Le Grand Atelier de la sieste

Aix et Marseille se partagent un même thème et un même titre, L’Atelier du midi, pour deux expositions qui mériteraient d’être réunies : placer la billetterie à 800 mètres du musée en prévision d’une file d’attente inexistante et aligner les tarifs sur ceux du Grand Palais (soit 9 € pour les jeunes) est un chouilla prétentieux pour une moitié d’exposition. Même si des grands noms y figurent, à côté d’artistes secondaires – certains mineurs, d’autres réservant de belles surprises, plus intéressantes que moult toiles de Cézanne, avec lequel je n’accroche pas plus que cela.

 

affiche de l'exposition

Afficher deux noms connus comme bornes, entre lesquels on place ensuite tout ce que l’on veut : la technique marketing de la Pinacothèque est encore à l’heure du jour. À la mode également : la typographie déstructurée, déjà vue pour un festival de jazz – les coups de pinceaux prennent la place des sons étirés à l’ennui l’infini.

 

Des panneaux aux phrases alambiquées écrites blanc sur bleu, on retiendra en gros que la problématique retenue tourne autour de la ligne vs la couleur, donnant ainsi à Matisse le fin mot de l’histoire. Découper dans la couleur : la seule note de surprise pour moi, avec un tableau de Maillol et les toiles d’André Lhote, que je ne connaissais pas. Je commence à m’interroger. Peut-être a-t-on trop vu les impressionnistes pour pouvoir à nouveau les regarder. Peut-être est-ce la raison pour laquelle les autres mouvements et les peintres secondaires attirent davantage l’oeil : ils introduisent un léger décalage, un pas de côté, un souffle d’air à distance de la montagne Sainte-Victoire et des oliviers figés dans la brume de chaleur. Pour le reste, on a si bien assimilé la manière de voir des impressionnistes que leurs tableaux virent au cliché : on s’attarde davantage devant la carte de la Provence dessinée à l’étage du musée, qui géolocalise les tableaux, que devant n’importe lequel d’entre eux. Le savon cher à Ponge ne décrasse plus l’oeil du visiteur, il est devenu une marque du folklore provençal. Tandis que La Vague de Maillol, elle…

 

Maillol, La Vague

 

Sur notre faim, nous faisons un tour dans les expositions permanentes : quelques Cézanne, encore ; un tableau du XVe siècle si vif qu’on le dirait surréaliste (des seins tout ronds, comme détachés du corps, d’albâtre) ; un jeune marquis en robe rose, le corset remplacé par une armure – car le rose, proche du rouge, était alors une couleur pour les vaillants ; un portrait étonnant d’une vieille femme, dont on ne sait pas qui y est peint, ni qui l’a peint, ni même à quelle école il appartient. Dans l’ensemble, on a l’impression d’un bric-à-brac qu’un conservateur a aussi vaillamment que vainement tenté de mettre en perspective.

À Marseille, le MuCEM donne la même impression : ce musée, très réussi d’un point de vue architectural, est malheureusement rempli de vide de ce qu’on a pu trouver à droite à gauche, qui pourrait servir de support aux scolaires pour les cours d’histoire sur la démocratie, les religions et les cultures autour de la Méditerranée. Les expositions temporaires ne semblent pas valoir mieux : Au bazar du genre, que Palpatine a parcourue et que, n’ayant pas le statut de chômeuse et pressentant l’arnaque, j’ai découverte à la librairie via le catalogue d’exposition, ne réussit guère à faire passer le bric-à-brac pour un concept muséologique. 

Si l’on ajoute à cela que pas mal de tableaux du musée d’Aix provenaient des réserves du musée d’Orsay, on en arrive au constat qu’il reste encore pas mal d’efforts à faire pour que le Midi propose une offre muséale qui ne soit pas une démonstration de la culture locale à l’attention du Parisien en goguette (plus tolérant face au vide du musée parce qu’en vacances) – de fait, le Parisien est plus au courant que le Marseillais pour le MuCEM. Comme si Marseille ne pouvait voir que les rives de la Méditerranées et qu’on ne devait montrer des impressionnistes* que leur production sur la Provence lorsqu’on s’y trouve. Allez, on se réveille, l’heure de la sieste est passée.

