Mon premier stage de prof de danse

Mardi 27 août 

Après un mois à le redouter, c’est la première journée du stage de rentrée, à donner de la tête de tous côtés. Le cours que j’ai prévu est trop complexe : trop alambiqué peut-être, trop rapide pour sûr. Il correspondait au groupe que je pensais avoir, mais le stage je ne savais pas est ouvert à tous et tous n’ont pas la vivacité signature de cette école.

Pour les grands, les ados, j’ai prévu de travailler la Mistake Waltz du Concert de Robbins. Je guette leurs réactions en leur montrant la vidéo : vont-ils être amusés ? trouver ça ridicule et craindre de l’être ? Ils sont assez poker face. Un vague sourire de-ci de-là… de politesse ? L’une laisse échapper un éclat de rire, qu’elle couvre de sa main, et à partir de là, c’est bon, c’est gagné, je sais qu’on va s’amuser.

Pour les petits, c’est Le Train bleu. Ils sont plus enthousiasmés par l’idée d’ateliers chorégraphiques que par la variation du golfeur.

Comme ils me demandent ce qu’on fait avec les grands, je leur montre la vidéo : ils sont émerveillés à l’idée qu’on puisse faire des erreurs volontairement (ils disent : des fautes), qu’elles fassent partie intégrante de la chorégraphie. Et perturbés : mais si les danseuses se trompent vraiment ? 

De retour chez moi, je tâtonne sur mon ordi pour ralentir les musiques : c’est trop rapide pour les élèves, grands comme petits. 95, 90, 87% de la vitesse initiale ? Jusqu’où cela reste audible avant de se déliter ? Il manquait un module « bidouiller ses musiques sur Audacity » dans la formation au DE.

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Mercredi 28 août

C’est étrange d’être professeur là où l’on était quelques mois plus tôt étudiant. Je ne peux plus me changer dans le vestiaire des élèves, mais j’écourte au maximum mon passage par celui des professeurs ; j’ai l’impression d’épier les coulisses d’un monde qui n’est pas le mien.

Aux grands, je propose des exercices plus traditionnels, plus simples, cela fonctionne mieux. On s’amuse dans la mise en place de la chorégraphie, je glousse parfois. J’essaye de distinguer les jumelles, me raccroche aux boucles d’oreille portées par l’une et pas l’autre. C’est amusant, elles ont a priori la même base génétique, mais leur organisation corporelle est différente (si je me souviens bien, l’une tend vers la rétroversion et l’autre vers l’antéversion du bassin).

Rien à faire, je me sens plus de connivence avec les élèves qui ont l’air et l’œil vif, pour qui ça carbure, et j’ai davantage de mal avec ceux dont je n’arrive pas à décrypter les expressions faciales. Ce n’est pas une question de timidité : certains sont timides, mais on sent une vie intérieure qui remue derrière la discrétion. Ce sont les indéchiffrables qui me mettent mal à l’aise, les élèves à l’expression minérale. Ennui ? Indifférence ? Déconnexion corps-esprit ?

Avec les petits, c’est globalement l’anarchie : 1h30 avec 9 gamins de 10 ans sur une chorégraphie comique dans un studio à 27,5°, what did I expect? Une élève dont les marques de lunettes révèlent l’intensité du bronzage me dit qu’ils jouent au golf dans sa famille, qu’elle peut ramener ses anciens clubs de golf de quand elle était plus petite si je veux. Je veux bien — si ça ne dérange pas sa famille, parce que c’est lourd à porter quand même. « Oh non, s’exclame [prénom composé impliquant la Vierge et un symbole royal], on habite [commune chic de l’agglomération lilloise], on vient en voiture ! »
Sociologie de la danse classique, 101.

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Jeudi 29 août

Aujourd’hui, inversion de la tendance : c’est plus terne avec les grands, plus fluide avec les petits. La fatigue n’y est probablement pas étrangère. Nous sommes à J+3 de la reprise, soit au pic des courbatures, et les grandes ont contemporain en plus des presque trois heures que nous passons ensemble. J’arrive en même temps que les grandes et les suis — pour certaines les dépasse ! — dans l’interminable escalier qui mène aux studios. Les râles mi-surjoués mi-essouflés fusent. L’une, aux muscles particulièrement endoloris, monte marche par marche, ramenant ses deux jambes au même niveau avant d’attaquer le suivant, et marque une pause aux plateformes entre les étages, encouragée par ses camarades. Si les 15 ans réagissent ainsi à la reprise, je ne suis pas en si mauvaise forme physique…

Avec les grands, on affine les erreurs de la Mistake Waltz en se livrant à un travail précis de nettoyage (quelle main au-dessus de l’autre à ce moment ? tête public ou trois quarts ? bras seconde à trois et pas à quatre…). Miss Spaghetti, en plus d’avoir des bras et des jambes qui partent dans tous les sens, est arrivée le deuxième jour du stage. Même si elle a appris la structure vue le premier jour (cœur sur elle et la copine qui lui a envoyé la vidéo), elle n’a pas tous les détails, c’est normal. Je la reprends sur moult passages et l’embête beaucoup, mais ça n’a pas l’air de l’embêter le moins du monde. Elle ajuste, s’amuse. Son aplomb et son plaisir me sidèrent ; c’est rare, surtout à l’adolescence, une absence de gêne qui n’est pas pour autant sans-gêne. Limite je l’envierais un peu, de si peu se laisser atteindre par l’à peu près. Cette séance me confirme que ce n’est pas tant le niveau des élèves qui m’importe (même si un certain niveau exerce forcément un attrait en démultipliant le champ des possibles) que leur implication et leur caractère.

