Desh à mains nues

Il y a cette main qui n’a de cesse de passer sous le bras et de s’échapper à l’arrière du corps, forçant Akram Khan à se retourner. Vers les coulisses de son histoire, vers le passé qu’il n’a pas vécu mais qui est quand même le sien car celui de son père. Il regarde la paume de cette main avec étonnement – à la fois sienne et étrangère.

 

Il y a ces mains qui sont le prolongement de l’outil, cette masse dont il frappe de plus en plus fort, de plus en plus vite, un monticule de béton qu’on imaginerait encercler un platane et qui n’entoure qu’un peu de terre. Juste assez cependant pour qu’affleurent des racines : un homme qui a choisi le mouvement ne peut pas être déraciné. L’absence de l’origine est jouée et déjouée à chaque fois que le danseur se met en mouvement et qu’il écrit avec son corps son histoire, une histoire, qu’il construit ou qui l’invente.

 

Il y a ces mains qu’il ne cesse d’essuyer contre sa tunique mais qui ne sont pas sales : elles sont seulement pleines de terre, de sa terre, desh, Bangladesh, qu’il ne connaît pas et qui est là, imprimée au creux de sa main, au milieu des lignes de vie, de chance et d’amour. Et de douleur mais on ne le sait pas encore, pas vraiment.

 

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Il y a cette main sceptique qui se frotte la barbiche, celle du père, dont le visage est dessiné sur son crâne. La tête penchée comme un enfant pénitent, il fait revivre ce personnage et sa sagesse d’ancien, qu’il n’a pas voulu connaître ni comprendre lorsque sa génération l’incitait plutôt à imiter Mickaël Jackson et à parler anglais comme un Américain black. De cette métamorphose surgit l’histoire du père, cuisinier du village, malmené par la guerre, jusqu’à ce que son visage s’efface et que le danseur relève la tête.

 

Il y a cette main, invisible mais ô combien réelle, qu’il prend dans la sienne. Courbé, mais pas sous le poids des ans – ou alors seulement de ceux à venir – il raconte des histoires à sa nièce, je crois, qui ne s’en laisse pas conter.

 

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Photo Richard Haughton
 

Il y a ces mains qui grimpent aux branches d’un arbre gigantesque, fabuleux, à l’écorce de crayon de couleur : le danseur, narrateur, petit homme, enfin, traverse ce récit fabuleux, projeté sur une toile tendue en avant-scène et peuplé de toutes sortes d’animaux sauvages. La canopée de cette jungle ressemble à un nuage, dont le petit homme aura tôt fait de descendre.

 

Il y a ces mains refermées et brandies, comme pour le but qui marque la victoire d’un match de football. La fête est pleine de cris et de pancartes mais les seuls points que l’on marque sont les coups qu’on donne en l’air et des coups de feu répondent aux poings levés.

 

Il y a cette main qui ne tient pas son iPhone, en panne, mais qui se raccroche à cette voix d’enfant au service après-vente, à l’autre bout du monde. On ne sait plus très bien qui veut réparer quoi ; la communication est toujours difficile à maintenir.

 

Il y a cette main qui effleure et ébranle une forêt de bandes de tissu tombées des cintres, pales adoucies par rapport à celles, d’hélicoptères, qui ont servi à meurtrir les voûtes plantaires de cet enfant qui ne savait pas sur quel pied danser pendant la guerre. 

Il y a cette main thaumaturge qui effleure et ébranle les pâles de tissus, et les fait danser  se substitue aux pieds. 

 

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 Photo Richard Haughton
 

Il y a ces mains, incroyablement expressives, qui dansent comme ailleurs, comme en kathak, et font débouler sur scène le danseur comme un derviche tourneur.

 

Il y a ces mains, bavardes, et il y a cette main par laquelle Akram Khan m’a pris pour me raconter ce qu’en tout autre occasion je n’aurais pas écouté – ou si mal entendu.

 

Il y a des spectacles en Il y a, comme ça, et Desh en fait partie.

