Stabat mater, gaudebat sorex

Les ors du théâtre des Champs Élysées après les bruns de la Philharmonie, la douceur indécente du pull de Palpatine, la chaleur des voix humaines… Ce Stabat Mater de Dvořák a pris des airs de Suave mari magno, la non-traduction du latin aidant à mettre à distance les souffrances chantées. De là où j’étais, tout n’était que douce beauté ; je n’ai même pas pensé à aller à la pêche aux métaphores et, de fait, n’en ai pas rapporté. De ce concert, je me contenterai (avec contentement) de dire que j’y assisté. Amen.

Pardon : AaaaAAAaAaaaAaaaamen.

La Philharmonie et les sortilèges

Après 12h de vol, 5h de sommeil et 16h d’éveil, ce n’est pas peu dire que je comptais sur l’aspect nouveauté de la Philharmonie pour ne pas m’endormir pendant le concert. Premières impressions sur la nouvelle salle :

  • depuis le métro : oh, bordel, c’est quoi ces pavés anti-talons ?
  • en montant à la salle : putain, ça caille ! Pourquoi les escalators ne sont-ils pas à l’intérieur ?
  • dans le hall : où sont les toilettes ? Ah, il n’y a pas de toilettes dans le hall. Vider sa vessie ou retrouver ses amis, ils faut choisir.
  • aux toilettes, après le contrôle : bon, ils n’ont toujours pas inventé l’eau chaude (ni l’eau potable).
  • dans les couloirs : on se croirait dans un petit théâtre de banlieue, non ?
  • dans la salle : oh, les beaux volumes ! Oh, les petits bouts de bois de déco1 qui donnent à la salle une acné juvénile soixante-dixarde !

Placée au premier rang de côté, juste au-dessus des contrebasse, j’ai une vue imprenable sur les crinières des crosses (sans bigoudis, contrairement aux lions de Hong Kong) et les épis des musiciens (figurez-vous que l’altiste Tintin est dégarni ; je ne m’en suis pas encore remis). Je ne sais pas encore si c’est dû à la place ou à la salle (les deux, mon capitaine), mais l’on entend chaque pupitre beaucoup plus distinctement qu’à Pleyel. Cela va être l’occasion de faire plus ample connaissance avec les vents, parce qu’en dehors de la flûte traversière, dont jouait ma cousine, comment dire… quelques lacunes – à combler quand j’aurai dormi. Pour l’heure, je m’en tiens aux voix nasillardes, pincées ou grooooosses voix des animaux des Ma mère l’oye (que je n’ai jamais lu, aussi les contes de Marcel Aymé y ont-ils suppléé dans mon imagination)… et aux mains des musiciens, toujours fascinantes à observer. Je remarque notamment celles, qu’on dirait de pianistes, du jeune percussionniste, alors que sa main gauche, d’un geste très ample, pour ne pas faire de bruit, tourne une page de la partition. Je suis toujours impressionnée chez les musiciens, notamment chez les violoncellistes, par la souplesse du poignet, presque mou, plus délicat encore que chez un danseur.

On retrouve ces mêmes mains chez Esa-Pekka Salonen : alors que beaucoup de chefs mènent leur orchestre à la baguette, lui dirige moins qu’il ne redirige, amplifie, atténue le son qui lui parvient et qu’il sculpte à mains nus – non pas un son de marbre, dans lequel il faut donner des coups de burin-baguette, mais un son d’argile, qui se modèle encore et encore. Esa-Pekka Salonen modèle une matière sonore pré-existante avec le sourire heureux de qui sait que tout cela lui échappe et le dépasse en l’embrassant. Il faut voir sa sollicitude lorsqu’il fait saluer les différents pupitres ; vraiment, il a le bonheur contagieux…

… jusqu’à ce que L’Enfant et les Sortilège, que j’avais adoré à Garnier, me fasse découvrir le défaut principal de la Philharmonie : les voix y passent très mal. Avoir les chanteurs de dos n’arrange rien. Sabine Devieilhe mise à part, je n’entends vraiment que ceux qui sont de mon côté, côté cour. Ce qui, renseignements croisés à la sortie, est mieux que dans l’angle du premier balcon, où l’on n’entend que Sabine Devieilhe, la fameuse Sabine Devieilhe, gaulée comme les déesses auxquelles elle prêtera son impressionnante voix. Car c’est indéniable : sa voix, tout comme sa plastique (très belle robe, au passage), est impressionnante. Mais elle ne m’émeut pas. Je prends beaucoup plus de plaisir aux roucoulades et miaulement de Julie Pasturaud tantôt bergère d’ameublement, tantôt siamoise ; ainsi qu’au jeu de François Piolino (était-ce bien lui en rainette ?), à la voix un peu précipitée, mais si enthousiaste ! Au final, je suis fière de moi et de l’Orchestre de Paris : je n’ai pas dormi ! Opération jet-lag réussie.