 

* Ou plutôt, comme on me le faisait remarquer sur Twitter : impressionnistes, post-impressionnistes, fauves, cubistes… L’expo brassait les mouvements (pourvu qu’on reste dans le Midi) ; c’est moi qui fais une fixette sur les impressionnistes dont j’ai soudain fait une overdose. 

L’essaim de Signac

Les constructions s’espacent, ressurgissent ponctuellement sous la forme d’usine après avoir disparu pendant quelques centaines de mètres, un kilomètre peut-être ; les parasites donnent aux arbres, toujours nu, un air de fête et ces boules de gui sont la seule touche vraiment verte dans ce paysage de terre ; la Seine en est teinte, simple étendue d’eau sans les lumières de la capitale, presque un lac de montagne ; les clochers se multiplient dans le paysage vallonné et l’on aperçoit parfois groupées un peu plus bas des maisons où des gens mènent une vie que je n’imagine pas.

Une heure de dépaysement bienvenu pour arriver à Giverny, qui a un air de hors-saison malgré le printemps officiel. J’aime bien le musée d’art américain qui s’y trouve : les salles sont ouvertes, on peut aller et venir entre les œuvres, revenir sur ses pas, sur ses premières impressions – une disposition qui se prête bien à la manière aléatoire dont j’aime parcourir les musées, sautant les chronologies ennuyeuses et faisant des incursions dans le futur antérieur du peintre avant de reprendre le fil de son œuvre. Les expositions y sont petites mais pertinentes, à l’image ce jour-ci de la section consacrée à la théorie des couleurs, rappel de ce que l’impressionnisme était le pendant d’une thématique scientifique.

Paul Signac n’a jamais eu pour moi plus de précision qu’un nom jeté parmi les peintres impressionnistes. En découvrant cette exposition monographique, je comprends pourquoi : c’est un peintre qui s’est essayé aux découvertes des autres, qui les a confronté à sa sensibilité ; certaines s’y sont incorporées avec plus de succès encore que chez leurs inventeurs attitrés, d’autres semblent être les essais qui ont permis d’y aboutir. Son style se trouve entre-deux, dans la curiosité d’un peintre qui ne se repose jamais sur un procédé, alors même qu’il le fait apparaître comme tel en l’empruntant et le challengeant. À voir cette recherche permanente du trait, du point, on se demande si Seurat ne s’est pas reposé sur sa trouvaille : si c’est lui le pointilliste, Signac est bien plus pointilleux. Mais plus difficile à identifier, à cause même de cette variété de trait. Ce n’est pas seulement le point infime qui s’élargit jusqu’au carré de mosaïque, c’est aussi un trait délié dans les aquarelles, un dessin de BD, presque, dans les esquisses colorées sous des tracés noirs très marqués et même, au détour d’un éventail, le point lancé d’une broderie, longue et fine ligne.

Les points carrés encroûtent la peinture, la figent en mosaïque. Seule la couleur, alors, lui donne vie, pourvu qu’elle emprunte à la violence de Gauguin plutôt qu’au sucre Daddy – le Sud de la France affirme ainsi tout son caractère tandis que Venise et Saint-Tropez disparaissent dans la barbe à papa. Il en va tout autrement des paysages créés par une infinité d’infimes points : ils vibrent, comme si un essaim d’abeilles où chacune est un point de couleur s’était assemblé un instant pour faire apparaître ce tableau et se dissiperait sitôt que l’on en aurait détourné le regard.

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Face à la Jetée de Cassis, on sent la chaleur qui trouble la vision et lui donne la consistance du sable brûlant.


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Dans le Calme du soir (allegro maestoso), la vibration est plus douce, une caresse presque dans le jour finissant, la sérénité enfin trouvée.

 

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Dans Brouillard, Herblay, l’essaim s’est dispersé, il ne reste plus que quelques points de couleurs, qui rendent visible les flocons de brouillard tout autour d’eux.

