Lecavalier désarçonne

 

C’est le nom de Lock qui m’avait poussée à réserver pour cette soirée au théâtre de la ville mais il n’est pas surprenant que son interprète, Louise Lecavalier, vole le haut de l’affiche. De fait, les quinze minutes de… A Few Minutes of Lock seront trop peu pour vraiment goûter le style du chorégraphe, quoique déjà suffisante pour en avoir un a priori très positif. Et non, je ne dis pas uniquement cela à cause de Keir Knight, échalas affreusement sexy dans sa veste noire de costume. De toutes façons, la « tornade blonde » aspire tous les regards et il n’y a guère moyen d’y échapper puisqu’elle est toujours en scène : pendant les cinquante minutes que dure la première pièce, elle n’en sort pas, ou alors trente secondes grand maximum et c’est alors pour mieux y débouler ensuite.

Children, de Nigel Charnock, en met plein la vue, mais ce n’est pas vraiment grâce à ses jeux de lumières aveuglants (avec musique-sirène fin du monde, délicieux – c’est toujours moins terrifiant que les cris de joie d’enfants dont j’ai crains un instant qu’ils n’envahissent la scène). La pièce est totalement décousue, on ne sait pas pourquoi on manie un bâton, pourquoi on se bat avec, pourquoi on court à quatre pattes et sans les genoux, ni pourquoi quoi, mais on ne cherche même pas, autant se demander pourquoi un enfant joue ; mieux vaut attendre de voir à quoi il joue. Il n’y a rien d’enfantin ni de puéril, il n’y a que deux danseurs qui font plein de choses un peu absurdes mais les font à fond. Sérieux comme des enfants qui jouent. La demi-mesure ? Connaissent pas. Ce n’est pas un vain mot que de dire que Louise se jette dans les bras de/sur son partenaire : on ne sait jamais très bien si elle lutte contre lui ou avec lui. Probablement les deux, en fait : c’est comme si elle n’était vivante que tant qu’elle luttait. Dans un duo-duel avec des bâtons, ils finissent tous deux par attraper celui de l’autre, si bien qu’ils se retrouvent chacun à un bout de barres parallèles qui tiennent autant du brancard que des barres où s’appuyer pour réapprendre à marcher. Même chose avec les oreillers, qu’ils mettent entre eux avant de rouler l’un sur l’autre : on ne sait pas s’ils amortissent le choc et permettent le contact ou s’ils l’empêchent en se trouvant entre eux.

On entend lorsque la musique s’arrête que Louise est hors de souffle, mais cela ne semble avoir aucun effet sur sa danse, sinon de la rendre encore plus entière et violente, comme si c’était son état naturel. C’est un phénomène que j’ai remarqué, on est d’autant plus bourrine qu’on est fatiguée, et Louise doit être épuisée. Elle continue de plus belle, se jette à corps perdu, accord perdu avec Patrick Lamothe, qui, là contre, la contre. Cela doit lui demander une énergie phénoménale de s’opposer à celle de sa partenaire, de lui résister.

La fin s’arrose : c’est la bouteille d’eau qui fait déborder le vase pour les spectateur devant Palpatine et moi – ils partent. Les danseurs déjà trempés de sueur en profitent ainsi pour prendre leur douche et troquer l’entracte pour un précipité – chassez la nature, elle revient au galop. Cinq-dix minutes et Lecavalier se remet en selle. En la voyant, je repensais à cette expérience qui avait été faite, d’un homme d’une quarantaine d’années qui avait reproduit au sautillement près la journée d’un enfant et qui, le soir à peine venu, en avait fait une attaque cardiaque. Là, je pense que Louise ferait faire une crise cardiaque à une danseuse de vingt ans. Interpellé par la notice biographique qui indique une compagnie au début des années 1980, on a cherché : elle a plus de cinquante ans. Une folle furieuse.

Pietragalla s’est pommée

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Regardez bien son visage, vous n’allez pas le voir beaucoup.

 

La Tentation d’Ève est un titre qui ne correspond qu’au début du spectacle. Car il n’y en a pas un, mais deux : la première partie est d’une pauvreté chorégraphique désolante et n’évite l’ennui que par quelques « trucs » comme en ont les illusionnistes ; la seconde partie est plus réussie, dès lors que le one (wo)man show est assumé.

