Le beau est toujours bizarre, qu’il disait

Boulez / Béjart. Autant dire que j’avais choisi mon camp : j’étais résolument balletomane pour ce concert chorégraphique1. La mélomane qui sommeille en moi s’y est laissée trainer de mauvaise grâce et, pour être honnête, la balletomane n’aurait pas pris la peine de la convaincre si elle avait su que le programme reprendrait trois pièces déjà présentées à Garnier il y a 5 ans. Sans compter les deux bonus-sans-danse dispensables qu’étaient les Neuf bagatelles de Friedrich Cerha (en gros : un toon qui se dégonfle comme une baudruche et se fait requinquer au cric pour repartir de plus belle) et les Accords perdus de Grisey, qui auraient gagné à être vraiment perdus (et pas seulement dans le brouillard : le cors-corne de brume, impressionnant de technique et fascinant durant la première minute, m’a rapidement rappelé Berio au basson).

Feu vert, feu rouge… Sonate à trois m’évoque un feu tricolore, qui continuerait à fonctionner même sans circulation, sans route, de toute éternité. L’enfer sartrien que Béjart a transposé sur une sonate de Bela Bartok fonctionne comme une mécanique bien huilée : il y a le couple formé par l’homme et la femme en vert ; le couple formé par l’homme et la femme en rouge et, moins que la jalousie, le désir suscité par la femme en rouge chez la femme en vert. Grâce à cette formation du triangle amoureux-haineux, il devient rapidement évident que ce n’est pas l’homme que l’on se dispute, mais une place aux yeux des autres. Dans un huis-clos où il est impossible et où l’on a peur d’être seul, il s’agit d’exister par et en dépit d’autrui – entreprise vouée à l’échec et au ressentiment. La chorégraphie de Béjart le montre très bien (l’agitation des tours et des grands battements est très lisible), mais le montre comme un symbole, qui se donne à comprendre, pas à ressentir. Aussi, il est très facile de rester étranger à ce spectacle et, tandis que les danseuses reprennent inlassablement les mêmes tours et grands battements, je me demande si cette pièce-purgatoire ne serait pas à l’image du Béjart Ballet Lausanne maintenant qu’il est sans Béjart, condamné à répéter les mêmes pièces jusqu’à épuisement – des danseurs ou du public, telle est la question. (J’ai du mal à imaginer un Béjart Ballet Lausanne sans Elisabet Ros, Gil Roman et Julien Favreau. Et, moins avouable, je me demande si ce serait vraiment un mal que la troupe disparaisse après eux.)

La marche à l’oubli semble déjà avoir commencé dans ma mémoire : je ne me souvenais absolument pas avoir assisté à Webern Opus V (mon blog, lui, est formel). Autant dire que je ne m’avance pas trop en disant que la pièce ne me laissera pas un souvenir impérissable, malgré ses lignes surprenantes, malgré Jiayong Sun et Kathleen Thielhelm (manifestement pas hyper à l’aise sur la scène de fortune, grinçante et brinquebalante, montée pour l’occasion).

Le Dialogue de l’ombre double a raccroché un semblant de sourire à nos lèvres avec sa clarinette erratique (musique de Pierre Boulez), son duo drôlatique de danseurs-acrobates qui m’ont fait penser au gymnaste de Ponge, et ses deux lions en peluche dont celui, animé, qu’Aymeric a promu star de la soirée. Sourire et tristesse de clown.

 

1 On sent la bizarrerie de l’exercice dans la présentation du programme, où le compositeur cède au chorégraphe sa place d’auteur, en gras, à chaque fois que la pièce a été chorégraphiée. La « Note sur l’œuvre musicale » est également distincte de celle sur la chorégraphie – voir la musique et entendre la danse, ce n’est pas encore gagné. Mélomanes et balletomanes, miscibles en un seul et même public ? On n’a pas gardé les lions ensemble !

Besides, what is sanity?

