Le fail de mademoiselle Julie à entrer dans la légende

Une petite chroniquette avant d’oublier avoir assisté à Fall river legend et Mademoiselle Julie. Le ballet d’Agnes de Mille a donné vie à la seule image que j’en avais : une danseuse en robe verte, cramponnée à une charpente. La montée de la folie dans un univers de rigueur protestante est un thème qui a de quoi me fasciner, passé l’instant de surprise en voyant le prêtre, pasteur donc, conter fleurette à l’héroïne. Cela a été un plaisir de revoir Alice Renavand en tant qu’étoile – toujours aussi expressive, même et surtout avec une hache entre les mains.

Mademoiselle Julie, ballet de Birgit Cullberg au nom joliment désuet, qui augurait fort bien en répétition, s’est révélé assez décevant. On prend plaisir à voir Nicolas Leriche s’amuser et s’encanailler dans le rôle d’un laquais qui ne résiste pas aux avances de sa maîtresse, et à regarder les gambettes d’Aurélie Dupont s’agiter lascivement (pour faire oublier l’affreux tutu-cravache qui lui faisait limite des poteaux – c’est dire la réussite du costume) mais on s’ennuie assez rapidement et on ne comprend pas grand-chose au dénouement. C’était beaucoup plus amusant sous-titré par Ana Laguna, qui rendait limpide la danse de Ninon Raux – belle découverte quand j’étais surtout venue à la répétition attirée par la présence d’Audric Bezard (toujours aussi canon malgré ses nouveaux biscotos gonflés, il s’est révélé assez cool raoul, naturel(lement beau gosse)).

Les jardiniers du Parc

Les jardiniers, gardiens de l’amour

Quatre jardiniers ouvrent, ferment et encadrent chaque épisode-bosquet du Parc de Preljocaj. Ce sont les gardiens de l’amour, qui est toujours une histoire et qu’il faut savoir entretenir, faisant surgir ici l’allée dans laquelle les amants s’engagent, brisant là la narration pour vous tendre une fleur épanouie dans l’abandon amoureux, débarrassée de ses épines, qu’en respirant on n’image pas un jour faner. Les jardiniers cultivent une certaine idée de l’amour, dont la forme la plus achevée est certainement le mythe du séducteur qui, pris à son propre piège, finit par tomber amoureux – idéal qui traîne chez toutes les romantiques prêtes à prendre leur numéro pour figurer dans l’inventaire amoureux des Don Juan et Casanova, dans un pari insensé pour en être le dernier. Notez que les sexes sont réversibles dans ce jeu de rôle : le couple du Parc donne ainsi à imaginer le destin de la marquise de Merteuil et du Vicomte de Valmont si leur amour-propre ne les avaient pas entraîné à nouer d’autres liaisons dangereuses – c’est, du moins, la vision que j’en avais gardé, depuis ma découverte du ballet. Mais entre Laetitia Pujol, qui envisage le rôle façon Cécile de Volanges1, et Aurélie Dupont qui l’a dansé avec une résistance toute Madame de Tourvel, je commence à en douter. Il y a même dans cette résistance une certaine raideur, qui me fait entrevoir pourquoi Preljocaj cite la princesse de Clèves parmi ses sources d’inspiration.

Petit aparté pour rappel : le sens du devoir et la morale inflexible de la princesse de Clèves n’en font pas un exemple mais un monstre de vertu. Elle se donne sûrement bonne conscience en s’interdisant de tromper son mari mais se montre avec lui d’une incroyable cruauté en lui confessant n’aimer que M. de Nemours, auquel elle ne se livrera de toutes façons jamais. N’importe qui de moins moralisant et plus sensé aurait fait un choix, prenant soit son pied avec l’amant, soit son mal en patience avec le mari qui, à défaut du peu de désir qu’il inspire, fait tout ce qu’il peut pour se rendre aimable – la tendresse aurait fini par s’installer et le mari se serait contenté de se substitut d’amour pourvu qu’on lui ait tu que c’en était un. Merci donc de choisir un autre modèle littéraire pour la femme craintive de se livrer à l’amour : il aurait fallu que la jeune fille n’érige pas sa pudeur en morale pour que son souvenir l’emporte sur celui de la vieille fille aigrie. La transparence de la princesse, pseudo-vertu et véritable morale de la frustration en ce qu’elle place toujours une vitre entre elle et l’objet de son désir, m’exaspère autant que le style de madame de La Fayette, ce fin glacis censé donner du brillant à l’ensemble.
Je ne reconnais qu’un mérite à La Princesse de Clèves : m’avoir, en la fuyant, fait choisir l’option philo en khâgne. Fin de l’aparté.