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Après avoir poussé sa croix, en l’occurrence sa pomme, jusqu’au milieu de la scène, Ève-Pietragalla se complait dans une longue série de mouvements douloureux, tête affaissée, genoux en dedans, poids du péché oblige. Une ou deux attitudes très allongés en quatrième ou à la seconde – sur jambe pliée, faut pas déconner non plus– font entrevoir la danseuse et apprécier un corps de femme, avec des hanches, des épaules non décharnées et de belles cuisses. Premier accessoire : un voile en tulle, qui la fait mariée-fantôme puis enceinte lorsqu’elle le glisse sous sa robe chair plissée. Quelques phrases, dont une seule me retient : « Dans quelle nudité faut-il que je m’emmure pour entendre la voix qui ressemble à ma conscience ? » ; sans déboucher sur rien. On n’ira guère plus loin dans la réflexion, il faut s’y faire et ne plus compter sur le propos pour combler le manque de danse. Heureusement vient ensuite le seul moment véritablement heureux de ce que j’identifie comme la première partie : allongée en avant-scène sur le dos, comme endormie, elle actionne du bras que son corps cache une marionnette (conscience ? enfant ?) qui cherche à la faire revenir à elle, lui tapote les joues, tente de lui faire lever un bras, se retourne effrayer vers son genou qui s’est relevé et s’affale sur son buste d’impuissance. L’illusion est remarquable, elle parvient à nous faire oublier qu’elle manipule la marionnette et donne l’impression que c’est la marionnette qui manipule son corps inerte.

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Lorsqu’elle se relève, c’est reparti comme au début, à ceci près que le tulle a laissé la place à un drap blanc, rehaussé d’un masque de la même couleur : les enroulements qui auraient pu être japonisant débouchent sur une figure de Belphégor. Je dis japonisant peut-être seulement parce que des images d’Eonnagata me sont revenues à ce moment-là. Et de fait, n’étant pas aberrant que le parcours de la femme à travers les âges recoupe une interrogation sur le genre, on trouve quelques éléments de scénographie communs, métamorphose avec des pans de tissus comme des kimonos, structure de robe-panier formidable, ou ombre d’une robe imposante, reine ou cantatrice. Mais là où ces éléments faisaient partie intégrante de la pièce de Guillem and co., ils restent à l’état de trouvailles, astucieuses mais vaines, chez l’autre ex-étoile de l’opéra de Paris – sans même susciter un semblable degré de fascination esthétique chez le spectateur. C’est ainsi que nous avons le droit à une longue gesticulation de la femme de Néandertal, après avoir été un instant saisi par la suppression du cou avec le masque placé sur le haut du crâne, tête baissée tout du long. C’est d’ailleurs le seul moment de la première partie où l’on a vraiment l’impression que l’artiste établit un contact avec son public – le regard d’un masque, donc : c’est dire si elle est bien partie dans son trip perso.


Vous ne lui trouvez pas un petit air de Michael Jackson avec sa tignasse et son armure ?

On quitte ensuite (enfin) les âges mythiques ou préhistoriques ainsi que les terre tribales, pour en arriver à l’Antiquité des gladiateurs. C’est long, mais on finit par rebondir (à travers les siècles) de l’armure, qui protège, à la robe qui enferme dans la cage de ses paniers, puis au vêtement masculin du même XVIIIe. Et là, moment de flottement : dans un costume vert qui ne porte manifestement pas toujours la poisse, éventail-revolver à la main, elle part en live (et moi aussi : je ris toute seule de l’image de Michael Jackson en patins à roulettes qui me vient à ce moment-là). Un show en live, avec des claquettes amplifiées par des échos de synthèse comme catalyseur du n’importe nawak réjouissant. À partir de là, je n’applaudis plus par politesse, mais parce que ça me plaît.

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L’homme à la jacquette verte laisse la place à une chanteuse d’opéra, tête adossée à une géante collerette, qui ouvre une bouche démesurée et, en fait de play-back, on a plutôt l’impression d’un cri. Avec l’ombre portée démesurément agrandie, c’est terrible. Les coulisses de la diva sont sur scène et devant le miroir encadré d’ampoules, Pietragalla devient Barbara, robe fourreau noire, encolure en plumes, porte-cigarette à la main et démarche mi-sensuelle mi-gouailleuse. Après avoir semé quelques plumes et paillettes, elle récolte un balai et c’est parti pour quelques minutes de grand ménage de printemps des poètes, avec réclame pour des produits d’entretien en guise de poésie. Avec ses grosses lunettes rouges de folle du volant et ses hochements de tête appuyés, elle campe une femme de ménage complètement délurée, qui secoue et jette le poupon qu’on lui balance des coulisses comme elle le ferait d’une éponge, avant de se jeter elle-même ventre à terre et de traverser la scène sur une planche à roulette : Pliz !

