Où il est question de yaourt, de baseball, de grenouille et, ah oui, de musique

La voix dans la musique, c’est un peu comme les fruits dans le yaourt : il faut des années pour parvenir à apprécier. J’ai beau trouver ça bon, il y a certains moments où cela me paraît incongru, comme de trop. La musique de Wagner est telle qu’on se passerait presque de cette voix par-dessus. Toute la difficulté à appréhender l’opéra, pour moi, réside là, dans cette voix qui se superpose à la mélodie sans toujours l’épouser, cette voix qui possède sa propre ligne, comme un instrument au timbre très différent des autres, auquel on aurait donné la prééminence. La dynamique dramatique du livret me fait oublier cette bizarrerie ; elle réapparaît dans tout son éclat en récital. On peut y faire son marché : vous me mettrez trois extraits de Parsifal, trois extraits de Lohengrin, ah, et pendant que vous y êtes, un prélude aussi. Le City of Birmingham Symphony Orchestra est bon commerçant et nous offre un extrait de la Walkyrie en plus. On applaudit. Rien qu’à sa coupe de cheveux, qu’il faut un certain talent pour faire oublier, je soupçonnais Klaus Florian Vogt d’être un bon chanteur ; effectivement, le ténor envoie – mais c’est en « sous-régime » qu’il m’impressionne le plus, au début d’ « In fernem Land », où la voix se lève comme une aube.

Avant de découvrir Wagner, j’imaginais sa musique monumentale, lourde, colossale. Après deux opéras et quelques concerts (c’est encore peu, je sais), il me semble que c’est surtout une question de densité : tout se tient d’un bloc qui, pour massif qu’il soit, peut être sculpté avec une incroyable finesse. Question de densité, donc, plus que de niveau sonore. À la limite, la Symphonie n° 7 de Dvorák dépote plus. Je suis totalement partiale en raison de mon tropisme tchèque, mais : encore une victoire du Czech power ! On y voit passer une armée, peut-être, un peuple en tous cas qui, dans sa multitude, se confond avec les champs de blé qu’il cultive sûrement le reste du temps, quand il n’est pas entraîné dans cette symphonie, fier de ses frontières et du peuple qu’elles abritent.

 

On ne dirait peut-être pas, comme ça, mais la direction d’orchestre, c’est sportif. Lorsque le chef lance un signal au percussionniste, on croirait le voir lancer une balle de base-ball et le coup de cymbale devient l’illustration sonore d’une vitre cassée. On dirait même qu’un point vient d’être marqué lorsqu’il sert les poings, secoué par l’intensité de la musique : autant dire que c’est gagné, je me suis bien amusée.

Il faut dire qu’Andris Nelsons n’arrête pas. Les genoux perpétuellement en flexion, pire qu’un moniteur de ski pour les flocons, il plie, plie, plie, baisse la tête, encore et encore : on pense à Obélix, craignant que le ciel lui tombe dessus, ou à un prof de film comique, caché derrière son bureau pour éviter une attaque de boulettes de papiers. Pour un peu, il dirigerait accroupi et les cuivres ne verraient dépasser du pupitre qu’un bras au bout d’une baguette. Et puis d’un coup, il saute, pas haut du tout, au ras du sol, mais le simple fait de s’être redressé – les genoux toujours pliés, même en l’air – le fait ressembler à un diable en boîte. Palpatine propose de lui décerner un prix ballerina. Façon Francis Ponge alors, parce que cette maladresse vaguement batracienne, pleine d’humour, est touchante : vu comme il se donne, il n’est pas étonnant que le chef trouve la salle warm… au sens propre comme au figuré. Danse slave en bis. Salve d’applaudissements.

Beauté du lied funeste

Je ne me souviens plus trop de cette Mer-là, déjà lointaine, sinon que mon voisin de derrière la trouvait un peu inférieure à d’autres écoutes. Si je laisse ma mémoire et mes trous de mémoire seuls juges, peut-être n’était-je pas totalement en désaccord1. Je me souviens aussi avoir été moins exaltée qu’Hugo par les Tableaux d’une exposition de Moussorgski : peut-être étais-je seulement un peu fatiguée2.

