Un pigeon et des nuits bleues

Grille de 12 éléments dont 4 remplies de couvertures de livres suggérés

12 mois pour lire 12 livres conseillés par 12 amis. J’ai voulu jouer au challenge, en demandant à 12 twittos / mastodontes des titres, avec comme contrainte qu’il s’agisse de lectures courtes (vu que j’ai déjà des lectures imposées à la fac), disponibles à la médiathèque de Roubaix. Si vous avez des suggestion pour la seconde moitié de l’année, n’hésitez pas à les laisser en commentaire (la poésie est bienvenue aussi).

…

Les Nuits bleues, d’Anne-Fleur Multon

Go ?

Go ! émoji pouce émoji sourire timide
Tu vas voir c’est un film étréng
étrange*

non mais je te fais confiance

Le relâchement langagier perceptible dès les premières pages m’a fait craindre la facilité : l’autrice aurait-elle mal négocié le virage de la littérature jeunesse, dont elle vient, à la littérature adulte ? Mais non, mais non, il faut se faire à son écriture, voilà tout, laisser filer pour commencer à entendre sa voix, entre les lignes, entre les courts chapitres, pour que la poésie surgisse comme des fleurs séchées entre les pages.

C’est une non-histoire d’amour, parce qu’une histoire d’amour, ça a un début et une fin qui finit mal, avec entretemps mille adjuvants et contretemps. Là, c’est une histoire de désir, de non-événements qui opèrent des transformations silencieuses, qu’on perçoit par palier, comme ça, paf, d’un chapitre à l’autre : on a perçu un certain regard, on s’est dit certaine chose pour la première fois, on est un couple secret, social, confiné, proclamé. Et ça raconte Sara, encore, mais sans h cette fois. Ah oui, c’est une histoire d’amour entre lesbiennes, j’allais oublier de préciser. Avec quelques crudités, c’est bon pour la santé.

Merci à @annechardo pour la découverte

et les trois petits points qui dansent la valse, qui disparaissent, qui reviennent, qui hésitent c’est une valse à trois temps avec le cœur qui bat dans la chatte BAM BAM BAM c’est ce genre de valse-là et puis

On a des journées longues d’allusions de moins en moins subtiles et pourtant personne n’ose vraiment

(elle écrit encore sexe, pas chatte — ça viendra)

elles ne s’étaient pas draguées
elles étaient aussi
très en couple

En entrant dans ton appartement j’avais dit bonjour aux chats voix étranglée tu avais répondu Tiens d’habitude ils ne sont pas gentils comme ça et le silence entre les phrases courtes et qui ne disaient rien n’était pas vraiment
gênant
et je sentais au creux de mon œsophage grésiller l’électricité de l’attente

il n’y a jamais assez de peau qui touche l’autre

[…]

l’on pourrait croire qu’il y aurait peut-être entre nous ces hésitations et ces heurts qui rendent les premières fois
timides
maladroites
attachantes aussi,
on l’a cru d’ailleurs
on l’a craint
on l’a attendu
on aurait pensé que
mais ce n’est pas la première fois qu’on fait l’amour, on le comprend vraiment quand nos corps s’imbriquent quand les bassins, les épaules et les dos se trouvent sans secousses, sans frictions, quand on s’embrasse exactement comme il faut
quand on mord dans les chairs
quand on crie
quand on gémit
qu’on s’excite exactement comme il faut
Parfois un éclair de lucidité entre nous on sait que c’est rare, qu’on s’est trouvées
que ce n’est pas comme ça
avec tout le monde.

Après l’amour tu as dormi contre moi petite fille
Et moi je suis restée là à te regarder si fragile dans ton sommeil froncé
C’était foutu
J’étais déjà
Folle amoureuse.

Que lentement tu t’ouvres

Tu bois quoi le matin ?
Du beurre sur ta tartine ?
[…] Ça te dit on regarde Top Chef ce soir ?
Un whisky ?
Ou un Miyazakki ?
etc.

Entre les lavettes en microfibre et descendre les poubelles
J’ai vu dans tes yeux
Ce que j’attendais.
La gorge brouillée j’ai dit
On se ferait pas un restau ce soir ?

au lieu d’autre chose

On jubilait, l’air de rien, on aurait voulu qu’il y ait au moins des témoins — ça se regarde l’amour qui s’est dit.
Heureusement il y a les copains
pendant qu’on baise et qu’on s’aime
eux ils s’emmerdent ils font du pain

Ça m’a fait bizarre de retrouver le confinement dans un livre. C’est assez lointain pour que ce soit possible, l’écriture et la publication ; mais trop proche pour que ça ne soit pas étrange, cette expérience qu’on a vécue et déjà un peu oubliée.

…

Le Pigeon, de Patrick Süskind

Il m’attendait à la médiathèque sans que je le sache, posé à l’horizontale à côté du serre-livre, un vieux livre jauni et cartonné d’un an mon aîné.

Un jour, Jonathan Noël croise un pigeon dans le couloir en sortant de chez lui et là, c’est le drame. Jonathan Noël est un sorte de Bartelby franco-allemand, qui n’est donc pas anglais, donc pas Bartelby du tout, il would prefer très fort ne jamais avoir croisé ce maudit pigeon, horresco referens, mais c’est le même genre d’existence bien rangée jusqu’à ce que tout parte en vrille, sans qu’on comprenne très bien comment ni pourquoi, et de manière semble-t-il irrémédiable. Tout cela est absurde et en même temps trépidant d’une manière qui contredit la veine héroï-comique. On referme le court livre en se demandant ce qu’il nous est arrivé.

Un détail amusant : je me suis aperçue qu’imaginant la chambre de bonne de ce cher Jonathan Noël, je reprenais le même immeuble imaginaire que pour La Vie, mode d’emploi de Pérec — un mélange de l’ancien appartement de mon amie A. à Paris et de celui de ma psy. Vous aussi, vous avez des appartements témoins pour vos lectures ?

Merci à  pour la recommandation

Non mais cet incipit…

Lorsque lui arriva cette histoire de pigeon qui, du jour au lendemain, bouleversa son existence, Jonathan Noël avait déjà passé la cinquantaine, il avait derrière lui une période d’une bonne vingtaine d’années qui n’avait pas été marquée par le moindre événement, et jamais il n’aurait escompté que pût encore lui arriver rien de notable, sauf de mourir un jour. Et cela lui convenait tout à fait.