Les jardiniers, qui ont le devoir de faire triompher l’amour, veillent à ce que l’héroïne ne connaisse pas le même destin que la princesse de Clèves – la manipulant, au besoin, dans ses rêves. Mais ce fantôme de la princesse est fort utile pour perçoir plus nettement l’opposition entre le sérieux de l’amour et l’éternel jeu de la séduction. Serait-ce une caractéristique féminine que de prendre l’amour très (trop ?) au sérieux, par opposition à une conception masculine beaucoup plus légère de la chose ? Cette question m’était déjà venue à l’esprit à la fin de Before Midnight lorsque Jesse fait semblant de rencontrer Céline et de la séduire pour la première fois après qu’elle l’a pressé d’avouer une infidélité pour laquelle il y avait prescription : Céline, qui aimerait se savoir aimée pour de bon, est agacée par ce jeu, lequel est pourtant un formidable moyen pour chacun de mettre à distance la personne qu’il a été au moment où il a souffert ou fait souffrir l’autre. Le jeu est à la fois la dérobade exaspérante d’un éternel adolescent et la sagesse d’un homme qui sait que l’on n’est jamais fidèle à soi-même ; le sérieux, le rêve puéril de qui exige des preuves quand l’amour relève de la foi et la reconnaissance de l’autre, la volonté d’avoir avec lui un rapport libre et franc.

Le jeu : le libertin joueur qui folâtre avec une muse courtement vêtue derrière un tronc d’arbre et revient, tout sourire, ne pensant pas à mal, vers celle qui lui plaît et qu’il n’a pas encore séduite ; le sérieux : le visage grave de celle qui se tient debout, face à celui dont elle ne sait s’il va ou non se tenir près d’elle encore longtemps – le nouveau visage d’Aurélie Dupont, impassible, presque dur. Il faut attendre les saluts pour voir l’étoile sourire : aucun amusement, aucun jeu durant tout le spectacle, elle campe sur son statut comme la princesse de Clèves sur sa morale. Plus défiante encore que son personnage, l’artiste ne s’abandonne plus, tandis que Nicolas Leriche embrasse tous les rôles qui se présentent à lui, joue tant et si bien qu’il semble rajeunir à chaque fois que je le vois.

À eux deux, ils illustrent bien les deux voies opposées que peut prendre la fin d’une étoile, naine blanche ou supernova. Alors que nombre de balletomanes ont trouvé Aurélie Dupont froide (comme crispée à l’idée que la fin de son parcours à l’Opéra puisse signifier la fin de sa carrière), Nicolas Leriche rayonne comme jamais (comme si la perspective d’une fin d’étape le libérait – un enfant à l’approche des grandes vacances – et qu’il ne se souciait que d’en profiter). On rencontre rarement la joie à l’état pur : différente de l’enthousiasme et la bonne humeur, la joie a quelque chose du divin. Avec Bach et Que ma joie demeure, chorégraphie de Béatrice Massin sur la musique de Bach, encore, Nicolas Leriche est, je crois, le seul interprète qui me l’ait jamais fait ressentir. Je sais qu’à sa soirée d’adieu, je n’aurai pas envie de crier bravo mais merci (le plus proche équivalent d’un je t’aime que l’on puisse adresser à quelqu’un que l’on ne connaît pas).

 

Les jardiniers, gardiens de mes fantasmes

Les jardiniers sont au Parc ce que les dieux grecs sont à la tragédie : le destin en marche, à coups de pistons et de roues dentées. C’est la mécanique des corps, du désir, les rouages qui font fonctionner la mythologie de l’amour. C’est une danse autre, moins lyrique, plus excitante – un contraste saisissant, l’altérité que l’on rencontre de plein fouet. C’est ce qui nous permet de rêver à une relation fusionnelle sans nous y perdre et de faire naître l’infinie tendresse à l’œuvre dans le pas de deux final. Les jardiniers sont, littéralement, ceux qui font l’amour.

 

Les jardiniers, gardiens du ballet

En même temps qu’il cultivent une certaine idée romanesque de l’amour, où le je(u) mène nécessairement à l’autre, les jardiniers se font aussi les gardiens de l’histoire du ballet. Comme un jardin, de saison en saison, d’année en année, le ballet n’est jamais exactement ce qu’il a été et reste pourtant semblable à l’idée de celui qui l’a dessiné. Les jardiniers observent ce tracé et circonscrivent ce qui est susceptible de prendre comme bouture dans le ballet classique, pour le renouveler sans l’altérer. Les expérimentations d’un Funambule ne prendraient pas, par exemple ; Preljocaj ne les fait pas entrer à l’Opéra, où la danse des jardiniers est la plus contemporaine qui puisse être donnée à l’Opéra sans aucun risque de rejet (il y a évidemment eu des pièces plus radicales mais pas à ma connaissance de plus radicales qui aient connu un tel succès). Avec ces jardiniers pousse tout un tas de productions néoclassiques : le décor étoilé ne vous fait-il pas penser à In the night ? Les manipulations aériennes de l’héroïne par les jardiniers à O Złożony / O Composite ? N’entendez-vous pas dans le parc des jeunes filles qui s’évanouissent les ombres furtives des moines de Signes ? De Carolyn Carlson, je retrouve aussi l’égyptien dans les mouvements mécaniques des jardiniers, comme si le ballet était une grande horlogerie, qui revient toujours en arrière pour indiquer l’avancée du temps.