Je vous vois scruter les images d’un air dubitatif. C’est que, cette vibration, seuls les véritables tableaux sont capables d’en donner l’effet : sur les reproductions, l’essaim n’est plus qu’une collection d’insectes sous verre. N’hésitez donc pas à faire un tour au musée des impressionismes (le musée d’art américain, c’était le nom qu’il portait avant que le politiquement correct des « publics » ne contamine le mouvement esthétique phare de Giverny), l’exposition s’y tient jusqu’au 2 juillet.

Rouge, Valentino ?

L’aile sud de la Somerset House a le chic pour accueillir des expositions où l’élégance est le maître-mot. Après celle consacrée à Gruau, sur laquelle nous étions tombés par un heureux hasard il y a deux ans, voici une rétrospective Valentino, qui a fourni un prétexte parfait pour retourner à Londres.  

Cent trente sept robes sont disposées de part et d’autre d’un immense couloir-podium sur lequel on a du mal à défiler, tant le travail minutieux de couture et de broderie retient l’attention. J’aime particulièrement les jeux de transparence qui introduisent un érotisme subtil et donnent une image de la femme qu’on se plairait fort à incarner, jambes magnifiées et dos sublimes : être le corps enserré par les cordelettes de satin de cette robe étroite ou le cadeau qu’enveloppe cette autre robe au gros nœud.

Et parce que l’intelligence rend plus belle encore, le livret de l’exposition inclut un glossaire explicitant les termes non-cousus de fil blanc et la dernière salle les illustre échantillons et vidéos à l’appui. Ces innombrables manipulations pour un résultat qui n’en laisse rien soupçonner, simplement beau, m’ont rappelé les broderies de ma mère revenue d’un stage chez Lesage – à ceci près que les mains expertes vont à toute vitesse, semblant couper et coudre au pifomètre quand celui-ci n’est rien d’autre que des années de savoir-faire condensées en réflexes.

Les roses, parmi les rares touches de rouge de l’exposition, séduiront sûrement les fans du couturier mais mon âme d’enfant jouant à la pâte à modeler garde un faible pour les boudins, pardon, les budellini, des brins de laine recouverts de soie qui, cousus côte-à-côte, donnent l’impression de savamment ligoter le corps. Bref, l’élégance faite robe, l’élégance fait main.  

Vibrations à l’échelle de Richter

En voyant l’affiche dans le métro, je me suis dit qu’il fallait que j’aille voir cette exposition au centre Pompidou. Puis j’ai googlé Gerhard Richter, je suis tombée sur moult tableaux abstraits et j’ai relégué cette idée de sortie dans un coin éloigné de ma tête. Palpatine, encouragé par la gratuité que lui confère le statut de chômeur, y a jeté un œil, puis deux, puis est revenu si enthousiaste que je n’ai pas voulu louper ça – surtout sachant qu’il est aussi hermétique que moi à l’art contemporain. Quatre ou cinq tableaux parmi les œuvres figuratives exercent une fascination qui justifie à elle seule de se pencher sur l’ensemble de la production du peintre. Comment et surtout pourquoi le même homme a-t-il peint à la fois des toiles totalement abstraites et des portraits débordant de réalité ? Il ne s’agit pas de périodes totalement distinctes, l’artiste ne s’est pas détourné d’une voie qu’il aurait jugée trop étriquée ; il se revendique peintre, à l’opposé d’un artiste plasticien qui manie les concepts avant même la matière.

 

 

Et pourtant, ses peintures de photographies, où les traits de pinceaux sont effacés par le passage horizontal ou vertical d’un morceau de bois ou de métal alors que la peinture n’est pas encore sèche, se veulent aussi anti-artistiques que possible. La technique vaut aussi bien pour un tigre, dont elle forme le pelage, que pour un rouleau de papier toilette ou une voiture accompagnée de quelques lignes de l’article qui l’encadrait avant que le peintre ne découpe un morceau de journal pour le reproduire.

