Mars spectaculaire

C’est la loi des séries : après la désertion culturelle, 3 spectacle en 3 semaines ! (Oui, je sais, c’était la dose hebdomadaire dans la vingtaine parisienne. Non, je sais, la série ne s’est pas prolongée en avril.)

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Samedi 4 mars,
à l’Opéra de Lille

G.R.O.O.V.E. de Bintou Dembélé

Un parcours de déambulation dans tout l’Opéra ? J’avais en mémoire l’expérience de Boris Charmatz au palais Garnier ; cela me semblait chouette de récidiver à l’Opéra de Lille avec une autre chorégraphe. La formule s’avère nettement différente : pas de promenade à la carte, le public est scindé en trois groupes et sommé de suivre les bonnets bleus, roses ou jaunes des ouvreurs, en fonction du bracelet de naissance en papier qu’on nous accroché au poignet (team jaune fluo). Trois groupes pour trois espaces distincts (la rotonde au sous-sol, la scène et une salle de répétition tout en haut) et des embouteillages à l’interclasse, qui renforcent l’aspect fragmentaire de cette soirée.

Extraits de Bintou Dembélé en kaléidoscope :

Sur les marches devant l’Opéra, les danseurs ne dansent pas encore ; ils prennent la pose et en changent quelques fois. Les badauds sentent qu’il se passe quelque chose ; les spectateurs attendent qu’il se passe quelque chose. Les artistes tirent la gueule devant une moto, bad girls bad boys défiant un objectif qui n’existe pas, le public peut-être. Personne ne danse. Je suis partagée face à ce voguing sans mouvement, qui contribue à n’en pas douter à créer cette présence de dingue chez des artistes qui se présentent dépouillés de toute virtuosité, mais nous prive des promesses qu’il nous sont faites. Vous allez voir ce que vous allez voir, semble nous dire ce préambule ; et que voyons-nous ? Quand verrons-nous danser ?

À la rotonde au sous-sol, le chant évoque au micro l’héritage des plantations esclavagistes. Il occupe l’espace, la chanteuse immense dans une immense robe à panier. Assis autour des colonnes, on attend, en essayant de ne pas attendre. C’est une danse minimale, puis plus si minimale mais encore anecdotique, qui finit par accompagner le chant, des ondulations de cheveux, de bras. C’est beau quand on renonce au spectacle de danse qu’on était venu voir, si on y parvient (sinon : illustration).

La scène a été transformée en parking à coup de néons, un corps au sol inerte. Le public erre sans trouver de place jusqu’à ce que le corps soit traîné puis accroché à une corde (les néons empilés sous lui en un mikado-bûcher), et hissé dans les airs comme une victime de lynchage tandis qu’une foule de vêtements désincarnés descendent des cintres, fantômes des pendus de l’histoire. À ce point de la soirée, je suis tentée de la rebaptiser S.E.U.M.

Dégringolade d’intensité en montant dans la salle de répétition sous les toits de l’Opéra, pour assister à une projection vidéo. Il y est notamment question de danse indienne et urbaine ; ça aurait eu sa place dans le cours de la fac sur l’appropriation culturelle.

Bleu, rose, jaune, nous sommes tous regroupés dans le foyer pour un court entracte puis un défilé avec aplomb et tissus métalliques dorés — voguing assumé. On se gêne un peu entre spectateurs. Je me demande l’effet que ça fait au groupe qui vient de la scène (du crime).

Enfin, nous (re)trouvons notre place de spectateur dans la salle, les danseurs sur scène pour une reprise des Indes galantes, aka la chorégraphie qui a fait connaître Bintou Dembélé au grand public (mélomane, parisien, bourgeois, venu assister à un opéra baroque et transporté par un passage de danse krump). C’est assurément le clou du spectacle, si on peut appeler cette soirée spectacle et si, après la performance du pendu, on peut se défaire du clou comme de l’élément christique qui affiche la souffrance. Je suis incapable de bouder plus longtemps mon plaisir face à cette session de rattrapage, tout comme je suis ensuite incapable de résister à l’invitation faite au public de monter sur scène, mais reste un peu perplexe face à cette liesse soudaine (factice ?) après des sujets si graves (besoin de se défouler ?).