Il était posé devant sa porte, à moins de vingt centimètres du seuil, dans la lumière blafarde du petit matin qui filtrait par la fenêtre. Il avait ses pattes rouges et crochues plantées sur le carrelage sang de boeuf du couloir, et son plumage lisse était d’un gris de plomb : le pigeon.

Une sorte de sphinx, voila comment Jonathan — qui, en effet, avait lu un jour quelque chose sur les sphinx dans l’un de ses livres — voyait le vigile : une sorte de sphinx. Son efficacité ne tenait pas à quelque action, mais à sa simple présence physique.

Il est des questions qui impliquent une réponse négative, du simple fait qu’on les pose. Et il est des demandes dont la parfaite inutilité éclate au grand jour, lorsqu’on les formule en regardant quelqu’un d’autre dans les yeux.

Il n’était pas homme à cela […] non parce qu’un tel crime lui aurait paru moralement répréhensible, mais tout simplement parce qu’il était absolument incapable, que ce fût par les actes ou par les mots, de s’exprimer. Il n’était pas fait pour agir, mais pour subir.

Toute espèce de perception , la vue, l’ouïe, le sens de l’équilibre, tout ce qui aurait pu lui dire où il était et ce qu’il était lui-même, tout cela sombrait dans le vide total de l’obscurité et du silence.

Lectures 2022

Ör, d’Auður Ava Ólafsdóttir (2017) / Le Dérèglement joyeux de la métrique amoureuse, de Mathias Malzieu & Daria Nelson (2020) / Prodige, de Nancy Huston (1999) / Écoute. Une histoire de nos oreilles, de Peter Szendy (2001) / La Confiance en soi, de Charles Pépin (2018) / Les Infidèles, de Charles Pépin (2002) / La Joie, de Charles Pépin (2015) / L’Enchantement simple, de Christian Bobin (2001) / Chavirer, de Lola Lafon (2020) / Les Variations Goldberg, de Nancy Huston (1981) / La Présence pure, de Christian Bobin / Un assassin blanc comme neige, de Christian Bobin / Éloge du risque, d’Anne Dufourmantelle (2011)/ La Vocation, de Judith Schlanger (1997) / Les Chasses à l’homme, de Grégoire Chamayou (2010) / Manières d’être vivant, de Baptiste Morizot (2020) / La Rencontre, de Charles Pépin (2021) / Pourquoi il ne faut plus dire Je t’aime, de François Julien (2019) / Des choses qui se dansent, de Germain Louvet (2022) / Qui sait, de Pauline Delabroy-Allard (2022) / Danser, d’Hugo Marchand (2021) / Les femmes aussi sont du voyage, de Lucie Azéma (2021) / Je, d’un accident ou d’amour, de Loïc Demey (2014) / Des frelons dans le cœur, de Suzanne Rault-Balet (2020) / Un bruit de balançoire, de Christian Bobin (2017) / Classés sans suite, de Sophie Martin (2020)

Je ne sais plus trop comment partager mes lectures. J’ai des brouillons entiers d’extraits, qui attendent d’être publiés ou oubliés. Faut-il les mettre en forme de sorte que les extraits deviennent des citations insérées dans une critique structurée ? Les illustrer (je pense notamment à certaines phrases de Christian Bobin) ? Les livrer tels quels, leur extraction révélant assez mon regard de lectrice ? Moins chronophage, moins explication-de-texte, cette dernière option me tente assez, sur le modèle de Ce qui infuse, sur le nouveau blog de Blandine Rinkel (même si j’aimais beaucoup l’ancien, où elle réussissait à faire entendre comment la lecture avait résonné en elle).

En attendant de trouver la formule qui conviendrait pour chaque ouvrage, petit bilan annuel en survol des chemins empruntés. D’autant que je ne sais pas si ça m’était déjà arrivé, une année à lire plus d’essais (9) que de romans (7 + 2 autobiographies, certes). Ni d’inclure de la poésie sur une base plus courante (7).

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2022 aura été l’année de ma rencontre avec Christian Bobin, peu de temps avant sa mort — je n’aurai pas lu bien longtemps un poète vivant. J’ai infusé ses poèmes au compte-goutte, souvent le soir dans ma chambre : ils rouvrent un espace de calme et de silence bruissant de lumière. À chaque fois ou presque, je me mets à percevoir le silence comme un volume (comme avec Bach !), je retrouve le calme du bleu-gris au mur et des moulures au plafond derrière l’agitation de mon monologue intérieur, chuinté à l’égal du vent quand on a refermé la fenêtre.

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J’ai découvert Christian Bobin grâce à Charles Pépin, et celui-ci grâce à Pink Lady. Petite monomanie au début de l’année. Ses essais sont très simples à lire, au point qu’on a parfois l’impression que c’est simplet, qu’on pourrait être déçu de ne pas apprendre grand-chose. Mais tandis qu’une partie de moi évacuait la correction de dissertation de Terminale, oui bon, une autre se réjouissait de ce que ces mots me faisaient retraverser, tiens tiens. À la lecture, quelque chose se raffermissait en moi, quelque part entre la pensée, la volonté et la perception. Je reprenais en main mon esprit comme on se remet au sport, avec la surprise et le plaisir de sentir qu’il y a là quelque chose à remuscler qui déjà s’active.

On peut écarter les essais de Charles Pépin comme du développement personnel, ou on peut se réjouir que pour une fois ce qui se conçoit bien s’énonce clairement (mieux vaut pécher par excès d’explications pédagogiques que par complexité nébuleuse). D’une certaine manière, on renoue avec la philosophie comme apprentissage de la sagesse (cf. l’entraînement stoïcien) plutôt que comme amour de la vérité et du savoir — je remercie François Jullien de m’avoir ouvert les yeux sur la bifurcation qu’a pris la philosophie occidentale vers la recherche de la vérité, délaissant l’amour de la sagesse antique (et nous laissant désemparés pour appréhender la sagesse orientale).

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Deux lectures de jeunes femmes que je suis depuis pas mal d’années sur les réseaux sociaux : Pauline Delabroy-Allard et Lucie Azéma.

