Bandes dessinées, octobre 2018


Dans son ombre, de Marie-Anne Mohanna

Il vaut mieux éviter de tirer des traits à la règle dans des dessins à main levée ; cette règle lue je ne sais où m’est revenue en mémoire en ouvrant ce court roman graphique, dont on ne sait au juste s’il est touchant ou maladroit. Il tourne court, et l’on ne saura finalement pas grand-chose de comment l’on se construit lorsqu’on est un enfant illégitime, désiré mais caché par un père qui ne vous voit que dans les interstices de son autre vie, avec une autre femme et un autre enfant qui ne soupçonnent pas votre existence.


L’Immeuble d’en face, tome 2, de Vanyda

Suite de ces Scènes de ménage dessinées. J’ai beau être plus âgée d’une dizaine d’années, c’est à l’étudiante en minijupe et collants rayés que je m’identifie le plus, notamment dans ses phases d’indécisions et d’ajustements émotionnels, à vouloir l’attention-affection de l’autre sans nécessairement avoir l’énergie de s’insérer dans sa vie déjà bien remplie.

(La femme plus âgée qui collectionne les points sur les soupes m’a fait me souvenir soudain qu’enfant, avec ma mère, nous consommions, découpions, scotchions pour le bingo des marques. J’avais oublié cette improbable pratique capitaliste-ludique.)

 


Petit traité d’écologie sauvage, d’Alessandro Pignocchi

Probablement un machin militant déprimant, me suis-je dit en attrapant cet album, que j’ai quand même ajouté à ma cueillette à cause de ses dessins à l’aquarelle et de sa couverture improbable façon Un indien dans la ville. J’ai été saisie de perplexité aux premières historiettes, bien loin de la bonne conscience écologiste à laquelle je m’attendais ; à la limite, la question écologique telle qu’elle se pose aujourd’hui en politique est tournée en ridicule :  pourrait-on vraiment se permettre de rêver à un ministre qui décide d’aller à ses réunions internationales en vélo parce que son chauffeur vient d’écraser un hérisson ? L’hypersensibilité envers la nature est bien trop éloignée de notre monde pour ne pas susciter le rire. Et pourtant…

Je sens qu’il y a anguille sous roche sans parvenir immédiatement à comprendre où et comment. C’est comme de se réveiller en pleine nuit dans un endroit dont on n’est pas familier et, projetant par défaut sa chambre habituel, trouver un mur du côté où l’on descend habituellement du lit. L’ironie, la vraie. Je n’avais pas été si désorientée depuis ma découverte (prudente et parcellaire) de Sade et, avant lui, ma toute première exposition à l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert au collège. Il faut le temps de comprendre dans quel sens cela fonctionne, et alors tout se retourne comme un gant, en plein délice et désarroi de pensée.

La postface de l’auteur confirme ce que l’on devine peu à peu : son approche déborde la question écologique, ou plutôt qu’elle la considère d’un point de vue anthropologique ; toutes les saynètes consistent à adopter le point de vue d’une tribu Jivaros dans notre monde moderne occidental. Le résultat est très drôle, parce qu’absurde. Mais l’absurdité brouille les frontières et bientôt, dans l’accumulation des historiettes et la perception de leur cohérence interne, on se demande ce qui est le plus absurde, de ce monde plaqué sur le nôtre ou du nôtre soudain entraperçu de l’extérieur. Le décentrement est drôle, mais aussi dérangeant, et interpelle au final bien davantage qu’une tribune militante.

La postface est également passionnante en ce qu’elle montre que notre concept de nature pose en tant que tel problème : il n’y a de nature que pour un homme moderne qui pense la société indépendamment de son environnement. Je retrouve à un niveau plus global la réflexion que je me faisais sur le paysage : on ne peut pas habiter un paysage ; il n’y a de paysage qu’observé, mis à distance, et toujours il se dérobe. Le paysage est un substrat de cette nature, qui ne s’envisage que depuis la culture, tout contre, en antagonisme. L’enjeu écologique, dans cette perspective, implique carrément de changer de paradigme civilisationnel (autant dire qu’on est mal barré).


Goupil ou face, de Lou Lubie

La dessinatrice-narratrice matérialise sa cyclothymie sous les traits d’un renard : dans les phases d’euphorie, la couleur de son pelage contamine tout (orange power !) ; dans les phases dépressives, l’ombre portée par l’angoisse transforme le renard en loup noir. Cette métaphore, génialement filée, donne au roman graphique sa palette bichrome… procédé dont usait également La Différence invisible pour parler de l’autisme. Mais là où cette bande-dessinée-ci insistait sur l’incommensurabilité de l’expérience (tu ne peux pas comprendre), celle-là au contraire fait feu de tout bois pour nous donner la pleine mesure de la maladie (tu vas voir, on va imaginer), n’hésitant pas à utiliser des graphiques pour montrer l’amplitude des variations d’humeur chez une personne « normale » par rapport à une personne atteinte de ce trouble bipolaire qu’est la cyclothymie.

