Carnet de lecture : petit tas 1

Un an, deux ans peut-être que j’entasse mes livres à l’horizontale, près de mon lit et dans les derniers trous de ma bibliothèque, pour en dire un mot et garder une trace de leur lecture avant de les ranger. Je ne me souviens déjà plus de leur ordre de lecture, ou un ordre très lâche seulement : celui-ci avant celui-là, sans les intervalles ; alors pour retrouver une bibliothèque verticale, j’ai décidé de les prendre par petits tas hasardeux.

Villa Amalia, Pascal Quignard

Je me suis découvert un engouement pour cet auteur qui va au fond des choses sans user d’introspection. Il crée la profondeur en restant en surface, la surface incarnée, colorée, sonore des choses, qui toujours renvoie une lumière ou un écho sous les adjectifs qu’il juxtapose, redondants, contradictoires, en épanorthose, exactement comme sont les choses dans notre perception. Et jamais cela ne sonne faux, toujours juste, comme ses personnages toujours musiciens. Ce n’est pas tant le rythme que : le silence. Une sorte de Bach dans l’écriture, peut-être. Ou plus sec, plus contemporain, mais je manque de référence. Un Arvo Pärt, peut-être. Quelque chose d’épuré, quoique parfois précieux, qui résonne plus longtemps et plus intensément que n’importe quel lyrisme.

Parfois aussi, des fulgurances :

C’est polyphonique, parfois, mais on s’en rend à peine compte, tant on ne voit que les vies qui se forment et se déforment, et émeuvent lorsqu’elles se débarrassent de la gangue de leur destin pour mieux s’y (fondre ? résoudre ? dissoudre ? épuiser ? abandonner ?).

(La villa Amalia : une villa reculée, difficile d’accès, sur une île, dans laquelle se retranche Ann Hiden. Tellement retirée du monde, aspirée en son sein, qu’on l’entend bruire mieux que partout ailleurs – paradisiaque d’introversion.)

Des thèmes d’un roman à l’autre, en ostinato : la musique, la maigreur qui s’accentue avec l’âge, le retrait, le silence, la mer, l’amour pour l’enfance, la lumière, l’enfant, jamais le sien.

 

L’événement, Annie Ernaux

L’événement : l’avortement, qui ne dit pas son nom mais que tout le monde comprend, réprouve… et ne dénonce pas. J’ai été étonné par cette ambivalence, cet interdit que l’on s’interdit de voir et que par-là même on tolère (du moment qu’on n’a pas à se salir les mains).

C’est banal et c’est très fort, raconté par Annie Ernaux. Je pensais bêtement que le fœtus était récupéré par les faiseuses d’anges ; je ne savais pas qu’il fallait attendre et accoucher seule, plus tard, de cette fausse couche. Je ne sais pas comment l’on peut vraiment se remettre de  ça, ce qui arrive alors dans ses mains, cet innommable, ni vie ni objet, mort-né, même pas né.

J’ai ressenti une violente envie de chier. J’ai couru aux toilettes, de l’autre côté du couleur, et je me suis accroupie devant la cuvette, face à la porte. Je voyais le carrelage entre mes cuisses. Je poussais de toutes mes forces. Cela a jailli comme une grenade, dans un éclaboussement d’eau qui s’est répandue jusqu’à la porte. J’ai vu un petit baigneur pendre de mon sexe au bout d’un cordon rougeâtre. Je n’avais pas imaginé avoir cela en moi Il fallait que je marche avec jusqu’à ma chambre. Je l’ai pris dans une main – c’était d’une étrange lourdeur – et je me suis avancée dans le couleur en le serrant entre mes cuisses. J’étais une bête.

La porte de O. était entrebâillée, avec de la lumière, je l’ai appelée doucement, « ça y est ».

Nous sommes toutes les deux dans ma chambre. Je sus assise su le lit avec le fœtus ente les jambes. Nous ne savons pas quoi faire? Je dis à O. qu’il faut couper le cordon. Elle prend des ciseaux, nous ne savons à quel endroit il faut couper, mais elle le fait. Nous regardons le corps minuscule, avec une grosse tête, sous les paupières transparents les yeux font deux taches bleues. On dirait une poupée indienne. Nous regardons le sexe. Il nous semble voir un début de pénis. Ainsi j’ai été capable de fabriquer cela. O. s’assoit sur le tabouret, elle pleure. Nous pleurons silencieusement. C’est une scène sans nom, la vie et la mort en même temps. Une scène de sacrifice.
Nous ne savons pas quoi faire du fœtus. O. va chercher dans sa chambre un sac de biscottes vide et je le glisse dedans. Je vais jusqu’aux toilettes avec le sac. C’est comme une pierre à l’intérieur. Je retourne le sac au-dessus de la cuvette. Je tire la chasse.

Au Japon, on appelle les embryons avortés « mizuko », les enfants de l’eau.

Et avant : se retrouver coupée soudain de ses amis, ses études, sa vie d’étudiante, tout en devant la vivre au jour le jour. Et après : l’hôpital, le mépris de classe.

Ceux qui sont contre le droit à l’avortement seraient-ils capables de lire ce livre (et de l’être encore) ?

 

La Bâtarde, Violette Leduc

Dans sa correspondance avec Nelson Algren, Simone de Beauvoir, jamais avare d’épithètes homériques pas piquées des hannetons, désigne Violette Leduc comme the ugly woman. Laquelle se perçoit comme la bâtarde. Fille d’un fils de bonne famille qui a engrossé la servante et n’a jamais reconnu l’enfant ; laide, mais habillée avec classe ; bonne à rien, mais fulgurante : génie geignarde, au lyrisme plein de viscères.

Mon cas n’est pas unique : j’ai peur de mourir et je suis navrée d’être au monde. Je n’ai pas travaillé, je n’ai pas étudié. J’ai pleuré, j’ai crié. Les larmes et les cris m’ont pris beaucoup d temps. La torture du temps perdu dès que j’y réfléchis.

Incipit de La Bâtarde

Parfois, je tombe dans des ornières : de bile et de découragement, tout m’est détestable, moi compris ; ça stagne et ça macère, et il n’y a rien d’autre à faire qu’essayer et attendre, peu à peu, de se désembourber. À lire Violette Leduc, on a l’impression que toute sa vie se passe dans semblable ornière, que c’est sa normalité, son refuge et sa croix tout à la fois. Ça grouille, c’est dégueulasse et splendide ; aucune pudeur dans le sentiment, c’est jouissif de bassesse, parfois, de tout ce refoulé brillant, l’envers de l’envie, carnassière, le besoin d’être aimée comme de chier, d’étouffer ceux que l’on veut embrasser, la détestation de soi et des autres, l’amour jusque dans l’enlisement ; et c’est lumineux, aussi, d’intensité, de tout ce que ça veut vivre.

Par moments, Violette Leduc prétend s’anéantir, elle joue le jeu du masochisme. Mais elle a trop de vigueur et de lucidité pour s’y tenir longtemps. C’est elle qui dévorera l’être aimé.

Extrait de la préface de Simone de Beauvoir

 

Autobiographie comme une galerie de personnages qui n’aiment jamais assez :
… la grand-mère adorée pour la mère qu’elle a aimé-détesté de ne pas l’avoir été assez…
… Isabelle, charnelle, adorée, délaissée…
… Hermine qu’elle aime et qui la répugne de contentement, qu’elle ne peut s’empêcher de faire souffrir – lui en faire baver, la dégoûter d’elle et, lorsqu’elle y réussit, ne pas supporter qu’elle s’éloigne, et alors revenir, l’adorer, s’humilier, recommencer…
… Gabriel, toujours là à l’abandonner, toujours là, l’homme qui l’attire parce qu’il lui répugne comme homme, l’ami qu’elle épouse, qu’elle étouffe, qu’elle idolâtre et torture avec Hermine ; lui qui se cabre, s’éloigne et revient stoïque, le devient, le reste – et cela la torture qu’il reste stoïque (c’est tout Ravages qu’on retrouve là, les amours intestines)(résumé par Simone de Beauvoir dans la préface : « En vérité, elle désire tout autre chose que la volupté : la possession. Quand elle fait jouir Gabriel, quand le le reçoit en elle, il lui appartient ; l’union est réalisée. Dès qu’il sort de ses bras, il est de nouveau cet ennemi : un autre. »)…
… M. Sachs, enfin, l’ami homosexuel dont elle s’entiche, et qui l’aide et la remue, la met à sa place : la met à l’écriture.