Qui sait est mieux structuré que ne l’était Ça raconte Sarah, mais j’y perçois aussi moins la petite musique que j’aimais chez Pauline Delabroy-Allard quand elle n’était encore que Pauline, tu sais, celle du blog.

L’essai de Lucie Azéma m’a surprise : je m’attendais davantage à une réflexion sur le voyage que sur le genre du récit de voyage, dont je ne suis pas du tout familière — cet aspect m’a sans doute plus dépaysée que les lieux évoqués ! Les femmes aussi sont du voyage est renseigné (érudit, presque), intelligent et bien écrit ; je ne peux m’empêcher pourtant de préférer les passages plus personnels et poétiques, que j’aurais aimé encore plus nombreux.

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Refermant Chavirer, j’ai pensé à Kundera, à sa formule comme quoi la seule raison d’être du roman est de dire ce que seul le roman peut dire. À ce compte, Lola Lafon est encore plus romancière que lui : rien d’extraordinaire à l’échelle d’un paragraphe ou d’une page (pas de pulsion de collecte au fil de la lecture, d’ailleurs), mais l’ensemble… Chavirer est une incroyable reproduction-démonstration des mécanismes d’emprise qui mènent l’héroïne à passer sous silence les abus qu’elle subit et à recruter pour ses agresseurs d’autres victimes. Il faut du temps, des chapitres entiers pour commencer à percevoir le glissement d’éléments de langage depuis les dialogues jusque dans le corps du texte, avec puis sans italiques ou guillemets, conduisant la victime à reconfigurer son vécu selon la perspective de son agresseur.

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JoPrincesse m’a offert Éloge du risque lors de mon pique-nique-d’anniversaire-départ de Paris, et c’était tellement à propos dans ma vie (même si je ne l’ai lu/fini que l’été suivant). Ça mêle psychanalyse et philosophie, ça mêle et ça démêle, et parfois ça ne démêle pas, parce que c’est intriqué dans ses peurs et ses désirs qu’il faut se comprendre, à rebours d’un développement personnel bien ordonné. Ça m’a soufflée, cette perspicacité jusque dans l’obscur. Je pourrais reprendre tellement de passages qu’il vaudrait mieux entamer une relecture.

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Il semblerait qu’il y ait toujours un enfant surgi de nulle part dans les romans d’Auður Ava Ólafsdóttir. Ör n’y fait pas exception, même si l’histoire ne se déroule pas cette fois sur une île nordique, mais bien plus au Sud, dans un pays en guerre qui va redonner le goût de vivre au protagoniste parti en touriste (mais avec sa perceuse !) pour s’y suicider loin de ceux qu’il pourrait encore blesser. C’est toujours improbable, plein de hasards dérisoires, mais peut-être encore plus dur et touchant que les autres livres que j’ai pu lire de la même romancière.

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La Vocation, de Judith Schlanger : la première partie, plus générale, est celle qui m’a le plus intéressée, situant historiquement le passage d’un métier comme une charge dont on hérite, et dont on s’acquitte du mieux qu’on peut, à un métier qui correspondrait particulièrement bien à un individu, et dans lequel il parviendrait à s’épanouir. Cette dernière acception plus moderne sous-tend une idée de société où non seulement tout le monde peut trouver une occupation qui lui correspond, mais où ces aspirations diverses s’équilibrent aussi pour répondre aux besoins de la société dans son ensemble. Dit comme ça, on s’aperçoit vite que ce postulat a ses limites, et que l’idée de vocation va surtout venir couronner certaines voies estimées nobles par un certain idéal social.

La suite de l’ouvrage, centrée sur la vocation du savoir et sur la figure de l’érudit, est intéressante, mais un poil trop pointue et autocentrée pour me stimuler autant que ce qui a précédé (si vous êtes ou vous rêvez universitaire, en revanche, il y a matière à gamberger).

Intellectuel ou autre, existe-t-il un désir désintéressé ? Le désir de savoir est décrit comme un désir jamais lucide, toujours mêlé d’intérêts temporels. Certes l’occupation est d’ordre intellectuel, mais la motivation ne l’est pas, ni la récompense espérée. […] le désir de savoir est en réalité un désir de puissance […]

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Pour le reste, je finirai peut-être par mettre en forme les extraits sauvagement photographiés au téléphone ou recopiés dans des brouillons de blog, si ça vous dit aussi.

Les Variations Goldberg, de Nancy Huston

C’est assez dingue, quand même, cette façon qu’ont de toucher juste les romans qui parlent de musique et qui, ce faisant, parlent de tout autre chose ou précisément de ça dont s’occupe aussi la musique : du temps et de l’intime.

Les Variations Goldberg, de Nancy Huston — lu en avril 2022. J’ai recopié les extraits que j’avais pris en photo.

Le roman dure le temps d’un concert. À chaque variation correspond un point de vue, celui de la pianiste ou de l’un des convives rassemblés chez elle pour l’occasion :  comme on peut s’y attendre, ces regards croisés dessinent un portrait cubiste de la musicienne, mais la convergence s’inverse également en récits diffractés, ouvrant des petites fenêtres de calendrier de l’avent sur diverses psychés.

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Issu du monologue intérieur de la pianiste (from psyché to saucisses cocktail real quick). Quand l’attention au moment présent risque de devenir une fixation qui nous en abstrait…

[…] je ne dois penser qu’à mes doigts, et même à eux je ne dois pas vraiment penser. Sinon je sais qu’ils deviendront des bouts de chair, des boudins blancs, petits porcs frétillants, et je risquerai de m’interrompre horrifiée de le voir se rouler ainsi sur les morceaux d’ivoire.

Des petits porcs frétillants, non, mais des bestioles qui courent sur le clavier ou des poulpes tentaculaires en eau vive, j’ai déjà cru en voir en concert. La maîtrise atteint un extrême tel qu’elle s’inverse en son opposé pour le spectateur lambda qui ne peut y croire : on voit le pianiste courir après des mains qui ont déclaré leur indépendance.