Régler une courte chorégraphie mêlant danse et sport, comme dans la variation du golfeur : la consigne fonctionne à merveille avec les petits, qui réfléchissent déjà ballons, raquettes et jupes de tennis. Je regrette de ne pas leur avoir donné plus de temps pour leurs créations. Les deux enfants les moins à l’aise dans la variation sont les premières à terminer quelque chose de structuré. Elles ont un peu moins d’habileté mais aussi moins d’ego que la plupart de leurs camarades, et discrètes, enjouées, se mettent rapidement d’accord sur leur séquence créative ; c’est un plaisir de les voir en prendre.

Le dernier jour sera portes ouvertes, et j’ai un peu cette peur (irrationnelle ?) qu’un parent trouve l’enseignement très insuffisant et se dise : j’ai payé un stage pour ÇA ? D’un autre côté, je suis déjà heureuse qu’aucun enfant n’en ait tué un autre à coup de club de golf. Encore un grand pas en avant, s’il-te-plaît.

À Mum au téléphone, je raconte tout ça. Tant de choses en si peu d’heures !

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Vendredi 30 août

L’adage des grands fonctionne mieux en plaçant une métaphore désirable au bout de chaque diagonale : s’éloigner à regret (des vacances), aller vers (le week-end) engendre de suite davantage de présence. Cela amuse en prime les quelques parents qui profitent de la journée portes ouvertes pour assister au cours.

À peu près tout le monde passe l’exercice de petite batterie alors que pas du tout quatre jours avant. Aux jumelles, il manque à chacune une partie différente du balloté (l’enveloppé pour l’une, le développé pour l’autre) ; mon amie balletomane mère de jumeaux se demande s’il ne s’agirait pas de jumelles miroirs.

Au quatrième jour, les exercices ne me posent plus de problèmes majeurs de comptes, l’adage est séquencé, j’anticipe le plié sur le 8 et dans les changements de pied rapides, le scande de la voix et des mains comme un chef d’orchestre. Je me sens davantage d’aisance maintenant que je commence à connaître les prénoms et l’organisation corporelle de chacune. Je n’ai plus besoin d’attendre la fin de l’exercice pour lancer les corrections et encouragements ; je peux lancer à R. à la volée d’allonger ses bras dans les changements de pieds sachant qu’elle va rabougrir sa première — héritage d’un réflexe archaïque ? Elle éloigne ses les bras du sol en même temps que ses pieds en décollent. Je prends de l’assurance, les élèves du plaisir, me semble-t-il. L’ambiance devient franchement bonne dans les tours, sauts et piqués. Au cours d’une diagonale, je réalise que L. doit faire du jazz ; elle me confirme que oui et bon sang mais c’est bien sûr, comment ne l’ai-je pas vu plus tôt avec ces préparations de tours jambes pliés et les bras hypertendus des grands jetés ? Cela explique et la technique et la maladresse : le classique n’est juste pas son style premier d’entraînement.

L’unique garçon du groupe est absent, j’en ressens un soulagement un peu honteux — parce que je n’arrive pas à déchiffrer ses expressions et parce que la suite de la chorégraphie parodie des ports de bras franchement féminins. On reprend notre Mistake Waltz et on avance jusqu’à la séquence des ports de bras désynchronisés. Chacune tente de retenir la suite cryptique de bras en haut et en bas que je leur attribue, mais au bout de quelques tentatives HH BB HBHBH qui se soldent par de la confusion et des rires, on décide de jeter l’éponge et de se lancer au hasard, en haut ou en bas. Chacune invente sa partition et, la mémoire libérée, les mimiques arrivent, les parents rient. Pour le dernier jour, on se lâche. À force de parler, de plaisanter, les digues sautent — cela me rappelle les cours d’art plastique quand j’étais au collège : élève sage, on me mettait à côté des bavards et, toute ma concentration entre mes mains, je me mettais à parler sans réelle conscience de ce que je disais, entrainée par mes voisins de table et ma vigilance relâchée.

Page d'un carnet où se trouvent des notations cryptiques pour se souvenir de la chorégraphie et notamment de l'ordre des ports de bras des 6 danseuses, litanie de HHBBHHBHBH dans tous les sens
Mes notes pour transmettre la chorégraphie. Ce qui a donné lieu à des phrases du type : « Toi, tu es A. » / « Qui est F ? »

Curieusement ou pas, ce sont les parents des élèves les moins à l’aise qui sont présents (est-ce que les autres font si souvent ce genre de stage qu’on ne se donne plus la peine de venir les voir à chaque occasion ?). Aussi je me réjouis de ce que je me reprochais encore la veille, d’avoir par inadvertance mis les bons éléments derrière et les plus fragiles devant. Ceux-ci se sont trouvés mis en valeur et en confiance, sans rien retirer à ceux-là dont le niveau est évident : il faudra que je pense à reproduire sciemment ce que j’avais interprété comme une erreur. Erreur parce qu’il est moins facile de copier dans le miroir qu’avec une personne de visu devant soi… mais surtout, pour être honnête, parce que je craignais le jugement d’une ancienne prof turned collègue. J’ai touché du doigt (et failli le mettre dans l’engrenage) ce que j’ai détesté en tant qu’élève : sentir qu’un prof avait honte de mon niveau parce qu’il craignait qu’on lui en tienne rigueur, qu’on dise de lui qu’il est mauvais prof, comme si un bon enseignement se jugeait sur un résultat à un instant T et non sur un processus au long cours.