Tout est pris dans l’écriture comme dans le ressenti : intense jusqu’à l’enivrement, ça revire sans qu’on l’ait venir venir, ça tourne, ellipse, raccourci, emballement. On n’est jamais vraiment sûre de ce dont elle parle, ça se dérobe et elle avec, mais ça pègue assez pour que ça poigne, pour entraîner et fasciner – et la fascination ne s’arrête jamais avec le dégoût, s’en nourrit, s’enivre jusqu’à l’admiration. La bâtarde : invivable et géniale.

Elle ne s’excuse ni ne s’accuse : ainsi était-elle ; elle comprend pourquoi et nous le fait comprendre. […] Elle demeure complice de ses envies, de ses rancœurs, de ses mesquineries ; par là elle prend les nôtres en charge et nous délivre de la honte : personne n’est si monstrueux si nous le sommes tous.

Extrait de la préface de Simone de Beauvoir

Beauté et ruminations fatales

Melendili m’a prêté Chez soi (que je séquestre toujours) puis m’a offert Beauté fatale et j’ai fini par me procurer La Tyrannie de la réalité : voilà le début de mon histoire d’amour avec Mona Chollet. Au-delà même des idées et des thématiques abordées, j’aime le ton de cette essayiste toujours mordante, parfois rêveuse, et ses sources très diverses : tout est bon, du moment que cela alimente la pensée.

Quand j’ai vu qu’une rencontre était organisée dans une librairie près de chez Palpatine, forcément j’ai foncé, sans trop savoir d’ailleurs ce que j’attendais. Une sorte de confiance. Et puis la curiosité : comment cette personnalité allait-elle s’incarner ? Assise au milieu des chaises déjà remplies (j’ai passé deux heures debout), Mona Chollet a l’air légèrement affolée par le monde, mais dégage paradoxalement une impression de tranquillité avec ses cheveux joliment poivre et sel et ses boucles d’oreille qui bougeront peu, tant la prise de paroles est mesurée – à l’image des propos tenus, quand bien même le public se laisserait facilement déborder. Il y a quelques militantes-de-gauche-féministes-anti-normes un brin stéréotypées, mais beaucoup moins que ce à quoi je m’attendais dans une ville rouge… très peu en fait, plutôt des filles lambda comme moi, quelques-unes plus âgées et quelques hommes, aussi, de tous âges. Contre toute attente, le plus intéressant (étant donné que je venais de relire le livre pour l’occasion) a peut-être été d’écouter les interventions et, plus encore, d’observer les réactions. Je ne résumerai donc pas les analyses de Mona Chollet comme je pensais le faire (elles sont exposées de manière particulièrement pertinente et savoureuse dans son essai, lisez-le !) ; je préfère vous raconter comment j’ai vécu la rencontre, ce que je n’y ai pas dit (prendre la parole en public sans y être obligée, quelle idée), les réflexions qui me trottent depuis dans la tête, et les apories auxquelles je me heurte.

 

De la remarque au militantisme

Les prises de paroles sont très ancrées dans le « je », mais de manière assez différente. Tandis que certains puisent dans leur expérience personnelle des anecdotes ou des réflexions propres à faire rebondir la conversation, d’autres ramènent à eux le débat, le restreignent au point qu’il faudra l’intervention d’une modératrice improvisée pour proposer de parler de féminismes au pluriel et n’exclure personne en cours de route.

Première anecdote : une ancienne rédactrice d’un magazine féminin raconte ainsi avoir été envoyée dans la branche US de l’entreprise, perchée sur des talons de dix et chargée d’incarner la France. Elle s’est ainsi retrouvée dans une salle de réunion au milieu de rédactrices aux allures de mannequin, qui lui ont demandé le plus sérieusement du monde son avis quant à leur dossier sur la femme française, sans voir un seul instant le décalage entre elle, la nana lambda, et le fantasme américain de la Française, qui trouve péniblement des incarnations approximatives dans le premier arrondissement de Paris…

Problème de représentation, donc. Face à des gens dont on se demande s’ils ont lu son livre, Mona Chollet précise qu’elle n’a rien contre les blogueuses mode et les YouToubeuses beauté ; elle trouve simplement réducteur que les modèles proposés tournent essentiellement autour de l’apparence. Une femme à côté de moi objecte qu’il existe bien d’autres modèles proposés aux filles, notamment dans des domaines traditionnellement occupés par des hommes… mais pas sous une forme banale, seulement d’excellence. Et de prendre l’exemple récent de la boxe aux JO : dans l’opinion commune, une fille qui fait de la boxe, bof, mais une championne, ça oui. Une vérification a contrario me vient immédiatement à l’esprit, le témoignage de je ne sais plus quelle étoile (Patrick Dupont ?) dont les parents avaient consenti à l’inscrire à cette activité de fille à la condition qu’il s’engage à devenir le meilleur…

Sur les YouTubeuses beauté, bis : une jeune femme noire souligne qu’elle y voit quelque chose de positif dans la mesure où, en suivant des YouTubeuses beauté noires, il est possible trouver des conseils de maquillage adaptés à sa peau ou des tutos pour coiffer ses cheveux crépus – espérant ainsi que les gamines actuelles éviteront d’abîmer les leurs en enchaînant défrisage sur défrisage. À cette remarque, la YouToubeuse beauté revient en grâce ; ok si c’est pour donner de la visibilité aux minorités « racisées » (il faudra qu’on m’expliquer pourquoi on ne dit plus « de couleur », tout bêtement). Sur le moment, je soupçonne la tétanie devant le risque de déroger au politiquement correct, mais Mona Chollet aura plus tard une réflexion fort intéressante : la question n’est pas de décerner des brevets de féminisme, pour dire qui l’est ou ne l’est pas, mais d’observer dans quelle mesure certaines postures contredisent ou au contraire s’adaptent particulièrement bien aux attentes traditionnelles de la société. En somme, il n’y a pas de raison de mettre en cause la sincérité de Beyoncé quant au féminisme, seulement de remarquer que, bizarrement, quand on est hyper-sexy, la revendication féministe passe tout de suite mieux. Ironiquement, on pourrait dire la même chose d’Emma Watson et de son #HeForShe qui remet immédiatement les hommes au cœur du sujet – non qu’il faille les en écarter ; simplement, c’est tellement consensuel qu’on ne sort guère de la déclaration1 de bons sentiments politiquement corrects.

Autre remarque : une voix cachée derrière le monde mais particulièrement punchy remarque ne pas retrouver autour d’elle l’attrait supposée pour le modèle d’une femme grande et mince, dont on parle sans cesse. Elle constate qu’autour d’elle, les filles souhaitent un boyfriend plus grand qu’elles, et les garçons, une girlfriend plus petite… Je me suis gardée d’ajouter, le sujet étant plus sensible, que c’est la même chose pour la minceur : mes amies qui ont plus de formes se font plus draguer que moi, en tant que planche à pain. Cela pourrait être une question de traits (après tout, je ne suis ni moche ni jolie), mais force est de constater que ma disparition des radars masculins coïncide avec une perte de poids, qui m’a fait passer de mince à mince-maigrichonne… Alors quoi ? On approuve, « c’est vrai ». Et c’est tout.