Mit Palpatine

1 @huyplh m’a appris que c’était pour absorber le son.

Grande messe un peu morte

Au premier balcon de la Philharmonie, je retrouve l’esprit des images de synthèse diffusées pour communiquer sur le lieu, sans l’impression de gigantisme qu’elles donnaient (si ça se trouve, c’est comme Bastille, qui paraît immense vue de la scène et d’une taille plus raisonnable depuis la salle). Avec le plafond du second balcon au-dessus de nous et les volumes vides qui contournent le renfoncement du balcon blanc sur le côté, on se croirait à l’intérieur d’une contrebasse. Du coup, je comprends mieux le choix des couleurs, que je persiste à trouver un peu tristounettes : les bois des instruments ont quelque chose de plus chaleureux ; il n’y a qu’à voir celui de certains violoncelles, qui tire sur le rouge.

Le jaune tristounet déteint un peu sur la Grande Messe des morts de Berlioz, alors même qu’un choeur immense emplit l’arrière-scène et que l’Orchestre du Capitole Toulouse est dirigé par un Tugan Sokhiev qui dépote. Contrairement aux solistes de la veille, le choeur s’entend, mais il ne touche pas ; on ne sent pas le grain des voix, ce grain qui d’habitude suffit seul à me mettre en transe. Plus réjouissant sont les cuivres disposés aux quatre coins de la salle (de chaque côté de l’arrière-scène et du premier balcon, où je me trouve heureusement), qui croisent le son comme on croiserait le sabre laser. J’hallucine des diagonales de Willis dans le volume vide au-dessus de l’orchestre.

Parmi les plus beaux moments, il y a cette espèce d’effroi blanc, moment où l’horreur se dit dans un murmure du stupéfaction. Passé l’effet saisissant, je remarque que c’est une construction récurrente : comme pour un sauvetage en mer, les femmes d’abord, les hommes ensuite – de la stupeur au tremblement. Sauf qu’on ne tremble pas. Ou, si vous préférez, selon l’expression palpatinienne consacrée, le frissonomètre ne décolle pas. Tout se passe comme si, pour clarifier le son, on l’avait épuré de tout ce qui le rendait vibrant. Aussi étincelante soit-elle, à l’image de ses cuivres formidables, la messe est aussi morte que ceux qu’elle célèbre.

 

Marc-Antoine par le bout du nez

Dans l’opéra de Jules Massenet (livret de Louis Payen), c’est Marc-Antoine qui nous introduit à Cléopâtre. La diction de Frédéic Goncalves est si articulée que son chant se fait récitatif ; c’est lui qui nous raconte l’histoire, l’histoire de son personnage tiraillé entre la courtisane et la vierge, la maîtresse et la femme, l’Égypte et Rome… Marc-Antoine endosse si naturellement le rôle de narrateur que l’on est près de renommer l’opéra d’après lui. Seulement, voilà, il y a Cléopâtre (Sophie Koch).

L’Égyptienne n’apparaît pas dans un éblouissement de cors et de cymbales. L’orchestre reste pour ainsi dire sans voix devant la superbe servante qu’est la reine vaincue. Dans un silence entêtant, où seules les cordes vrombissent – tête qui tourne, sombre menace –, elle s’avance vers Marc-Antoine et sa seule présence, vibrante, chasse le spectre de la tragédie cornélienne. Soleil noir, elle éteint le dilemme entre désir et devoir, allume à la place les feux d’une passion qui la consumera en même temps que son amant involontaire (involontaire car Cléopâtre se serait bien passée d’avoir à séduire Marc-Antoine qui, de son côté, se méfie de cette sirène égyptienne comme de la peste). Exeunt Chimène et Rodrigue, place à Tristan et Yseult : deux personnages qui ne se seraient jamais aimés si leur destin n’avait pas été de l’être, et qui, s’aimant, aiment moins l’autre que le sort funeste qu’il lui réserve. Pour qui (ne) veut (pas) le voir, le mythe médiéval se retrouve, transposé, dissimulé, dans l’histoire antique : quoi de mieux que les tombeaux gigantesques des pyramides pour chanter l’élévation par la mort ?