Diagrammes humoristiques, cases éclatées, métaphores à la pelle… Goupil ou face est d’une inventivité graphique folle, que n’égale que son humour – humour forcené par lequel la narratrice-dessinatrice reprend le contrôle sur sa vie et fuit le statut de victime. Le résultat, c’est que tout en nous donnant des clés de compréhension documentées, Goupil ou face n’a rien de la bande-dessinée didactique qui use du dessin pour enrober un savoir barbant ; au contraire, c’est de bout en bout le récit d’une expérience personnelle, à laquelle on nous donne les moyens de nous identifier. On comprend, dans une fusion totale entre connaissance et empathie, et on rit, beaucoup. Mention spéciale pour le petit Psykokwak au coeur brisé lorsque la narratrice claque la porte à une ribambelle de psychiatres, psychologues et psychanalystes en décrétant qu’elle ne veut plus entendre parler d’aucun psy-quelque chose.

 


Tu pourrais me remercier, de Maria Stoian

Cet album rassemble des témoignages à la première personne de femmes et d’hommes victimes d’agressions sexuelles de tous types. La dessinatrice donne à chacun sa singularité en changeant de trait et de palette, mais l’accumulation dessine un continuum, qui permet de mieux comprendre, peut-être, les réactions aux agressions. C’est une chose de se faire expliquer les mécanismes biologiques qui expliquent souvent la sidération des victimes ; c’en est une autre encore de comprendre comment elle s’articule, par exemple, au sentiment de trahison lorsque l’agresseur est connu. Bref, rien de neuf, rien de gai, mais une bande-dessinée qui aide à se mettre dans la peau de.

 


La Cosmologie du futur, d’Alessandro Pignocchi

Enthousiasmée par Le Petit traité d’écologie sauvage, je me suis jetée sur La Cosmologie du futur… et ai été fort déçu : cela sent le réchauffé ; hormis pour un ou deux dessins, le rire comme le trait est forcé. J’ai d’abord pensé que le plaisir de la découverte s’était émoussé, mais lorsque j’ai fait lire des extraits du premier volume à Palpatine (et de proche en proche, presque l’intégralité), je riais par-dessus son épaule, jusqu’à provoquer l’amusement de la dame en face de nous dans le métro.

La postface m’a plus intéressée que la bande-dessinée elle-même, notamment dans cette hypothèse que la négation du réchauffement climatique aux États-Unis serait un moyen commode de ne pas prendre en charge les inégalités sociales que la dégradation du climat ne va faire qu’accroître. Mais déjà j’entends Palpatine, qui sur un tout autre sujet faisait une objection pertinente : inutile de penser un complot là où la bêtise est une explication suffisante.

 

L’Immeuble d’en face, tome 3, de Vanyda

Un jour Melendili m’a dit qu’elle appréciait Mad men pour ses relations qui n’ont pas de nom. Cela m’a marquée ; j’y ai repensé en pointillés depuis. La dernière fois, c’était à la lecture des Solidarités mystérieuses de Pascal Quignard, où des personnages étaient liés en deçà et par delà les liens socialement identifiables tels qu’époux, amants ou amis. Cette fois-ci, c’est avec le dernier tome de L’Immeuble d’en face.

Sans prévenir son copain, Claire part chercher refuge chez un étudiant étranger (et pour ainsi dire inconnu) rencontré lors d’une soirée. À l’angle des cases muettes, elle recroquevillée sur le canapé, lui perçu en contre-plongée, on sent un doute quant à une attirance éventuelle. Il y a quelque chose entre eux. Et pourtant, s’il ne se passe rien (de sexuel), on sait, on sent que ce n’est pas par respect pour la morale monogame. Cela a quelque chose à voir avec la facilité qu’il y a à se confier à un inconnu, face auquel il n’y a pas d’enjeu de séduction ni même d’image, préalable, que l’on souhaiterait modifier ou au contraire ne pas altérer. Il faut qu’il n’y ait aucun rapport amoureux entre eux pour qu’il y ait autre chose, une intimité souterraine, franche et subite. De cette intimité, de ce genre d’écoute, il est facile de tomber amoureux, et c’est peut-être pour cela qu’on a tant de mal à dissocier l’un de l’autre, intimité et relation amoureuse. Pourtant, il y a une beauté particulière à ces intimités sans nom, parenthèses sociales qui pourront ou non être recouvertes du nom d’amitié, demeurant en deçà au-delà – des possibles qu’il faut se garder d’accomplir pour les conserver comme possibles, et alléger une vie qu’il serait autrement étouffant de vivre comme destin, déjà tracé.