Palpatine m’a fait découvrir Solaris dans une de ces soirée c’est-bon-pour-tes-classiques. Le film de Tarkovski ne m’a pas ennuyée : il m’a frustrée – une frustration de magnitude 6 sur l’échelle de Mulholland Drive, je dirais (Mulholland Drive étant le point où je trépigne sur le canapé et mords les coussins de dépit). Il y a ce docteur, Kris Kelvin, cette mission étrange qu’on lui destine, cette planète encore plus étrange, qui serait dotée d’intelligence, et surtout ces apparitions qu’elle suscite sur la station d’où les scientifiques l’étudient, des projections d’êtres étranges ou étrangement familiers qui ont poussé Gibbarian, l’un des scientifiques, au suicide et rendent peu à peu fous les deux autres, Snaut et Sartorius. Kris, lui, apparemment plus chanceux, retrouve ainsi Hari, sa femme qui s’était suicidée. On se passionne pour la relation qui se noue entre Kris et cette cette créature qui ressemble trop et trop peu à sa femme, pour le mystère des consciences, de l’inconscient et de cette planète qui les agite dans le huis-clos de la station spatiale. Et puis rien. Pas d’issue narrative, pas de métaphore. Rien. C’est le mystère, vous comprenez. Après nous y avoir enlisé, nous y avoir fait macérer, Tarkovski nous laisse en plan. C’est le mystère – joker ! –, un mystère qui n’a plus rien de mystérieux, plus rien d’intrigant ; c’est Dieu, c’est la vie, c’est la mort, c’est ce que vous voulez, c’est infini, non-fini, ce n’est rien, ça ne passera pas, en travers de la gorge.

Le Solaris de Dai Fujikura ne nous laisse pas en plan : il se pose d’emblée sur un autre plan – sa cohérence est toute métaphorique. L’opéra commence in media res : non pas dans l’action, il n’y en a pas, mais en plein dans la chose, dans le rien, en plein dans le mile, dans le mystère. Pas de mission top secret, pas de briefing par les scientifiques de l’armée, pas d’amorce narrative, on vous fait croire que, pas de regret, pas de départ autre qu’un écran qu’on dirait couvert de neige hertzienne et qui, vu avec les lunettes polarisées distribuées à l’entrée du théâtre, nous plonge dans les remous de l’étrange monde que nous abordons. Alors qu’on laisse les formes monter jusqu’à nous dans le silence de ce prologue inattendu, on quitte le bruit et l’agitation extérieurs de ce jour de semaine, on perd peu à peu pied, prêt à le poser en terres inconnues. C’est le sas parfait, qui manque si souvent à l’opéra où les ouvertures, de toute beauté, sont englouties comme des amuse-bouches sophistiqués par un affamé qui ne prend même pas le temps de mâcher.

Lorsque la musique éclot du silence, on est prêt à l’entendre, aussi étrange soit-elle, on est prêt à tout entendre, même ce que l’on ne comprendra pas, car on sait déjà qu’il n’y aura pas d’histoire (à laquelle on pourrait attendre une fin), seulement des remous. Le spectateur qui n’a pas vu le film de Tarkovski ni celui de Soderbergh ni lu le roman de Stanislaw Lem doit éprouver quelques flottements ; mais n’est-ce pas justement de mise dans cette affaire d’océan ?

Le livret de Saburo Teshigawara, épuré de tout contexte, de toute intention narrative, se concentre sur la relation de Kris avec la vrai-fausse Hari, incarnation de son passé et de sa culpabilité. Comme le remord, elle ne peut le quitter, s’accroche sans arrêt à lui comme une femme éplorée que son amant voudrait quitter. La simple présence de cette Hari rappelle à Kris le suicide de sa femme, mais il ne peut vouloir la faire disparaître sans requalifier le suicide en meurtre – de sa responsabilité. Dans cette impasse, le suicide de l’être aimé se rejoue comme un supplice de Prométhée pour Kris : la vraie-fausse Hari tente à plusieurs reprises de se donner la mort, sans jamais parvenir à mourir. On n’attend pas d’issue, seulement l’épuisement du thème par le compositeur, comme l’épuisement d’une réverbération sonore. Et encore ne l’attend-t-on pas vraiment : la scénographie, les lumières, le livret, la danse, la musique… tout est fait pour nous mettre sous hypnose.