La distorsion entre l’idéal de femme séduisante sur le papier et ce qui semble séduire les hommes dans la rue m’avait déjà frappée et je l’avais évoquée à propos d’une publicité qui résumait le paradoxe : on y voyait une femme au bord d’une piscine lever les yeux vers la lectrice du magazine féminin où elle se trouvait… un homme à en juger par la chaussure masculine au bord de l’image (voir ici). Cette distorsion est évoquée dans Beauté fatale, mais pas creusée plus que cela. Or c’est un problème assez essentiel si l’on considère qu’il intervient dans un schéma d’oppression – cela revient à se demander s’il y a oppression ou, plus exactement, à escamoter la question de savoir si l’oppressé qui se déclare tel ne joue pas un rôle actif dans cette oppression. Il y a quelque chose d’un peu absurde à faire porter aux hommes la culpabilité d’enfermer la femme dans une vision qui n’est pas désirable à ses yeux, non ? On dirait la mère de Palpatine qui veut à tout prix lui couper les cheveux et refuse l’argument selon lequel je le trouve canon comme ça : « Elle te dit ça parce qu’elle veut te garder, mon fils. » Enlaidir sciemment quelqu’un pour mieux en jouir, logique. À moins que je ne sois pas assez jalouse dans ce cas particulier et trop naïve en général. Quelque part, même s’ils n’en ont rien à faire, ça arrange bien les politiques de pouvoir discréditer leurs adversaires féminins en parlant chiffon (jupe trop pétasse, trop mémère-maternel…). Mais, énième renversement, si l’outil est spécifiquement féminin, le coup bas est une pratique du milieu politique dans son ensemble… Voilà un exemple entre mille de comment je me retrouve sans opinion et conclus par la paresse : foutez-moi la paix, je suis une souris anayway.

J’ai une certaine admiration distante pour les militantes, du coup : comment peut-on être sûre de son coup jusque dans la casuistique la plus détaillée ? J’ai conscience que si tout le monde était comme moi, je n’aurais probablement pas la vie que j’ai aujourd’hui, et suis reconnaissante aux femmes du passé de s’être bougées… sans réussir à me persuader de les imiter d’une manière ou d’une autre, rebutée par la rigidification de la pensée qui semble inhérente au militantisme. C’est peut-être un moindre mal, mais je ne peux me résoudre à la lecture systématique que cela implique, à tout interpréter selon la même grille et à faire des amalgames par mesure préventive. Quand je lis des articles sur le harcèlement de rue, par exemple, je suis toujours gênée par les témoignages qui mettent dans le même sac les injures ou les remarques lourdes et répétitives, avec la simple adresse, suspectée de dévier (comme si, dans le doute, plus personne n’avait le droit de vous adresser la parole dans un espace public). Je suis également perplexe, parfois, sur l’accusation de sexisme qui accueille toute distinction sexuée : le problème n’est pas la distinction mais la discrimination (même si la première est indispensable à la seconde).

J’en deviens incapable de prendre une position en général, réduite à réagir à des cas particuliers, comme la fois où ma collègue-manager m’a demandé si j’avais parmi mes contacts quelqu’un qui ferait le job pour le poste de formateur : J., réponds-je après réflexion. Le prénom, sans équivoque féminin, la fait tiquer ; il faudrait un homme. Je demande pourquoi, suspectant une préférence des clients, à quoi je n’aurais pas grand-chose à répondre (une entreprise n’est pas là pour changer les mentalités, mais pour faire de l’argent, alors si ses clients préfèrent être formé par un homme, c’est triste, mais il y a un intérêt économique à leur donner ce qu’ils veulent). Même pas : le boss veut quelqu’un qui n’a pas de famille et reste mobile, car appelé à se déplacer très régulièrement. Un peu estomaquée que ma collègue ne le soit pas, je fais remarquer que c’était un style de vie qui était recherché, pas un sexe : notre collègue masculin, tout homme soit-il, part à 17h pétantes presque tous les soirs pour récupérer ses filles ; mon amie J., qui ne veut pas d’enfant, n’a pas hésité une seule seconde à planter son copain pour prendre un CDD de près d’un an de l’autre côté de la Méditerranée… Je ne saurai jamais si ma parole a eu un quelconque effet : aucun formateur supplémentaire n’a été engagé, et c’est ma collègue, mère de deux jeunes enfants, qui vient en renfort lorsque le calendrier est chargé. Enfin un petit effet, quand même : celui de me rappeler que rien n’est acquis, même avec des personnes très éduquée, dans une entreprise qui chouchoute ses salariés (j’ai eu un clavier ergonomique dès que je me suis plainte d’une tendinite – et un deuxième après que j’ai renversé ma tasse de thé sur le premier…).

Pour revenir à nos moutons, si j’ai accroché à l’essai de Mona Chollet. c’est probablement parce qu’il vise une certaine cohérence sans s’obliger à la systématicité – laquelle résonne plus facilement, au risque de faire raisonner comme un pied, en esquivant les contradictions (non pas celles des opposants, mais celles qui sont inhérentes au sujet).

 

Don’t. Just don’t debate.

La première tension de la soirée naît autour des YouToubeuses beauté (encore elles). On sent que certaines dans l’assistance prennent personnellement les réflexions de l’invitée, comme des reproches de futilité, alors que le sujet est tout autre. Mona Chollet rappelle qu’elle n’a jamais dit ça (dans le deuxième chapitre, elle évoque même la possibilité de se réapproprier sous forme de culture ce dont on a hérité – en citant le parallèle de Séverine Auffret avec les esclaves ou le prolétariat), mais face à quelqu’un qui se sent visé et potentiellement blessé, l’argumentation entretient le sentiment de défiance ; il a fallu que Mona Chollet indique elle-même se maquiller (« On ne le voit plus parce que c’est la fin de la journée, mais je porte du rouge à lèvres ») pour écarter le soupçon d’exclusion et partant de jugement. 

Plus tard, un homme ose souligner que le souci (soucieux) de l’apparence pèse aussi chez les hommes, qu’ils deviennent eux aussi clients de la chirurgie esthétique (dont il était question à ce moment-là du débat) et que la pression venait peut-être davantage d’une forme de société, capitaliste, contre laquelle on pourrait essayer de lutter tous ensemble (que d’une oppression masculine). Levée de boucliers immédiate : « vous c’est le début, nous, ça fait des siècles » résume une jeune femme à l’autre bout de la pièce. Mona Chollet souligne qu’il y a une spécificité féminine : dans l’exemple de la chirurgie esthétique, le femmes y recourraient d’abord pour des questions affectives (je veux des seins plus beaux pour être davantage désirée / aimée) ; les hommes, pour une image de pouvoir, de puissance (m’enfin dans les deux cas, c’est l’image d’un idéal promu par la société)(l’un partant directement de l’apparence, certes, mais l’autre y revenant aussi). Elle doit apercevoir ce glissement, puisqu’elle ajoute que le curseur se déplace : lorsque la pression de la société sur l’apparence se fait sentir sur les hommes, elle empire sur les femmes. Très probable. Mais alors, pourquoi une telle levée de boucliers, puisqu’on reconnaît bien une continuité problématique indépendante du genre ? L’assemblée féminine s’est crispée comme si on niait toute souffrance, alors que l’on dit seulement que d’autres en souffrent aussi, quoique dans des proportions moindres. 

Bien que soulignée comme tendance grandissante dans notre société par mon prof d’histoire de prépa, cette course à la victimisation me stupéfait à chacune de ses manifestations. Et m’emmerde. Je n’ai pas envie de me constituer comme victime pour exister et être entendue. Les femmes sont loin d’être les égales des hommes dans le monde, et si l’égalité de droit est acquise en France, elle ne l’est pas toujours de fait ; il reste des efforts à faire, des choses à obtenir. Mais cette manière de se constituer en victime m’étouffe. J’avais arrêté de lire Causette pour cette raison même, bien avant le scandale de son management, malgré le fait que je trouvais certaines plumes absolument brillantes : je n’en pouvais plus de ces « quiches » (manifestations sexistes ou misogynes) épinglées de manière systématique au point de constituer un hors-série. Cela me donne envie de faire ma connasse d’Outre-tombe : « Il y a des temps où l’on ne doit dépenser le mépris qu’avec économie, à cause du grand nombre de nécessiteux. » Je suis incapable de rester longtemps contre quelque chose ; j’ai besoin de m’enthousiasmer pour son contraire… ou pour tout autre chose. Mona Chollet raconte qu’après Beauté fatale, elle a eu envie de passer à autre chose, d’écrire sur des sujets avec une sensibilité dite féminine sans se cantonner uniquement à des écrits strictement féministes.