Monter sur scène : il ne faut pas le dire deux fois à des danseuses amatrices. Toutes ou presque, nous jetons nos manteaux sur un fauteuil et allons rejoindre sur le plateau les danseurs de Bintou Dembélé et les krumpers locaux venus gonfler les effectifs (dont une camarade de fac, tellement belle en scène même si manifestement un peu intimidée). L’Opéra est transformé en boîte de nuit. De manière contradictoire, je m’efforce d’oublier et de goûter le moment : goûter la salle vue depuis la scène, le plaisir de danser sur une scène où je ne serais jamais montée en tant que danseuse ; oublier qu’hormis une brève interaction avec une danseuse krump amatrice (cœur sur elle) je danse seule, malgré la foule d’inconnus et le petit noyau de camarades, oublier que je dois faire l’effort de m’oublier, ayant davantage obéi à la joie transgressive de monter sur le plateau qu’à une véritable pulsion de danse (pas si enfouie, pourtant).

Quelque jours plus tard, des camarades de fac me feront part de leur étonnement, ne m’ayant jamais vu danser comme ça.

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Jeudi 9 mars,
au Colisée de Roubaix

West Side Story

C’est la production que l’on verra la saison prochaine à Paris, en avant-première à Roubaix. On n’est pas floué sur la scénographie, les décors sont à la hauteur, le cast aussi. C’est bien chanté, bien joué*, bien dansé, avec professionnalisme et énergie. Parfait pour une soirée au débotté avec une place dégotée en dernière minute à 15€.  Je ne sais pas ce que j’en aurais pensé si j’y avais mis la somme que coûte véritablement le spectacle… Et pourtant je suis rentrée (à pieds, ce luxe) en criant intérieurement MAMBO tous les dix mètres. Peut-être que ça manquait juste de quelqu’un avec qui le partager, ou d’entrain collectif ? Quand l’orchestre a repris un extrait de Mambo pour signaler au public la fin de l’entracte, personne n’a surenchéri avec les cuivres.

Par un street artist de Roubaix

* Par un orchestre live, le Colisée possède donc une fosse !

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Jeudi 16 mars,
à l’Opéra de Lille

Mystery Sonatas / for Rosa, d’Anne Teresa De Keersmaeker

Pour nous remercier d’avoir animé des ateliers à destination des scolaires (pourtant intégrés à notre formation), l’Opéra de Lille nous a offert des places de spectacle !

La demi-bande de Möbius métallique attachée aux cintres réfléchit des effets de lumière magnifiques. De la beauté, oui, mais pas au point de ne pas avoir mal aux fesses, sur les sièges pourtant confortables de l’opéra. 2h15 sans entracte, c’est long quand les moments d’empathie kinesthésiques se font rares. J’apprends par la suite qu’ils ont surgi lors les passages qui étaient le moins de Keersmaeker, solos intégrés par la chorégraphe mais proposés par les danseurs. Mon esprit de contradiction a ainsi trouvé le plus de joie sur les cinq sonates dites “douloureuses”, par opposition aux cinq “joyeuses” qui précèdent et aux cinq “glorieuses” qui suivent.

Parmi les pétales de roses séchés que je retrouve en feuilletant mon dictionnaire mémoriel, il y aurait :

  • un moment de douce pénombre, où les danseurs sont comme endormis les uns contre les autres dans un rayon de lune, au milieu des scotchs de couleurs phosphorescents au sol ;
  • des habits de lumière noire ;
  • la danseuse avec une coupe au carré, qui me fait penser à F., avec nous en première année de formation au DE, dont je suis également fan.

À la sortie, mes camarades sont globalement enthousiastes, et je me demande dépitée où est passée ma joie de spectatrice, la vraie, celle née de la fascination, qui donne la sensation d’avoir vécu plus intensément une soirée durant ? Où est passée ma came ?

Un jour Jeanne Benameur est venue

Après Laver les ombres, j’ai voulu lire d’autres romans de Jeanne Benameur. Debout dans les rayonnages de la médiathèque, j’ai lu plusieurs incipits pour déterminer lesquels me donnaient le plus envie de poursuivre. Un bol qui se cassait en deux dès la première page m’a fait immédiatement pensé à cet extrait presque anecdotique de Laver les ombres, vers la fin du roman, après l’acmé de la tempête :

L’ensemble devait bien former un tout, qu’on nommait, qui servait à quelque chose. Maintenant les deux sont inutiles et on peut les considérer séparément, comme si c’était des choses distinctes. On ne peut plus dire le nom.