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Elle passe du balai ou ballet et, après les plumes noires de Barbara, revient en scène avec un tutu blanc à la main sur la musique de la mort du cygne. Je me suis tapé un four rire toute seule, alors que le registre, loin d’une parodie des Trocs, basculait vers l’émouvant ; je vois vraiment des cygnes partout en ce moment. Il aurait fallu décréter 2010-2011 l’année du cygne. Alors que la relecture d’un tel morceau de bravoure est par nature casse-gueule, Pietragalla y trouve l’occasion de nous offrir un des plus beaux moments de la soirée, ces gestes torturés du début se précisant peu à peu jusqu’à rencontrer ceux du cygne. D’abord cantonnée au seul bras droit (mais quel bras ! je n’avais jamais pensé que les ondoiements du cygne avaient quelque chose du smurf hip-hop – instantanément, ona envie de la voir dans un ballet classique, ça doit dépoter), la métamorphose, comme une gangrène, se propage dans tout le corps et, sous son emprise, elle finit par enfiler le tutu-carcan et s’enfermer dans cette image de femme fragile – pied en dedans qui retire, enroulé-recroquevillé, à la cheville, glisse le long de la jambe parallèle en équilibre ; le haut-le-coeur remonte encore et culmine dans les bras du cygne, en position haute, poignet contre poignet.

 

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On retrouvera ce même mouvement au terme du tableau suivant, lorsque la femme d’affaire, perchée en équilibre sur un talon haut, ôtera sa jupe crayon pour se mettre en tenue d’Ève et nous faire croire par cette boucle (baclée ?) à une cohérence intrinsèque du spectacle. En attendant, la séquence de la business woman en tailleur ultra-sexy, qui vire de la monomaniaquerie dépressive au pétage de câble intégral avec grimaces à la webcam du Mac (forcément, la pomme) projetées sur le cyclo et fil de téléphone en guise de corde au cou, est désopilante

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Dommage que le spectacle hésite entre les genres (là où Eonnonagata les mélangeait) et n’assume pas tout du long ce one (wo)man show où la danse ne le dispute plus au comique et mêle heureusement mime et transformisme.

Pietragalla : performer, assurément ; chorégraphe, non.

Akramkhadabra

Il y avait une place devant, mais j’avais une place au rang Q et j’y suis restée – sur le cul. Je ne connaissais Akram Khan que de nom (et encore, sans l’orthographe) mais nom de nom, il aurait été dommage d’en rester là. Vertical road s’apparente à du contemporain sans le côté contempo, à du butô sans lenteur, à du hip-hop sans ouéch, à de la danse indienne sans délicatesse maniérée et à un art martial sans défaite. Cela ne ressemble à rien et ça a pourtant de la gueule, ce n’est rien de le dire.

 


Les mouvements très ancrés dans le sol, genoux pliés, tête souvent relâchée, explosent et libèrent une énergie qui confine à la violence. Pas de portés mais des jetés ; ici, quand on déboule, c’est au sol. Les secousses qui agitent le corps vont des à-coups de la pulsation cardiaque aux spasmes frénétiques de la transe, tandis que la musique, indissociable des corps, martèle dans un crescendo qui alterne avec des moments d’acalmie, des battements de coeur plus ou moins essoufflé et assourdissant. Cela part des tripes et vous y prend. Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai le cou qui part en avant, une épaule qui se rabat ou les abdos qui se contractent, tant nous fait entrer en empathie avec les danseurs la musique dont on finit par ne plus trop savoir si elle part du corps des danseurs, accompagne leur effervescence ou n’est que la résonance très amplifiée de notre propre être intérieur.

On ne comprend pas toujours tout, mais on le vit. Ce n’est qu’en passant chez Amélie que j’ai pu reconstituer le fil d’un homme qui, d’abord séparés des autres derrière une bache translucide (effet d’ondes frappant), s’immisce à leurs côtés et cherche à prendre l’ascendant sur eux, jusqu’à ce qu’il se retrouve exclu, à nouveau séparé par la bache mais côté public cette fois, et doive tendre la main (poser la sienne sur celle des autres, en contrejour) pour faire tomber le rideau (cette chute… après la Prisonnière, le Funambule ou Kaguyahime, je ne m’en lasse pas, c’est toujours aussi beau).