Ma lâcheté est en outre persuadée qu’il y a là un signe d’efficacité : une fois menées les grandes batailles collectives, galvanisantes, pour l’acquisition des droits, on entre dans le temps long (un peu déprimant), du lent changement des mentalités. Prenez le cas de la religion : ce n’est pas tant le regain de l’anticléricalisme présidant à la séparation de l’Église et de l’État qui marque le déclin de l’influence de l’Église sur la société française, que l’athéisme qui s’est silencieusement répandu par la suite. Quelque part, le désintérêt me semble une plus sûre marque d’avancée que l’opposition constante et tatillonne… la fin de l’Histoire, en quelque sorte, comme le note Mona Chollet, en récusant cette idée, comme quoi la femme occidentale n’aurait plus qu’à s’acheter une paire d’escarpins pour fêter l’égalité acquise. Mais si le féminisme occidental n’est plus aujourd’hui vécu comme une lutte collective, mais comme une prise de conscience individuelle, visant à une sensibilisation de l’entourage, c’est peut-être aussi parce qu’un cap a été passé. Les entraves ne sont pas inexistantes, mais elles sont plus diffuses.

Du coup, oui, il reste des choses à faire, mais quoi ? Mais comment ? Les femmes sont encore moins payées que les hommes. Parce qu’elles négocient moins que les hommes. Il n’est pas impossible qu’il s’agisse d’une forme de pression sociale intériorisée. Ce qui m’intrigue, du coup, c’est : pourquoi certaines y sont plus sensibles que d’autres ? pourquoi certaines négocient sans vergogne mais pas la majorité ? Ou pour revenir sur le terrain de Beauté fatale : pourquoi beaucoup de femmes sont affectées par l’idéal impossible que présente la société / le complexe mode-beauté2 (malgré notre société de consommation, j’ai du mal à identifier les deux) et d’autres, plus rares, s’en foutent comme de l’an 40 ? Mona Chollet souligne à juste titre, il me semble, que ce n’est pas une question d’intelligence (d’ailleurs, la séduction qu’exerce le culte de l’apparence continue de s’exercer une fois même qu’on en a pris conscience – l’illusion persiste) : cela joue sur les failles, de doutes, de fragilité. Dans quelle mesure, cependant, les névroses développées autour de la thématique de l’apparence (désordres alimentaires, addiction à la chirurgie esthétique) ne sont pas l’expression circonstanciée de pulsions d’auto-destructions qui, dans une autre société, prendraient une autre forme ? Et les passions plus bénignes pour le vernis à ongles (dont les ventes augmentent en période de crise économique), un passe-temps pas plus aliénant que le foot sur canapé ? L’essai de Mona Chollet est truffé de remarques pertinentes, mais il verse quelque peu dans la facilité lorsqu’il tourne en dérision les attaques du complexe mode-beauté, et illustre davantage la fascination exercée que la pression subie…  « C’est une presse qu’on adore détester. » Peut-on, du coup, encore parler d’injonction de la société, comme cela a été le cas à de nombreuses reprises au cours de la soirée ? Incitation, oui, mais pression ? Je sais bien que, dans le cas de la société, le tout est supérieur à la somme de ses parties, mais tout de même, cette société, c’est nous, aussi !


1
Là, encore, ambivalence : on peut y voir un endormissement ou un apaisement.
2 Terme utilisé par Mona Chollet pour désigner l’industrie et les médias de ces domaines.

Sous la vitesse le bonheur

Sous la vitesse, Ludovic Hardy

Oh, un Verticales, je n’ai pas de Verticales.
Au milieu des rayons d’auteurs occasionnels, je suis aussi perdue que le jour où le personnel de la médiathèque m’a enjoint à quitter la salle jeunesse pour rejoindre celle des adultes. Formation éditoriale obligé, je me raccroche aux collections : oh, un Verticales, je n’ai pas de Verticales. Je feuillette, c’est méta avant d’avoir été physique, ça me fait marrer.
Je prends.
Je repose. C’est bon, je ne suis plus khâgneuse, il est temps de passer à autre chose.
En même temps, à 1 €, je ne risque rien (que d’encombrer ma bibliothèque). Je prends. Khâgneuse un jour, khâgneuse toujours ?

jeudi poulet-frite, et moutardement se lève, goûteux et suave, l’absence de tout bouquet de persil
J’y peux rien, ça me fait marrer. (Je faisais moins la maligne avec l’original, certes.)
Des livres de poche sont susceptibles d’agir dans cette station. Veillez à vos effets personnels.
Je pouffe. À haute et inintelligible voix, dans le métro. Peut-être parce que je suis en train de lire dans le métro. Mais c’est drôle, non ?

Ok, ça sent le lettreux-philosophe-sociologue-trilingue à des kilomètres.
Intrusion ponctuelle de questionnaire, calligramme sans forme, tableau à double sortie, couloirs de natation en ascii art, graffitis prétextes à jouer avec les polices de caractère.
Citations allemandes plus ou moins traduites.
Délires psychologico-mathématiques qui me font penser à Tuer Catherine.
Mots que je ne comprends pas. Mais je ne suis pas sûre qu’ils existent. Mettons cela sur le compte d’une inventivité langagière rafraîchissante. (Attention, peut devenir asphyxiante si vous baissez la vitre jusqu’en bas sur l’autoroute.)
Détournements mineurs d’abus de langage. Éléments issus de : annonces du métro, annonces immobilières, paroles de chanson, slogans, déposition, leçon, horoscope, notices de médicaments, avec pour effet secondaire :
Adjectifs employés comme adverbes.
Il n’y a qu’un philosophe pour passer outre la grammaire comme ça, habitués qu’ils sont à réifier le verbe en nom pour le manipuler comme objet. Ou un anglophone, quand on y pense. Pourquoi ce qui chez eux est normal, chez nous sonne pédant ? Foutu manque de plasticité. Et on s’étonne après que les auteurs contemporains aient envie de tout plastiquer avec leur littérature expérimentale.

 

 
Ok, ça sent le lettreux-philosophe-sociologue-trilingue, mais l’un compensé par l’autre, l’un corrigé par l’autre.

La philosophie est à l’étude du monde réel ce que l’onanisme est à l’amour sexuel, dit Bourdieu en citant Marx. Ayant lui-même consacré quatre années (au moins) qui l’ont fait agrégé en cette matière, les a-t-il consacrées à se branler (spéculativement), avant de passer la main à l’ethnographie même ?
Qu’est-ce que le monde réel ? Le fantasme a une prégnance, une réalité, lui aussi.

Point Mona Chollet (je veux toujours vous parler de La Tyrannie de la réalité).
Ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain.

Mais la pensée conceptuelle est un chien qui creuse, et l’impensé, le remblai de ce creux. Il a beau, le clebs, creuser le remblai même déduit du trou, il refait derrière encore un remblai neuf, et, creusant à son tour celui-ci, il refait encore, derrière, un remblai de ce creux.

Les angles morts n’en sont pas plus visibles mais au moins, on sait qu’ils sont là.
Pour chaque penseur, il y a de l’impensé, de l’inaudible. Hors scope.

Les philosophes sont des faiseurs de violence, qui n’ont pas d’armée à leur disposition et c’est pourquoi ils se soumettent le monde pour l’enfermer dans un système.

« Claque musilienne ». Tentation de l’absolu. Mettre en coupe. Mettre en case.

Et si le fantasme de toute Pensée philosophique (systémique ou pas) était de n’avoir pas de point aveugle, pas d’angle mort, pas de corps, pas de dos ?

Philosophies occidentales post-philosophies de vie, oui. La sagesse troquée contre l’hubris.