Brisure commune. En quelques pages, titres, quatrièmes de couverture, j’ai senti apparaître une continuité de thèmes. La filiation et ses héritages psychogénéalogiques. Le geste, dansé ou non. L’abandon. L’intimité. Ce n’est probablement qu’une question d’ordre ; je finirai probablement par tout lire de Jeanne Benameur.

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D’abord Un jour mes princes sont venus. J’ai tout de suite aimé le passage du futur au passé, du singulier au pluriel. Un prince viendra, est venu, puis un autre lui succède, successives projections idéalisées d’un père dont l’héroïne n’a pas fait le deuil (encore une fille qui avait perdu son père). C’est moins intense que le roman par lequel j’ai découvert Jeanne Benameur, mais c’est fin, évidemment. Sans spoiler, ça se termine comme ça :

Merci, mes princes.
Maintenant, un homme peut venir.

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Puis Les Mains vides. Auprès de Madame Lure, qui met du temps à devenir Yvonne, et de Vargas, jeune homme qui vit dans une roulette et ne se sépare pas de sa marionnette Oro, j’ai retrouvé la densité poétique de Laver les ombres. L’envie de tout garder sous forme de citations.

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Les images

Madame Lure rêve sur des brochures de voyage. C’est la première image qu’on a d’elle. Elle ne rêve pas aux destinations proposées ; elle entre dans les images, au contact des peaux, des étoffes et des éléments. Un jour, c’est la ville même qui devient un réservoir d’images, sans même avoir besoin d’en prendre des photographies :

Le jeune homme lui a appris sans le savoir, et désormais elle dérobe, elle aussi. À sa façon. Elle dérobe des images.
[…] Elle marche en cadence le long des rues et elle voit et elle prend. Le d’images lui appartiennent. Toutes. Toutes celles que sa rétine prend.

Cela me donne envie de retrouver cette attention flottante, poétique, des longs trajets urbains à pied, sans heure d’arrivée.

Les images sécrètent des images. En abondance.
Les images n’ont besoin que de caresse pour vivre.

Ils [les arbres] sont là, devant elle, de l’autre côté.
Elle se rend compte qu’elle préfère regarder leur reflet dans l’eau. Monsieur Lure, lui, les préférait dans les livres.
Lire, c’est voir les choses dans l’eau ? Les regarder par leurs reflets ?

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Les mains

J’ai lu sans retenir le titre du roman ; j’ai mis du temps à retrouver la prégnance de la métaphore, plus attentive à la caresse qu’aux mains. Libres. Des mains libres, pas vides. Toujours cette histoire de lâcher prise, d’abandon consenti, qui découvre le contraire d’une crispation.

L’immobilité de ses mains l’avait saisi. Quelque chose dans son absence à tout était alors si concentré, si dense, qu’il en avait été bouleversé.
Cette femme existait comme un caillou sur le sentier.
Une présence rare.

Ses mains à elle ont toujours su prendre, tenir, porter, poser. Elle ne sait pas caresser. Il aurait fallu apprendre. Quelqu’un.
Ses mains essayent.

Caresser. Caresser.
Essuyer, ce n’est pas caresser.
Le chiffon, entre la peau et chaque chose, empêche.

Madame Lure sait que la nuit enveloppe les gens qui ils restent, comme elle, assis, seuls, dans une cuisine. Elle s’en est toujours gardée.
Ce soir, elle laisse faire.
Des morceaux d’elle partent à l’obscur. Elle consent.
[…] Celui qu laisse la nuit l’enveloppera ne compte plus les heures, c’est fini.
Il accepte d’être emporté. Il accepte d’être sans histoire.

C’est fini. Ses mains se sont ouvertes.
Le jour peut venir.
Cela ne changera plus rien.
Elle n’effacera plus la poussière.
Elle ne garde plus.

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Les pleurs

Ce n’étaient pas des larmes de joie. Aujourd’hui, elle sait. C’étaient les larmes de toutes ses peurs retenues.

