Regardez bien son visage, vous n’allez pas le voir beaucoup.
La Tentation d’Ève est un titre qui ne correspond qu’au début du spectacle. Car il n’y en a pas un, mais deux : la première partie est d’une pauvreté chorégraphique désolante et n’évite l’ennui que par quelques « trucs » comme en ont les illusionnistes ; la seconde partie est plus réussie, dès lors que le one (wo)man show est assumé.
Après avoir poussé sa croix, en l’occurrence sa pomme, jusqu’au milieu de la scène, Ève-Pietragalla se complait dans une longue série de mouvements douloureux, tête affaissée, genoux en dedans, poids du péché oblige. Une ou deux attitudes très allongés en quatrième ou à la seconde – sur jambe pliée, faut pas déconner non plus– font entrevoir la danseuse et apprécier un corps de femme, avec des hanches, des épaules non décharnées et de belles cuisses. Premier accessoire : un voile en tulle, qui la fait mariée-fantôme puis enceinte lorsqu’elle le glisse sous sa robe chair plissée. Quelques phrases, dont une seule me retient : « Dans quelle nudité faut-il que je m’emmure pour entendre la voix qui ressemble à ma conscience ? » ; sans déboucher sur rien. On n’ira guère plus loin dans la réflexion, il faut s’y faire et ne plus compter sur le propos pour combler le manque de danse. Heureusement vient ensuite le seul moment véritablement heureux de ce que j’identifie comme la première partie : allongée en avant-scène sur le dos, comme endormie, elle actionne du bras que son corps cache une marionnette (conscience ? enfant ?) qui cherche à la faire revenir à elle, lui tapote les joues, tente de lui faire lever un bras, se retourne effrayer vers son genou qui s’est relevé et s’affale sur son buste d’impuissance. L’illusion est remarquable, elle parvient à nous faire oublier qu’elle manipule la marionnette et donne l’impression que c’est la marionnette qui manipule son corps inerte.
Lorsqu’elle se relève, c’est reparti comme au début, à ceci près que le tulle a laissé la place à un drap blanc, rehaussé d’un masque de la même couleur : les enroulements qui auraient pu être japonisant débouchent sur une figure de Belphégor. Je dis japonisant peut-être seulement parce que des images d’Eonnagata me sont revenues à ce moment-là. Et de fait, n’étant pas aberrant que le parcours de la femme à travers les âges recoupe une interrogation sur le genre, on trouve quelques éléments de scénographie communs, métamorphose avec des pans de tissus comme des kimonos, structure de robe-panier formidable, ou ombre d’une robe imposante, reine ou cantatrice. Mais là où ces éléments faisaient partie intégrante de la pièce de Guillem and co., ils restent à l’état de trouvailles, astucieuses mais vaines, chez l’autre ex-étoile de l’opéra de Paris – sans même susciter un semblable degré de fascination esthétique chez le spectateur. C’est ainsi que nous avons le droit à une longue gesticulation de la femme de Néandertal, après avoir été un instant saisi par la suppression du cou avec le masque placé sur le haut du crâne, tête baissée tout du long. C’est d’ailleurs le seul moment de la première partie où l’on a vraiment l’impression que l’artiste établit un contact avec son public – le regard d’un masque, donc : c’est dire si elle est bien partie dans son trip perso.
Vous ne lui trouvez pas un petit air de Michael Jackson avec sa tignasse et son armure ?
On quitte ensuite (enfin) les âges mythiques ou préhistoriques ainsi que les terre tribales, pour en arriver à l’Antiquité des gladiateurs. C’est long, mais on finit par rebondir (à travers les siècles) de l’armure, qui protège, à la robe qui enferme dans la cage de ses paniers, puis au vêtement masculin du même XVIIIe. Et là, moment de flottement : dans un costume vert qui ne porte manifestement pas toujours la poisse, éventail-revolver à la main, elle part en live (et moi aussi : je ris toute seule de l’image de Michael Jackson en patins à roulettes qui me vient à ce moment-là). Un show en live, avec des claquettes amplifiées par des échos de synthèse comme catalyseur du n’importe nawak réjouissant. À partir de là, je n’applaudis plus par politesse, mais parce que ça me plaît.
L’homme à la jacquette verte laisse la place à une chanteuse d’opéra, tête adossée à une géante collerette, qui ouvre une bouche démesurée et, en fait de play-back, on a plutôt l’impression d’un cri. Avec l’ombre portée démesurément agrandie, c’est terrible. Les coulisses de la diva sont sur scène et devant le miroir encadré d’ampoules, Pietragalla devient Barbara, robe fourreau noire, encolure en plumes, porte-cigarette à la main et démarche mi-sensuelle mi-gouailleuse. Après avoir semé quelques plumes et paillettes, elle récolte un balai et c’est parti pour quelques minutes de grand ménage de printemps des poètes, avec réclame pour des produits d’entretien en guise de poésie. Avec ses grosses lunettes rouges de folle du volant et ses hochements de tête appuyés, elle campe une femme de ménage complètement délurée, qui secoue et jette le poupon qu’on lui balance des coulisses comme elle le ferait d’une éponge, avant de se jeter elle-même ventre à terre et de traverser la scène sur une planche à roulette : Pliz !
Elle passe du balai ou ballet et, après les plumes noires de Barbara, revient en scène avec un tutu blanc à la main sur la musique de la mort du cygne. Je me suis tapé un four rire toute seule, alors que le registre, loin d’une parodie des Trocs, basculait vers l’émouvant ; je vois vraiment des cygnes partout en ce moment. Il aurait fallu décréter 2010-2011 l’année du cygne. Alors que la relecture d’un tel morceau de bravoure est par nature casse-gueule, Pietragalla y trouve l’occasion de nous offrir un des plus beaux moments de la soirée, ces gestes torturés du début se précisant peu à peu jusqu’à rencontrer ceux du cygne. D’abord cantonnée au seul bras droit (mais quel bras ! je n’avais jamais pensé que les ondoiements du cygne avaient quelque chose du smurf hip-hop – instantanément, ona envie de la voir dans un ballet classique, ça doit dépoter), la métamorphose, comme une gangrène, se propage dans tout le corps et, sous son emprise, elle finit par enfiler le tutu-carcan et s’enfermer dans cette image de femme fragile – pied en dedans qui retire, enroulé-recroquevillé, à la cheville, glisse le long de la jambe parallèle en équilibre ; le haut-le-coeur remonte encore et culmine dans les bras du cygne, en position haute, poignet contre poignet.
On retrouvera ce même mouvement au terme du tableau suivant, lorsque la femme d’affaire, perchée en équilibre sur un talon haut, ôtera sa jupe crayon pour se mettre en tenue d’Ève et nous faire croire par cette boucle (baclée ?) à une cohérence intrinsèque du spectacle. En attendant, la séquence de la business woman en tailleur ultra-sexy, qui vire de la monomaniaquerie dépressive au pétage de câble intégral avec grimaces à la webcam du Mac (forcément, la pomme) projetées sur le cyclo et fil de téléphone en guise de corde au cou, est désopilante.
Dommage que le spectacle hésite entre les genres (là où Eonnonagata les mélangeait) et n’assume pas tout du long ce one (wo)man show où la danse ne le dispute plus au comique et mêle heureusement mime et transformisme.
Pietragalla : performer, assurément ; chorégraphe, non.