Au nom de Mozart, de Bach fils et du Saint Esprit

Reprise de la saison musicale avec Les Vêpres solennelles d’un confesseur – d’un confiseur, dixit @_gohu. Ce morceau de Mozart est effectivement une douceur… qui me laisse sur ma faim. Aurais-je désappris à écouter durant l’été ? L’oreille musicale se rouillerait-elle comme le corps qui n’a pas dansé ? Toujours est-il que la musique entame son travail sur moi et aère mes pensées comme le ferait la marche. Il ne faudrait pas grand-chose pour passer de la torpeur à la méditation.

* *
*

Une queue de cheval de côté, comme une couette unique, chez le violon solo, et Laurence Equilbey à la baguette. Cela fait du bien de voir une femme à cet endroit. La seule chose que je n’aime pas dans sa direction, c’est la fin des mouvements : il n’y a pas ce moment de suspend qui donne au son le temps de s’égoutter. On dirait la hampe d’une lettre brutalement arrêtée dans sa calligraphie, sans que le trait, main allégée, se soit affiné.

* *
*

Les frissons arrivent avec Le Magnificat de Carl Philipp Emanuel Bach (il faut être fils de pour avoir droit à un prénom). Judith van Wanroij, sa voix, son sourire sont magnifiques, et le choeur d’Accentus trouve alors la voie du mien. La musique se déroule comme le travelling en gros plan d’une peinture pleine de draperies (étrange synthèse d’Intermezzo vu sur la 3scène et de la lumière du jour sur ma couette richement orangée, qui me met toujours le doute – ai-je bien éteint la lumière ?). Travelling lent et inexorable ; on n’en voit pas la fin et on la redoute. « Dans ses Vêpres de 1780, l’écriture chorale de Mozart se tourne parfois vers le passé, tandis que le Magnificat du fils de Bach regarde résolument vers l’avenir. » C’est surtout à celui de mon arrière-grand-mère que je pense, qui à bientôt cent ans, bientôt un siècle, un siècle de mémoire qui ne laisse plus de place à la mémoire immédiate, va devoir quitter sa maison et s’installer en maison de retraite. Bizarre futur qui est à la fois mon passé généalogique et mon futur biologique. Qu’aurai-je eu le temps de faire d’ici là ? Le travelling continue, implacable, adouci par le retour in extremis de la soprano. Aimer, j’entends bien.

* *
*

Deux bis dont un où les alléluia sortent comme des spaghettis déjà cuits de leur doseur. Allénouilla.

Le Prodige roque

Le véritable prodige de ce film sur Bobby Fischer est de parvenir à instaurer une tension dramatique autour des échecs, sans jouer version sorcier, ni même exiger du spectateur qu’il connaisse les règles de jeu. Les miennes se bornent au déplacement des pièces – tout juste de quoi frémir lorsque le déplacement, pile dans le L du cavalier adverse, implique un sacrifice. Cette stratégie de jeu donne même au film son titre original : The Pawn Sacrifice1. Bobby Fischer n’est pas du genre à jouer timoré : il déteste les match nuls et, lorsqu’il comprend que les Russes jouent en équipe contre lui et cherchent le pat pour mathématiquement l’empêcher d’accéder à la finale, il crie au scandale et claque la porte. Autant dire qu’en pleine guerre froide, ce n’est pas le représentant le plus diplomatique que les États-Unis puissent envoyer pour un « tournoi amical », mais c’est le seul Américain (le seul Occidental, en fait) qui puisse battre les champions russes.

Le contexte politique assure à la fois l’amplification médiatique du phénomène (Bobby Fischer, aussi arrogant que brillant2, devient une rock star et ne se déplace jamais sans son avocat-manager, qui pare tant bien que mal à ses caprices de diva3)… et la paranoïa grandissante de Bobby, en présence de qui les combinés téléphoniques, suspectés de comporter des micros, voient leur espérance de vie réduite à peau de chagrin. En même temps, il n’a pas totalement tort… pris de colère dans sa chambre d’hôtel, son adversaire russe interpelle Brejnev et compagnie : son manager-chaperon débarque dans la seconde qui suit. Et les deux gaillards qui, sur la plage, l’attendent en costume avec un peignoir de bain, ressemblent moins à des gardes du corps serviables qu’à des agents du KGB.