Entre les deux, l’étranger arrive avec ses tablettes, qu’il pose droites comme les autres, d’abord immobiles et qu’il déplace comme des pions, soulevant au passage un nuage de poudre, entre poussière d’une tribu ancestrale et sable d’une contrée désertique (mirage d’Amagatsu). Quand ces être s’animent, ils sont possédés. Cela donne lieu à des scènes incroyablement fortes, notamment lorsque, oscillant sur les pieds et les mains, les genoux en l’air, ils avancent comme une armée de fourmis et colonisent la scène, ou se rassemblent en cercle, bras en l’air, battle sans idole. Dans cette étrange communauté où les filles ne se distinguent des hommes que par des chignons qu’elles portent très haut et qui les font ressembler à des mangas karatéka, on ne s’attire pas, on s’aimante. Et c’est alors un formidable combat où l’on porte atteinte à l’autre sans jamais le toucher (au summum de son pouvoir, les mains de l’étranger tournent autour d’une sphère imaginaire et c’est un autre qui, pris dans ce manège, s’en trouve malmené). Si les comparaisons n’introduisaient pas des connotations parasites, je dirais sans hésiter que des guerriers manga se battent à coup de champs magnétiques et finissent sans volonté aux mains de l’autre : sous imperium. Non moins fascinant est le moment qui suit où deux corps se retrouvent entremêlés plus qu’enlacés, dans un duo d’une sensualité ni suave ni animale, avant que la fille ne soit hissée sur les épaules de l’homme et que, genoux face à son torse, elle redresse son buste vers la lumière qui l’aspire, juste au-dessus d’elle. Moment de suspension. Et ça reprend – aux tripes, toujours. 

Pour les photos des saluts (quoique pas le même jour), voir chez Palpatine.

C’est trop forsythe


Ce n’est malheureusement pas le ballet de l’opéra de Lyon, mais cela permet de se faire une idée.

Plus qu’extrême, c’est extra – hors des mouvements ordinaires. Et excitant.
Quelque soit l’adjectif, il faut un X, cette inconnue qui rend fascinantes les extensions du corps. Il y a certes des jambes au plafond, mais rien d’excessif, on ne fait pas d’écarts. L’extension est ailleurs, désaxée : d’abord dans ces bras qui se tiennent presque toujours derrière les épaules et font des danseuses de gigantesques créatures, monstrueusement sexy (surtout la très grande, la plus grande, en justaucorps bleue, une fille terrible). Les danseurs, eux, épaules rondes, sont plus dans la suavité et c’est d’autant plus surprenant qu’on n’imagine pas de suavité sans lenteur. La rapidité, dans Workwithinwork, est pourtant affolante, affriolante en devient la danse dans son austérité. On appuierait parfois bien sur pause, pour mieux en jouir, mais c’est alors une pose (jambes campées de profil égyptien, avec un poignet cassé qui traîne derrière, virgule provocante), nouvelle forme de tension qui demande tout autant d’attention. C’est de la danse pure, comme de la coke, et je m’éclate, c’est jubilatoire : la rapidité me dit énergie, l’imprévu, séduction, et les extensions, intensité. On en ressort grandi, neurone aéré, colonne vertébrale étirée, démarche élastique, prêt à conquérir le monde qui grouille à l’entracte.

Quintett m’a fait l’effet d’une retombée ; alors que le public (dont Palpatine) semble l’avoir de loin préféré pour être « plus humain », j’y ai davantage senti une posture de chorégraphe contemporain qui fait son cinéma avec un escalier creusé dans la scène et un gros projecteur qui, braqué dans sa direction comme un canon, le fait ressembler à un abri anti-atomique. Deux couples et une pièce rapportée y évoluent, ou plutôt faudrait-il dire deux femmes et trois hommes, s’il est vrai que les couples sont à géométrie variable. Il y a de belles choses, mais c’est vain comme une après-midi interminable dans un motel désertique, plus vain encore s’il est vrai que les occupants désœuvrés ne sont pas des gens médiocres mais des êtres à l’intelligence et à la sensibilité aiguisée. On ne s’en sort pas, on ne sort pas du piège de la nostalgie, c’est toujours la même rengaine, en l’occurrence « Jesus’ blood never failed to me yet » de Gavin Bryars, à peine une minute qui tourne en boucle. On ne s’en aperçoit pas jusqu’au moment où cela devient insupportable, la fois de trop ; et l’intolérable tristesse se mue en indifférence.