Après le cours, je tends à M. le rouleau de massage dont je lui avais parlé, que j’ai apporté pour qu’elle l’essaye. Il passe de main en main, de dos en dos, mollets, cuisses et les gémissements de douleur-détente fusent. La bande-son sans image ferait lever des sourcils.

Les retours, des élèves ou de leurs parents, font plaisir : I. a appris des choses ; la maman de C., très discrète en cours, me dit qu’elle en sortait avec un sourire jusque là ; et le plus fou, la maman de M., hyper enthousiaste, qui me dit quelque chose comme (je me le suis tellement répété d’incrédulité que les mots en ont probablement été tout déformés) : des professeurs super, on en a vu, hein, mais alors là, ce que vous faites… Elle est épatée que j’aille des uns aux autres, les replace, donne des indications tout au long du cours sans l’interrompre, et toujours avec bienveillance en plus. — Incroyable, elle répète. Ce que je trouve incroyable, c’est d’avoir donné cette impression d’aisance que me donnait toujours N. Et peut-être plus encore, de l’avoir ressentie, le temps d’un cours, tout le monde réactif, de bonne humeur, chacun gaiement apostrophé sans que je lutte pour chercher leur prénom.

Je pique-nique dehors avec cette maman et sa fille, en mal de conseils d’école et de carrière. Entre deux bouchées de taboulé au gaspacho, j’essaye d’informer sans influer, de prévenir sans décourager. Aimer le classique mais pas les pointes ni le contemporain ne laisse pas un grand éventail de possibles. Elle me questionne compagnies, je lui réponds freelance, elle rétorque précaire, je déplore oui, encore que l’intermittence.

L’après-midi, ce sont les petits et le cours roule quand les parents sont là. On fait une barre vite fait et la variation est expédiée au profit des ateliers en groupe. Je regrette de ne pas avoir laissé davantage de temps aux enfants en amont pour leur composition ; je me serais sentie plus légitime de travailler la variation devant les parents, au lieu d’exposer un chaos que je contiens difficilement et auquel je n’ai pas grand-chose à apporter. Je tempère les velléités acrobatiques : une pyramide humaine, vraiment ? d’accord, votre camarade est léger, oui mais qu’il ne monte pas sur vos genoux, par pitié — sur les cuisses à la rigueur, si vous le tenez, mais pas pile sur l’articulation. Je fais DJ aussi, propose des musiques aux enfants qui n’ont pas d’idée particulière pour leur composition (merci René Aubry) et cherche dans Spotify les requêtes d’autres groupes plus affirmés. abcdef u m’épelle un trio : quand les paroles parviennent à mon cerveau et que je me rends compte que le studio résonne de fuck you devant tous les parents, je me tourne vers les élèves pour leur demander si c’est vraiment la musique à laquelle ils pensaient. Tout à leur tâche, ils ne m’entendent pas ; une des mères croise mon regard et m’adresse une moue d’approbation : c’est ça, c’est bon, ça ira. Je me suis donc sagement appliquée à réduire le diamètre de mes yeux écarquillés et ai vécu pleinement ce moment légèrement surréaliste, de voir des enfants de 7 ans danser une gentille choré sur des insultes réitérées sans qu’aucun adulte ne réagisse. Pourquoi pas.

La panique m’effleure quand je vois le temps qui ne passe pas, l’heure à remplir et le spectacle forcément répétitifs des enfants qui répètent un spectacle qui n’aura pas et a déjà lieu. Ils demandent s’ils peuvent refaire, pour ajuster tel ou tel passage. Bien sûr : plus on refait, plus on a de chance que ce soit comme on a envie de que soit (éviter de dire bien et d’impliquer mal dans un exercice de créativité). S’il y a bien quelque chose qu’on ne peut pas leur retirer, c’est leur enthousiasme à inventer ; il faut voir la rapidité avec laquelle ils mettent ça en place. Quatre enfants disputent un match de tennis humoristique, trois ont jeté leur dévolu sur la gym pour ajouter des roues à leur choré, tandis que deux choupettes dribblent et se passent un ballon de basket en mousse en sissonne. Ils ont répété, re-répété, dansé pour de vrai, gratté une date supplémentaire de représentation et pourraient continuer encore. Si je demande à revoir la variation du golfeur une dernière fois, ça casse l’ambiance ? J’aimerais bien la revoir avec la même énergie que vous mettez dans vos compositions  Les parents qui n’en peuvent plus de les voir danser la même chose et ont déjà filmé cinq fois, plussoient : et si nous on a envie de voir ? Merci à ce papa.

(À la suite, j’ai noté « Bon retour pour Z. » et ne sais déjà plus qui est Z.)