La tension monte autour du tournoi entre Bobby Fischer et Boris Spassky, le champion du monde en titre, à ne plus savoir ce qui, de la défaite ou de la folie, est le plus à craindre. Il y a quelque chose de la fièvre qui anime Le Joueur d’échec de Stefan Zweig, que l’adversaire russe sent et redoute4 : il a vu à la première partie comment Bobby a sacrifié ses pions et confie à son chaperon – il l’a appris de son maître – qu’on ne peut rien contre un homme qui n’a pas peur de mourir. Une remarque formidablement juste du prêtre-coach (troisième larron avec l’avocat-manager) entérine la sagesse de cette intuition : Bobby n’a pas peur de perdre, il a peur de se qui pourrait se passer s’il gagne. S’il n’a plus personne à battre, plus de titre à conquérir, plus qu’un titre à défendre, le jeu, dépourvu de tout enjeu, perd sa force de divertissement – au sens pascalien du terme. Il y a fort à parier qu’en ce cas-là, seul le fou resterait sur l’échiquier, et c’est à vous donner le vertige, autant que les 10120 combinaisons qui sont autant de parties possibles, que nul ne pourra toutes jouer.


1
 Si jamais vous êtes comme moi et que vous lisez un peu vite : non, aucune crevette (prawn) n’a été maltraitée dans ce film, il s’agit bien d’un pion (pawn).
2 Son moment préféré dans un tournoi ? Celui où il voit son adversaire ravaler son ego.
3 Son adversaire n’est pas en reste, qui demande à ce qu’on retire les micros de son fauteuil. Après passage dudit fauteuil aux rayons X, il s’avère que l’on n’a rien trouvé… que deux mouches mortes. La princesse au petit pois peut aller se recoucher avec ses sept matelas.
4 Et admire. Lorsqu’il comprend d’un coup qu’il a été piégé et comment il a été piégé, il est pris d’un fou sourire et, se levant, applaudit son adversaire. C’est ce qui s’appelle être beau joueur. Du coup, celui qui tient le rôle de celui-qu’il-faut-battre paraît paradoxalement plus humain que le héros avec lequel on aurait dû avoir le temps d’entrer en empathie depuis le début du film.   

Sketchy, Quiet, Dull, (hopefully not) Backward

Je sors d’une séance de travail publique à Bastille où Benjamin Millepied, pas avare de son temps ni de sa personne, a fait répéter un extrait de sa nouvelle création Clear, Loud, Bright, Forward, après avoir parlé de ses intentions pour le ballet. Benjamin Millepied devrait faire un bon manager : il a le désir d’accompagner les danseurs dans leur carrière, de ne pas briser leur élan en les faisant poireauter trop longtemps et de faire ressortir ce qu’il y a d’unique chez chacun d’eux. Il est attentif à leur santé, veille à ce que leur entraînement soit régulier (ne pas passer trois mois pieds nus avant de remettre les pointes). Pendant la séance de travail, il ajourne la reprise d’un passage qui ne passe pas, car c’est toujours le même muscle qui est sollicité et il ne veut pas leur faire risquer la blessure, surtout en cette période de reprise où le corps n’est pas aussi réactif que le restant de l’année. Benjamin Millepied est également conscient des réalités économiques : à la question de savoir s’il veut proposer une nouvelle version des grands classiques, il répond que, dans l’absolu, il aimerait, mais que cela coûte une fortune et que dans l’immédiat, il préfère « mettre des sous » dans des créations d’aujourd’hui. Il a également une vision très lucide des forces et des faiblesses du ballet de l’Opéra, de son répertoire (non, tous les ballets de Noureev ne se valent pas ; sa version n’est pas toujours la meilleure) et de ce que chaque école peut apporter (clairement, pour faire travailler le Lac, c’est en Russie qu’il faut aller voir). Et s’il encense la culture et la curiosité de ses interprètes, il déplore aussi le manque d’éducation à la chorégraphie, notamment dans le domaine musical. Petipa et compagnie avaient des connaissances musicales très poussées ; Balanchine était capable d’écrire des réductions pour pianos à partir de partitions complexes ; et aujourd’hui, eh bien, nous avons Millepied.

Son idée d’ouvrir une académie de chorégraphie pour retrouver le savoir-faire des maîtres de ballets d’autrefois est une excellente idée : n’en déplaise à notre tendance élitiste (et paresseuse) à considérer le talent comme inné, beaucoup de choses sont à acquérir. Que l’on pense par exemple, dans le domaine littéraire, aux cours de creative writing : ils ont fait des Anglo-Saxons les maîtres du storytelling et, snobés, peinent à s’implanter par chez nous. Là où le bât blesse, mettons les pieds dans le plat, c’est que Benjamin Millepied est aussi piètre chorégraphe qu’il s’annonce bon directeur de la danse. Je suis tout à fait d’accord avec lui (comme sur à peu près tout ce qu’il a dit) qu’il y a actuellement peu de bons chorégraphes classiques ; il n’en fait hélas pas partie. Certes, il connaît bien le vocabulaire classique, qu’il utilise assez largement, travaille le pas de deux en artisan et invente des combinaisons charmantes, mais son travail n’est absolument pas musical. On peut se moquer de Noureev et de son « un pas sur chaque note » ; Benjamin Millepied, c’est trois pas entre deux notes. Chez Wayne McGregor, au moins, la précipitation, alliée à l’extrémisme de la gestuelle, porte une certaine fougue et même, la première fois, éblouit. Chez Benjamin Millepied, la précipitation verse dans la lenteur – c’est du pareil au même quand la musique doit se charger seule d’indiquer le changement d’atmosphère ; adage ou allegro, qu’importe, tout est égal. Le directeur peut chorégraphier sur ses deux oreilles ; danse et musique font chambre à part. Résultat, lors de cette séance de travail, j’ai peiné à voir une différence entre le début et la fin de la répétition, alors qu’il y a d’ordinaire un avant/après très net et que les danseurs n’ont pas ménagé leur peine pour intégrer les corrections. Au final, malgré la présence souriante très sympathique de Marion Barbeau et Yvon Demol, cette séance de travail aura été plus intéressante pour ce qui a été dit par le directeur de la danse que fait par le chorégraphe. Pas parler, faire, répétait Noureev…