Je veux dire que je pense qu’il arrive parfois qu’il se passe quelque chose de spécial entre deux personnes. Je respecte ça.

J’aime décidément beaucoup l’oeuvre de Vanyda, y compris cette trilogie dont je ne comprenais pas, au début, la préface hyper élogieuse qui en était faite. Il a fallu beaucoup de scènes anodines pour que, sans qu’on s’en aperçoive, surgissent ces relations sans nom au détour d’une écharpe reniflée ou de clés oubliées…

Bandes dessinées, septembre 2018

L’Immeuble d’en face, Vanyda

La première fois que je me suis dit : mais il y a d’autres personnes qui font ça ! au cours d’une lecture, c’était dans un roman de Japrisot à propos des superstitions auxquelles on ne croit pas, mini-contrats passés avec soi-même pour s’accoutumer à l’imprévisible. Depuis, j’adore retrouver ce genre de confidence impromptue, qui doit, pour fonctionner, porter sur un détail que l’on estime vaguement honteux et trop anecdotique pour être rapporté. Je vous présente ainsi Claire, mon alter ego dessiné ; le texte correspond mot pour mot, jusqu’à l’exclamation habituellement tenue par Palpatine :

La fille fait un câlin à son copain torse nu quand soudain " - Putain ! Un bouton ! Trop beau"… Attends… - AIE ! - Il était énoooorme !!"
Dites-moi que vous aussi…

 

Émilie voit quelqu’un, tome 2, Théa Rojzman et Anne Rouquette

Une histoire toujours aussi barrée, interrompue de temps à autres avec des exposés délurés sur quelques concepts-clés de la psychanalyse, comme celui de résistance, illustré par un schéma d’installation électrique.

"Y'avait une promo sur les névroses, deux pour le prix d'une."
Perso, j’ai pris un package TOC.

 

Les Brumes de Sapa, de Lolita Séchan

Petite, j’ai eu des collections, parallèles ou successives : billes, timbres, peluches, petits animaux en verre soufflé, images Panini, photos de danse (j’ai eu presque toutes les images de ballet du web français dans un classeur, à ses débuts)… Depuis quelques temps, l’envie me reprend de collectionner, de manière dématérialisée, des images et des textes, de rassembler le similaire pour jouir de la variation et faire surgir le sens de la répétition. À moins que cela ne soit pour me donner l’illusion de m’y retrouver dans un monde foisonnant, qui se refuse à une taxinomie d’opérette. Il faudrait ouvrir un tumblr par jour pour n’en pas voir le bout, alors je me contente de me dire que cela pourrait faire l’objet d’une collection : les manières de dessiner la mer, les faux gribouillis qui se comprennent d’emblée, les notes de bas de page croustillantes, les motifs des balustrades en fer forgé… En lisant Les Brumes de Sapa, ce sont les surprises des touristes que je me suis dit qu’il faudrait rassembler par pays, d’origine et de visite, pour faire ressortir des idiosyncrasie de chacun ; lorsque la narratrice décrit le bruit de Hanoï et la difficulté pour traverser la route, j’ai vu illustré le récit identique que m’en avait fait Palpatine…

Je vous fais part de mes petites obsessions de lectrice, mais ce roman graphique est bien plus que le carnet de voyage par lequel il commence. Sur la trame éculée du voyage sabbatique à l’autre bout du monde pour tenter de donner un sens à sa vie, Lolita Séchan brode un motif inattendu : rien ne se passe, aucune révélation ;  Lolita ne dépasse pas sa condition de touriste et revient du Vietnam aussi perdue qu’elle est partie. C’est seulement lorsqu’elle repart ailleurs pour ses études qu’apparaît la trace laissée par le voyage : elle est habitée par le souvenir-fantôme de l’enfant avec qui elle a discuté lors des derniers jours à Sapa, dans les montagnes. Cette enfant la suit partout où elle va ; elle décide de se lancer à sa poursuite.