Caligula, es-tu là ?

Je suis allée voir Caligula à l’Opéra, et j’ai entendu les Quatre saisons. Pas même écouté, le bruit de pas des danseurs était trop présent (l’estrade était-elle pensée comme caisse de résonance ?) pour que je puisse me convaincre qu’une place à 8€ fait une belle place de concert. J’ai essayé aussi de regarder mon quart de scène comme si c’était des photos d’Anne Deniau, en admirant la lumière qui coulait le long des courtisanes noblement agenouillées, mais un photographe choisit toujours son angle de vue, et les profils immobilisés tous orientés dans la même direction m’indiquaient qu’on devait y danser. De dépit, je me suis rassise sur ma chaise, avec vue imprenable sur les rangées attentives du parterre, et je ne sais pas si je pleurais de rage ou de la beauté de la musique de Vivaldi. Probablement que la transcription qu’en donnait Nicolas Leriche me soit dérobée. Quand on vous raconte une soirée à laquelle vous n’étiez pas et que l’on vous dit « Tu ne sais pas ce que tu as manqué », c’est très vrai, on ne sait pas ce qu’on a loupé et par conséquent cela ne nous manque pas plus que ça. Mais là, j’en voyais juste assez pour voir (ce) que je manquais et c’est assez atroce pour que je m’abstienne la prochaine fois de me rabattre sur de telles places (probablement la loge la plus pourrie de Garnier, après les places des stalles, qui ne sont jamais vendues) ; plutôt ne rien apercevoir que d’amputer.

J’étais en train de débattre en moi-même pour savoir si j’allais partir à l’entracte qui s’est avérée ne pas exister quand Palpatine m’a secouée du bout du pied en me faisant signe de reprendre la séance d’observation plus tordue que tordante ; évidemment, c’est que les personnages étaient l’un sur l’autre. Jusque là, j’avais laissé Palpatine devant parce qu’il sait se réjouir d’un quart de scène pourvu qu’il s’y trouve une danseuse en tenue fort aguichante, et autant en avoir un de content et une frustrée plutôt que deux insatisfaits. Quand j’ai entendu le début de l’hiver, joué à toute vitesse par rapport à la version sur laquelle j’ai dansé, j’ai changé d’avis et pris la meilleure position (et non la place, évidemment, on est debout) pour ne plus la quitter jusqu’à la fin : de là, le quart s’élargissait à la moitié et cela devenait intéressant. Cela n’a pas été assez pour que je puisse me faire une idée de l’interprétation de Stéphane Bullion mais parfait pour hennir de plaisir devant Audric Bezard en étalon (petite pensée pour Inci – et après son doublement bien nommé manège, cette sortie d’une tape sur l’arrière-train pour qu’Incitatus parte au galop…) et pour rester rêveur face à Muriel Zusperreguy, aux formes pleines comme la Lune, non pas éthérée mais charnelle, qui se déhanche aérienne sur ses pointes. Elle serait moins sensuelle qu’elle pourrait danser avec les compagnies américaines. Son pas de deux avec Bullion, comme une grande partie du ballet, se déploie dans une atmosphère lunaire, à la fois désertique et habité (comme hantée, moins les fantômes), dans une lumière rasante qui jamais ne se lève ni ne décline.

L’hiver est la saison de Vivaldi que je préfère et je l’apprécie d’autant plus qu’on devient plus intime à danser dessus, avec ceci de particulier à cette musique que chaque orchestration nous rappelle qu’elle ne peut jamais vraiment devenir familière. J’ai été surprise de constater que le deuxième mouvement, sur lequel j’avais imaginé un corps de ballet en demi-cercle et des mouvements cycliques, était chorégraphié en manège, comme si la musique contenait cette idée de rondeur ; et stupéfaite de découvrir que le portée qui clôture le troisième mouvement est sensiblement ressemblant à celui qui terminera notre pièce dans quinze jours, parce que les changements de costumes exigeaient un réaménagement ponctuel (et ce porté est précisément ce qui m’en a un peu consolée). Vraiment, cette musique… je vais essayer d’y retourner demain pour voir quelque chose, en attendant de lancer une compagne de déforestation des feuilles d’acanthe qui grossissent encore les colonnes.