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Ici, le contenu c’est la forme — chaque faute infléchit, gauchit un peu le sens même du message —, et donc le jugement porte sur chaque seconde. Et le pire c’est de n’avoir, tout le temps que dure l’épreuve, aucun accès à la musique elle-même. Je suis là pour en faire, les autres pour en entendre, mais la musique se déploie dans un entre-deux qui ne touche ni moi ni eux. Je ne traduis pas, j’exécute. La musique doit être exécutée, c’est-à-dire : mise à mort. Je suis le bourreau de l’immortel.

L’idéal mis à mort dans son exécution-incarnation, ça me rappelle une autre lecture de cette année : Écoute, une histoire de nos oreilles, un essai un peu étrange où Peter Szendy rêve ou revendique le droit pour l’auditeur de faire entendre ce que lui entend. C’est relativement facile quand on est musicien ou chef d’orchestre : on interprète, on cite, on transcrit, on variationne, on pique, on emprunte, on hommage (et à partir de là Peter Szendy esquisse une histoire de l’écoute, situant historiquement l’émergence de la notion d’œuvre et d’auteur) ; mais pour le non-musicien ? Faut-il s’en remettre au langage et s’en contenter ? Même le carnet de citation est un peu compliqué pour la musique ; il faut encore récupérer et découper des pistes, sans même parler de les monter…
(Je ne sais pas si j’avais déjà fait la chroniqueuse en abyme.)

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[…] Ou fiers comme des coqs d’avoir fait la queue sept heures durant pour avoir une place à l’Opéra. Hostie. Et à soir ils savent tous qu’ils sont dans le beau, dans le bien, et puis tout le reste, pfft ! ça compte plus. Le musique, c’est la fuite chic. Encore mieux que le cinéma. D’abord, y’a rien à comprendre. Tu peux t’en aller rendre visite à tes châteaux en Espagne pendant ce temps-là, et personne t’accusera de pas avoir suivi. Tu peux peux prendre un air pénétré, ajuster ton corps dans la position numéro 52 dite de Béatitude esthétique, puis te payer une heure de fantaisies gratis […]

Ce bashing de mélomane mondain… Je ne peux pas m’empêcher de penser direct à quelqu’un de particulier.

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Faut toujours faire des petits sauts en arrière comme ça, pour sentir comment ça puait pareil pendant l’âge d’or.

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Je préférerais vivre dans une maison comme celle-ci, je sens qu’elle conviendrait mieux à mon tempérament, mais j’ai peur de ne pas pouvoir fourbir l’effort nécessaire. C’est la même chose pour la cuisine, j’adore les plats mijotés mais j’ai peur de rater les recettes. […] Pierre dit qu’il s’en fout, qu’il aime autant manger au restaurant […] J’ai jamais l’impression que nous arrivons à construire quelque chose ensemble, ça en reste toujours au même point, on vit au jour le jour, dans le plaisir du moment. Et c’est vrai qu’on a du plaisir, seulement ça m’angoisse de ne pas du tout savoir où on va. Peut-être que c’est mon origine petite-bourgeoise qui fait que j’ai besoin de sécurité, mais enfin c’est comme ça que je le ressens. Au travail, c’est exactement l’inverse, c’est justement la sécurité qui m’angoisse. J’ai vraiment peur de vieillir idiote, même si c’est un cliché.

Touché-coulé.

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Il m’assure que moi je suis toujours aussi belle, que moi je ne fais que rajeunir de jour en jour. Mais justement, je voudrais ne pas avoir à rajeunir. Je voudrais pouvoir vieillir, tranquillement, en me sentant aimée.

Ce « vieillissement tranquille », ça pourrait être une manière de qualifier le sentiment de sécurité que me donne É. — repos d’une relation saine, après avoir connu une intranquilité que je pensais-déguisais comme stimulante.

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Elle m’a dit qu’elle aussi s’était sentie un peu coincée, qu’elle n’arrivait pas à bien saisir toutes les émotions qui la traversaient dans ces moments-là ; à faire le partage entre sincérité et volontarisme ; que certainement ce n’était pas rien, même pour elle, de voir l’homme qu’elle aimait en train de pénétrer une autre femme ; mais que la jalousie ne tombait pas non plus du ciel et qu’elle avait envie de la surmonter ; enfin qu’elle m’aimait vraiment beaucoup.

Faire le partage entre sincérité et volontarisme.

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Il n’y a que la musique qui me donne une telle permission, dans le sens d’une « permission » militaire.

Cela fait longtemps que je n’ai pas fait l’effort de me rendre au concert pour creuser (et m’offrir) cet espace-temps de rêverie-méditation au sein de l’écoute (il faut qu’elle soit présente pour qu’on puisse s’y dérober).

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Pour moi, ça ne fait qu’empirer, ce sentiment que si je n’investis pas chaque minute de la journée, je pourrais très bien finir par ne rien faire. […] si je ne consacre pas un certain nombre d’heures par jour à l’écriture je ne m’autorise pas à aller par exemple au cinéma. Exactement comme un catholique qui n’a pas le droit de communier sans s’être confessé au préalable. Parce que si un jour se passe sans que j’écrive, il n’y a pas de raison que tous les jours ne se passent pas de la même façon : si je relâche mon attention, le temps pourrait s’accélérer derrière mon dos, il pourrait se mettre à passer par sauts et par bonds, et des années entières disparaîtraient dans la trappe de ma distraction momentanée. / Deux choses échappent à cette logique infernal, deux choses seulement : l’amour et la musique.  […] Et s’ils m’octroient ce privilège exceptionnel — celui de vivre dans le présent —, c’est parce qu’ils sont, malgré tout, par définition, circonscrits dans le temps. On ne peut pas baiser indéfiniment , et chaque pièce de musique a un début et une fin.

Voilà globalement résumée l’angoisse latente de mes dernières vacances. Si je ne fais rien un jour et que je ne fais rien le suivant, pourquoi en irait-il ensuite autrement ? Et alors je n’ai rien fait de, j’ai gâché — mon temps, mes vacances, ma vie, mes capacités. Contre la flemme qui s’installe et dérobe le repos qu’elle prétexte, ma velléité rêve d’une routine, d’une hygiène de l’effort telle qu’elle s’entretient elle-même et que l’effort cesse d’être cette absence de désir qui fait procrastiner sur le dos de la fatigue.