Je n’avais jamais vraiment pensé qu’on pouvait décider une amitié, mais Lolita la décide-dessine comme on dessine sa vie : en repassant à maintes reprises sur un crayonné qui aurait tout aussi bien pu s’effacer. La répétition fait apparaître un motif, donne peu à peu du sens à ce qui était jusque là arbitraire : l’amitié entre Lo Ti Ghom, l’enfant de Sapa, et celle qui s’est vue renommée Lo Ti Tah prend prend réalité, forme et épaisseur au cours de multiples voyages  à Sapa. La vie se tisse dans ces allers et retours, les études, les projets, chacune étant rappelé à son monde par ses incursions (asymétriques) dans celui de l’autre : Lo Ti Tah revoit ses problèmes d’Occidentale à l’aune de ces de Lo Ti Ghom, laquelle vit dans une tradition qui parfois lui pèse mais qu’elle ne pourrait rejeter sans y perdre son identité.

Les réflexions, comme le trait, sont d’une grande finesse, d’une grande sensibilité. Quantité de thèmes y sont abordés, sans jamais empiéter les uns sur les autres : la relation à l’autre, dans la culture et l’intimité ; le poids des traditions et l’insoutenable légèreté de la modernité ; la joie du partage et sa fatigue, ou encore la dépression d’un parent (les brumes de Sapa, ce sont aussi celles-ci), les silences qui l’entourent et les peines, les joies souterraines…

Brumes de montagne,
brumes d’incertitude face à l’avenir,
brumes de tristesse d’entre lesquels apercevoir la joie,
Les Brumes de Sapa est un magnifique roman graphique que j’ajoute sans hésiter à ma bibliothèque imaginaire.

 

[…] de quel droit fige-t-on quelqu'un ?
Ce décalage entre l’évolution d’une personne qui vit loin de soi et l’image toujours retardée, toujours nostalgique que l’on a d’elle est un thème qui m’intrigue depuis mon amitié effilochée avec A. partie vivre en Australie. « J’ai changé » soulignait-elle, sans parvenir à percevoir que, sans être partie à l’autre bout du monde, je n’en avais pas moins changé moi aussi, à ma mesure. Nous avons chacune parlé à une version obsolète de l’autre, jusqu’à, comme des navigateurs dépassés, ne plus être compatibles qu’à moitié, discussions tronquées.
"Plus mes rêves grossissent, moins j'ai de chance d'être heureuse"
Ces derniers temps me reprend l’envie du petit, de la gribouille et de la bidouille comme à la fin du mon adolescence (j’ai d’ailleurs tendance à ressortir du fond de ma garde-robe les vêtements de cette période-là, moins élégants mais plus confortables que les plus récents). C’est petit mais ça peut grandir, au lieu d’être un but, une velléité écrasante – l’envie du petit.

 

                                                                                                                                                                        J’ai parfois l’impression de vouloir des rencontres égoïstes, moins pour découvrir l’autre que pour me réinventer moi-même – comme si l’on partait d’un miroir vierge, qui ne présente pas les petites scories noires des amis de longue date, qui donnent un charme et une patine à nulle autre pareille, mais nous obligent à toujours nous présenter à ces miroirs sous le même angle pour pouvoir nous y refléter. Vous voyez de quoi je parle ?

 

Après une rapide recherche, il s’avère que Lolita Séchan est bien la Lola du chanteur Renaud, qu’elle remercie pour tout ce qu’il lui a transmis de sombre et de lumineux (je trouve ça magnifique comme remerciement, et cela me donne l’impression d’une intimité plus grande encore en me rappelant tous les trajets en voiture avec mon père passés à chanter les chansons de son père à elle). Outre la notice biographique, il y avait une photo d’elle à côté et j’ai été saisie par sa beauté. Pour les femmes qui me lisent : est-ce que vous avez parfois cette surprise, vous aussi, malgré le fond féministe que vous vous souhaitez d’évident, d’être surprise qu’une femme talentueuse soit de surcroît si belle ? Je n’arrive pas à savoir si cette fascination presque douloureuse (mais très ponctuelle, hein) relève d’une vague misogynie intériorisée sous forme de compétition envieuse ou si c’est juste un étonnement statistique de ce que surgit parfois entre nature et culture une personnes aux qualités si disparates et complètes – que l’on aurait mauvaise idée de jalouser, car les brumes… les brumes…

Cases d’août 2018

On sème la folie, de Laurent Bonneau

Je suis tombée sur cette bande-dessinée alors que je venais de fêter mes 30 ans et, si je n'ai pas réussi ou pas fait l'effort de reconnaître et individualiser tous les membres de la bande de potes qui se retrouvent pour marquer le passage à cet âge-là, j'y ai tout retrouvé, tout ce qui me taraude en filigrane, en profondeur : la construction de soi dans le rapport à l'autre, les trajectoires qui s'affirment et dévient, l'envie de laisser une marque, l'à quoi bon et la question de la création, de son partage, celui-ci rachetant peut-être la vanité de celui-là. Toutes questions qui se partagent en faisant du surf avec un ami, une partie ping-pong avec un autre, un lit dans une maison de location ou à table autour d'une raclette.