Entre les deux, il y a des lieder de Mahler chantés par Matthias Goerne, que je suis sur le livret emprunté à ma voisine sans chercher à savoir si elle est bilingue, si elle s’en fout ou si elle partage la fascination de Palpatine, qui pourrait écouter le baryton lui chanter le bottin et en être tout aussi ravi. Demeure tout de même une légère différence entre un truc pas gai et des yeux qui disent « Regarde-nous bien, car nous serons bientôt loin3 ! » (évidemment que les yeux parlent ; vous n’avez jamais entendu parler de l’éloquence du regard ?) ou un enfant qui meure de faim pendant que sa mère prépare le pain4. Heureusement qu’il y a dans le lot un soldat pour affronter cette thématique funeste à coups de trallali, trallaley, trallalera5. Trallalera et le public applaudira.


1
 Mais nous sommes d’accord : voguer sur du Debussy en compagnie de l’Orchestre de Paris reste un plaisir.
2 Jet-laguée depuis San Francisco.
3 « Sieh uns nur an, denn bald sind wir dir ferne ! », en allemand dans le texte, extrait de « Nun seh ich wohl, warum so dunkle Flammen », Die Kindertotenlieder.
4 « Das irdische Leben », Des Knaben Wunderhorn.
5 « Revelge », Des Knaben Wunderhorn.

Récital de trop

À quel concert aurais-je pu renoncer pour éviter une semaine de cinq concerts ? Clairement, au récital de vendredi. Ce n’est la faute ni de Mitsuko Uchida, pianiste qui n’est certainement pas qu’accompagnatrice, ni de Magdalena Kozena, belle mezzo-soprano qui a le bon goût d’être tchèque, mais le fait est : je me suis ennuyée comme je ne m’étais pas ennuyée depuis bien longtemps. Sans prompteur ni programme (payant) pour suivre le livret, j’ai l’impression de me retrouver, novice, à une soirée d’initiés sans personne pour m’accompagner. J’ai un peu d’espoir lorsque la chanteuse se retrouve avec des cheveux comme un collier noir autour de sa nuque, mais reconnaître le français dans cette voix résolument étrangère me demande trop d’effort (pour un vendredi soir ?) et je relâche mon attention comme, myope et fatigué, on laisse la netteté se perdre au-delà du point de focalisation. Les mots étrangers retournent à leur seul substrat sonore ; ne véhiculant plus rien qu’une voix qui ne me parle pas, ils sont bientôt de trop et finissent vaguement par m’irriter. J’applaudis les deux solistes qui le méritent – modérément, pour tempérer leur générosité, espérant secrètement après chaque bis qu’elles n’en donneront pas d’autre.

Je suis passée à côté, volant au passage comme unique instant de beauté une phrase musicale ténue, retenue, qui, loin de pousser la voix à fond, joue sur sa fragilité et sa disparition. C’était la fin de Um Mitternacht. (Palpatine m’a appris que c’est en référence à ce lied de Mahler que @Mitternacht s’appelle Mitternacht.)

Soirée tchéquo-mozartienne

Jeudi soir, Palpatine et moi avons fait concert à part, lui à la Philharmonie 1, moi à la Philharmonie 2. Et non, rien de rien, je ne regrette rien, car j’ai passé une excellente soirée tchéquo-mozartienne en compagnie de Luce. Dès le début, ça dépote : si solidement campé sur ses deux jambes qu’il me fait penser à Horatius Coclès1, Vladimir Jurowski mène le Chamber Orchestre of Europe à la baguette. Son brushing impeccable, pointes vers l’extérieur, ne bouge pas d’un pli lorsqu’un accord du Double concerto pour cordes, piano et timbales de Martinů lui intime de se rassembler sur la seconde, jambes serrées comme un soldat au garde-à-vous, surpris par l’arrivée de son colonel. Le Czech power, c’est la qualité professionnelle pour vos cheveux oreilles.

Les couleurs tchèques sont également défendues par Mladi de Janácek, sextuor de vents où chaque instrument caquète, glousse, cancane et jacasse à son aise. Allez viens, ma poule, on va danser ! (Je me retiens de me dandiner sur mon siège.)