 

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Carmen, prends garde à toi

On repère immédiatement ce danseur dont le corps nerveux est le seul à ne pas être moulé dans son jean. Son visage est émacié ; sa danse, presque ascétique. La force qui se dégage de ses mouvements, bien supérieure à celle qu’il exige de ses muscles, le fait immédiatement sortir du corps de ballet dans lequel il s’est glissé pour toute la durée du spectacle. Mais danseur n’est pas chorégraphe, ni chorégraphe, dramaturge. Cette dernière casquette manque au vestiaire d’Antonio Gades, dont la Carmen est un patchwork cousu de gros fil blanc : les airs de Bizet se mêlent aux chants flamenco comme l’huile avec l’eau ; les œillades entre amants sont dignes de clins d’œil de garçon de café ; Carmen séduit toutes côtes dehors et le toréador met plus de temps à se préparer que ma dear Mum. La narration est à peu près aussi trépidante que la pantomime des ballets classiques et l’on se demande pourquoi les scènes de divertissement n’ont pas été jugées dignes d’être données pour elles-mêmes.

Mais je ne connais rien à l’histoire du flamenco, qui après tout a peut-être besoin d’histoires-prétextes pour être popularisé. Histoire de sembler moins aride, j’imagine. Pourtant, c’est cette aridité qui fait sa beauté – la dureté des visages, que n’égale que la frappe des talons. C’est indubitable, même si certains codes m’échappent, même si je ne comprends pas comment on peut apprécier les soli de voix éraillées qui ne se préoccupent que rarement de justesse. J’apprécie ce feu d’artifice qui ne fait pas de fleur, avec pour seul bouquet les détonations quasi militaires des fusées.

Loin de la séductrice tout en finesse de Roland Petit, Carmen aguiche de la même façon qu’elle se bagarre : comme une chiffonnière. Son monde de gitans est d’une aridité que Bizet, chez qui les torses bombés relèvent de la rodomontade, n’aurait jamais laissé soupçonner. Ici coule le sang et la sueur, que chaque coup de tête projette alentours en fines gouttelettes. Carmen n’a rien à envier aux hommes qui se bagarrent pour elle ou plutôt pour défendre leur orgueil mâle ; croyez-moi, vous n’avez pas du tout envie qu’elle vous en retourne une. Vous préférerez sans hésitation vous glisser dans le cercle des danseurs qui encouragent ceux qui, tour à tour, s’aventurent en son centre ; au sein de cette communauté de fortune, soudain aussi chaleureuse qu’est rude son accueil de tout corps étranger. C’est bref et crépitant comme un feu de joie, qu’on essayerait sans succès de ranimer après la fin de l’histoire, lorsque toute la troupe se relève, morts compris, pour des bis que le public n’a pas réclamés. Ils m’ont fait penser à cette étoile russe qui, par ses saluts réitérés, forçait le public à prolonger ses applaudissements, celui-ci s’exécutant pour ne pas paraître impoli.
 

Une découverte encouragée par Pink Lady, en compagnie de Klari, Palpatine et Aymeric

Une Coppélia-Cendrillon-Pinocchio

Victor Ullate ? Un nom. Coppélia ? Un peu trop de pantomime. Les deux ensemble ? Un sympathique ballet revisité par Eduardo Lao et surtout la découverte d’une compagnie espagnole qui donne des idées sur la destination des prochaines vacances.
 

Tout un corps de ballet d’automates avec un décor vaguement nucléaire, que j’ai découvert sur Internet, angle mort oblige.

Le ballet modernisé, la poupée mécanique devient un androïde dans un laboratoire d’intelligence artificielle. Concrètement, cela veut dire que la production à la chaîne l’entoure d’un mini corps de ballet qui remplace avantageusement les troupes folkloriques et surtout, surtout, que des danseurs déguisés en mécaniciens sont là pour la maintenance – des androïdes (clin d’oeil à The Concert ?) comme de l’attention des spectatrices (je suis toute déboulonnée, viens me resserrer la vis).
 