Peut-être plus encore que les thématiques abordées, c'est le ton qui fait qu'on s'y retrouve, les dialogues travaillés pour dépasser la grandiloquence de la théorie condensée, la vanne qui désamorce les questions sans réponse, relativise et relance la conversation, toute activité à la fois prétexte et essentielle. Les réflexions sont certes condensées, mais infusent dans la matière du dessin, du quotidien ; l'enthousiasme gonflé comme les poumons des personnages par l'air marin, j'ai eu envie de collecter les bulles carrées comme des citations, de les présenter en extrait plutôt que de donner à voir le trait, mais force est de constater qu'une fois prélevées du milieu où elles prennent sens, elles s'assèchent et deviennent abstraites, prétentieuses presque ; on ne s'y arrête plus, comme on le fait lorsqu'elles s'étalent sur les plages de couleur, à côté des visages. On ne peut pas extraire, il faut replonger.

 

     

 

Banana Girl, Jaune à l'extérieur, blanche à l'intérieur, de Kei Lam

Des croquis en couleur interrompent régulièrement le récit chronologique en noir et blanc : ce roman graphique autobiographique se présente comme un carnet de voyage, avec des notes et des dessins épars, à ceci près qu'il ne s'agit pas de voyage mais d'émigration, de la Chine à la France - un carnet de déracinement.

Ratus ! Est-ce que vous aussi vous avez appris à lire avec ratus ?
"Hong Kong sera toujours pour moi un énorme centre commerciel, où mes oncles, tantes et cousines dépensent tout leur argent."
Tellement ça…

Perspective inversée : on redécouvre nos idiosyncrasies culturelles perçues depuis une autre culture… laquelle échappe peu à peu à la narratrice, qui grandit à Paris et peine parfois à comprendre ses parents. Le paradoxe de l'entre-deux cultures ménage souvent des témoignages d'intérêt ; quand on a fait soi-même le chemin inverse et découvert en voyage le lieu d'où l'autre vient, le renversement des impensés en curiosités et des curiosités en évidences est encore plus vivifiant.

 

     

 

Ligne de flottaison, Carnet de bord de ma croisière sénior, de Lucy Knisley

Ce roman graphique est le carnet de bord d'une croisière où l'auteur s'est proposée pour accompagner ses grands-parents plus très vaillants. Avec ou sans mauvais jeu de mot, le récit flotte un peu, mais dans ce relâchement narratif surgissent quantité de petites réflexions et d'anecdotes, pêle-mêle : les visages émouvants dans leur individualité mais écoeurant dans la bigarrure en foule ; les activités perdues avec le vieil âge ; les frayeurs causées par sa grand-mère qui perd la tête ; des extraits illustrés des mémoires du grand-père, lus à la laverie, tandis que tourne un pantalon souillé ; la fatigue de la prise en charge et le cas de conscience : a-t-on le droit de se plaindre dans le luxe ? tout cela relève-t-il de la bonté ou de l'orgueil de se vouloir une bonne personne ?

 

     

 

"Elle passe tout son temps libre à lire, inventer, peindre"

Culottées, tome 1, de Pénélope Bagieu

J'ai tardé à lire cette bande-dessinée, parce qu'elle était presque toujours empruntée, certes, mais aussi, il faut bien l'avouer, parce que je manque un peu de curiosité et d'allant féministe - je n'ai pas a priori envie de connaître le destin de certaines personnes que j'ignore juste parce que c'étaient des femmes. A posteriori, inutile de se mentir : je n'ai pas retenu  le nom de toutes les personnalités présentées. Quelques-unes, seulement. Quand même. Et découvert aussi telle personnalité que je croyais connaître : j'ignorais par exemple que Joséphine Baker avait été décorée pour sa participation à la Résistance.

La bonne élève assume sa mauvaise note en féminisme, car elle a pour elle le plaisir du cancre : en l'occurrence, l'humour de Pénélope Bagieu, qui présente ces figures d'un passé plus ou moins lointain avec un aplomb très contemporain et, traçant ses portraits à grands traits, fait surgir le rire en même temps que le sens du destin. Ellipses, anachronismes délibérés, métalepses… les procédés narratifs sont extrêmement bien choisis et variés ; on pourrait étudier la narratologie avec cette bande-dessinée ! (Revanche de la bonne élève, qui se la pète en littérature.)