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Nobody else has ever given me that feeling of not only understanding everything I said but giving me the courage to express it, the courage te believe it wasn’t just baby whining but adult agony […]

(Comment fait-on la différence ?)

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Je te revois, si gaie pendant nos vacances au bord de la mer, tu faisais des galipettes, tu voulais être acrobate quand tu serais grande, d’où t’est venue cette barre de fer dans le dos ? Quand est-ce que tu as commencé à vivre ta vie avec détermination, au lieu de la vivre avec espièglerie ?

Quand j’ai relu-découvert les citations que j’avais photographiées, cette dernière question a frappé fort. J’ai des éclipses d’espièglerie, comme des marées basses subites qui me font apercevoir qu’en dessous, la détermination n’est plus si déterminée. C’est peut-être ça le plus dur : s’être construit sur une détermination qui vient à faire défaut. Il faudrait redevenir espiègle pour s’en foutre.

…

Frédéric s’est levé de nouveau, il a mis un bras autour de mes épaules
il a senti à quel point elles étaient nouées et il m’a massé le cou
jamais je n’avais senti une telle patience dans les mains d’un homme
j’ai pensé : ce sont les mêmes doigts qui bougent à la vitesse lumière sur son saxophone
j’ai eu envie de me blottir contre lui, de disparaître en lui
il m’a fait l’amour avec tant de joie et de tendresse que les larmes le coulaient sur le visage […]

Une telle patience dans les mains d’un homme (le mien est bassiste amateur).

…

Les personnes dans l’assistance sont des êtres que j’ai aimés et que j’aime. Je voulais qu’ils me permettent de prendre ce risque, le temps de… Oui, le temps de. Ils me l’ont permis. Ils ont assisté au concert et ils m’ont réellement assistée : ils m’ont aidée. Je leur suis reconnaissante. C’est tout.

Par instants — c’était très éphémère mais quand même —, par instants, j’ai cru entendre de la musique. La musique que moi j’étais en train de jouer. Ça ne m’était jamais arrivé auparavant. Il y avait comme des bribes de sons, des modulations ; ça se passait à la fois dans mon corps et dans l’air autour de moi. De la musique ! Cela m’a rendue très joyeuse. Je ne pourrai jamais leur avouer cela : que jusqu’ici, je n’avais jamais entendu de la musique.

Le sens qui se retrouve par la présence.

Des danseurs qui se lisent

Le site de la médiathèque de Roubaix permet de faire des suggestions d’achat. Cela faisait quelques semaines que j’attendais de voir si l’essai de Lucie Azema serait accepté quand j’ai proposé en sus l’autobiographie d’Hugo Marchand : une heure après, la demande était validée. J’attends donc de rencontrer la balletomane qui travaille dans cette médiathèque, sachant que l’autobiographie de Germain Louvet était déjà en rayon.

La lecture de ces deux étoiles à quelques semaines d’écart a souligné le contraste entre les deux approches : Germain Louvet est sans cesse à l’affût de ce qui l’entoure et des inégalités qui pourraient s’y trouver, se servant de son statut d’étoile comme d’une tribune d’où l’on entendra la voix de la nouvelle génération, tandis qu’Hugo Marchand creuse en lui, embrassant le narcissisme pour toucher à l’intime.

Côté écriture, deux choix tout aussi valables : Hugo Marchand s’en remet ouvertement à Caroline de Bodinat, qui connaît son métier (son nom figure sur la couverture, contrairement au nègre de Misty Copeland par exemple, relégué en page de garde) ; Germain Louvet, lui, s’y colle en personne, avec des maladresses narratives mais aussi, belle surprise, des formulations plus littéraires et poétiques.

…

J’ai été surprise par l’engagement de Germain Louvet, qui me renvoyait jusque-là l’image d’un jeune homme comme-il-faut beau et docile ; ses prises de position sont tout à son honneur. J’avoue pourtant avoir été un peu agacée parfois par sa manière systématique de gratter chaque point noir quand tout chez lui semble si lisse, avec une présence en scène si radieuse, un parcours si éclatant (la tentation serait grande de simplifier par : facile). Que faire depuis sa position privilégiée du constat de décalage entre les petits rats et les ados lambdas de l’autre côté de Nanterre, par exemple ? Dans ces passages, la mauvaise conscience du privilégié affleure sans apporter grand-chose. Le danseur interpelle davantage quand il utilise sa sensibilité d’homme homosexuel pour faire un pas de côté et interroger des pratiques et des normes confites par une société patriarcale, les dénonçant pour ainsi dire de l’intérieur. Et il y a du boulot, quand on découvre l’épisode stupéfiant d’une séance de travail du Jeune homme et la mort où le répétiteur, non content de faire preuve d’une misogynie crasse, entretient un rapport de pouvoir malsain avec les danseurs.

[Sur la perpétuation d’idéaux archaïques dans les rôles du répertoire] S’effacer lentement pour ne se réjouir que du sentiment abrutissant mais rassurant d’appartenir à la même condition. Emprunter le même chemin pour être sûr de ne pas se perdre, c’est aussi prendre le risque de ne jamais se trouver. […] L’homme puissant et sûr de lui que je dois incarner est celui qui m’écrase à coups de talon, me tabasse le soir dans la rue si je fais preuve de trop d’exubérance ou si je tiens la main d’un autre homme. […] Comment faire exister, même subtilement, les étincelles d’une différence qui s’accorderait mieux à mon époque, à ma propre intégrité et à mes idéaux sans balayer d’un revers tout un patrimoine artistique, technique et culturel ? Comment faire parler cet autre, ce dissident à l’ordre établi, dans le costume de Basilio, de Solor, de Siegfried, de Lucien d’Hervilly, d’Armand Duval, d’Eugène Onéguine ou d’Albrecht ?
[…] Certes, la situation a évolué, fort heureusement. La difficulté en est d’autant plus perverse que ces questions sensibles semblent réglées en surface. Et pourtant, mon malaise existe toujours, sous une forme peut-être moins distincte.

J’ai parfois l’impression d’interpréter des rôles en totale inadéquation avec ce que je suis. […] Ne pas considérer les rôles comme littéraux, mais plutôt archétypaux, pour s’en affranchir et délivrer une lecture moderne de leurs aventures et de leur psychologie.