Ne dirait-on pas un aviateur ?

Coppélius, bien que toujours porté sur la boisson, a lui aussi bénéficié du lifting général : débarrassé de ses rhumatismes, il peut entrer dans la danse. Mais vieux ou savant, il est toujours flou – et floué. Pas de Swanilda ici pour prendre la place de sa poupée chérie, mais trois péronnelles qui n’hésitent pas à enfiler le costume des droïdes pour attirer l’attention de Franz-mécanicien. Affublé de turbans roses et de balais violets, leur trio ressemble aux deux sœurs de Cendrillon (à laquelle elles auraient emprunté la serpillère) : drôle lorsqu’il ne frôle pas le vulgaire. Les chamailleries outrancières, qui font d’abord sourire, finissent par lasser ; leurs gesticulations ne font pas le poids face aux mouvements de la poupée bionique.
 

Les trois péronnelles, dans la position préférée du chorégraphe.
 

 

La gestuelle de l’automate a été très travaillée, par les danseurs (les oscillations qui font suite aux à-coups sont dignes de mimes professionnels) et par le chorégraphe (la pantomime ne vient plus limiter la danse, elle y est intégrée). Une jambe pliée l’est dans une attitude à la seconde, et les mains en l’air, bras cassés, n’empêchent pas les tours suivis. Ne parlons pas du tour arabesque par quart avec la tête totalement fixe… L’amplitude des mouvements fait davantage penser au ressort des automates de Casse-Noisette qu’aux petits pas mesurés de Coppélia. Il faut dire que la fougue n’est heureusement plus considérée comme un attribut barbare et que notre époque n’exige plus des femmes une retenue insensée. Élargir ainsi la palette de l’automate marque la distance parcourue depuis lors mais fait du même coup ressortir la parenté entre cette femme-objet et la danseuse que son partenaire manipule en pas de deux : est-ce pour cela que toutes les Coppélia, à l’exception de quelques instants, sont rarement drôles ? parce que la caricature doit être forcée pour être perçue comme telle ? Je propose un Coppélia masculin pour tester cette hypothèse – quoi ? moi aussi, je veux un homme-objet ! Quoique cela puisse traduire sur le plan social, libérer la poupée de la pantomime est une excellente nouvelle chorégraphique. Est-ce alors pour faire danser plus encore Coppélia qu’Eduardo Lao choisit de la transformer en être humain après l’avoir libérée de la pantomime ?
 


La substitution traditionnelle de la poupée par une jeune femme, qui constitue le cœur de l’intrigue dans la version originale, se déroule ici à la marge. Une fois la plaisanterie récupérée par les trois donzelles, Coppélia laisse la place à Pinocchio : une bonne fée Carabosse se charge de rendre l’androïde humaine. Son intervention est aussi improbable que son costume : latex noir façon méchante reine de Blanche-Neige, pointes assorties, couronne-aigrette et traîne emplumée façon oiseau de feu (après tout, Coppélius joue avec), le tout soulevé dans les airs avec une grande cape de reine de la nuit.
 


Le second acte entérine la rupture avec la Coppélia traditionnelle mais pas avec la tradition du ballet classique, qui veut que le dernier acte soit un pur divertissement. Mieux que le mariage (il est difficile de se procurer les papiers d’identité d’une androïde et, de toutes façons, on ne se marie plus au bout de cinq minutes – sauf éventuellement ivre à Las Vegas), mieux que le mariage, donc : le dîner au restaurant. Même s’il n’y a pas de cloche d’argent, le service est de qualité ; des petits chapeaux de groom bondissent entre les plats. Le brouhaha d’une salle de restaurant, émaillé par le cliquetis des couverts, entrecoupe la musique de Delibes et dispense d’installer d’encombrantes tables.
 

Le prince, reconnu à sa première arabesque. Retenez-le à la frontière.