[Maudite par sa mère, elle mise dehors. Elle n’est qu’une enfant et le logis disparaît.] Son cœur avait fondu dans la muraille. […] Au matin, sa mère l’avait cherchée, appelé. Sa mère avait pleuré.
Elle, ne pleurait plus.
C’était fini.

L’existence de pierre, après ça, le « caillou sur un sentier ».

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L’errance et le lien

Entre eux deux, un lien subtil qui se tisse de rencontre en rencontre.
Une confiance.

Eux deux : la vieille dame sédentaire et le jeune homme du voyage. Encore une de ces relations qui n’ont pas de nom (ni amitié, ni mère-fils de substitution, même si ça aussi).

Une confiance : qui se tisse dans la cuisine de la vieille dame. C’est amusant, mais cette cuisine, pour moi, c’est la cuisine de Mum à Versailles ; j’ai simplement remplacé la fenêtre en PVC par un cadre en bois et stylisé la ferronnerie moderne de la balustrade dans un esprit hausmannien. Vous aussi, votre imagination fait souvent de la récup comme ça ?

C’est toujours celui qui se souvient qui vieillit le plus vite.

Les errants servent à montrer l’errance.
L’errance sert à quoi ?
Est-ce qu’elle ne sert pas juste à prouver au monde qu’aucune route ne mène ?
Les routes n’existent que pour qu’on les parcoure.
Il le sait.
Il l’a vécu.
Assez.

Il le sait à l’hostilité qu’il sent monter autour d’eux. L’hostilité de ceux qui ne bougent pas et les regardent en se demandant Vont-ils rester ? Veulent-ils rester ?
Des errants qui s’arrêtent, cela bouleverse l’ordre des choses.
Il le sait, ils font lever dans les coeurs la mauvaise pâte. Toutes les vieilles peurs. […] Voleur.
[…] Soudain, les objets les plus habituels, ceux qu’on ne regarde plus, prennent une valeur inestimable : celle de pouvoir disparaître.

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La lecture

Madame Lure ne lit pas.

J’ai l’impression de ne pas pouvoir comprendre ça, ne pas lire, de ne pas pouvoir rentrer en empathie avec quelqu’un qui ne lit pas (alors qu’il sait lire). C’est idiot. Le pouvoir de la lecture de m’en faire prendre conscience.

Un silence comme un puits.
Le silence qui vient des livres parce que ceux qui les ont écrits ont accepté de s’y enfoncer. Habiter avec les livres, c’est habiter avec le silence des autres.

Il est d’autres silences.
(Si j’aime lire, c’est pour le silence ?)

Ce jour-là, dans cette pièce, Yvonne perçoit le silence des livres.
Elle y entre comme dans un jardin.

Tout ce qu’elle voit depuis qu’elle est au monde est là, entre les pages.
Elle sait que s’y trouve aussi, dans des pages et des pages qu’elle n’ouvrira jamais, tout ce qu’elle ne verra jamais.
Le monde est vaste.
C’est ici qu’elle le sent.
Tout ce qu’elle n’a pas vu hier, avant-hier et tous les autres jours ; tout ce qu’elle n’a pas su voir et ne verra pas demain ; tout ce qui aura lieu encore bien après qu’elle ne sera plus rien, est là. Sur les pages.

Elle confie son instant, paupières closes, au silence du monde. Et quelqu’un l’écrira. Oui, quelqu’un l’écrira.
C’est une confiance. Qui rejoint. […] Tout ce qu’elle éprouve, quelqu’un, un jour, l’a éprouvé. Parce que c’est comme ça. C’est le monde. Ce que sent lui, un autre aussi l’a senti. Toujours. Quelque part. Peut-être très loin sur les cartes de géographie. Peut-être très loin sur les pages des calendriers. Qu’est-ce que cela peut faire ?

Contraste entre la première lecture du roman…

Yvonne Lure n’essaie pas d’entrer dans l’histoire. Elle relie les mots. Un à un. Juste cela. Les uns à distance respectueuse des autres.

… et la fin.

De sa voix juste, elle va jusqu’au bout. Et toute l’histoire que raconte le livre prend place en elle. Pour la première fois.