Après mon dernier cours, j’assiste au cours de danse contemporaine où je retrouve les grands et quelques élèves de troisième cycle de l’an passé. Pour certaines, wow, je les découvre. Les jumelles n’ont plus rien à voir maintenant, l’une plus classique, l’autre résolument contemporaine ; je me demande comment j’ai pu les confondre et même si ce sont vraiment de vraies jumelles. L’évolution de perception en seulement quatre jours est sidérante. @Alinago27 a déjà vécu ça avec ses élèves : « Si on applique cette idée aux arts, on peut imaginer combien leur instruction est fondamentale. »

Le workshop est inspiré d’Inanna ; la professeure a dansé avec Carolyn Carlson. Le titre m’interpelle et après un coup d’œil à mon téléphone, une rapide recherche sur mon blog, j’ai confirmation : j’ai bien vu ce spectacle, j’ai dû la voir danser, elle qui avait l’air adorable dans les vestiaires des professeurs, à chercher à engager la conversation. Cela me semble fou.

En ressortant de ce dernier cours, les couloirs ont des airs de fin d’année. C’est le même flottement, sans plus personne avec qui rien partager, après tant d’intensité. Petit pincement. Mais aussi grande joie, soulagement, légitimité et assurance naissante. Je devine que ce nouveau métier va m’épuiser, mais aussi me nourrir. L’un à la mesure de l’autre. Ça promet une vie intense.

Journal de lecture : Les gens ordinaires ne portent pas de mitraillettes

En couverture, j’ai reconnu une photo de Rafael Yaghobzadeh. Je ne me souvenais plus du nom du photographe, mais de sa série de portraits, si. Le titre a fait le reste.

Artem Chapeye s’est engagé dans l’armée ukrainienne lors de l’invasion russe. Son témoignage n’est pas celui d’un reporter de guerre, qui se donnerait pour mission de documenter un conflit, mais la réflexion intime d’un écrivain sur ce que la guerre affûte et fait affleurer chez soi, et chez les autres. À l’introspection se mêlent des considérations plus théoriques (mais toujours au prisme d’une expérience incarnée) sur le pacifisme, le féminisme, la sociologie des recrues…

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L’irruption de la guerre

Je me souviens très nettement de ma principale sensation les premiers jours, lorsque les Ténèbres avançaient sur mon pays. Je ressentais de l’amour. Un amour omniprésent. Et de la solidarité avec ceux que je voyais et à qui je pensais.
Puis ce sentiment s’est évanoui. Les premières semaines, on croyait qu’on était tous dans le même bateau. Cependant, des personnes différentes, tout naturellement, ont fait des choix existentiels différents. Désormais, je dois fournir un effort pour retrouver mes sentiments d’amour et de solidarité. Si je ne fais pas cet effort conscient, la solidarité instinctive se limite à ceux qui ont aussi décidé de se battre, de rejoindre la résistance.

Les conducteurs en Ukraine ne sont pas très disciplinés, mais cette nuit-là, ils étaient tous polis. Aucune Ferrari ni aucune Lexus n’essayait de dépasser une autre voiture sur la droite, parce qu’elle se considérait comme meilleure. Ce jour-là, nous semblions tous être à égalité.

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S’engager dans l’armée quand on est pacifiste

La veille, je me considérais comme un pacifiste convaincu. Depuis, j’appelle ce positionnement un « pacifisme abstrait ». C’est le privilège de ceux qui ne sont pas amenés à faire un choix existentiel et peuvent se permettre de théoriser.

Dans l’armée, je me suis demandé ce que faisait Mahatma Gandhi à la veille de la Seconde Guerre mondiale et pendant celle-ci. Une recherche Google m’a appris qu’apparemment, il écrivait des lettres respectueuses et pleines de tournures révérencieuses à Hitler en lui demandent de se raviser et de ne pas combattre […].

Aujourd’hui, je suis obligé de concéder que, peut-être, le « bien », en effet, n’existe pas. Alors que le « mal » s’impose à vous :
[…] — quand, au milieu de la nuit, votre sommeil paisible est interrompu par les bombes, quels que soient les intérêts géopolitiques avancés ;
— quand vos enfants risquent d’être touchés. Vos propres enfants, petits, fragiles, non géopolitiques.

J’escomptais qu’ils ne pourraient pas tuer tout le monde rapidement, par conséquent, mes chances personnelles de mourir étaient loin de cent pour cent. Si je devais parler en termes de psychologie et non de biologie, mes chances de survie psychologiques seraient supérieures si je m’engageas que si je trahissais mes convictions avec le risque que « quelque chose se brise à jamais ».

L’auteur cherche presque à s’excuser de s’être engagé : il ne pouvait pas ne pas. Il souligne à plusieurs reprises le fait qu’il n’en aurait pas été capable s’il ne s’était pas senti directement menacé — et dit toute son admiration pour ceux qui se sont engagés alors qu’ils étaient dans des zones en sécurité (comme certains Ukrainiens expatriés revenus défendre leur pays). Lui n’en aurait pas été capable.

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Guerre et féminisme

Si je n’avais pas de problème avec mes opinions de gauche — bien au contraire, ma décision en découlait —, il était bien plus difficile de concilier ce que je m’apprêtais à faire avec le féminisme. Car cela revenait à reproduire le sempiternel schéma patriarcal de « la femme qui reste à veiller sur les enfants ». […] Comme avec le pacifisme abstrait, la chose suivante s’est produite : pendant des décennies, on construit autour de soi des bulles « justes » et « politiquement correctes » de positionnements théoriques. Mais vient la pratique de l’histoire, et elle fait voler en éclats tout cela d’un seul souffle.
Je ne sais toujours pas quoi en penser. Je le théoriserai plus tard. Quand j’aurai à nouveau ce privilège.
Et pour l’instant je ressens une admiration folle pour toutes les femmes en uniforme sans exception.