La salle prend ainsi rapidement des allures de bal, sans la deadline de minuit : la danse de la soliste, mime extraordinaire, perd de son intérêt à mesure qu’elle devient plus lyrique, mais c’est l’occasion d’apprécier l’ensemble de la compagnie. On y trouve des danseuses (une gigantesque liane en robe orangée) et des danseurs (empêchez-les de partir !) formidables.
 


5 secondes

J’avais presque réussi à élire mon préféré lorsqu’a surgi un référentiel bondissant affublé d’un costume fluo vert-jaune-rose du plus mauvais goût – à côté, les manches en sucre d’orge fondu de Franz sont aussi magnifiques que l’ensemble des autres costumes, fort réussis. Aucune idée de ce que vient faire là ce bouffon moderne sponsorisé par Stabilo, mais sa détente, sa vivacité et sa souplesse (et ses équilibres de cinq bonnes secondes en grand développé à la seconde, soyons honnêtes) ont enlevé la fin du ballet. Réussir à être sexy avec une casquette à paillettes roses sur la tête, imaginez un peu… J’ai donc quatorze ans lorsque je croise son regard aux saluts et qu’il me rend mon petit hochement de tête enthousiaste. Quand est-ce qu’on va à Madrid ?
 

Je suis faible, je sais.


Photos d’Alberto Rodrigalvarez, Jesus Vallinas et Nathalie Vu Dinh.
Lire aussi le compte-rendu de Terpsichore a Barcelona : je ne suis pas la seule à avoir pensé à Cendrillon et Pinocchio. 

Ballett am Rhein

Photo de Gert Weigelt
 

Les abonnés du théâtre de la Ville à fréquenter assidument l’Opéra n’étant pas très nombreux, le programme du Ballet am Rhein ne pouvait récolter que des critiques mitigées : Forellenquintett affiche une joie de vivre qui a dû suffoquer les spectateurs du théâtre de la Ville, habitués à une certaine austérité, tandis que les balletomanes, enthousiasmées à la perspective de découvrir cette troupe néoclassique, ont été plombées par le côté sombre et tortueux de Neither. Descendant presque aussi souvent à Châtelet qu’à Opéra, j’ai non seulement été très amusée de ce choc des cultures chorégraphiques, mais j’ai apprécié l’intégralité du spectacle. Avec une légère préférence pour la première pièce, tout de même – je veux croire que c’est parce que mon tempérament est davantage perméable à la fantaisie qu’à la dépression, même si c’est seulement parce que j’ai découvert Giselle bien avant Jan Fabre.

 

Forellenquintettfantaisie schubertienne et Libertines pour lutins, bouches rondes et poète saoul

Des rectangles très allongés strient la toile de fond comme des octets de passage – couleur bois : voilà pour la forêt. De drôles de bêtes s’y croisent, rencontres improbables entre un mignon morpion qui saute sur le dos de son partenaire, un lutin en académique vert, à aigrette rousse, qui lutine joyeusement et une nymphe trimballée par un satyre improvisé qui lui tire des mimiques impayables – bouche ronde muette comme une truite. Eau boueuse oblige, on enfile les bottes pointes au pied tandis qu’une paire en or descend des cintres, trophée comique pour pêche miraculeuse – soit un bonhomme imbibé que récupère sa partenaire outrée. Un poète, nous dit le programme : il fallait s’en douter lorsqu’il a claironné au maître de ces lieux « Un verre de Bordeaux ». Tout un poème, que les habitants de la forêt suivent à la lettre, tenue devant eux comme une carte aux trésors mystérieuse. Rien à déchiffrer, c’est l’esprit farceur qui anime amourettes et bizarreries, ne laissant pas une seconde de répit aux danseurs. Quoique un peu en avance sur la musique dans les premières minutes, ceux-ci sont comme des truites dans l’eau : pointes cassées, mouvement repris sur jambe pliée, portés de patinage artistique, vitesse des entrepas… ils échappent au regard qui tente de les immobiliser et le temps nous file entre les doigts.