…

Hugo Marchand, à l’inverse, m’insupporte assez rapidement sur scène, mais je me suis sentie étrangement plus proche de lui en lisant son récit — probablement parce que j’ai une tendance similaire au narcissisme, face au miroir et plus largement, dans cette nécessité de plonger en moi pour comprendre les autres. Parce qu’il parle davantage de son ressenti émotionnel, de son rapport au corps, aussi, du sien et de celui de ses partenaires. Ce qu’il raconte de son partenariat avec Dorothée Gilbert m’a rappelé David Hallberg à propos de Natalia Osipova ; ce sont de très belles pages sur l’intensité et l’étrangeté de former un couple à la scène, de vivre comme vie parallèle une histoire non sexualisée mais tout aussi intime. (Me revient sans cesse en tête cette formulation de Melendili à propos de Mad Men, sur la beauté des relations qui n’ont pas de nom.)

Dire, lorsque tu danses avec quelqu’un, que tu vis et vibres au même moment que l’autre semble bien plat. Ce coup de foudre artistique ne trouve pas de mots. Et j’ai senti, et nous avons senti que ce qui se passait pendant les répétitions allait briller différemment sur scène, de façon plus intense encore. Nous nous y attendions en silence. En parler nous aurait affolés.
Les émotions traversées ensemble pendant le ballet vont être vécues. Je me souviens de cette graduation du plaisir atteint par palier. Il y a eu les tremblements, ce coup de chaleur, la sensation de perte de contrôle, ce lâcher-prise qui t’irradie juste avant le précipice de l’orgasme. Je suis parvenu à cela. À cet envahissement. Dorothée aussi. Sans quoi nous n’aurions pas su, ni pu, dans ce lâcher-prise, fusionner.
Notre vie a duré trois heures.

Ces rôles comme celui d’Onéguine, je les vis comme on peut être emporté par une relation extraconjugale. […] C’est un libertinage que je m’octroie. Je tombe amoureux des personnages qui me traversent le temps d’un ballet et, par procuration, de leurs propres passions amoureuses. […] J’aime cette forme d’inconstance à ma vie quotidienne. Cette idée qu’il n’y a pas qu’une façon d’aimer m’apporte un équilibre.

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L’attention portée au sensible par Hugo Marchand m’a conduite à prendre plein d’extraits en photo. Cette remarque sur l’hypersensibilité, déjà, que je ne peux que constater depuis le début de ma formation pour le DE :

Nous sommes tous hypersensibles, je le suis. […] Nous sommes de cette chapelle du sixième sens. J’en suis pratiquant. Nous avons tous plus ou moins développé une sensibilité proprioceptive, une conscience très profonde de notre corps et de ses interactions. Nous réagissons aux signes infimes. Dans cette perception de l’autre, la communication s’affranchit de celle qui vient par les mots. C’est quasi animal. Cette grammaire du ressenti est le dénominateur commun des danseurs. Elle nous rapproche comme elle peut nous couper du monde extérieur En particulier à l’issue d’une représentation.
Nous sommes atteints et ailleurs.

Un passage très juste sur ce que fait le surgissement des larmes dans le cours de danse (je n’ai toujours pas trouvé comment les tenir à distance à coup sûr, l’impression de nullité insurmontable devenant parfois trop envahissante pour ne pas déborder) :

À partir du moment où tu te fissures, le rapport d’apprentissage se termine sur-le-champ. L’émotion s’immisce dans le travail. […] Les pleurs biaisent les rapports. On ne pleure pas devant un professeur. Il devient alors trop compliqué de travailler. […] Jean-Guillaume Bart me fait vite comprendre que l’affect ne doit pas entrer en jeu. Cette distance qu’il se doit d’imposer est une source de concentration et de neutralité. Le socle pour construire un vrai travail de fond.

Toujours sur le registre émotionnel :

Même si à la sortie d’un spectacle je suis entouré, le fait de ne pas réussir à transmettre ce ressenti de la danse tel que je viens de l’expérimenter, cet absolu que je viens de respirer, crée en moi une grande solitude émotionnelle.
Une solitude douloureuse que je n’arrive toujours pas à accepter.

L’ego est une thématique récurrente d’Hugo Marchand, parfois sur le mode de l’auto-flagellation (en mode : « mon petit ego de merde »). J’ai trouvé ce passage-ci plutôt touchant :

Beaucoup de ces premiers moments, de ces instants, je les ai fixés sur ces vieux miroirs. Pour me couper de la vue plongeante que j’ai sur mon ego. Ça me donne l’illusion de limiter l’étendue de mon narcissisme.

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J’ai aimé aussi que l’étoile regarde derrière son épaule vers ceux qui n’ont pas pu devenir danseurs professionnels :

Si un corps n’est pas fait pour danser, impossible à modeler, c’est immensément douloureux, mais il vaut mieux laisser tomber que s’acharner.

Elle a arrêté la danse, opté pour des études d’histoire de l’art, obtenu ses diplômes, tracé sa voie et un jour, demandé un poste d’ouvreuse à l’Opéra Garnier. Avec Aliénor nous nous croisons parfois, j’aime échanger avec elle, son regard me porte. Si j’avais échoué au concours d’entrée de l’Opéra, je n’aurais sans doute pas eu so force, je n’aurais jamais pu voir des autres danse, je n’aurais été qu’un charivari de frustrations […]

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Il est des muscles dont je n’ai pas conscience encore. La connexion ne s’est pas établie entre le corps et le cerveau. Il me fait capter cette première étape, la non-conscience. La deuxième est la conscience, mais l’incapacité nerveuse à agir sur le muscle ou l’articulation. L’étape suivante consiste à parvenir consciemment à faire travailler le muscle et la dernière étape est l’automatisation. Ce microtravail de maîtrise permet d’accéder à une technique plus virtuose. Petit à petit, jour après jour, je prends le contrôle. Je forge mon corps de danseur en un corps d’athlète danseur. Cet idéal vers lequel je tends est un infini. C’est un plaisir organique. Un moteur quotidien.