"Er comme elle est en plus d'une rare beauté, Wu se retrouve à lâge de 12 ans propulsée dans la carrière la plus prestigieuse possible pour une femme à l'époque…" (perso tout content) "… concubine de l'empereur." (perso dépité : "Ah.")

 

"… et nage tous les jours jusqu'à la fin de sa vie" "(à 89 ans)" Deux images en symétrie axiale avec un corps jeune dans la première case et un corps âgé dans la seconde

(J'aime aussi beaucoup son traitement de la couleur - notamment des peaux : une variété très réaliste avec les nuances les plus fantaisistes…)

 

     

 

Un petit goût de noisette, de Vanyda

J'avais déjà lu Entre ici et ailleurs et l'histoire s'était attardée bien plus longtemps dans mon esprit que son simple résumé aurait pu laisser présager.

Un moment parfait, tente de définir l'un des personnages :
"c'est un moment suspendu…
… un peu entre deux…
Tu te rappelles ?!  Comme quand les jetons sont tombés de la machine à la fête foraine !
Juste après qu'ils ont commencé à tomber mais avant qu'ils touchent le bac."

Un petit goût de noisette est une suite de moments parfaits, qui semblent avoir infusé dans la golden hour : c'est le même type de beauté et de déchirement nostalgique. Ces moments, beaux en eux-mêmes, deviennent douloureux sitôt raccordés au reste ; ils sont parfaits parce qu'achevés, amputés d'une suite qu'il faudrait ne pas souhaiter. Ils sont faits de retenue, de renoncements : tout est là, mais rien ne devient autre. Il n'y a pas de suite, de développement, ou si retardée que c'est comme si elle ne devait jamais arriver : c'est une attirance qui se retient de s'incarner charnellement ; une union renvoyée au futur ; un manque passé enfin comblé mais qui ne s'inscrit plus dans le présent des protagonistes - clôture et non retrouvailles. C'est très très beau, très émouvant, à vous faire regarder une boîte de noisettes comme la plus belle chose qui soit.

Bandes dessinées, juillet 2018

Carnet de thèse, de Tiphaine Rivière

Tiphaine Rivière faisait partie de la blogosphère thésarde que je suivais de loin. La bande-dessinée est le prolongement de son blog, et la transformation d’un essai qui aurait pu en rester à un échec. Le milieu universitaire est croqué avec beaucoup d’humour… et de justesse, d’après ce que j’ai pu en apercevoir en tant qu’étudiante (mention spéciale à la secrétaire clone de Jabba the Hutt) et les échos que j’ai pu avoir des infiltrés (les gueguerres intestines entre directeurs de thèses, par exemple).

J’ai ri jusque dans la notice biographique, où l’auteur remercie son directeur de thèse pour n’avoir pas du tout été comme celui qu’elle décrit : j’ai suivi un de ses séminaires en master ; ses cours étaient d’une médiocrité fascinante, et les exposés volontaires, souvent d’une platitude raccord, généreusement notés pour peu que l’étudiante soit mignonne (je me souviens aussi l’avoir entendu faire du pied dans les couloirs à une étudiante brillante et hyper belle, pour diriger un sujet de thèse qui ne correspondait ni à ses thèmes de prédilection ni même à sa période – ça m’intéresse).

 

 

Les Petites Distances, de Camille Benyamina (dessin) et Véro Cazot (scénario)

J’ai un truc avec les héroïnes de fiction rousse (que je date de ma lecture d’Anne et la maison aux pignons verts, à vue de nez), mais plus que des minois tâchés de rousseur, c’est de la bande-dessinée tout entière dont je suis tombée amoureuse, jusqu’aux nuages de vapeur systématiquement dessinés au-dessus des mets et des tasses de thé… des présences translucides qui font écho à celle, centrale, de Thomas, inexplicablement devenu transparent en tombant lui aussi amoureux de Léonie. Il entre dans sa vie sans qu’elle en ait conscience, présence diffuse qu’elle sent sans le savoir – l’envers heureux du détraqueur et autres présences fantomatiques néfastes.  Aussi fin que le trait, le scénario offre une très belle relecture du coup de foudre dans une veine fantastique, délicate, gourmande.