Le souci de neutralité prime, dans l’effacement de la patte du peintre, le choix du sujet ainsi que celui de la couleur. Ce gris, que l’on peine à dire dominant tant il se confond avec la matière, installe une atmosphère singulière : distance devant les peintures-photo, pesanteur devant une marine que l’on dirait terre lunaire, apaisement bleuté devant des nuages où il est impossible de projeter aucun anthropomorphisme. Mer ou nuages, l’onirisme est terre à terre ; voilà ce qui est là, et rien de plus – mais rien de moins non plus.
 

Une présence. Voilà ce que donne les tableaux. Pas l’existence, l’essence ou je ne sais quoi d’ontologique, conceptuel et philosophique – une présence. Qui suppose un observateur et une réalité qu’il perçoit mais dont il a conscience qu’elle lui reste extérieure. Richter ne veut ni prétendre à la vérité d’une réalité (rejet du réalisme académique comme socialiste, où la vision de l’homme ou de quelques hommes est attribuée aux choses mêmes), ni la faire disparaître derrière une pure subjectivité (rejet de l’art contemporain où l’artiste exprime ou conceptualise le monde tel qu’il est pour lui). Mais il est extrêmement difficile de faire abstraction du regard que l’on porte sur toute chose et dans son effort même pour mettre à distance la subjectivité (effacement des coups de pinceaux), le peintre la fait ressortir (les marques d’effacement deviennent sa patte, constituent un (non-)style identifiable). Peut-être aussi est-ce un moyen de ne pas l’occulter : on oublie facilement qu’une photo (la réalité), même banale, même documentaire, comme les choisis Richter, résulte d’un cadrage, donc d’un choix (la subjectivité) ; la reproduction de la photo en peinture vient le rappeler, les grands aplats d’effacement se substituant en quelque sorte au cadrage éminemment original d’une photo d’art. À la différence près que Richter revendique le caractère non-artistique de ces peintures – comme s’il ne voulait rien signifier d’autre que la distance et la relation entre une réalité et celui qui l’observe. Mieux, qui la vit. Car cette impression, que j’essaye de m’expliquer après coup, on ne la pense pas face aux tableaux, on la ressent.
 

[Eisberg im Nebel – le surgissement]

Il y a comme une illusion, un effet d’optique, m’a prévenue Palpatine. Je l’ai regardé avec suspicion, me demandant s’il se sentirait bientôt poursuivi par le regard de Mona Lisa, mais j’ai compris ce qu’il voulait dire : les tableaux vibrent. Il est question d’effacement et de flou dans les légendes comme chez les critiques, mais ces termes ne rendent pas compte de la vibration créée par ces bavures discrètes, régulières, et la lumière diffuse, qui infuse les tableaux.
 

Lorsque Richter représente une bougie, ce n’est pas la lumière de celle-ci mais de son regard à lui, qu’il répand sur la toile. Je l’ai compris en voyant sa Liseuse, hommage à Vermeer mais plus sûrement à sa femme : on se croirait dans un tableau de De Latour tant la chair est illuminée, mais il n’y a nulle bougie, nulle source lumineuse, qui soit représentée – seulement le regard d’un homme sur la nuque, les épaules, l’omoplate, l’oreille, sa boucle, la joue, l’aile du nez, la chevelure, son chouchou, chaque parcelle du corps et de la manière d’être de la femme qu’il aime.
 

Silencieusement, la lumière, chaude, riche, peint un blason de l’être aimé et le baigne dans un regard saturé d’empathie et de tendresse. Moins sensuels mais tout aussi concernés, les portraits de sa fille témoignent également d’une relation d’intimité.

 

 

Celui-ci, portrait d’Ella, me fait penser à iDeath, de Michal Ozibko, que l’on avait vu exposé à la National Portrait Gallery et dont Palpatine a un poster dans son salon – même position, même air d’introspection, comme si le monde intérieur du sujet affleurait à la surface du tableau.

 

Portrait couché, tête tournée, joue inerte… il y a je-ne-sais-quoi de glauque dans ce tableau, qui le rend d’une violente beauté.

 

Ces portraits aux couleurs chaudes contrastent avec ceux de ses proches, de la famille mais non intimes, traités de la même manière que les photos-peintures du début.