Le Tout Nouveau Testament athée

En voyant la bande-annonce du Tout Nouveau Testament, je me suis dit qu’il fallait absolument que j’y aille. J’imaginais que cette parodie biblique serait quelque chose comme une version comique des Intermittences de la mort. Cela commence fort, avec en prologue l’Ancien Testament revu et corrigé sauce Arte : après des girafes de synthèse, c’est un homme nu qui déambule dans les rues vides et pluvieuses du Bruxelles d’aujourd’hui, essaye de se débarrasser du rectangle noir de la censure qui lui colle au cul, et rencontre Ève, nue dans une cantine vide, un badge à son nom collé sur le sein. Avance rapide sur la reproduction des générations : nous voilà aujourd’hui, dans l’appartement de Dieu, un beauf exécrable qui n’arrête pas de faire des crasses à ses créations et de gueuler contre sa gamine, laquelle décide de suivre l’exemple de son frangin JC et se tire pour aller rassembler sa team d’apôtres (JC lui conseille d’en prendre 6, comme ça, avec les 12 à lui, ça fait 18, comme une équipe de baseball – sport qu’adore leur mère et que déteste leur père).

À partir de là, le film se déroule par chapitre, un par apôtre, six séquences où chaque élu-au-hasard raconte son histoire à la gamine qui écoute et épilogue en leur dévoilant quelle est leur « petite musique1 ». Le ton est donné : Le Tout Nouveau Testament, c’est la rencontre de Céline et d’Amélie Poulain. Le rouge et vert, qui auraient révélé le fabuleux destin cliché de l’humanité, ont tourné : le bain du Tout Nouveau Testament ressemble à l’eau qui flotte dans la poêle de Palpatine2 quand l’évier déborde de la vaisselle de toute la semaine. De loin, l’accumulation est comique, mais quand on s’approche, cela se met à puer. Des relents de déception, de ressentiment, d’aigreur. Envers les cons, les beaufs et les simples d’esprit, envers la société toute entière, envers l’homme et envers Dieu, envers et contre tous. L’humour potache, relevé avec beaucoup de légèreté par la culture que suppose la parodie, découvre un arrière-goût de satire – on ne blasphème plus de gaité de cœur. Ma religion, c’est du poulet : sauce aigre-douce. On ne sait pas si la douceur est là pour rajouter quelques grammes de tendresse (le visage tout rond de la fille de Dieu, la rencontre pleine de fleurs jaunes entre la belle apôtre à qui il manque un bras et son condisciple assassin…) dans un monde de brutes (où les SDF se font tabasser) ou bien si l’ironie cinglante doit sauver l’amour de la niaiserie.

Le film se finit sur une pirouette divine : ceux dont l’heure était venue sont épargnés, et les compteurs du temps annoncé jusqu’au décès sont supprimés. On a à peine le temps de savourer ce petit miracle que la femme de Dieu, qui n’est que paix et tricot, se met à refaire la déco de la création et tapisse le ciel avec un motif à grosses fleurs soixante-dizard. Le kitsch de ce papier-peint windosien est raillé avec une virulence qui trahit un certain malaise : en le réduisant à sa dimension esthétique, on veut méconnaître que le kitsch est consubstantiel à l’homme, lequel se sait mortel et fait tout pour l’oublier. Y compris se laisser aller au bon sentiment dans un film déjanté à la Arte. Et railler ce laisser aller. Peut-être que, dans cette comédie aigre-douce, c’est notre condition que nous ne parvenons pas à digérer. En tant qu’athée, on veut avoir foi en l’homme, mais ce succédané d’absolu donne envie de crier je t’aime je te hais à ce Dieu qu’on a tué. T’aurais quand même pu nous faire à ton image, Ducon. Immortels. On se serait marré, au lieu de rire jaune.


1
 Petite musique baroque : à la fin de la séance, j’ai entendu un spectateur regretter qu’il n’y ait pas d’autres musiques, « du jazz par exemple ». Fear.
2 Toute coïncidence avec des personnes, réelle ou fictives, est fortuite.