La scénographie, d’abord : les danseurs évoluent sur une scène à l’intérieur de la scène, à peine plus petite, juste assez pour placer les chanteurs devant, en orbite, et pour fermer les espaces latéraux, d’habitude ouverts sur les coulisses. L’espace, rétréci, peut évoquer le huis-clos de la station spatiale en même temps que sa blancheur en fait une zone lumineuse, sorte d’espace mental infini (où viennent se perdre les voix sonorisées, lorsque les personnages se parlent à eux-même). On se croirait passé derrière l’écran d’une vieille télévision. Les danseurs semblent tellement être des projections des voix qu’ils incarnent qu’on s’attend à tout moment à les voir clignoter comme des hologrammes mal réglés – un intermède dansé par Saburo Teshigawara va d’ailleurs dans ce sens, même s’il est beaucoup moins saisissant que sa première entrée : ses bras qui se rétractent et se déplient comme sous lumière stroboscopique créent un malaise semblable au visiteur de Snaut dans le film de Tarkovski, créature difforme aux bras trop longs.

Plus que les apparitions fugaces du chorégraphe, ou même de Nicolas Le Riche, dont le Snaut est d’autant plus inquiétant qu’il est effacé, ce sont Rihoko Sato et Václav Kuneš qui occupent la scène, lui dans T-shirt blanc qui moule son torse de jeune homme comme une combinaison de science-fiction, elle dans une mini-robe-tunique blanche, tous deux débordant de jeunesse à défaut d’innocence. Ils passent d’une danse qui en est à peine une (mise en espace des voix, gestes plus ou moins mimés) à un mouvement effréné qui les met chacun aux prises de l’autre. Comme cela arrive parfois, la gesticulation continue débouche sur une espèce d’immobilité, qui garde le spectateur captif dans le moment même où il dérive vers l’indifférence. Celle-ci, moins désintérêt qu’indifférenciation des gestes, plonge le spectateur dans une transe d’autant plus douce que le mouvement est rapide (un peu comme une ampoule dont la lumière est d’autant plus stable qu’elle clignote rapidement). On ne voit plus vraiment la danse, et on ne voit pas non plus le temps passer.

Nous sommes dans une sorte d’éternité, que viennent polir encore les mots. La pauvreté du livret, ou plutôt de son vocabulaire, qui a déçu les amateurs d’opéra (je pensais qu’avec tous ces opéras italiens, ils étaient habitués…) m’a au contraire semblé très adaptée. Ces mots simples, sans cesse répétés, dressent par leur limpidité cette barrière si caractéristique du mythe, qui comprend et défend les interprétations les plus complexes. On peut le dire, le redire, l’analyser, le mythe est toujours plus simple, toujours plus complexe, que les interprétations aplanisantes, psychologisantes, qui l’entament en voulant l’expliquer (percé, le mystère n’est plus entier). On se heurte à ces mots trop simples pour dire tout ce qu’on veut leur faire dire, et trop simples pour ne pas signifier autre chose que ce qu’ils disent. La pauvreté d’expression du mythe est sa meilleure arme, le garant de sa puissance toujours renouvelée. N’attirant pas à eux toute l’attention, la soutenant seulement, les dialogues de Solaris vident la scène et laissent la place à la musique pour qu’elle puisse résonner (et c’est par là, seulement, que l’opéra raisonne).

Mes connaissances en musique et a fortiori en musique contemporaines sont trop maigres pour que je puisse parler de la musique de Dai Fujikura, mais toutes ces impressions sonores de matière étirée, de lumière réverbérées et de tensions accumulées font sentir l’inquiétante étrangeté de Solaris. Jamais on n’a eu davantage conscience de la réalité physique de la musique que dans ce monde d’émissions et d’ondes, qui nous sondent et font écho. La musique puise en nous, nous épuise, et nous rapproche ainsi de l’épuisement toujours retardé des danseurs, de Kris, de tous les hommes. La fatigue de vivre, qui nous rapproche de la mort, mais dont l’effort qui en est à l’origine seul nous maintient en vie, voilà le mystère. Alors que le film dépressif de Tarkovski me le faisait rejeter violemment, instinctivement, comme un cheval qui se cabre devant l’obstacle, l’opéra hypnotique de Dai Fujikura me le fait accepter : I fear death, I fear living. But I accept both.