La transition grand écart avec Mozart est assurée par sa symphonie heureusement intitulée Prague. Je n’en ai pas de souvenir beaucoup plus précis qu’un état de mi-béatitude mi-hébétude, à cause de la fatigue (concert finissant à 23h20 !) et des divagations qui s’en sont suivies (la coupe de cheveux et les sourcils Hermione-like de la flûtiste m’ont fait dériver, via le souvenir d’un tweet sur Emma Watson, vers des considérations mi-féministes mi-fumistes).

J’étais bien plus concentrée pour le premier Mozart pré-entracte, Concerto pour piano n° 24. La disposition des musiciens m’a semblée originale, avec les contrebassistes toujours debout, et les vents rassemblés côté cour ; on les voyait ainsi onduler de profil, plongeant et se redressant au gré des phrases musicales, comme si leur instrument était vivant et qu’il fallait tantôt le suivre tantôt le contrer pour mieux canaliser ses embardées serpentines. Au milieu, sur sa chaise sans confort : Radu Lupu, pépère. Pas la peine de s’en faire, pas la peine de s’agiter, pensez-vous, la musique est déjà là, il suffit d’effleurer quelques touches pour la raviver, comme un souvenir un peu enfoui qu’on découvre intact en s’y repenchant. On s’étonne de ce que les émotions, déjà vécues, soient si vives, si neuves – si paisibles aussi : le toucher de Radu Lupu est aussi doux qu’on imagine sa barbe nuageuse l’être. Il joue du piano l’air de ne pas y toucher et, en deux temps trois mouvements et bouts de ficelles, vous fait le concerto le plus merveilleux qui soit. Indulgent, il passe outre nos applaudissements d’enfants gâtés, qui réclament un bis, et nous en offre un : c’est Noël.

 

1 Vieux souvenir de version latine, où Tite-Live raconte comment le héros romain a défendu seul un pont attaqué avant de se jeter dans le Tibre pour rejoindre les siens à la nage sous les flèches ennemies. Les voies des associations d’idées sont impénétrables.

Science-fiction symphonique

J’associais Messiaen à des musiques tintinnabulantes mais planantes, peuplées de chants d’oiseaux. Autant dire que mon premier Messian live m’a secouée : TurangalîlaSymphonie, c’est du metal pour orchestre symphonique, la seule différence étant que ce ne sont pas les basses qui sont saturées, mais les aigus. Passée la première déflagration sonore, j’ai testé un certain nombre de manière de me boucher les oreilles sans les boucher : la meilleure reste de placer l’index directement dans l’embouchure et de l’enfoncer plus ou moins profondément selon la quantité de son que l’on souhaite admettre. Lorsqu’on tente pareilles modulations sans mettre le doigt dans l’oreille, mais qu’on la bouche plus élégamment depuis l’extérieur, en en pressant le bord, le son paraît faire du saut à l’élastique et l’on ne sait plus si l’ellipse sonore entendue est le fait de notre action ou des ondes Martenot. Késako ? Mars Attacks fait instrument de musique. Concrètement, un drôle d’instrument qui ressemble à un petit piano mais qui se joue de manière continue, en faisant glisser une bague tout le long du clavier (une console à main gauche permet de couper le son pour placer la bague sans faire de bruit). Tirant des sons étranges de son piano sans presque jamais en effleurer les touches, l’ondiste, avec sa grosse bague, sa robe ornée d’un long nœud bleu et son magnifique carré parfaitement poivre et sel, ressemble à une diseuse de bonne aventure qui survole ses cartes étalées. Elle prédit la destinée, non pas celle de l’individu, cela serait mesquin, mais celle de l’univers, au moins, du cosmos, même, bref, un truc gigantesque qui renferme tous les contraires, la vie, la mort, les trombones par lot de trois et le piccolo, ce minuscule enfoiré qui m’a vrillé les tympans alors que je soupçonnais injustement les quatre trompettes. Une armée de cuivre, donc, pour une épopée bizarre et bruyante, dont on ne sait si elle doit être qualifiée de céleste (influence du célesta, en rang d’oignons avec les autres claviers, comme les figurants d’Einstein on the Beach qui tapent à la machine) ou de cosmique, voire comique (les ondes Martenot, baudruche cosmique). La souris, sonnée et confuse, jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y reprendrait plus : la prochaine fois, elle se planquerait sous le balcon au lieu de s’y percher.