Après s’être laissé hypnotiser par ces tableaux figuratifs, on est plus à même de ressentir semblable vibration face aux toiles abstraites. Hormis les séries de gris, seule couleur à pouvoir faire apparaître le néant, selon Richter, c’est son sens de la couleur qui fait tout. Je ne sais pas si le terme de coloriste s’applique aussi dans l’art contemporain, mais c’est pour moi celui qui s’impose à la vue d’un tel tableau : 
 

[Les couleurs fusionnent, on dirait le détail d’une étoffe froissée, véritable fleur de lave.]

Cela réinscrit en outre des œuvres plus conceptuelles dans une démarche où la sensation et la matière sont bien concrètes – 1 024 Farben devient ainsi un nuancier qui explore les variations de couleur plus qu’il ne les classe.
 

Je ne suis pas certaine, cependant, d’y avoir trouvé l’orange de mon chapeau ni le vert canard de celui de Palpatine – oui, les musées, c’est aussi fait pour jouer. Richter admet d’ailleurs qu’il ne peut pas empêcher les spectateurs de voir ce qu’ils veulent dans ses tableaux abstraits – alors même qu’il réfute l’idée d’interprétation, toujours dans sa volonté de s’éloigner de l’artistique (au point que je me demande quelle signification on peut bien accorder à ce mot).

 

 

[Venise

 

Les contradictions ne manquent pas dans l’œuvre du peintre pétrie de tensions, entre figuration et abstraction, réalité et subjectivité, neutralité et interprétation… Les figures s’effacent et l’informe fait sensation : une nature morte s’étire comme une image télévisée à l’instant d’éteindre le poste – bouquet déjà fané – et je vois dans Venise une ancre de voilier et le monstre du Loch Ness devenu une grue origami – carnaval nautique éclatant. Richter dit de ses tableaux abstraits qu’ils sont des paysages bien plus réels que ceux qu’il peint dans la brume nostalgique de son style figuratif. Mais des paysages tout de même, des paysages sans concession, où l’ambiance d’un lieu ne peut plus être occultée par son apparence rassurante. Un tableau abstrait un paysage, voilà qui m’éloigne de mon impression habituelle de gribouillis (qui demeure cependant pour la table barbouillée, première œuvre inscrite au catalogue raisonné du peintre). D’un seul mot, Richter donne deux visages à une même réalité. C’est juste ce qu’il me fallait pour entrer dans cet univers coloré sans dessus dessous, un simple repère pour garder les pieds sur terre, comme le détail qui transforme des ondulations en rideau (ou un miroitement en feuillage chez Klimt, pour prendre un tout autre exemple).
 

[Rideau III]

 

[Ce paysage, où l’on ne sait si c’est l’environnement qui est à la marge de l’homme ou l’homme en marge de la nature, m’évoque à la fois Hopper et un article d’iPhilo lu récemment :

« L’environnement est un concept anthropocentrique car il suppose un centre (moi, nous), et une périphérie. Il révèle par conséquent un mouvement de mise hors de soi, d’aliénation et d’objectivation, de la réalité naturelle. La protection de l’environnement, même lorsqu’elle se fait selon les modalités de la préservation ou de la restauration, signale déjà la mort de la nature. »]

 

Je parcours les toiles, les salles, je sens qu’il y a quelque chose, mais ne sait pas comment cela fonctionne sur moi. Et puis il y a cette toile, qui reprend la double réalité du paysage dans un tableau abstrait. Elle fait partie de tout une série réalisée à partir de couches de peintures grattées à des mois d’intervalles, faisant ainsi apparaître un temps, sinon un monde, passé – caché et dévoilé dans le même mouvement. Kundera parle sans cesse de Bacon, mais c’est Richter qui se trouve derrière Sabrina ! Le voilà ce tableau à double réalité, même s’il n’y en a aucune d’idéologique ici, et que Richter s’est depuis longtemps débarrassé de sa mue de réalisme académique ou socialiste. Le parallèle entre les deux hommes s’impose à moi, flagrant après avoir été préparé par la mention d’un catalogue raisonné (toute production n’est pas reconnue comme une œuvre, c’est à l’artiste d’en juger – la différence étant que si Richter en a détruit, il ne les a pas reniées) et la découverte de complexes contradictions qui ne sont pas sans rappeler les paradoxes terminaux de Kundera. La similitude n’est pas dans leur monde mais dans la façon de le penser, que je sais dans un cas et devine dans l’autre, contradictoire et cohérente à la fois. Il s’agit dans un cas comme dans l’autre d’une vision complexe qui ne se laisse pas comprendre à la première approche, mais qui m’intrigue et me donne envie de l’explorer (le prix des textes du peintre est un peu abusé, quand même – aucun ePub pour y remédier). Pensez donc : un des premiers tableaux abstraits qui m’ait touchée (et pas seulement amusée d’un point de vue intellectuel ou séduite d’un point de vue purement esthétique).

