de pointe amorties. Que c’est bon de revoir des corps qui dansent après deux mois de diète !

 

 photo de groupe des sylphides

Photo d’Angela Sterling.
Au milieu, à droite, Erica Horwood, une jolie rousse que Palpatine n’avait même pas spottée (c’est dire à quel point il était crevé).

 

La seule chose qui me dérange, tandis que les grappes de sylphides se font et se défont, ce sont leur pointes : peu importe la cambrure de leur pied ou l’extrême en-dehors de certaines, on dirait des sabots. Je ne sais pas si c’est la marque qu’elles utilisent (à l’entracte, je crois apercevoir une paire de Sansha dans un grand conteneur transparent de pointes, au milieu de marques inconnues et de Freed), le brillant du satin ou le début de saison mais cela fait un drôle d’effet. Qu’importe : j’ai rarement vu un ballet faire corps de cette manière en dehors de l’opéra de Paris. À moins que ce ne soit le fil rouge du programme qui m’y rende particulièrement attentive : Corps, à l’étranger, ne peut désigner que le corps de ballet et les trois pièces présentées entendent lui rendre hommage.

 

Inutile de vous dire que ce n’est cependant pas exactement comme cela que je l’ai entendu lorsque un corps de ballet uniquement masculin a débarqué sur scène en mini-short noir. Jambes écartées, solidement ancrés dans le sol et progressant par à-coups, ils ont un vague air de gladiateur : si cela transforme l’un des principals, particulièrement massif, en viking, les grandes lianes aux cuisses parfaitement musclées sont en revanche tout à fait à mon goût. Je ne vois donc aucun problème à forcer un peu mes yeux pour ne pas en perdre une miette tandis que Palpatine s’endort, les trois présences féminines et filantes n’ayant pas suffi à le faire passer outre une faible lumière (pas plus que leurs robes, très simples et élégantes, en drapé). Même si cette pièce néoclassique de Hans Van Manen n’est pas inoubliable, mes hormones frétillantes auraient tendance à me faire dire que c’est bien dommage. Laura Cappelle aurait tendance à dire pareil – mais en mieux : « Hints of passive aggression compete with mature lyricism throughout. » J’aurais bien aimé avoir écrit ça. Mais bon, chacun ses hormones frétillantes – et les rousses sont bien (re)gardées.

 

 photo corps_zps8a8e9955.jpg

Photo non contractuelle, comme qui dirait. J’avais 1 an quand elle a été prise. Vous ne pouvez donc pas y voir Vito Mazzeo. Oui, y’a du beau gosse au Het Nationale Ballet.

 

La dernière pièce, The Body of the national ballet, est totalement what the fuck. La moins aboutie du programme, c’est aussi celle qui est la plus stimulante : c’est vrai, imaginez un peu les stimuli que doivent traiter vos cônes et bâtonnets quand s’avance sur scène un homme en académique chair à paillettes avec un pagne-tutu long en simili sac poubelle bleu. Cris d’oiseaux, claquements métalliques, phrases musicales et battements de cœurs assourdis constituent la bande sonore sur laquelle Emio Greco et Pieter C. Scholten, DJs du ballet, mixent des bribes du répertoire : claque et retirés, qui rappellent en vrac la variation de la claque, celle d’Esmeralda et les retirés avec éventail de Kitri, se défont subitement pour un flash sur place de la traversée des Willis en arabesque, zappé par les chats quatre retirés du Lac des Cygne. Le fou rire me guette dès cette première phrase chorégraphique mais comme le public, plus sérieux ou moins balletomaniaque, reste bien sage, je le réprime jusqu’à la fin, alors que tout le corps de ballet se met à donner les coups des têtes des quatre petits cygnes. Entre temps, le duo de chorégraphe a posé une vraie question : et si les mortes amoureuses du répertoire n’étaient pas revenues sous la forme de fantômes mais de momies ? Je ne connais pas beaucoup de princes qui n’auraient pas décampé devant l’armée de zombies sortie de l’ombre, masque chirurgical sur tout le visage et académique plissé en guise de bandelettes.

 

Le gang des momies masquées


Photo d’Angela Sterling.
Les momies à la pose de sylphide, c’est quelque chose quand même, non ?