Il n’avait pas pigé qu’un certain lâcher-prise fait vivre des insécables plus consistants et souples et simples, sensitifs sous forme de moments, que ceux que fantasmait d’atteindre tout esprit intellectuel d’analyse.

Limite de la philosophie, seuil de la littérature.

 

Surgissement de l’autre, non plus comme un autrui abstrait, mais comme l’être aimé.
Aimée, en fait. J’ai bugué sur le féminin.
Parce que je l’ai découverte à travers des auteurs qui étaient homosexuels, je continue d’attendre de ce type de littérature, un peu expérimentale, que le masculin appelle le masculin. Il ne faut pas grand-chose pour faire un préjugé. C’est même exactement ce qu’il faut : pas grand-chose. Le manque d’expérience le fait, sa diversité le défait.

Tous les duos amoureux sont-ils voués à passer (il entend, lourd et sous-jacent, comme un préfixe, un tré-passer, dans ce verbe) de leur passer inaugurale à quelque devenir-tendresse ?
Mais non. La tendresse infuse la passion et lui survit : l’amour même. T’es voué à rien du tout, man. T’inventes ce à quoi tu te voues.

Zapper l’idée de destin.

L’amour vient par surplus de moi. Celle que j’aimerai multipliera une lumière déjà existante en moi.

Pas un manque à combler, une multiplication à provoquer.

Ce n’est pas d’être avec une autre, puis une autre, qui modifie le rapport de soi à soi. C’est d’avoir modifié le rapport de soi à soi (d’avoir instauré un autre rapport de soi à soi) qui le fait s’ouvrir à la possibilité, inenvisagée jusqu’alors, d’être avec, et au fait d’être avec une autre.

Toujours le couple altérité-identité.

On est irremplaçable, à une époque donnée, pour l’autre.
On reste irremplaçable pour ce qu’on fut, pour l’autre.
L’autre, sous ce rapport, nous reste irremplaçable.
Il y a plusieures (sic) uniques dans une vie. Pas dans le même temps. Pas sous les mêmes rapports.
Le cœur humain est grand, tu sais, lui dit M., il y a de la place pour tes différentes histoires.

Amour et rupture sur le même plan, dans une même continuité.

Il se souvient de tout, mais n’est plus présente celle avec qui il pouvait en commun se mémorer les souvenirs communs, ils ne sont plus qu’images, amputés des goût, odorat, toucher, ouïe, ou alors mezzo déformés : le tout lisible, mais derrière une vitre, cinéma redevenu muet, jusqu’à muet de musique.
Il ne peut que réactiver seul les souvenirs communs
et parfois se demande s’il ne les a pas inventés

Peut-être plus que la perte du futur, c’est la perte du passé qui me semble terrifiante dans une rupture. Comment cela n’invalide-t-il pas ce qui précède ? Comment continuer à jouer seul une partition écrite par et pour deux (instruments précis) ?

Faut faire repousser un passé qui ne soit pas commun.
Oui, mais sans effacer celui qui l’était : pas de politique de la terre mémorielle brûlée.
Faut surtout t’occuper de ton présent, man. Tu t’occuperas après du service après-vente.

Dans les films, les amis font en cas de rupture des excès de solidarité. C’est délicat : dire que ça ne convient plus, sans pour autant dire que c’était dès le départ un mauvais choix.

… il n’y a jamais d’ex-, mais seulement les traces indélébiles des autruis, qui me firent un amant… un amant fini sans doute, mais définitif, irrévocable. Je ne pourrai jamais faire que je b’ai pas tenté d’aimer, donc que je n’ai pas aimé. […]Mais comment faire pour inventer autre chose, sans comparaison (comparution), puisque notre corps est habité fantomal de ces autruis ?
Comment faire ? Il faut faire, sans se demander comment : la sensation n’est pas comparante.

Retourner à la sensation, encore et toujours, sous et au-delà de la pensée et de ses concepts bulldozer. Même si c’est pratique pour faire table rase.

C’est plutôt une qualité de comprendre l’autre, non ?
Oui mais, comprendre n’est pas tout accepter, dans une pente fusionnante qui désérotise tout.

On n’aime ni ne hait plus vraiment quand on a pénétré jusqu’à la connaissance ; on reste au-delà de l’amour et de la haine. On fait de l’investigation au lieu d’aimer.
Freud a raison : cette transparence investigatrice efface tout trouble.

Ne pas chercher à s’élucider ? Du moins pas l’autre. Ou pas complètement. Ou seulement soi-même.

 

Sous la vitesse, je me mets à lire vite : c’est le fragmentaire qui veut ça. Je passe vite sur les trucs que je ne rattache encore à rien (et sur les mots qu’on n’est pas sûr de connaître ni de comprendre mais qu’on devine, comme dans une langue étrangère – toute langue d’auteur n’est-elle pas étrangère, d’ailleurs  vous avez quatre heures, ah non, six, pardon, et le droit au chocolat, du coup).
Je ralentirai plus tard, quand je commencerai à entendre des échos. Pour l’instant, la vitesse est grisante. Elle empêche de trop s’appesantir. De s’enfoncer dans une profondeur qu’on se contente d’effleurer. Et qui procure du contentement. Serait-ce là le moyen de réfléchir sans ressasser ? La vitesse ?

Car l’analyse, qui est salutaire, doit cesser à un certain moment (mais quand ? Freud, déjà : Die endliche und die unendliche Analyse) ? Sans quoi, elle est l’exhumation indéfinie de l’archive.
Il faut poursuivre de se pacifier, soi, par d’autres moyens.

Savoir dire non.

Soigne ton sommeil. Puisque, totalement naze, la lendemain matin de t’être couché trop tard, toujours tu extrapoles anthracite, tout te paraît fade : tu as mis à mal le physico-chimique de l’action, en quoi consiste vraiment tout optimisme.

S’arrêter et avancer. Sans se retourner ? On n’est pas Orphée. On peut marcher en arrière à condition que ce soit pour quelques pas, qu’on ne cesse pas d’avancer. On peut se permettre, c’est même conseillé : un coup d’oeil au rétroviseur du passé, concentré sur le présent. Il faut bien se conduire.
Et bien dormir. Ce n’est pas parce que je suis une mamie que j’essaye de me coucher avant, à minuit ; c’est pour éviter de devenir une grand-mère acariâtre (ou, plus exactement, ayant la ferme intention de demeurer nullipare : une vieille acariâtre). Ce n’est même pas une hygiène de vie, c’est une hygiène d’humeur.

Le souvenir d’une colère est-il encore une colère ?
Le souvenir d’une joie est encore une joie, souviens-t’en.

J’essayerai.

Assumer ici et là ses conneries, oui.
Mais en finir avec la culpabilité phréatique.

La culpabilité phréatique. Y a-t-il meilleur moyen de l’exprimer 1? L’auteur l’écrit et voilà le lecteur libre de tout pleurer un coup pour s’en débarrasser. La littérature parfois fait du bien.

Et comment renoncer à ce qu’on n’a pas obtenu, et qu’en conscience, on n’obtiendra jamais ? On peut avoir peur de perdre ce qu’on n’a pas eu. Par conjuration et pour l’avoir, en-fin ?
Comment renoncer, non pas au passé, mais à l’avoir-été (illusoirement?) possible, au plus-que-passé ?

En finir non seulement avec le remord mais les regrets phréatiques.

Changer donne crainte et, quand s’avère possible, risque de mettre en rage contre soi :
il pouvait donc en aller autrement ?
Du mieux vivre était à portée de main ?
J’ai perdu parfois du temps en moments d’hypojoie ?
Changer défatalise rétrospectivement l’échec et les difficiles qu’on traversa ici et là, en bas régime d’être.
Mais c’est une illusion. Mais prégnante est celle-ci.
Mais, mais, mais. Changer ne pouvait s’opérer avant, la psyché faisait masse, confite dans mille verrous.
[…]Le temps n’est qu’illusoirement perdu. Avant, le temps n’était pas perdu, il était.