 

[Comme l’échographie d’un monde aquatique, sorte d’Atlantis inconnu ou inconscient]

Puisque sans contrefaçon…


 

Comme des garçons s’expose aux Docks. L’espèce de chromosome vert tout fondu que l’on aperçoit du métro aérien en prenant la 5 est en effet une annexe au musée de la mode et du design (il doit y avoir un lien secret entre design et docks, parce que c’est aussi l’endroit où il est situé à Londres). Comme le ticket vaut pour deux expositions, Milshake, Palpatine, A. et moi commençons par Balanciaga et son inspiration XIXe. On reconnaît une bonne compagnie d’expo à ce que l’admiration n’empêche pas de raconter des âneries : aussi grimaçons-nous de concert devant un « collier pour chien » très assorti à une robe garnie de pompons comme il y en a pour attacher les rideaux chez mes grands-parents, décidons chacun quel modèle nous allons emporter avec nous et disputons pour savoir si la robe rose aux magnifiques broderies argentées est ou non une robe pour femme enceinte (ici sur la toute première photo). Je soutiens que si : tout à fait le genre de robe dans laquelle exhiber en soirée sa fille qui a fauté avant de l’envoyer accoucher dans une clinique à l’étranger. A. et Palpatine ne sont pas d’accord, mais me concèdent que l’on peut facilement se goinfrer de gâteaux sans qu’il y paraisse.

 

Néons et perruque chou-fleur #DétailsQuiTuent

 

Du noir, tonalité dominante, on passe assez rapidement à l’immaculée constriction de Comme des garçons. Le blanc n’a pourtant rien d’innocent sous le ciseau de Rei Kawakubo qui le marie à toutes les formes d’entraves possibles et inimaginables : nœud de geisha qui vous lie les mains par-devant, comme une camisole consentie ; encoches pour glisser les mains hors de la niquab de mariée et se faire passer la bague au doigt, ou pour se sevrer d’une la dépendance au chocolat (pas de bras…) ; armature de robes à panier vous enfermant jusqu’au cou dans une cage… Polémiques et poétiques, les modèles de la créatrice nippone empruntent à toutes les cultures et à toutes les époques, avec toujours beaucoup d’esprit et souvent aussi, d’humour. La franchise des robes à double faux-culs m’a bien fait sourire, avec leur clin d’oeil aux deux fesses. Et je suis persuadée que les robes taguées l’ont été par le personnage de manga que Palpatine et moi avions juste regardé au déjeuner.

 

Si vous regardez bien, vous trouverez les encoches pour les mains dans la camisole Cacharel style.

 

Pourtant, s’il y avait une chose que j’avais pu rapporter chez moi, c’aurait été une des grosses bulles en plastique sous lesquelles les modèles étaient exposés, qui ressemblent furieusement à des grosses boules d’exercice pour rongeur (et feraient des super cabanes d’appartement). En revanche, pour lire les légendes posées au pied des mannequins sous forme de petites étiquettes, on repassera : les concepteurs d’exposition sont-ils tous si bigleux qu’ils ont renoncé à jamais lire les légendes ou sont-ils dans leur bulle ?

 


Hurry up, c’est jusqu’au 7 octobre.

Merci à Milkshake et Palpatine pour les photos.