 

Émilie voit quelqu’un (Après la psy, le beau temps ?), de Rojzman & Rouquette

La narration ou le trait, on ne sait pas trop, a quelque chose de malhabile, mais son personnage habillé comme Mary Poppins est fondamentalement attachant. On suit Émilie dans ses premières séances avec une psy un peu loufouque, reprenant au passage quelques concepts de thérapie. Une case en particulier m’a marquée : à un repas de famille où Émilie, petite et complexée par sa taille, a pris des coussins pour se rehausser, sa mère lui fait remarquer que c’est complètement ridicule mais tu fais comme il te plaît mon chaton. Il y a dans la BD d’autres remarques, d’autres souvenirs bien plus dramatiques, mais on touche en une case à ceci : on peut-être marqué par des paroles tout à fait anodines pour qui les prononce, et les prononce même en y mettant une forme de bienveillance que l’on ne peut s’empêcher de percevoir, venant de gens aimants. Oui, c’est con, je sais, de peiner à réaliser à quel point certaines choses ont influencé notre comportement sans qu’on s’en soit rendu compte, ni en ayant été sur le moment le moins du monde traumatisé. (Ces derniers temps, des récits se croisent, autour de moi, qui me font prendre une conscience accrue, plus sensible peut-être ou prosaïque, de réalités finalement plus dépendantes de leur milieu que ce que l’on aurait cru.)

 

 

2 filles dans un musée "autant pour moi, c'est bien une grille d'aération"

Joséphine, de Pénélope Bagieu

Petite déception à l’ouverture de cette intégrale, que je pensais d’un seul tenant : des saynètes d’une ou deux pages ? Un peu dépitée, je commence la lecture, et m’aperçois vite que ces instantanés presque anodins s’accumulent jusqu’à esquisser quelque chose d’autre, une forme de vie. Avec Pénélope Bagieu, c’est toujours plus subtil qu’il y paraît. Elle fait partie de ces rares personnes qui savent faire intelligent sans faire intello – pour ne pas me croire sur parole, écoutez par exemple l’interview qu’elle a donnée au podcast Regard.

 

Perso ado sur son lit

D’autres larmes, de Jean-Philippe Peyraud

Un trait un peu trop dur pour moi. Des fragments de vie parfois cocasses, souvent banals, où le clap de fin ou d’ellipse retentit à chaque fois à l’orée du drame, lui dérobant son caractère dramatique justement (théâtral), pour l’inscrire en faux dans la banalité du quotidien – si bien que ce n’est pas dans le drame qu’on bascule, mais dans l’amertume.

 

Sorte de blason avec un cerveau encadré d'un calamar et de têtes d'oiseaux

Neurocomix, voyage fantastique dans le cerveau, de Matteo Farinella et Hana Ross

Pas franchement enthousiasmée par le trait, je le suis bien davantage par les métaphores ludiques – tout à fait le genre de délires que j’aurais adoré imaginer  pour réviser mes cours de SVT. (La métaphore comme clé de compréhension de tout ou presque.)

 

Délices, ma vie en cuisine, de Lucy Kniskey

J’hésite depuis un certain temps à ouvrir un blog qui parlerait de manger pour parler d’autre chose. Autant dire que je me suis tout à fait retrouvée dans le roman graphique de Lucy Kniskey, qui raconte son parcours à travers son rapport à la nourriture : l’hérédité imaginaire avec le goût du fromage transmis par sa mère qui travaillait enceinte au rayon fromagerie de Dean & Deluca ; la rencontre d’une altérité culturelle radicale avec la découverte de saveurs inconnues au Japon ; la divergence adolescente avec la junk food, délaissée par des parents gourmets ; l’adaptation d’une fille de la ville à un milieu plus rural, avec les fruits et légumes vendus par sa mère sur les marchés après son divorce ; une rencontre intime avec l’art, en assurant le service traiteur à l’ouverture d’un musée…

J’aime comme la nourriture est à la fois centrale et anecdotique : on ne sait plus si le plat est à l’origine du souvenir ou si celle-ci retrouve sa saveur par le prétexte de celui-là, mais on intuitionne la nécessité de le noter, de l’annoter à côté de sa représentation – et c’est alors mon goût pour le commentaire et la parenthèse qui est flatté. Cerise sur le cheesecake (les mets sont dans l’ensemble très américains), chaque chapitre se termine par une recette dessinée – où les instructions, comme de juste, sont moins importantes que les émotions qui y sont liées. On ne les réalisera probablement pas, mais on les aura partagées, comme un bon repas.