Ne pas se donner de quoi regretter demain d’avoir aujourd’hui regretté hier. Se faire fataliste (NB : penser à demander des astuces à Jacques.) Et pouvoir chanter faux : non, rien de rien, non…

bonheur heureux ne court pas, il est sous la vitesse.

Sous l’effet de la vitesse et sous la vitesse comme plonge sous l’eau le fugitif qui tente d’échapper aux balles.

Cette félicité est peut-être une disposition d’abord à faire joyeuse force de chaque pas ; de chaque avancée, de maintenant, de ce soir, elle ne réside pas dans le terme (eschatologique, sotériologique : le corps serait prison, sôma, sêma ; la vieille histoire) de quelque course.
Comment demain pourrait-il me donner, en une seule fois, une disposition que je n’ai pas appris à modeler dès hier, dès avant-hier, dès aujourd’hui ?

Les grandes choses et les petites habitudes. Ludovic me raffermit dans mon quotidien.

Une décision est à la fois une coupure et une infusion

Sur fond d’identité-altérité, toujours.

Il a maintenant une vision imprévisible de tout […]Et non plus ce pessimisme ferroviaire […]

Pessimisme ferroviaire. C’est tout à fait intraduisible, même en français, et c’est tout à fait ça.

Et si, passant de la plainte à la conscience de ses chances, on avait (irréversiblement ?) troqué une vision pour une autre ?

Je veux le croire. J’ai des bouffées de bonheur, en ce moment. Euphorique de joie (cela fatigue aussi, un peu).

Je fais ma vie pour savoir ce qu’il y a dedans. La curiosité me lève. Chaque matin.

🙂

Qu’est-ce que se préserver ? De qui, de quoi ? Du tiers pandémique ? De l’autre ? De soi ?

De soi. De s’auto-saoûler. De laisser autrui nous auto-saoûler.

Les lettres qu’écrit Simone de Beauvoir à Nelson Algren le réconcilient avec le quotidien et sa narration harmonieusement pléonasme. Qu’as-tu fait aujourd’hui ? J’ai fait c que le jour, sensitif et poreux, fuyant mais de poids présent, j’ai fait ce que l’arc du jour m’a permis d’accomplir, la vaisselle, écrit des phrases, dîné avec des amis, rempli des formulaires, savouré de la poésie, j’ai fait des courses, tout sur le même plan raconté épistolaire et diaristique, j’ai fait ce que j’ai fait, mon jour n’est pas en souffrance de son souhait, de ce que j’aurais pu faire, j’ai fait ce que j’ai fait j’en suis contente, semble raconter Simone.

J’ai tapé Simonde en recopiant. Si monde, Simone !
Sinon, c’est exactement ça. C’est pour ça que ces lettres sont rassérénantes à lire. Simone (qu’on finit immanquablement par appeler par son prénom, c’est cela qui l’appelle 🙂 ne ment pas dans ses mémoires : elle est douée pour le bonheur.
La formulation fait bizarre, de prime abord : le bonheur n’est-il pas censé nous arriver (s’il arrive) ? Être douée pour le bonheur, c’est dire : c’est à nous d’arriver au bonheur.
Simone la renverse : bonheur en perspective.
(Tout de même, la probabilité de croiser une lecture en cours dans une lecture croisée… Cela me met en joie. Par-dessus la joie.)

Le secret, notre cohésion, ce qui nous tient et nous fait complicement sourire, c’est qu’il n’y en a pas. Il n’y a pas de secret ?
Le mot de passe, qui verrouille infranchissablement nos archives au computer, c’est qu’il faut cliquer : Annuler.

Le secret, c’est qu’il n’y en a pas. Ni dans le tapis d’Henry James. Ni dans Vente à la criée du lot 49. There’s no sense, there’s just life.

Vous sentez le vide, d’un coup ?
Vous vous sentez mieux respirer.

Chaque fois que vous avez du plaisir et du bonheur, vous ne vous demandez pas si votre vie a une sens, puisqu’elle est ce sens, comme pulpe.

Le sens comme sensation, sensitif et sensationnel, comme pulpe.

Finies les carlingues, carcasses, écorces qui paraissent privées de sens lorsqu’on émerge de nos études écrans : vive la pulpe. Secouez-moi !

Tente d’être partout le plus présent possible à ce que tu fais.

Troquer les moments d’absence pour des moments de présence.

Qu’un jugement soit faux n’est pas une objection contre ce jugement. Il s’agit de savoir dans quelle mesure un jugement aide à la conservation de la vie.

Non pas le bien mais le bon. Puissance d’être. De persévérer dans son être.
(Elle décida, elle aussi, d’être douée pour le bonheur. D’être, quoi.)

À l’avenir, les choses se font maintenant.

Au présent. À présent.

Parfois, on a juste envie de dire merci. (Et parfois, merci, ça veut un peu dire je me, je te, je vous, aime.)

 

1 On peut aussi préférer la subordonnée au syncopé. Raveline le fait merveilleusement bien lorsqu’il s’attaque à la pelote tarabiscotée de la pensée.

Writing (Indian) fiction

[Troisième partie de la chroniquette de Geek Sublime: Writing Fiction, Coding Software]

Voilà un déplacement cavalier auquel je ne m’attendais pas : lire l’essai d’un romancier développeur et me retrouver à découvrir tout un pan de philosophie et de critique littéraire indienne. Deux pas en avant, un de côté. Ce pas de côté m’est d’autant plus précieux que je ne serais pas allée de moi-même me renseigner sur le sujet. Car l’Inde n’est pas un pays qui m’attire – euphémisme ; j’aurais peut-être même une vague répulsion pour ce qui m’apparaît comme grouillant de sens insaisissables. Mais là, par ce biais littéraire, l’étrangeté me paraît soudain familière et le familier, revu à travers ce nouveau prisme, un peu étrange. C’est fascinant de voir comment une autre culture a traduit les émotions esthétiques ; on est renvoyé à la part flottante, troublante, de ce que l’on a figé par des termes devenus commun – comme si mettre un mot sur la catharsis, par exemple, nous dispensait de l’éprouver.

Petite plongée au cœur de la poétique indienne (avec beaucoup de citation, car je ne me sens parfois pas assez à l’aise avec les termes et les nuances impliquées ne serait-ce que pour les paraphraser.)

Les réverbérations du sens

Aux modes de signification que sont la dénotation et la connotation, le théoriste Anandavardhana1  ajoute la suggestion (dhvani), pour prendre en compte la spécificité du langage poétique, qui se réverbère, créé des résonances : « Dhvani derives from dhvan, ‘to reverberate’ ; dhvani poetry therefore causes an endless resonances within the reader » (p. 109). Cela devrait parler aux lecteurs de Baudelaire, habitués à déambuler dans des forêts de symboles. Ou aux amateurs de Dali et de L’Énigme sans fin, tableau où la perception d’un objet défait celle d’un autre, qui ne cesse pourtant d’être là, les multiples visions ne cessant d’entrer en résonance les unes avec les autres.

L’émotion esthétique ou rasa

Ce que causent ces réverbérations infinies chez le lecteur, c’est le rasa. Vikram Chandra insiste particulièrement là-dessus : le rasa n’est pas l’émotion, mais « the aestheticized satisfaction or ‘sentiment’ of tasting artificially induced emotions. » (p. 112) La différence qu’il y a entre l’émotion et le rasa, c’est par exemple la différence qu’il y a entre la peine et le pathétique, ou entre le désir et l’érotisme. J’aurais bien aimé que celui-là soit davantage creusé ; cela suppose un art érotique qui ne soit pas pornographique ou qui, du moins, n’ait pas pour fonction première d’exciter, non ? Si ? Enfin bon, évidemment, on enchaîne sur le pathétique : « The rasa is in the tasting of grief, in the relishing of grief, in the reflective cognizing of grief. » (p. 11)

Le spectateur d’un pièce de théâtre est capable de faire l’expérience du rasa parce qu’il ne s’identifie pas de manière personnelle, égoïste, avec la tragédie sur scène (p. 113). Et c’est peut-être là la différence principale qu’il y a avec notre conception de la catharsis, où l’on passe par une première phase d’identification, pour ensuite s’en déprendre, s’en détacher. Le rasa, ajoute Vikram Chandra, passe par un état d’objectivité, pas par une subjectivité accrue : « During the experience of rasa, according to Abhinavagupta, ‘what is enjoyed is consciousness itself’. » (p. 151) La perception du rasa dépend de l’oeuvre mais aussi beaucoup des capacités et de l’ouverture de l’auditeur/spectateur.