 

Le masque de l’anonymat, l’individualité fondue dans le groupe… y’a tout ce qui faut pour une bonne séance de masturbation intellectuelle mais on ne force personne, il est aussi possible d’apprécier la macarena des momies et de rire en pensant qu’il faut d’urgence leur interdire l’entrée des coffee shops. Rira bien qui rira le dernier : la masse des momies mouvantes, bien loin des cygnes rangés à la queue-leu-leu, finit par faire corps. Un peu trop même : cela a quelque chose d’effrayant, d’un peu trop organique – un peu comme dans la pub Sanex où les pores de la peau s’avéraient être des femmes démultipliées. Et l’on s’aperçoit soudain par contrecoup de la métamorphose qu’opère la discipline classique ; d’un tour de vis, elle contraint cette puissance organique à ne rejaillir que sur les solistes, miroirs privilégiés du public – des étoiles, donc. Quelque part, ce délire zombi rejoindrait la déconstruction d’un Jérôme Bel : ah ! Petite mort du critique et applaudissements surprenamment nourris du public.

Moralité de ce spectacle impromptu pour deux touristes tombés sur l’opéra dix minutes avant le début de la représentation : si tu ne vas pas au coffee shop, le coffee shop viendra à toi.

 

Je le sens, toi aussi, tu veux fumer.
La chaîne du Het Nationale Ballet est riche, y’a plein d’extraits de répétitions à explorer.

Carlos Acosta et compagnie

Carlos Acosta… un nom que j’ai lu un nombre incalculable de fois, à l’époque où j’étais abonnée à tous les magazines de danse en circulation, généralement associé aux pirouettes, aux sauts et, plus généralement, à la joie de danser face à un public cubain en délire. Passée par l’ENB, la star cubaine est devenue celle du Royal Opera House, entraînant ses étoiles dans un sympathique gala estival qui semble être réccurrent. Contrairement à ce que l’on pourrait attendre, la virtuosité n’est pas le mot d’ordre : les extraits présentés, qui m’étaient pour la plupart inconnus mais qui n’ont pas dépaysé le public de Covent Garden, ont été avant tout choisis pour leur caractère lyrique ou dramatique. On s’y perd un peu lorsqu’on ne connaît pas le ballet original (Mayerling : qui tue qui et pourquoi ?) mais ce florilège de découvertes encore à faire est délicieux. Le désir d’en voir davantage ajoute au plaisir que l’on prend à cette succession de costumes, de danseurs, de musique – live ! – et de styles différents : une Schéhérazade pressée, caressée par le roi perse qui en veut toujours plus ; une Manon éplorée qui fait regretter de ne découvrir Leanne Benjamin qu’à son départ du Royal Ballet ; un curieux cygne blanc qui, pour une fois, meurt véritablement, et non pas seulement de langueur : toute la poésie réside dans la maladresse de l’oiseau malade, les poignets cassés ; une muse, une nymphe argentée, une sirène…  Carlos Acosta sait assurément s’entourer et céder la scène à ses partenaires sans cesser de l’occuper, repoussant jusqu’à la fin son unique solo. Memoria d’Altunaga me rappelle un peu Maliphant avec sa lumière centrale et une danse qui évoque les arts martiaux. Mais c’est sanglé dans le costume du sultan ou entouré des muses apolliniennes, que l’on devine le demi-dieu – certes plus aztèque que grec. Sa place dans la mythologie de la danse, il l’a sûrement conquise par une grande générosité dans le geste : il n’a pas la présence d’un artiste comme Nicolas Leriche mais déborde de joie – ce qui, j’imagine, se traduisait surtout par l’énergie au début de sa carrière et revêt un aspect plus mature aujourd’hui : une rare sympathie pour ses partenaires comme pour le public. Qui aurait cru que le moment le plus réjouissant de la soirée serait le pas de deux de Diane et Actéon, chorégraphié par Agrippina Vaganova au siècle dernier ? Alors que Carlos Accosta rattrape Marianela Nunez en cours de tour comme pour finir le pas de deux, il lui redonne de l’élan et s’éloigne juste ensuite pour laisser son amie tourbillonner en solo, laquelle finit pied à plat sous les applaudissements riants du public. Alors, oui, je mélange déjà les pièces et suis incapable de dire qui a dansé quoi mais avouez qu’un tel gala en été, au débotté*, c’est plaisant.

* Places debout de dernière minute avec Palpatine, bientôt rejoints par hasard par Laura Cappelle, qui, après m’avoir demandé dans un anglais parfait si elle pouvait prendre un morceau de rambarde à côté de moi, nous apprend la présence de Pink Lady et Amélie. Le tout-Paris balletomane.