De même, je ne sais toujours pas quoi penser du partage des tâches entre les hommes et les femmes. Bien que féministes, les hommes de ma bande se sont engagés, alors que les femmes sont restées à la maison avec les enfants. Si la vie et l’intégrité physique sont le « prix à payer du privilège masculin », c’est un prix relativement élevé. En même temps, parmi les femmes qui se sont engagées, il y a beaucoup de féministes.

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Survie psychologique et empathie

J’ai eu des moments de faiblesse immédiatement et j’en ai toujours.
J’ai fondu en larmes, le premier jour […]. Un autre soldait, qui venait d’être mobilisé, m’est venu en aide. […] J’ai été bouleversé : comment, dans cette situation, un être humain pouvait-il, contrairement à moi, penser à son prochain ? Il s’est avéré qu’il était étudiant au séminaire gréco-catholique. Il était préoccupé par une seule question. Il m’a regardé timidement et a demandé avec maladresse, après avoir dégluti :
« Dites, si je suis amené à tuer à la guerre, est-ce que je pourrai être consacré prêtre ? »
Moi, athée, j’avais envie de le rassurer sur le fait qu’il méritait non seulement de devenir prêtre, mais même pape. Il venait de se comporter comme un saint débutant.

Ma vie est morte, me suis-je dit. Puis j’ai éclaté en sanglots.
Et lui, un homme sévère avec une arme dans les mains, m’a enlacé.

Le plus dramatique, c’est l’existence brisée. Ensuite vient une nouvelle réalité à laquelle il faut s’adapter. Survivre physiquement et, ce qui n’est pas moins important, survivre psychologiquement.

L’auteur craignait « l’ensauvagement » et a assisté à plus de « douceur » chez les militaires (à mettre en relation avec le fait qu’il n’a pas été en première ligne ?) :

Et pour que le criminel n’ait pas froid aux pieds, le gardien l’a bordé. Comme une maman.

Malgré la divergence de nos points de vue, nous répétions souvent : « Je vois qu’on est d’accord. » Probablement parce que nos univers opposés supposaient la tolérance pour les opinions opposées. Et l’intolérance uniquement à l’égard de l’intolérance, du fanatisme. Peut-être étions-nous unis par la compassion à l’égard qui vivant.

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Culpabilité et mur émotionnel

Les niveaux multiples de la culpabilité sont in phénomène psychologique inattendu en temps de guerre. […] Si vous êtes une femme avec des enfants, vous avez honte de ne pouvoir pleinement défendre votre pays. […] Si vous êtes dans l’armée, alors vous avez honte (ce qui est mon cas) de ne pas être en première ligne. Si vous êtes en première ligne, comme Yevhan, vous avez honte d’être officier et non simple soldat. Parce que vous dormez dans un lit et non à même le sol. Dans un abri et non dans une tranchée. Si vous êtes un soldat dans une tranchée, vous pensez à votre ami qui n’est plus en vie.

Sans afficher sa décision, il s’est fait muter de notre unité relativement calme vers la brigade d’assaut. Nous nous sommes croisés à la gare. Il a souri en guise d’adieu. Une semaine plus tard, il est revenu dans un cercueil. On nous a libérés pour aller à l’enterrement. J’ai eu honte d’y assister. Parce que j’étais en vie. Je me souviens de son sourire timide.

À chaque fois que je parle à une personne, je ressens de l’empathie pour elle et je commence à la comprendre.
Très progressivement cependant (pas instantanément), des hommes qui étaient proches autrefois s’éloignent, et vivent maintenant une tout autre vie. En revanche, des connaissances lointaines qui ont choisi de rejoindre les forces de défense deviennent plus proches.

J’avais très peur d’être changé par la guerre.
Je pensais, suivant les clichés, que j’allais devenir plus dur et impitoyable. Pour l’éviter, j’ai essayé d’évoluer dans le sens opposé : être encore plus sensible, plus gentil.
[…] Je crois ne pas être devenu plus dur, mais la guerre a commencé à me changer, d’une façon inattendue. Par exemple, malgré les critiques de ma femme, je n’ai pas réussi à éviter de percevoir différemment ceux qui sont allés combattre l’injustice et ceux qui ne l’ont pas fait.

Personne de ce cercle de parrains croisés ne s’est engagé dans l’armée. Je continue à communiquer avec chacun séparément, car je peux comprendre chacun séparément. Mais désormais, il m’est difficile de m’identifier à ce groupe d’amis d’enfance.

Il y a des choses dont un soldat discutera en priorité avec un soldat. Car il n’est pas sûr qu’un non-combattant puisse les comprendre. En effet, ce qui représente pour toi l’émotion la plus profonde est, pour un civil ou un étranger, l’objet d’un intérêt éphémère, d’un bavardage. Tu tentes de partager les mplus intime, et tes paroles risquent d’être dévalorisées […] par un changement de sujet de conversation pour quelque chose de plus excitant du genre : qui va remporter un Oscar ou un Grammy ? Je l’ai déjà expérimenté. Et cela fait mal.