Journal de lecture, Mémoire de fille

Mémoire de fille n’est pas une histoire de première fois – d’ailleurs je déteste cette expression, première fois, comme s’il n’y avait de première fois que sexuelle, et que le sexe se découvrait en une fois. Il faudrait dire la première fois nue face à un homme (ou à une femme, d’ailleurs), la première fois caressée, la première fois avec un sexe d’homme dans la bouche, la première fois du sperme sur la peau, la première fois pénétrée – l’hymen ou non déchiré -, la première fois avec jouissance, la première fois dans l’orgasme, la première fois… ça vous regarde. Quand Annie Ernaux en arrive , dans ce que le déictique a d’évident et d’imprécis, je peine à suivre, malgré le déroulé des actions détaillé dans le remâchage du souvenir. Je crois même un certain temps que la jeune fille se ment à elle-même en se disant vierge.

Mais ce n’est pas ça. Ce n’est pas de ça dont il est question.

Pas la possession, au contraire : la dépossession.

L’immobilisme qui saisit face au désir que l’autre a de nous – que l’on souhaitait sans l’imaginer, sans en imaginer la violence. La cessation de la volonté, qui se calque alors sur celle de l’autre ; on veut ce que l’autre veut, sans doute, mais sans savoir quoi, au point que le rendu brut de la scène fait penser à un viol. Annie Ernaux le dément pourtant : la jeune fille ne se résigne pas ; elle consent. Veut consentir : une volonté sur le mode mineur, un sacrifice consenti, quelque chose de rituel qu’on attend, qui saisit.

Immédiatement, ça remonte en moi : la sensation blanche de la gorge comme directement liée au vagin, voie rapide, raide, resserrée, vide vertigineux où disparaît la parole, toute parole, présente, passée et à venir. L’esprit continue de fonctionner, comme en retrait du corps – panique subite des sensations décuplées, du corps qui trahit, immobilisé dans une paralysie qui a à voir avec la prédation. Je repense à Quignard. Fascination et prédation. Ce n’est pas dit comme ça, mais ça remonte immédiatement à la lecture : la sensation brute, première, celle qui est là avant même d’être associée au plaisir ou à son anticipation. Je dois arrêter de lire. Je dois relire. Et arrêter à nouveau.

Avant ça : l’écrivaine ralentit le récit qu’elle sait inexorable, essaye d’en dire la maximum sur la jeune fille – pas le maximum : le contexte, à supposer qu’on puisse contextualiser une vie. Des scènes, du coup, comme quelqu’un qui essayerait de ralentir la montée d’un orgasme.

Ça : le point de non-retour du récit, originel, névralgique, qui a lieu dans l’ignorance de ce qu’il signifie.

Après ça : le geste intime devient social, interprété – interprétation incomprise de la jeune fille qui vit à l’abri de la honte, y compris les humiliations qu’elle subit, dans la fascination de la découverte. Petite mort du récit qui s’effiloche : la suite du séjour dans la colonie de vacances où c’est arrivé, on l’attendait comme decrescendo naturel, un câlin post-coïtum, mais après ? Pourquoi ça continue ? La poursuite me déroute. Retour. Études. Anorexie-boulimie. Il est bien dit que la jeune fille vit dans le fantasme de retrouver celui qui l’a désirée et rejetée, que toutes ses décisions se font dans cet horizon, mais tout cela me semble sans commune mesure avec ce que je pensais et ressens encore comme le centre gravitationnel du roman. Trou noir. Je reste aveuglée par l’état de sidération qu’Annie Ernaux rend si bien, et qui fait plus que cohabiter avec la précision du récit : il en découle (plus les faits sont repris, plus ils s’obscurcissent). Ce n’est qu’après avoir fini le roman que les faits se sont reliés, souterrainnement : la dépossession de soi. Pas comme objet d’une possession physique – ou alors métaphoriquement. Elle s’échappe, se poursuit à travers un idéal qui implique sa disparition : non pas devenir autre, mais être l’autre, la monitrice qui plaisait à l’homme, être le même genre, en mieux – elle gobe avidement l’image, et son corps rejette ce corps étranger, le vomit – anorexie-boulimie. La jeune fille s’en sort pourtant : elle étudie, s’habille, se travaille et se creuse pour impressionner une idée d’homme, mais ce faisant, travaille aussi sans le savoir à devenir cette autre qui ne voudra plus de lui – mais d’elle, oui, enfin.

Je voudrais être capable de tenir un journal de lecture tel qu’en avait Blandine Rinkel (pas de lien : elle a publié un roman, fermé son blog ; je n’aime pas trop cette mode des vases communicants). Ne pas faire une critique du bouquin ; juste montrer comment il a vibré en moi à la lecture. C’est ce que je préfère lire chez les autres, et c’est ce que je voudrais faire ici ; ce que je ferais si je ne me laissais pas toujours rattraper par ce désir absurde de complétude – mais peut-être est-ce là le plus personnel des prismes…