Les différentes tonalités

On dénombre 8 rasas en tout : the comic, the wrathful, the heroic, the terrible, the disgusting, the wonderful, the pathos, the erotic (auquel on en ajoute parfois un neuvième, the peaceful, qui viendrait de la contemplation du détachement chez le personnage). La coexistence des rasa n’est pas vue comme un affaiblissement du rasa principal, mais au contraire comme un affermissement. ; il est renforcé par le contraste. « This is why the Aristotelian unities of British and American films seemed so alien to me when I watched them as a child. » (p. 162)

 

Là où cela devient intéressant, c’est que le rasa s’inclut dans une certaine conception du monde. Reprenez votre souffle, on repart pour une petite plongée dans la philosophie à laquelle s’adosse le rasa…

 

Tantrisme

Les personnes à qui l’on a présenté les Tantra comme des textes érotiques, nous dit Vikram Chandra, s’ennuient généralement à la lecture. Le sexe n’en occupe qu’une partie seulement, peut-être parce que, contrairement à chez nous, il ne fait pas l’objet d’un rejet ou de fantasmes de stricte régulation. Le sexe n’est pas vu comme quelque chose à éviter sur le chemin vers le salut, mais comme un moteur essentiel dans la quête humaine de l’ultime vérité (p. 170). Dans ce contexte, les cérémonies sexuelles sont surtout « a means of shattering the norms of the normal so that one could know the true, indifferentiated self » (p. 171) (même si bon, certains en ont évidemment profité).

Chiti

D’après les philosophes Pratyabhijna (à vos souhaits), « the absolute origin of all that exists […] is a singular infinite, primordial, undivided consciousness, Chiti, which exists before time and space » (p. 173) J’ai lu ça un matin dans le métro et j’ai frémi : souviens-toi, la physique, le ssssubstrat, susurrait Aristote derrière mon épaule droite ; transsssscccental, s’indignait Kant derrière mon épaule gauche. Heureusement, le métro a freiné et a fait valser tout le monde avant que cela ne vire à la confrontation toonesque de Jerry à auréole et Jerry à trident. J’ai repris ma lecture. Toute la diversité du monde est réunie dans le substrat du Chiti ; « what we think of as our own subjectivity is a wilfully contracted portion of Chiti herself » (p. 174) Rho, y’en a pas un pour rattraper l’autre : Leibnitz, arrête de faire rouler tes monades partout ; on a dit seulement dans le jardin !

Un peu de concentration, que diable ! Apprenez avec moi que l’un des signes de l’existence du Chiti est la reconnaissance de la subjectivité d’autrui, de l’intersubjectivité. Et c’est parce que notre conscience une partie du tout que nous pouvons à la fois nous reconnaître comme des individus limités et comme étant relié au tout. Non, Aristote, ce n’est pas le moment de sortir le principe de non contradiction ; tu vas tout nous ruiner, là. Et Descartes, pour l’amour de Dieu, arrête de trépigner, on sait que tu penses pouvoir prouver Son existence à partir de l’idée d’infini qui nous dépasse ; ce n’est pas le propos, là, on ne cherche pas un truc supérieur pour nous juger et nous écraser mais pour nous y fondre. Ouais, c’est ça, va voir chez les stoïciens si j’y suis.

Reprenons : « The task of the seeker after truth, then, is merely one of recognition : recognition of the nature of the limited self and of that universal self, and recognition that the individual self is Chiti, the macrocosm. You already know you are Chiti, but you have forgotten : ‘I am free because I remember.’ » (p. 175) C’est sur fond de Chtiti que s’ancre le rasa : « Rasa is a recognition, a re-cognition of what you have forgotten, that you are blissful consciousness itself. » (p. 175) La poésie nous rouvre à nous-même, au-delà de nos individualités étriquetées, et nous pouvons alors faire un avec le tout, l’espace d’un bref instant.

Je vous entends déjà râler : tout ça pour un bref instant ? Bah oui, parce que s’unir au tout, c’est aussi disparaître comme moi-individu-individualiste : « Yogi practices didn’t just bring bliss and pleasure, [Tantric practitioner and teacher Paul Muller-Ortega] said. The ‘yogic ordeal’ also made you feel that ‘you are dying’.[…] That is, the ego-self that most of us believe to be our true self must die if the identification with the larger, undivided self is to occur. » (p. 215)

Orient-Occident

Je rigole, je rigole, mais ne croyez pas que je me moque. Rappeler nos philosophes occidentaux est peut-être avant tout un moyen d’éloigner le vertige qui prend lors de la découverte de cette autre conception de l’existence. Car ces conceptions, aussi perchées peuvent-elles sembler – et réservées à une élite de penseurs – changent la façon d’être, d’être soi, d’être au monde. Ce sur quoi Vikram Chandra insiste est merveilleusement résumé, par la négative, par T.S. Eliot, qu’il cite ainsi :

« A good half of the effort of understanding what the Indian philosophers were after – and their subtleties make most of the great European philosophers look like schoolboys – lay in trying to erase from my mind all the categories and kinds of distinction common to European philosophy from the time of the Greeks. [ …] my only hope of really penetrating to the heart of that mystery would lie in forgetting how to think and feel as an American or a European : which, for practical as well as sentimental reasons, I did not wish to do. » (p. 207-208)

Interpellante honnêteté intellectuelle. Et si l’on ne parvenait jamais totalement à comprendre une autre culture, à ressentir dans ses termes, justement parce qu’on ne voulait pas se perdre ?

(Là, j’aurais une transition toute trouvée pour passer à l’essai Nord perdu de Nancy Huston sur l’identité de l’expatrié, mais j’ai encore quelques trucs passionnants tirés du bouquin de Vikram Chandra à partager avec vous. Oui, encore. Personne ne vous oblige à lire. :p)


1
C’est dans des cas comme ceux-là que je suis heureuse d’avoir une mémoire photographique…

 

Writing fiction, coding software

[Quatrième et dernière chroniquette sur l’essai Geek Sublime: Writing Fiction, Coding Software, de Vikram Chandra]

Identité binaire

« Fiction has been my vocation, and code my obsession. » (p. 9) Writing Fiction. Coding Software. La plupart du temps, les deux restent juxtaposés, dans des chapitres dédiés. C’est un peu frustrant au début et c’est au final le principal reproche qu’on pourrait adresser à l’essai de Vikram Chandra. On sent cependant des interrogations communes, et la question d’un « beau code » n’est pas uniquement celle de la dimension créatrice dans la programmation ; il y a en filigrane, dans l’écart du code à la littérature, la recherche d’un sens – et sa vanité. Coder est excitant, mais le développeur Vikram Chandra sent qu’il lui manque quelque chose ; il passe à la fiction. Écrire de la fiction lui est essentiel, mais le romancier s’épuise dans la re-création d’un monde qui ne cesse de lui échapper. « Perhaps this is why I have always turned to coding with such relief : I can see cause and effect immediately. Write some code, and it either works or it doesn’t. […]Poetry has no success or failure. Poetry waits to manifest. » (p. 198)

 

Sanskrit

Langue littéraire et langage informatique

Le sanskrit est dans l’essai de Vikram Chandra le plus fragrant sinon l’unique véritable point de convergence entre la langue littéraire et les langages informatiques. La grammaire du sanskrit, explique-t-il, obéit à des règles aussi précises que celles d’un langage informatique, avec : 1) des règles qui fonctionnent comme définitions, 2) des méta-règles, qui s’appliquent à d’autres règles 3), règles qui servent de base à d’autres règles (heading) 4) des règles opératoires. Certaines règles sont sensibles aux contextes quand d’autres ne le sont pas ; certaines peuvent en écraser d’autres, d’autres s’appellent récursivement, d’autres encore héritent de multiples méta-règles… L’application de toutes ces règles permet de générer une phrase grammaticalement correcte et ce ne serait donc pas pour rien que la grammaire sanskrit mis en forme par Panini a été comparée à la machine de Turing (je décline toute compétence et pour le comparant et le comparé de cette comparaison). Plus fun encore, Saussure, dont la théorie linguistique a alimenté les langages de programmation haut niveau, a été professeur… de sanskrit.