C’est tellement ça ! Depuis quelques mois, je me rends régulièrement à un cours dédié au travail des chaînes musculaires. La simplicité apparente des exercices n’a d’égal que l’œil chirurgical de la professeure (ostéo, kiné, thérapeute), et je me retrouve à lutter avec des connexions nerveuses qui ne sont pas encore câblées. Je suis contrainte dans un premier temps d’appeler certains muscles dans le vide : au mieux, toute une série de muscles s’active, dans laquelle il me faudra apprendre à isoler celui qui m’intéresse pour acquérir un contrôle différencié ; au pire, rien ne bouge, et je regarde avec envie mes camarades retraités y parvenir bien mieux que moi (alors que je suis globalement beaucoup plus entrainée qu’eux — mais cette connexion-là, eux l’ont travaillée, moi pas).

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Bonus balletomanes

  • Hugo Marchand sur la direction d’Aurélie Dupont (qu’il me ménage pourtant pas dans son récit) :

N’est-il pas un peu facile de jeter la pierre à Aurélie Dupont pour ne pas s’être transformée « en souci de l’autre » d’un claquement de doigts, en mère Teresa du jour au lendemain ? Comment lui reprocher l’apprentissage express par lequel elle a dû passer, l’introspection avant de parvenir à gérer les états d’être, d’âme, les ambitions de 154 danseurs ?
Comme toute étoile à qui l’on impose et qui s’est imposée de ne s’occuper que de sa propre personne depuis l’École, nous sommes obsédés par nous-mêmes.
Après une carrière […] comment, à plus de 42 ans, modifier profondément son caractère, ses réflexes, ce qui a guidé le culte de soi-même au quotidien pendant si longtemps ?

  • Germain Louvet à propos de Svetlana Zakharova (une légende vivante, pour les non-balletomanes qui continuent à lire) :

Avant de rejoindre Milan, je disais pour rire à mes amis que je n’aurais pas intérêt à la faire tomber sous peine d’être torturé dans une cave du KGB. Maintenant que e suis littéralement responsable de sa personne, je ne ris plus du tout et je n’ai pas besoin de penser au KBG pour frissonner.

elle s’inflige un très long rituel […] Je me sens presque plus confiant et détendu qu’elle, ce qui me surprend et m’interroge. J’ai certainement un rapport beaucoup plus décomplexé à la scène, et tant mieux, car je deviendrais fou si cela me mettait chaque fois dans un état pareil. […] Je ne pense pas être un jour à la hauteur de cette artiste […]. Mais ce dont je suis sûr, c’est que cette voie que je respecte avec beaucoup d’admiration et d’humilité, je ne saurais la prendre.

Bulles de BD estivales

First thing first, les chroniquettes

Une année sans toi, de Luca Vanzella (scénario) et Giopota (dessin)

Une année sans toi : le temps de consommer une rupture amoureuse déjà actée au moment où démarre cet étrange récit. Après avoir fait la connaissance du narrateur en train de parler à une version miniature de son ex dans la paume de sa main, on pense en découvrant les bizarreries suivantes qu’il s’agit également de métaphore pour exprimer les affects, mais il faut rapidement se rendre à l’évidence : on nage en plein délire de science-fiction. L’histoire n’a plus cours, on découvre le 31 décembre quelle décennie sera chargée pour l’année à venir. Les figurines des saints étudiés par le narrateur apprenti historien parlent entre elles. Il neige des lapins blancs (apparemment la bataille de boules de neige leur est indolore, je précise pour les âmes sensibles).

C’est une suite de trouvailles et de bizarreries qui surprennent autant qu’elles peinent à faire monde, disparaissant le plus souvent avec le chapitre qui les a vu naître. Au final, j’ai l’impression que le récit affectif et l’univers de science-fiction s’encombrent mutuellement ; j’en viendrais à souhaiter me débarrasser du premier pour explorer le second et découvrir la cohérence qui en ferait l’histoire.

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Appelez-moi Nathan, de Catherine Castro et Quentin Zuttion

J’étais très contente de trouver cette bande-dessinée à la médiathèque, car j’aime bien les dessins de Quentin Zuttion et je ne comprends pas la question trans. Je ne comprends pas : pas au sens où je ne veux pas en entendre parler. Au sens où cela met complètement en échec ma faculté d’empathie par imagination.

Je comprends que le regard de la société pèse énormément quand on est attiré par une personne du même sexe que nous, ou que son sexe ne rentre pas en ligne de compte dans l’attirance qu’on peut avoir pour elle.

Je comprends qu’on rejette une féminité ou masculinité donnée comme naturelle alors qu’elle est culturellement façonnée.

Je comprends qu’on puisse se sentir extrêmement mal dans sa peau et dans son corps, qu’on refuse de se sentir défini par ses attributs et ses limites.

Personnage noyé dans un océan de seins
(J’ai trouvé très juste cette transcription de la sensation d’être débordée par son corps.)

Mais je ne comprends pas comment se projeter physiquement dans le sexe opposé peut aider à résoudre le mal-être initial. Je n’arrive pas à me départir de l’impression (fausse, comme le scandent les témoignages des concernés) qu’il s’agit d’une tentative de « normalisation » par rapport aux attentes genrées (si femme, je deviens un homme, je cesse d’être garçon manqué) ou à l’orientation sexuelle (si femme, je deviens un homme, je cesse d’être lesbienne – cf. la planche ci-dessous).

J’ai du mal à ne pas y voir une fuite de soi dans l’Autre – terrible en ce qu’elle me semble utopique, tendanciellement vouée à l’échec : même avec des opérations, peut-on jamais se sentir tel qu’on se serait senti en étant directement né dans le sexe auquel on se sent appartenir ?

J’espérais que cette bande-dessinée m’aiderait à saisir ce qui manifestement m’échappe, mais je n’ai réussi qu’à reconduire mes incompréhensions à sa lecture. C’est seulement à le dernière planche que j’ai senti qu’on commençait à toucher du doigt ce qui peut-être…

C’est quoi être un homme ? une femme ? Je ne comprends pas que la question n’arrive qu’après la transition… Est-ce une manière de se construire en ayant au préalable détruit au maximum ce qui nous définissait ? Une tentative de survie quand notre condition d’être sexué – et donc mortel – nous terrasse ? Je ne suis que perplexité – soulagée seulement de ne pas me sentir concernée par ce qui a l’air d’entraîner une grande souffrance identitaire.