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Et l’ennemi ?

Ceux qui réfléchissent davantage ont pitié des Russes sans les plaindre. J’ignore si quiconque vivant dans un pays en paix peut comprendre la  teneur de ce sentiment, mais la ligne suivante, écrite dans le style d’un chant populaire, est selon moi une des exrepssions artistiques le plus fortes autour de l’invasion russe : « Je regrette, cher ennemi, que tu te sois engagé ici. » Le poème a été composé par Anastasia Chevtchenko, une militaire, engagée volontaire.

« Le plus dur, c’est le premier tir. J’ai vu ses yeux…
[…] Ce sont des gens comme nous… — il sanglote de nouveau. On les a jetés sur nous, comme des chiens. Si ce n’est pas moi… Ce sera d’autres gars. « 

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Réalité, irréalité

Je n’arrivais pas à croire que c’était la vérité. Les smartphones, l’Internet et la guerre ? (La première chose que les soldats demandaient aux bénévoles au début étaient des batteries externes.)

Le sentiment d’absurde ne nous quittait pas. Pendant une garde nocturne, nous admirions, fascinés, avec un autre soldat, la lune monter derrière la forêt. J’étais conscient que pareilles expériences n’arrivent qu’une poignée de fois dans une vie. Comment, dans ce monde merveilleux, peut-il exister des gens qui déclenchent des guerres ?

[de retour à la guerre après quelques jours à l’étranger à la période de Noël, où l’auteur éprouve un sentiment d’irréalité face à la vie en paix] J’avançais dans l’obscurité et je ressentais que, pour moi, la réalité était ici, en ce lieu. Une véritable existence. Toute la profondeur de la vie.
Seulement, il s’agit d’une profondeur qu’une personne psychologiquement saine n’aurait jamais choisie de son propre gré.

Le livre s’achève sur ce dernier extrait.

Amalia sans villa

Ce n’est qu’aux trois-quarts de la lecture d’Amalia que je me souviens avoir déjà rencontré ce prénom : Villa Amalia, de Pascal Quignard. Là, c’est une bande-dessinée d’Aude Picault sur le burn-out d’une mère et d’une société (la nôtre).

J’ai aimé que l’environnement mis en cause ne soit pas seulement familial et professionnel, mais aussi celui qui, par périphrase, a éloigné-remplacé la nature. Les hurlements de la môme ou même juste les paroles envahissent l’espace, ne laissent aucune respiration sur la page, tandis que les planches reprennent à tout instant l’intrigue par un autre bout, mimant la charge mentale d’un cerveau surmené ; il faut attendre la seconde partie de l’ouvrage pour qu’un certain silence s’installe et que le dessin reprenne ses droits de paysage.

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Deux moments hors-temps dans ma lecture :

Amalia salue son voisin au moment d'ouvrir la porte de sa maison mitoyenne, tout en brique. Son voisin a un arrosoir à la main pour s'occuper de la plante qui grimpe au-dessus de sa porte.

Hé, mais ça se passe par chez moi ! Complicité devant les briques en arc au-dessus des portes et la végétation occasionnelle des rues du Nord.

Sur le trottoir, sous la pluie, Amalia regarde dépitée la petite plante morte d'avoir été oubliée dans la voiture.

L’émotion que suscite la mort d’une petite plante oubliée m’a touchée : les campanules blanches en pot qui m’avaient été offertes par une élève étaient mortes à mon retour de vacances. Cela m’a fort attristée.

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Et de l’humour :

Visite d'une usine de boulangerie : "Ça donne un pétrin toutes les dix minutes."

Le pétrin, comme si on n’y était pas avec notre obsession du rendement.

Moitié de la page : des élèves qui bûchent sur leur copie d'examen. Seconde moitié : zoom sur celle de l'ado, qui noircit scrupuleusement un carreau sur deux, dessinant un damier au lieu de composer

Le gros plan sur le damier m’a fait revenir sur l’image du dessus ; la différence de copie, déjà visible mais non remarquée, m’a fait sourire.

Journal de lecture : Ça nous apprendra à naître dans le Nord

Raconter quelque chose qu’on n’a pas réussi ou eu des difficultés à faire : c’est un sujet de rédaction pour lequel j’ai maudit la prof en 5e. J’ai cherché sans rien trouver d’intéressant, vraiment je ne voyais pas, je cherchais, mais rien qui vaille le coup, rien qui puisse tenir plus de dix lignes, rien à faire je n’y arrivais pas. Je n’y arrivais pas… mais voilà, mon sujet tout trouvé ! J’ai raconté comment je n’arrivais pas à écrire cette rédaction, et hop, affaire réglée. J’étais satisfaite de ma pirouette. La prof en rendant les copies a remarqué que c’était un truc auxquels ont parfois recours les écrivains (hé, j’ai trouvé un truc d’écrivain !), mais qu’il ne fallait pas en abuser (rho, tout de suite…).

J’ai repensé à cet épisode parce que c’est exactement ce qu’ont fait Amandine Dhée et Carole Fives dans Ça nous apprendra à naître dans le Nord. Pour répondre à une résidence d’écriture sur l’histoire d’un quartier ouvrier de Lille, elles mettent en scène leur dialogue de créatrices qui galèrent avec cette commande — presque une pièce de théâtre, hé ! Il n’y aurait qu’à changer les verres devant elles pour marquer le début d’une nouvelle scène dans un nouveau café (les consommations et le lieu sont scrupuleusement notés avant chaque dialogue, comme les clopes et les verres de vin dans le journal de Bridget Jones).