Pour essayer de les attraper, jetez votre filet à 0’58.

 

Ni une ni deux, Neither

Photo de Gert Weigelt

Après les académiques bigarrés (et même pas moches – un exploit) de Forellenqunitett, place à des pantalons et tuniques fluides bleus et blancs. La clarté des tenues, en opposition directe avec la noirceur de la pièce, transforme les danseurs en une foule d’âmes errant dans un espace confiné – patients-fous-amants-fantômes – tous enfermés en eux-mêmes. Mouvements de mains comme si l’on essayait de se débarrasser de quelque chose de collant : Neither exprime pour moi cette humeur pégueuse où l’on ne peut se résoudre ni à une chose ni à son contraire, où l’absence de choix nous plonge dans la même angoisse que l’une et l’autre option, et nous laisse dans l’incapacité de faire un choix – ce qui prolonge d’autant plus notre désarroi.

Il n’y en a pas moins de la beauté, ne serait-ce que dans les corps étonnamment divers des danseurs : de toutes les nuances de blanc et de noir, des fesses charnues, des cuisses musclées, des visages mûrs, d’hommes et de femmes à la personnalité bien trempée. J’ai du mal à m’empêcher de chercher ceux qui me fascinent le plus, au détriment parfois de la chorégraphie. Mais cela fait tellement de bien, de voir des danseurs dont le caractère semble avoir au moins autant façonné les corps que le travail. Rien que pour cela, il faudrait inviter davantage les compagnies allemandes. On aurait enfin l’occasion d’apprécier cette danse néoclassique que l’on ne connaît que par vidéos, et encore bien mal. J’avais bien entendu parler d’Uwe Scholz, par exemple, mais jamais de Martin Schläpfer…  

Vu avec Palpatine, mais allez donc aussi lire Pink Lady, qui m’a bien fait rire.

Je n’ai pas de titre mais je kiffe Forsythe

In the middle, somewhat elevated : une paire de cerises dorées, éclat métallique que je n’avais jamais vu sur les vidéos. Dessous : my piece of cake. Des pas précis, arrêtés nets, enchaînés à toute vitesse, brusquement relâchés sur un accès de nonchalance et aussitôt repris sous un angle improbable, hanche en avant ou attitude décalée. Avec leur justaucorps bleu canard et les collants noirs qui dessinent un slip plus foncé par-dessus, les danseuses s’attaquent à des équilibres qu’il ne s’agit pas de retenir mais de repousser, pour les désaxer et étirer toujours davantage le déséquilibre. Les suspensions et les arrêts brusques n’entravent jamais la vitesse de l’ensemble, lui donnent au contraire un relief saisissant. Les déhanchés n’en sont que plus sensuels, tout comme les torses ondulants, répercussions brèves et intenses des coups portés par les jambes. Dès que le mouvement menace de s’alanguir, il est contrecarré par un geste rapide qui entraîne le corps dans une nouvelle direction. Il n’y a pas plus sexy que cet oxymore dansé, aussi extrême dans sa force que dans sa suavité. A ce point, la virtuosité devient insolente : on vous défie de ne pas être séduit. Je ne résiste pas deux secondes : ce mélange d’autorité et d’indifférence me fait toujours de l’effet. Sans compter que les a-coups de la musique nous précipitent dans la bataille : on se baisse d’un épaulement pour éviter une jambe, on contracte les abdos pour retarder un déséquilibre et on donne un coup de tête pour arrêter un tour. Explosion, chuintement et claquement assourdissant, la puissance de suggestion du train n’a jamais été aussi violente que dans ces éclats sonores, triturés électroniquement au même rythme que les corps des danseurs.