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Déracinée. Soledad et sa famille d’accueil, de Tiffanie Vande Ghinste

Très séduite par le trait au crayon de couleur, les arbres aux troncs bleus et l’inventivité capillaire de cet univers graphique, j’ai en revanche eu un peu de mal à percevoir cette tranche de vie de famille (d’accueil) comme une histoire à part entière – l’impression d’être restée en surface des relations qui y sont esquissées.

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Les heures passées à contempler la mère, de Gilles Lahrer (récit) et Sébastien Vassant (dessin)

Il est rare qu’une BD soit aussi bien écrite. D’expérience de lectrice, quand le texte d’une bande-dessinée se fait littérature, il prend le pas sur le dessin, lequel se trouve relégué au rang de prétexte à étaler les mots, à les aérer par de l’image là où la poésie se contente du blanc. Or ici, l’équilibre a été préservé ; on n’est pas tenté de courir d’une ligne à l’autre en sautant par-dessus les cases entre lesquelles le récit aurait été fragmenté. Gilles Lahrer a vraiment le sens des dialogues – jusque dans le monologue intérieur de l’héroïne, écrit avec la même dynamique.

Gilles Lahrer est probablement meilleur dialoguiste que scénariste, d’ailleurs ; j’ai toujours un peu du mal avec l’ajout in extremis d’une information retenue pendant tout le récit lorsque celui-ci n’a pas besoin de suspens pour fonctionner… La complétude que l’on attend n’est pas narrative, elle est émotionnelle.

(Rupture, écriture, famille, parentalité)

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La Fille dans l’écran, de Manon Desveaux et Lou Lubie

D’habitude, lorsqu’une bande-dessinée a deux auteur, l’un est au scénario et l’autre au dessin. Ici, les deux autrices dessinent de concert : à gauche, Manon Desveaux dessine le personnage de Coline ; à droite, Lou Lubie se charge de Marley… jusqu’à ce que les deux se rencontrent et fusionnent. J’ai embarqué la BD en voyant le nom de Lou Lubie, découverte dans Goupil ou face, et si son inventivité graphique et narrative est toujours aussi réjouissante, je me suis surprise à m’attarder davantage sur les cases de Manon Desveaux, au trait plus en accord avec ma sensibilité. L’histoire est spoilée par la couverture (l’histoire d’amour lesbienne comme argument marketing ?), mais cela importe finalement peu au regard de son récit tout en humour et sensibilité.

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Fumée, de Chadia Loueslati et Nina Jacqmin

Vous vous souvenez du premier épisode de Mad Men ? On avait presque envie de tousser tellement ils évoluent dans un univers enfumé. Même impression ici avec ce récit muet où toute la vie d’un fumeur, atteint d’un cancer, se déroule en flash-blacks. La pirouette narrative finale, joliment trouvée, illustre de manière percutante le concept d’addiction et fait écho à la citation d’Hippocrate imprimée sur le rabat de la couverture : « Avant de chercher à guérir quelqu’un, demandez-lui s’il est prêt à renoncer aux choses qui l’ont rendu malade. »



Picorage hors-contexte

Extrait d’Une année sans toi, de Luca Vanzella (scénario) et Giopota (dessin)

En voyant cette case, j’ai eu l’impression de voir la gare d’Ivry-sur-Seine. C’est idiot, les auteurs sont italiens, toutes les gares se ressemblent, ce ne sont pas les mêmes lampadaires, et pourtant, à chaque fois que l’image surgit devant moi, c’est Ivry qui surgit avec. Déjà vu.

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Distributeur de boisson avec au choix : eau sale, fange liquide, truc chaud, bouillon noir, infusion douceâtre
Extrait d’Une année sans toi, de Luca Vanzella (scénario) et Giopota (dessin)

On est d’accord que ça correspond à : thé noir, chocolat chaud, soupe, café et thé à la menthe, right ?

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Le perso sort son appareil photo de cartons en disant "Te voilà toi". Une petite vignette à droite indique que la batterie est vide.
La Fille dans l’écran, de Manon Desveaux et Lou Lubie

À. Chaque. Fois.
Fonctionne aussi avec la liseuse (enfin fonctionnait, parce que je l’ai manifestement égarée).

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Présentation reprenant celle de Qui veut gagner des millions ? Question : "Je supervise la gestion des risques combinatoires basés sur l'homogénéisation, dont les impacts financiers." Réponses proposées : "Comme c'est intéressant…" / "Quoiii ?" / "Ok, cool !" / "C'est bon, les financiers !"
Extrait de La Fille dans l’écran, de Manon Desveaux et Lou Lubie

Illustration parfaite de quand on ne sait pas quoi faire de la réponse à la fatidique question « Qu’est-ce que tu fais dans la vie ? » Parfois, je suis soulagée d’être partie en reconversion professionnelle juste pour ne plus éprouver en miroir la gêne des gens à qui je répondais rédactrice technique. J’avais même pris l’habitude de m’excuser par avance, rédactrice-technique-je-sais-c’est-pas-glamour-désolée (bizarrement tout le monde n’est pas Llu, hyper enthousiaste quand il est question de documentation).

Note à moi-même : penser à modifier la question en « Qu’est-ce que tu aimes faire dans la vie ? »

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L'héroïne pique son sushi en utilisant sa baguette comme un cure-dent. Sa copine la traite de vandale. Réponse : "Je travaille toujours les sushis à la mono-baguette."
Extrait des Heures passées à contempler la mère

« Je travaille toujours les sushis à la mono-baguette. » Cette réplique est parfaite. Tout à fait un truc qu’aurait pu dire Melendili à l’époque où elle travaillait elle aussi les sushis à la mono-baguette. En meuf reloue, je me suis sentie obligée de lui envoyer une photo à la lecture ; en meuf ultra-reloue, j’ai trop envie de le raconter ici sur le blog. Vraiment, j’adore retrouver des gestes anodins mais pas si communs dans les textes ou BD que je lis.


Si vous avez scrollé jusqu’ici, n’hésitez pas à me dire si vous préférez la partie chroniquette ou la partie cases hors-sujet avec digression personnelle. Je serais de plus en plus tentée de m’en tenir à la seconde partie (mais la control freak en moi à du mal à lâcher sur l’archivage personnel).