(Besides, what is sanity? Refuser la mort ou s’y résigner, au risque de se mettre à la désirer ?)

 

À lire : la notule érudite de Carnets sur sol, qui vous expliquera mieux que moi en quoi la musique et les chanteurs étaient bons (j’ai beaucoup aimé Sarah Tynan, qui interprétait le rôle de Hari).

La Saint-Valentin interdite

L’Amour interdit un 14 février : on appréciera l’ironie. Il faut être un peu cynique ou très mélomane pour concocter un tel programme1, qui malmène l’amour par amour de la musique – amour de la musique dans lequel on devine déjà l’amour de l’amour, cette passion toute occidentale. Valse d’Eros-Thanatos à quatre temps.

L’amour est enfant de Bohême, doté d’un sacré esprit de contradiction. Preuve en est : on ne peut s’empêcher d’apprécier La Défense d’aimer de Wagner, aussi peu wagnérienne soit-elle. Les castagnettes à elles seules font surgir la dangereuse volupté de Carmen, évoquant une fougue aux antipodes de la précision et de la retenue avec laquelle le percussionniste les manie !
 

L’amour est romanesque. En tant qu’idée, idéal qui n’est pas de ce monde, l’amour est un parfait moteur narratif – une énergie au moins aussi renouvelable que celle des moulins de Don Quichotte, à la poursuite de sa Dulcinée. Le violoncelle solo prête ses cordes sensibles au héros de Cervantès, sans cesse détourné de ses nobles pensées par les embardées du saxophone (?), qu’on jurerait émaner de Sancho. Ces deux registres coexistants disent la difficulté de transposer l’humour romanesque, impliquant la distance, dans une œuvre musicale dont le lyrisme suppose par définition adhésion du sujet au monde qu’il embrasse.

La distance humoristique, Strauss ne la place pas entre les notes (l’alternance binaire entre la musique et le silence risquerait par trop de nous éloigner de la musique), mais entre les pupitres. Il n’use pas de dissonance ou de cacophonie ironiques, comme le ferait Chostakovitch ; des pupitres sous la menace incessante de sécessions, tenus ensemble in extremis, voilà sa traduction musicale de l’humour. Pas mal, non ?

 

L’amour est fascination enchanteresse. Et à ce titre, ne peut qu’être un air de flûte composé par Debussy. C’est du moins ce dont on jurerait en entendant Pelléas et Mélisande, pour toujours enveloppé dans une vision bleu Wilson (il existe un bleu Wilson comme il existe un bleu Klein).

 

L’amour est amour passionnel de la mort. Le cor retentit comme un immense soupir qui détend tout le corps : la mort d’Isolde est un soulagement. C’est la destination ultime de son amour pour Tristan-Thanatos, de cet amour vécu comme passion.

Des souvenirs de Bill Viola, mon imagination a récupéré la lumière du feu et l’abandon du corps dans l’élément aqueux (le corps d’une Ophélie noyée, dos cambré, poitrine offerte, visage tourné depuis les profondeurs vers la surface lointaine) pour forger l’image du corps flottant d’Isolde et de son thorax qui s’ouvre soudain sur un être de lumière – une lumière aussi puissante que la déflagration sonore qui l’a transpercée. La mort lui a été donnée et Wagner nous l’offre dans un final lumineux.

 

Ce sera dit : j’aime l’Orchestre de Paris !