Bon, comme Amandine Dhée et Carole Fives sont plus douées que la souris-en-5e, ces passages auto-référentiels alternent avec des portraits d’habitants, Yvette Cardon, Odette Lejeune, Noémie Klaba, Daisy Crepin, une page un paragraphe fenêtre dans divers quotidiens, et une ébauche de fiction avec Lucie, Lucie tout court sans nom de famille (de toutes façons, elle n’a jamais existé), ouvrière textile dans une filature qui nous fait remonter en 1910. Là, l’humour se met en sourdine et laisse la place à quelque chose de plus poignant.

Comme les comparses sont malignes, elles arrivent même à justifier sans en avoir l’air l’absence de narration traditionnelle. Difficile de faire roman quand il n’y a rien de saillant.

— Ça y est, je sèche. Je sais plus trop quoi raconter parce que les journées de Lucie se ressemblent très fort. Au niveau dramaturgie, c’est nul.

— Les conditions de travail de la femme ouvrière n’intéressent pas grand monde. C’est presque le contraire : l’entrée des femmes dans les filatures fait peur aux ouvriers parce qu’elle entraîne une baisse des qualifications et des salaires.
— Et Lucie dans tout ça ?
— Elle se tait. Les fabriques s’épanouissent grâce à toutes ces muettes.
— C’est décevant. Une héroïne, ça doit pas se taire.
— Que veux-tu qu’elle fasse ? Elle sait à peine lire et écrire. Elle a passé dix heures par jour dans un atelier depuis l’âge de treize ans. Son réseau social c’est filature-courée, courée-filature. L’estaminet, parfois. Et tu voudrais que d’un coup, elle se sente pousser une âme de révolutionnaire ? Qu’elle produise un discours critique ? La vérité c’est que Lucie est aliénée par le travail. Elle n’a pas les mots.

Évidemment, on n’échappe pas au flottement des textes de commande, à cette non-nécessité qui se sent. Mais comme les autrices le savent et en jouent, je me suis marrée vite fait, j’ai partagé leurs questionnements sur ce qu’implique un texte de commande et appris quelques trucs sur un coin qui aujourd’hui ne vend pas du rêve (où une camarade de l’ESMD avait sa coloc’).

Lors de ses cocktails mondains, Lille n’assume pas toujours Fives, son petit frère au chômage. C’est pourquoi elle préfère parler du passé. De comme il était beau et fringant avant. […] Fives sourit bravement et malgré ses friches, il en devient presque attachant. Alors Lille rayonne — tout en surveillant son frère du coin de l’œil : quand il a trop picolé il a tendance à brailler l’Internationale au milieu des convives, ça ne le fait pas du tout.

Des anecdotes rapportées, je retiens notamment à quel point les rapports sociaux sont inscrits dans l’urbanisme et l’habitat, avec une hiérarchie visible entre les habitations des propriétaires d’usine, les ingénieurs et les ouvriers. L’illustre bien l’histoire d’un vieux monsieur locataire qui voudrait comme ses voisins passer la cuisine côté rue plutôt que jardin, mais son propriétaire refuse parce que ce serait outrepasser son statut d’ouvrier en se mettant au même niveau que lui, contremaître.

…

Détail insignifiant enfin, mais peut-être ce qui m’a décidé à emprunter le livre alors que j’hésitais devant l’étagère de littérature régionale :

[…] Mais la contredame, j’ai bien l’intention de la décrire. Ce sera une forte dame rougeaude, à la voix criarde et vulgaire, sanglée dans un grosseir tablier, ciné dans un cliché. Bien fait pour elle !
— L’œil mauvais.
— Et aussi l’air hommasse, quelque chose entre l’homme et le homard.

Entre l’homme et le homard, mais tellement ! C’est exactement ça, ce mot. Je suis toujours enchantée quand je découvre dans une œuvre une manière de faire ou de penser qui est mienne et que je n’ai jamais rencontrée chez quiconque — souvent parce que trop insignifiante pour avoir pensé à en parler. Du réel exhumé de l’inaperçu !

La première épiphanie du genre dont je me souviens, c’est la pensée magique de Mathilde dans Un long dimanche de fiançailles ou dans un film de Lelouch, je ne sais plus qui est venu avant qui. Si je réussis à… avant que… alors… Si je réussis à courir jusqu’au phare avant que le bateau entre dans la rade, alors il reviendra. Si je réussis à faire deux tours là tout de suite, alors je vais réussir l’examen. Si je réussis à compter jusqu’à dix avant que… Il existait donc d’autres tocqués pour se donner cette illusion de maîtrise. Incroyable ! (En réalité 12% de la population a, a eu ou aura des TOC, alors de la pensée magique non pathologique…)

Bulles de BD : Au-dedans

Couverture de "Au-dedans" de Will McPhail
Will McPhail (Mc Fail !) si ce n’est pas un nom pour être dessinateur au New Yorker…

D’abord il y a eu cette planche que j’ai prise en photo pour l’envoyer à C. :