Langue de l’éternel

Si vous êtes un peu inculte dans mon genre (inculte par ethnocentrisme, quoi), vous avez peut-être une vision un peu floue du sanskrit, genre vieille langue qui traîne du côté de l’Inde. Le sanskrit était la langue de l’éternel (et donc des brahmanes, caste de prêtres, professeurs et hommes de loi), par opposition aux prakrits, langues du quotidien. Sankrit et prakrits ne constituent pas deux registres de la même langue (comme c’est le cas pour l’arabe, par exemple, avec une version littéraire et une version courante), mais deux langues différentes superposées (p. 103). L’usage de l’une par rapport à l’autre semble délicat : trop de sanskrit et l’on passe pour un snob ; trop de prakrit et l’on passe pour un péquenot.

Latin indien

Né dans une famille brahmane, Vikram Chandra n’a appris le sanskrit qu’à l’école. Avec la colonisation, explique-t-il, les brahmanes se sont efforcés de moderniser leurs réseaux et se sont mis à l’anglais, ce qui a porté le coup de grâce à une langue en perte de vitesse. L’apprentissage scolaire du sanskrit rappellera sûrement celui du latin à certain d’entre vous : « In sixth grade, I began to learn Sanskrit as a compulsory subject at school, and a vast, stifling boredom engulfed me immediately. » L’ennui vient certes de l’apprentissage par cœur, mais surtout : « Sanskrit came to us surrounded by a thick cloud of piety ans supposed cultural virtue. » (p. 202) Vous n’entendez pas comme un écho d’Horatius Coclès ? Cloelia virgo ? Tous les exemples très moraux de nos grammaires latines ? Ce nuage de piété et de virtu nous dissimulait tout un pan beaucoup plus amusant de la culture latine, persiflage et érotisme inclus (il faudrait que je retrouve ce poème de Catulle (je crois) qui commence de but en blanc par « Je t’encule »).

« Our Sanskrit lessons were replete with High and Serious Enlightenment » (p. 203) L’ironie de la chose, a découvert Vikram Chandra, c’est que les gamins de sa génération dévoraient des comics tirés de la culture sanskrit – avec une bonne dose de combats, d’intrigues et de sexe, « all the gore and romance dear to a twelve-year-old’s heart » (p. 201) –, mais ces comics étaient disponibles dans à peu près toutes les langues, hindi, tamil, anglais… sauf le Sanskrit !

L’autre et l’héritage colonial

Schizophrénie culturelle

« [I] believed implicitely and stubbornly in reincarnation despite a devotion to Enligntenment positivism » (p. 45). Le paradoxe résume assez bien l’espèce de schizophrénie culturelle créée par l’héritage colonial. Vikram Chandra raconte le soulagement de découvrir les théories littéraires indiennes après avoir étudié la critique littéraire occidentale en cours. Il s’y retrouve et peut enfin comprendre pourquoi il est ému par un certain type de structure narrative, considérée comme pré-moderne et, implicitement, comme inférieure. Quoiqu’elle ait été condamnée au silence, il a conservé une sensibilité toute indienne : « The fractures induced by colonialism hadn’t eradicated these aesthetic preferences from within me or my own culture ; they remained embedded in practice, in the shapes of the temples and in Indian movies and spoken language and my novel. But a certain silencing had happened, so that what was known couldn’t be spoken, so that this longing had no language in which it could be uttered. » (p. 93)

Moderne toi-même

« The cult of modernity, in order to demonstrate the newness of modernity, needs to always insist on the chasms that separate modernity from the past. The modernity of colonialism insisted on a corresponding un-modernity in the regions it conquered. It had to, in order to justify its own presence in these areas of dakness. » (p. 94) Au lieu de reconnaître l’altérité de la culture indienne, la puissance colonisatrice l’a reléguée au rang de sous-culture. Et quelque part, cette vision s’est durablement implantée, car la modernité est recherchée pour elle-même, et par imitation de l’Occident.

Communauté d’opprimés

Sous le prisme colonisateur, l’Inde est vue comme primitive, puérile… féminine : « The Indian subcontinent itself has often been figured as female by the West. » (p. 195) Je ne crois pas avoir jamais rencontré ce parallèle dans les extraits édifiants des manuels d’histoire ; il en dit long sur la place des femmes dans les sociétés occidentales de cette époque. Je ne sais pas si c’est d’avoir été mis dans le même sac, celui des « inférieurs », mais Vikram Chandra a une sensibilité toute particulière sur la question féministe (cf. la partie sur la place des femmes dans le milieu informatique). Il y a dans sa réflexion un continuum entre gender et colonialisme, et ses remarques sont d’autant plus pertinentes qu’il adopte un point de vue original et décalé sur ces questions (ce n’est pas tous les jours qu’un romancier développeur indien nous parle de féminisme et d’héritage colonial).

L’un des principaux reproches adressés par la Grande-Bretagne à la culture indienne était d’être sexuellement dégénérée. La société indienne s’est réorganisée sous le coup de cette accusation et a procédé à la construction d’un nouvel hindousisme nationaliste. Les anciennes histoires, notamment, ont été réinterprétées comme métaphoriques : « The stories were spiritual, not sexual ; they couldn’t – or shouldn’t – be both. » (p. 187) Certains artistes ont pour ainsi dire disparu de l’histoire à ce moment-là, telle la poétesse-courtisane Muddupalani, figure acceptée et célébrée à la cour, mais vue comme débauchée et corrompant son art par les colons. C’est une réécriture ou plutôt un effacement de l’histoire comme il en existe partout (encore que c’est peut-être un biais occidental?), mais l’occasion d’une mise au point salutaire par l’auteur : « Premodern India was by no means a utopia of gender parity and sexual freedom, but many beliefs and practices we may firmly beleive to be ‘traditional’ and ‘eternal’ are in fact of very recent manufacture. And modernity is infused with its own virulent strains of misogyny and fear of women’s sexuality. » (p. 190)

Angles morts, pensée vivante

On a toujours besoin de quelqu’un d’extérieur à soi, à sa propre culture, pour nous renvoyer une image de nous-même – et néanmoins d’assez proche pour qu’on puisse admettre cette image sans l’accuser de distorsion. Car cette image est toujours différente de l’image que nous nous étions forgée : sauf le détour par autrui, jamais on ne se voit avec ses angles morts. C’est déstabilisant, un peu, salvateur, aussi, et passionnant, très. Enfin je trouve. Même si, Occidentale jusqu’au bout des ongles, je peine à me détourner de mes goûts « naturels » (culturels, en réalité), pour me tourner vers d’autres cultures. Clairement, le quai Branly ne m’attire pas ; l’altérité est trop prononcé pour que cela me parle. Alors j’y vais petit à petit, empruntant les passerelles que je peux : j’entre dans la danse nippone avec le no ; j’espère passer de la philosophie occidentale à la sagesse orientale en suivant François Jullien… C’est maigre, c’est timide, c’est encore très ethnocentré. Alors je suis fort heureuse quand je suis prise par surprise et intéressée malgré moi à ce qui, je pensais, ne me parlerait pas – d’où peut-être que j’ai passé tant de temps à vous parler de Vikram Chandra. Ça vous a parlé, au moins ?