Pour ne pas se l’avouer, Marc-Antoine invoque le triumvirat, sa loyauté, son devoir, et va jusqu’à retourner à Rome pour y épouser la candide Octavie, comme Tristan épousa Yseult la Blanche. Cléopâtre jette alors son dévolu sur l’un de ses affranchis. Pour se persuader d’être libre de toute passion, de ne s’être abandonnée à Marc-Antoine que pour le bien de son royaume. Mais Spakos, affranchi par la reine et esclave de l’amour fou qu’il lui voue, trahit l’étincelle de la passion : en tuant un danseur pour lequel Cléopâtre manifestait un peu trop de goût, il ravive la fascination de la reine pour lui. Comment ne pas être fascinée par la beauté de cette force brute qui peut vous perdre et veut vous sauver ? Qui veut vous sauver et peut vous perdre ? Comment Cléopâtre pourrait-elle résister à cette voix parfaitement séduisante (Benjamin Bernheim), qui dit toute la jalousie qu’elle nourrit ? Résister à l’envie d’exciter cette jalousie – formidable jalousie qui pourrait elle aussi la tuer ?

Avec ses consonnes explosives, Spakos précipite la passion. Bien plus que le serpent que Cléopâtre retournera sur son sein (Nikyia style) en découvrant la mort de Marc-Antoine, c’est lui l’instrument de son suicide. C’est lui qui, sous prétexte de mettre la reine à l’abri, la fait passer pour morte et déclenche un quiproquo à la Roméo et Juliette. Marc-Antoine et Cléopâtre ne resteront pourtant pas unis dans la mort comme les amants shakespeariens. Vertu romaine oblige, l’histoire renverra Marc-Antoine à l’histoire politique de Rome, laissant Cléopâtre, la femme, l’étrangère, briller seule du noir soleil de la passion. Cette leçon vaut bien un opéra, sans doute.

 

Mit Palpatine
À lire : le compte-rendu érudit de Carnet sur sol, qui vous expliquera à coup de glottologie pourquoi le Marc-Antoine de Frédéic Goncalves paraît réciter et le Spakos de Benjamin Bernheim a le chant parfait (j’espère avoir de mon côté montré le pourquoi des revirements et des ellipses narratives, qui isolent les épisodes nécessaires à la passion).

Oratorio de Noël aux Champs-Elysées

S’il y a quelqu’un qui doit tout à Bach, c’est bien Dieu.
Cioran

Champs-Élysées. Clemenceau. Impossible de sortir de la station. Un costume gris trop grand de la RATP aboie qu’il faut reprendre le métro jusqu’à Concorde. Le mouton ne prête aucune attention à ce chien de berger mollasson et l’on persiste dans un embouteillage de doudounes et de bonnets jusqu’à trouver, dehors, des militaires qui font le pied de grue avec des fusils d’assauts, prenant bien garde à ne pas se rendre utile en limitant l’accès à la station le temps qu’elle soit évacuée. Là-haut, l’air n’est pas beaucoup plus libre. Le graillon se répand des chalets de Noël en lieu et place de la cannelle annoncée sur les panneaux. Ça grouille de monde. De gens qui n’avancent pas. De gens qui avancent et tapent dans vos talons. De poussettes toujours prêtes à vous rouler sur le pied. L’esprit de Noël, esprit frappeur. On monte vers les Champs. La misanthropie monte.

Théâtre des Champs-Elysées. Bach. Premier balcon, premières notes. Détente. Curiosité pour les curieuses trompettes qui ressemblent à des cors qui auraient oublié de complètement s’entortiller. Exeunt les sapins, les lumières clignotantes, les guirlandes, les bonnets de Noël ; il n’y a pas de places pour tout ce bazar dans la crèche de la Nativité, désert de sable que les notes balayent paisiblement. Ici la lumière est ocre, lumière du soleil sur une terre lointaine, lumière des projecteurs sur les rondeurs boisées des cordes et les reflets cuivrés des vents. Elle tombe, inégale, le long de la colonne striée et dorée qui marque l’avant-scène : ce sont les traits d’or qui rayonnent des têtes des saints sur les peintures de la Renaissance – celle qui ne m’émeuvent jamais et dont j’ai soudain l’impression de comprendre la délicatesse. À chaque modulation, la musique rehausse d’un trait le petit nuage sur lequel on se trouve, comme une divinité, lui apportant la matérialité qu’il faut pour qu’on ne passe pas au travers. Les rebonds moelleux n’en finissent plus, sans que jamais le ciel s’en trouve obscurci : la peinture est toujours assez transparente pour que nous parviennent les voix lumineuses des chanteurs, des voix qui déroulent l’histoire de la naissance du Christ, un Christ tout-puissant, mais qu’il faut protéger, un Christ tout petit qui n’est pas encore bardé de clous, un Christ d’où coule la lumière plutôt que le sang. La croix, l’enfermement dans les églises sombres, le poids du péché à racheter… tout cela viendra plus tard ; tout cela est aussi loin que les sapins, les boules et le gros bonhomme rouge à barbe blanche, qui viendront plus tard encore. Pour l’instant, il n’y a que la joie. Il n’y a que Bach.