Illustration pleine page d'un immeuble en briques avec un bar au rez-de-chaussée. "De nos jour, dans le présent. Il me faut un bon bar où être triste."Nom du bar, en néons : Tous tes potes sont parents - bar -" Sur les vitres : angoisse existentielle & cocktails.
Je ne sais pas si on lit bien. Le nom du bar : « Tous tes potes sont parents » Sur les vitres : « angoisse existentielle & cocktails »

Puis il y a eu cette description de café bobo new-yorkais :

« Gentrificchiato » propose une atmosphère subtilement hostile ainsi que douze sortes de lait diffférents, aucune ne provenant d’un pis. L’endroit est géré / hanté par une cohorte de Timothée Chalamet qui vous conseillent le lait de cactus avant de refuser catégoriquement de dénaturer le café avec.
[…] Les tarifs ? Éprouvants.
Le code du wifi ? ampoule_à_filament

Là, j’ai ri. Pas dans mon fort intérieur avec des douves douteuses, non, à haute et inintelligible voix. Les devantures tournées en dérision deviennent une running joke (très efficace) et le rire se déplace. Par ici, par exemple :

Des voisins sont réunis devant une porte close d'où s'échappe une grande flaque d'eau. " - Il est peut-être mort. - Pas du tout, je l'ai vu mardi. - On peut très bien mourir le mercredi."

Ou là :

Une jeune femme s'empare du carnet à dessin de Nick.Elle : Je suis docteure… en oncologie. Lui : Ah ouais, genre t'es… Elle : Une adulte ? Lui : Ouais ! Elle : T'as pas idée, mon petit. Il récupère son carnet à dessin : elle y a dessiné une bite.
Adulting very hard.

J’ai beaucoup aimé la mise en scène du date comme script immuable qui se joue comme une comédie pour on ne sait qui davantage que pour soi ou son partenaire.

Succession de vignettes muettes avec une scène et des rideaux de théâtre. 1. Les protagonistes saluent en arrivant sur un plateau avec une table et deux chaises. 2. Ils boivent et dansent sur les chaises. 3. Ils paient. 4. Elle rejoue Singing in the rain, suspendue à un lampadaire. 5. Il l'embrace, en portant une voiture en carton "Uber". 6. Ils regardent la télé assis sur le canapé. 7. Ils sont nus. Dépitée, elle le voit faire un drame en serrant un préservatif géant. 8. Sexe comme au cirque : sur le lit, lui fait le poirier les jambes en grand écart et elle se tient en grand écart-équilibre sur lui, bras en l'air façon tadaaaa. 9. Noir. 10. Ils se tiennent debout nus face au public. 11. Ils saluent. 12. Le rideau se ferme tandis qu'ils tiennent la pose.

J’étais bien installée dans ce second degré en noir et blanc quand soudain, wow :

Double page qui n'est plus dessinée mais peinte. Sur la page de gauche, une toute petite silhouette dans un immense paysage montagneux : une roche sombre au premier plan et un sommet enneigé éclairé par une incroyable lumière (de soleil levant, je dirais). Sur la page de droite, les zooms sur le personnage, éclairé par cette même lumière, alternent avec des plans de la montagne.

Ces panoramas surgissent à chaque fois que le protagoniste parvient à établir un contact authentique avec quelqu’un. Quand au détour d’un échange anodin, il ravale une formule toute faite, et par l’expression d’un ressenti personnel invite son interlocuteur à faire de même.

Vignette 1 : visage d'un homme moustachu en noir et blanc, avec les pupilles vertes. Vignette 2 : plongée aquatique dans des eaux bleu-vert, avec de longues algues qui encadrent

Vignette 1 : un visage de femme en noir et blanc, pupille violette.Vignette 2 : un paysage de cabanes et passerelles entre des poteaux électriques, avec un ciel violet parsemé de quelques nuages roses
Chaque fois, ces yeux ronds récurrents.

C’est beau, c’est grisant. On y devient facilement accro, à ces moments d’intimité. Cela rend très juste la maladresse du perso lorsqu’il cherche à déclencher ces moments même lorsque la personne en face de lui n’est pas en mesure de s’ouvrir à cette vulnérabilité. On veut se nourrir de l’autre en oubliant que l’autre n’en a pas forcément les ressources.

"La plupart du temps, tonton Nick pense un peu trop à lui."

La prise de conscience est concomitante avec un événement qui n’a plus rien de drôle. Et alors, après avoir ri, après m’être émerveillée, je me suis retrouvée l’émotion aqueuse stockée au bord des yeux.

Double page de peinture bleu et rouge sombre. En pleine page, l'illustration d'un bâtiment (temple ? théâtre ?) illuminé de rouge, avec le fronton noir dans la nuit bleue. Le bâtiment repose sur l'eau et une silhouette à contrejour, l'eau jusqu'à la taille, s'émerveille devant cette apparition.

Même image, mais le fronton et un bout de mur s'est effondré. Même image, mais l'essentiel du bâtiment s'est effondré. Seules quatre colonnes tiennent encore.

Même image, avec seulement quelques ruines basses sur la lagune, menacées d'y être entièrement englouties.

Nick : Ce n'est pas le manque, le problème. Elle, regard silencieux. Nick : C'est tout ce qui n'était pas encore arrivé que je regrette.

…

Pour la drôlerie ce qui se veut in, tendance ; pour la beauté de cette plongée in, en intériorité : lisez In (Au-dedans).