1 Programme parfait pour Palpatine et moi qui prenons soin de ne pas la fêter ensemble.

Zut, flûte et violoncelle

D’abord, il y a eu cette histoire de bouteille. La faute à la Philharmonie. Puis un replacement raté. La faute à Palpatine et moi, qui nous sommes fait griller par l’ouvreur (d’après lui, parce que j’avais voulu m’asseoir trop tôt ; d’après moi, parce qu’il a tardé et que nous étions les seuls debout, fort repérables). Maugréant l’un contre l’autre, nous courrons jusqu’à sixième étage alors que les musiciens entrent en scène. L’ouvreuse, fort aimable et pragmatique, nous suggère deux sièges qui ne sont pas les nôtres, mais qui nous éviteront de déranger qui que ce soit. Palpatine s’assoit ; je fais signe au monsieur qui a mis ses affaires sur l’autre place que je souhaite m’y installer : « La place est prise. » Par son manteau, donc. J’en reste littéralement sur le cul : ébahie par ce manque de courtoisie mais dans mon tort, je m’assoie par terre, sur les marches, à côté de l’ouvreuse, qui participera à notre conversation muette de grands yeux étonnés lorsque Palpatine se retournera vers moi, entre deux mouvements. Excédée par tout le monde, moi compris, il me faut un certain temps pour me remettre de cet accès de misanthropie, qui m’empêche d’entendre rien d’autre que ma mauvaise conscience et ma mauvaise humeur. Et m’empêche de rien voir d’autre que l’assez courte queue de cheval de la soliste, qui, dès les premières mesures, voltige en tous sens (surprise de constater que les cheveux sagement tirés en arrière sont la conséquence d’un caractère fougueux – un oxymore capillaire, à tout le moins).

Prendre un point fixe. Je me concentre sur le dos de la violoncelliste. Y a-t-il rien de plus beau qu’un dos en mouvement, où les omoplates respirent comme des ouïes ? Un dos qui plus est magnifiquement décolleté par une robe qu’il a fallu attendre les saluts pour découvrir – dentelle et ceinture d’un jaune délicat, relevant le noir de soirée d’une manière fort élégante et inattendue. Un peu comme le bis que Sol Gabetta avait déjà donné à Pleyel – mes voisins de devant, comme moi la première fois, se demandent si c’est bien d’elle qu’émane la voix, flottant au-dessus d’un archet tout à la fois baudruche qui se dégonfle, éclat de lumière qui se réfracte sur une stalactite et doigt humecté qui tourne sur le rebord d’un verre en cristal.

Quand, calmée, je me suis aperçue qu’en plus d’avoir une vue plongeante sur la soliste, j’avais de la place pour mes jambes et une vision dégagée de toute barre de sécurité (deux avantages que l’on perd à la Philharmonie dès que l’on a posé ses ischions sur un siège rembourré), j’ai pu commencer à vraiment apprécier le Concerto pour violoncelle de Dvořák. Est-ce d’avoir lu dans le Cadence du mois de mars que Sol Gabetta aspirait désormais « à un son moins crémeux et plus intime, y compris dans un concerto aussi symphonique que celui de Dvořák » ? Le moment que je retiendrai est le pas de deux entre le violoncelle et la flûte traversière, logés dans l’intimité de l’orchestre qui les isole de la salle et pour ainsi dire du reste du concerto, seuls au milieu de tous, à distance l’un de l’autre, la violoncelliste devant, le flûtiste derrière, comme Orphée suivant le dos de son Eurydice. Contrairement à celle-ci, la violoncelliste ne se retourne pas et, de la tristesse de se savoir seul, naît le sourire de se savoir seul à deux – il y a quelqu’un, quelque part, inaccessible mais très proche, qui vous offre la consolation de sa présence. La beauté de la musique n’est peut-être que le soulagement de la tristesse qu’elle exprime.

Après l’entracte, ce sont cors, cordes tendues-ténues et percussions mystérieuses… Ainsi parlait Zarathoustra ; ainsi, éblouie, n’ai-je pas tout entendu. L’esprit de Till l’Espiègle avait déjà du s’emparer de moi, car je me suis surtout amusée à observer l’arrière de l’orchestre : les timbales qui exigent des guili-guili alors que l’on est en public, c’est un peu gênant, tout de même ; les maillets coton-tiges, disposés comme les outils d’un chirurgien prêt à opérer, survolés par une main experte qui hésite une seconde avant de saisir l’instrument plus adapté, que rien, à nos yeux inexercés, ne distingue des autres ; les maillets barbe-à-papa, comme une rangée de pommes d’amour en attente d’être servies ; la cloche, que l’on a une irrépressible envie de sonner, et ce drôle de jouet cliquetant que l’on fait tourner sur sa tige comme un drapeau à l’arrivée d’une course. Et tout cela vibrait, vibrait, sous la main-colibri de Valery Gergiev, qui pourrait se faire engager direct par Amagatsu. Dernier coup de patte du maître, griffes rétractées : le moelleux d’un tigre en peluche avec le panache d’un félin. (Il paraît que j’ai trop d’imagination.)