Ces derniers s’éclatent. Côté garçons, je renie sans scrupule Audric Bezard pour Axel Ibot, qui déménage. Le style convient particulièrement bien à Laurène Lévy dont l’immense buste amplifie le mouvement et ses secousses à merveille. Il ne convient en revanche pas du tout aux danseuses que j’ai pu voir dans une seconde distribution : les petits modèles mettent à profit leur centre de gravité plus bas pour foncer comme des bolides et camper des équilibres inébranlables ; c’est techniquement irréprochable mais on perd tout ce qui fait la saveur de la chose, à savoir l’avant-goût du danger. Seule l’incertitude donne cette assurance désinvolte, si sexy, à ceux qui se risquent dans d’improbables déséquilibres. Terreur et pas de pitié pour le spectateur qui doit continuer de frémir après avoir sursauté au crash sonore de l’ouverture.

 

Le souvenir émerveillé que j’avais d’O Zlozony / o composite est resté un souvenir : Aurélie Dupont, alors stellaire, a comme perdu une partie de son aura et l’étoile, réduite à sa matière, est devenue dure comme la pierre. J’espère qu’elle ne nous couve pas une naine blanche… Entourée d’une part par Jérémie Bélingard, son compagnon à la ville, et Nicolas Leriche, son partenaire de scène, elle me donne l’impression de conclure un moment de sa vie de danseuse et d’interdire toute nostalgie au spectateur. L’émotion ne ressurgit que lorsque les deux hommes se retrouvent seuls en scène, allongés par terre, tournant lentement autour de leur axe – planètes foetales qui accomplissent paisiblement leur révolution, sous les chuchotements d’astres lointains comme le souvenir d’une berceuse.

Isabelle Ciaravola, comme en apesanteur, me fait retrouver en partie la sensation de sérénité et d’émerveillement que j’avais eue la première fois – même si Jérémie Bélingard, les pieds sur terre, ne semble toujours pas appartenir à la même galaxie que ses deux partenaires ; même si j’étais venue pour voir Muriel Zusperreguy, que j’imagine très bien dans ce rôle après sa Lune simple et sensuelle dans Caligula (si l’Opéra pouvait arrêter de changer les distributions à la dernière minute sans prévenir, ça serait sympa).

 

In the middle m’a enthousiasmé au possible ; Woundwork 1 m’a émue. Découverte préméditée dans un cas, totalement insoupçonné dans l’autre. La jupette rose, un brin étrange sur Isabelle Ciaravola (1re distribution) et Marie-Agnès Gillot (2nde distribution), dont les bustes sont un peu plus larges, mais parfaitement assortie par son asymétrie au chignon banane d’Eleonora Abbagnato est bien la seule chose qui ne soit pas totalement harmonieuse. Les deux couples, qui ne s’alignent qu’au tout début et à la toute fin, évoluent chacun à leur rythme, chacun avec leur grammaire, forgée dans l’intimité d’une relation que j’imagine nourrie par des années d’écoute et d’entente. C’est d’une grande beauté ; d’une grande tristesse, aussi. Comme si une telle maturité artistique ne pouvait être qu’éphémère. Je regrette soudain de penser qu’il seront la prochaine génération à devoir quitter la scène. Qu’on nomme Eleonora Abbagnato avant qu’elle ne s’éloigne à nouveau ! L’Opéra manque cruellement d’une blonde solaire dans ses constellations et elle est tellement belle en scène… Je n’ai pas réussi à détacher les yeux du couple qu’elle formait avec Nicolas Le Riche.

 

Deux visionnages n’ont pas été de trop pour apprécier tout le foisonnement de Pas./Parts : des pas en veux-tu en voilà et des morceaux qui enchaînent en laissant les danseurs finir au son d’une nouvelle musique les mouvements auxquels les avait entraînés la précédente – décalage qui rappelle le flottement d’une piste de danse lorsque le DJ passe d’une chanson à l’autre. Justaucorps bicolores en recto-verso, T-shirts fushia ou noirs à paillettes, la couleur se trouve aussi dans les éclairages, froids ou chauds selon que retentit une sirène de paquebot ou qu’est chuchoté, on a peine à y croire, un chachacha, bientôt confirmé par un rythme endiablé. Une grande fête pour terminer la soirée.