Mit Palpatine

Nicolas et Teshigawara

Nicolas s'effaçant devant Teshigawara

 

Apprendre au dernier moment qu’il y a une séance de travail publique avec Nicolas Leriche et que Le Petit Rat a encore quelques places sous le coude, c’est se transformer en mini-tornade pour, en dix minutes chrono, être douchée, habillée, le sac prêt. Sur place, toutes les balletomanes anonymes sont là. Mais c’est encore sur scène que cela parle le plus : pendant une heure, Saburo Teshigawara explique sa philosophie du mouvement, en expliquant le processus de création, tandis que Nicolas Leriche met son corps en mouvement. Au début, c’est trois fois rien : un balancement des bras, des hanches, des chevilles – on dirait un rêveur au bord de la mer. Peu à peu, le mouvement prend de l’ampleur, non pas en termes d’amplitude (à aucun moment le jogging ne risque d’entraver le geste) mais d’espace et de temporalité : on ne sait bientôt plus où il commence et où il finit, quoiqu’il s’agisse de pas extrêmement simples en apparence, essentiellement des marches et des balancements, parfois relevés par un saut à fleur de sol, toujours entraînés dans un déséquilibre perpétuel.

Le flux de mouvement fait penser à une espèce de Trisha Brown minimaliste, qui s’origine dans le souffle et se développe à partir des suites possibles pour un geste donné. La recherche se veut « scientifique » : le mot est répété plusieurs fois mais je crois que, dans le travail de Teshigawara, il signifie plutôt anatomique. Le chorégraphe explore les possibles d’une articulation, en dehors de pas identifiés, et doit pour ce faire lutter contre la mémoire des danseurs, dont le corps a assimilé certaines combinaisons de pas ou de rythmes toujours prêtes à ressurgir. Cette mémoire du corps, indispensable pour apprendre des chorégraphies, devient un obstacle dans la recherche d’un mouvement fluide, « fresh », qui ne soit pas guidé par une écriture mais un souffle : on comprend alors que si Teshigawara ne cesse pratiquement de parler, ce n’est pas tant – pas seulement – dans un but didactique. C’est par la voix qu’il guide le danseur, comme un guide spirituel (ou un dresseur de chevaux sur le bord du manège), qu’il le déroute s’il revient dans le chemin tout tracé de pas identifiés et le pousse à explorer et jouer des possibles de son corps.

Difficile d’imaginer une chorégraphie à partir de là : un tel flux de mouvement, imprévisible et pourtant évident, ne peut pas être écrit sans perdre de sa spontanéité (la fameuse « fraîcheur » dont il est sans cesse question). Pourtant, Teshigawara se refuse à parler d’improvisation. Cela en dit long sur ce qui a cessé d’être une pratique pour devenir une technique, rodée par Merce Cunningham : l’inspiration (à la Isadora Duncan, par exemple) a laissé la place à une théorisation du hasard, l’improvisation devenant une suite de pas ou de phrases chorégraphiques bien définis combinés de manière aléatoire. On ne se laisse plus guider par le souffle, on le retient pour tenir des positions improbables (cf. Cédric Andrieux). La spontanéité n’a plus aucune part dans ce processus combinatoire : pas étonnant que Teshigawara se défende d’improviser. Mais laisser le mouvement naître et se développer selon les possibles entrevus et ressentis à ce moment-là, qu’est-ce sinon la définition même d’une improvisation véritable ? Aucune facilité là-dedans, cela suppose au contraire un travail préalable immense, une pratique quotidienne pour se déprendre des mécanismes attachés à la danse classique et s’interroger sur l’origine du mouvement de manière à ce qu’il paraisse jaillir naturellement ensuite, une fois sur scène.

Ce n’est plus Teshigawara mais Nicolas qui nous fait comprendre tout cela : quittant peu à peu le rôle de traducteur pour celui d’interprète, qui est le sien, il reprend les idées du chorégraphe et les explique à sa manière, partageant quelques anecdotes de ce qui l’a lui-même surpris et enthousiasmé. À chaque fois, il peine un peu plus à rendre le micro, le garde même pour danser. On dirait un enfant qui interrompt ses parents dans la lecture du manuel d’utilisation pour montrer à son ami comment ça marche : non mais regarde, c’est vraiment génial, tu n’avais jamais vu ça, hein, ça change vraiment la manière de ressentir et d’envisager la manière que l’on a de se mouvoir, hein, c’est géant, non ? — Ce sourire… à ses adieux, il ne faudra pas crier bravo mais merci.  
 

Saluts conjoints

Merci à @IkAubert pour les photos.
Et aussi: Amélie, le Petit Rat, Palpatine, @marianne_soph… rajoutez vos chroniquettes en commentaire !