Un peu sèchement

À Covent Garden, afin d’éviter les quintes de toux dans le public, le théâtre propose des petits bonbons pour la gorge. À la Philharmonie, depuis cette semaine, on vous confisque vos bouteilles d’eau. Je ne parviens même pas à en vouloir aux tuberculeux de service lorsqu’un passage ténu d’Ainsi parlait Zarathoustra est complètement gâché par des toux, pire que les grésillements et les taches d’un vieux film à la pellicule piquetée : je suis furax envers ceux qui ont décidé cette nouvelle norme de « sécurité », totalement absurde. Vous me direz, on en a l’habitude dans les aéroports. On s’y est plié. On finit sa bouteille avant les contrôles, on pisse avant l’embarquement, et Palpatine cite Surveiller et punir quelque part entre les deux. Il y a dans les aéroports un cérémonial, un je ne sais quoi d’officiel, la douane, la police, qui m’ont toujours empêché de questionner cette autorité. Je jette ma bouteille d’eau, point.

La Philharmonie, en revanche, respire l’amateurisme – malgré la compétence du personnel présent, qui fait de son mieux avec ce nouveau lieu. Jeudi dernier, quand je suis arrivée à la Philharmonie devant des tables couvertes de bouteilles d’eau de toutes tailles et toutes marques, assemblement digne d’une installation d’art contemporain (parce qu’évidemment, aucune poubelle n’avait été prévue), l’absurdité et l’arbitraire de la mesure m’ont sauté aux yeux. Tiens, aujourd’hui, on confisque les bouteilles d’eau, comme ça (les clémentines aussi, manifestement – trop juteuses, sûrement) !

Si la mesure a pour but d’éviter l’introduction de liquides dangereux, il devrait suffire de boire à sa bouteille devant le vigile. J’ai tenté et me suis fait rembarrer. L’interdiction des bouteilles d’eau pourrait être un souhait de la direction, pour éviter les pschit en plein concert, par exemple. Mais alors, la logique la plus élémentaire voudrait que les bars n’en vendent pas.

Cette nouvelle mesure confiscatoire est d’autant plus scandaleuse que l’eau n’est pas potable à la Philharmonie et, que pour vous éclaircir la gorge à l’entracte (ou prendre un médicament, ce qui arrive fréquemment à l’heure du dîner), il vous en coûtera la bagatelle de 3,50 € – pour une bouteille de 50 cl. Et moi qui songeais qu’installer des bonbonnes d’eau aurait été un geste élégant en attendant l’assainissement des tuyaux ! La direction a d’autres chats à fouetter, vous me direz. Oui, c’est sûr. Confisquer les bouteilles d’eau pour augmenter leur chiffre d’affaires, par exemple – ce qui est in fine la seule explication rationnelle. Que cela soit effectivement le cas ou non (je soupçonne qu’il n’y ait rien de rationnel là-dedans, seulement de la bêtise), c’est contre-productif : peut-être pas dans l’immédiat, mais à moyen terme. Ce sera l’absence d’une petite goutte d’eau qui fait déborder le vase. Je suis curieuse de voir, vraiment, quel sera le taux de remplissage de la salle l’année prochaine.

J’aurais bien fait un scandale sur place, mais je suis câblée de telle sorte que, lorsque je m’énerve, je finis par me mettre à pleurer, ce qui n’est pas un excellent vecteur d’indignation. J’ai donc fait demi-tour et planqué ma bouteille au fond de mon sac de Mary Poppins. Inutile de dire que, tant que l’eau ne sera pas potable, je continuerai à venir avec ma bouteille d’eau. Et si on me dit quelque chose, cette fois, préparée, je ferai très calmement un scandale.

 

(J’étais partie pour faire un compte-rendu du concert… qui aura le droit à une chroniquette bien à lui, parce que ce genre de considération ne devrait pas nous gâcher le plaisir.)