Le livre alors redevient un livre, un objet qui se rouvre et se donne, se disperse dans la ville (sur un banc, un rebord de fenêtre, une boîte à livre) ou se jette à l’eau… comme dans Laver les ombres. J’en prends seulement conscience à l’instant où j’écris ce dernier paragraphe : c’est la même image d’une vieille dame qui jette un livre à l’eau !

Laver les ombres

Recommandé par Anna Coluthe dans le cadre du challenge 12 mois, 12 livres suggérés par 12 personnes, Laver les ombres a été davantage qu’une bonne surprise, m’a fait l’effet d’une rencontre, presque. Si l’on était dans un magazine féminin, je résumerais l’affaire par une de leurs équations à double connus :

Alessandro Baricco + Claude Pujade-Renaud = Jeanne Benameur

D’Alessandro Baricco : le mystère, la maîtrise narrative, des destins en maison close, l’Italie, l’horreur tout en délicatesse, des héritages intimes troubles.

De Claude Pujade-Renaud : la justesse du geste, la danse, le désir, l’abandon, le mouvement dans ce qu’il cache et révèle d’intime.

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Laver les ombres, en photographie, signifie mettre en lumière un visage pour en faire le portrait.

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La ville

Elle a besoin d’horizon.
En ville, elle a appris que c’est par le haut qu’il se donne.

Lea soupire fort. Un homme qui passe lui sourit. Elle sourit aussi, comme les enfants, en retour. Le sourire demeure et lui fait du bien. L’homme n’en saura jamais rien. C’est ce qu’elle aime dans la ville.

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Danser, l’espace, le vide

Danser c’est altérer le vide.
Pourquoi inscrire un mouvement dans le rien ? […] […] Elle se sent intruse. Depuis toute petite.
Alors elle danse. Il faut qu’elle trace, avec son corps, les lignes qui permettent d’intégrer l’espace. Seule la beauté du mouvement peut la sauver.
C’est sa façon de trouver place dans la vie.

La concentration totale sur chaque vibration d’archet et une absence tout aussi totale à soi-même. Alors seulement quelque chose a lieu.
[…] À nouveau, peu à peu, elle entre dans l’espace. Elle y a droit. Alors son monde lui appartient. Et elle, elle appartient au monde.

Danser, c’est attirer le vide.
Un péril intime.
Ce péril-là, c’est elle qui le choisit. On n’échappe pas à la seule forme de liberté qu’on s’est donnée soi-même.

(Cette dernière phrase…)

Danser c’est altérer l’espace. Lea le sait.
Rien n’est intact. Jamais.
Aimer, c’est partager l’altération.
Elle partage.

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Le non-désir de maternité

Toutes les femmes de son âge veulent un enfant. Panique à bord. Les quarantièmes rugissants… elle se moque mais elle se regarde depuis quelque temps comme on retourne une poche vide. Ce désir-là, elle ne l’a pas. Elle ne l’a jamais eu.

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Le refoulé

Elle n’a pas de clef pour fermer sa porte. Rien dans sa bouche pour articuler un refus. […] Elle connaît maintenant la guerre par la peau.
Leur sueur, leur odeur, le toucher de leurs doigts ont fait d’elle un palimpseste vivant de la guerre. Ils ne savent pas qu’ils inscrivent chacun leur histoire sur elle, en elle.
Tatouée, à l’intérieur.
[…] Pour les viols, les tortures, il ne paient pas.
Pour elle, oui. Et très cher.

Pour être libre, il faut apprendre. Elle n’a pas appris.

Épouser, pour lui, c’était tout remettre en ordre.
Il avait dit Je te l’avais promis, quand la guerre serait finie.
Mais elle, elle était morte entre-temps et il n’avait rien vu.

Une à une, elle déchire les pages de son vieux livre d’amour, les laisse tomber dans l’eau. […] Et là-bas, à Naples, personne ne lui a jamais demandé de mots d’amour. Elle les connaît par cœur pourtant, ne les a jamais osés.
Il faut bien que les mots d’amour se disent un jour. Même si personne ne vous prend dans ses bras pour les entendre.
[…] Elle ignorait qu’elle avait tant et tant de phrases inscrites, à l’intérieur d’elle. Sous la peau.
Des passages entiers. Comme des blocs de falaise usée qui s’écroulent.

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Le corps du désir

L’odeur de Bruno, le poids de ses épaules dans ses mains, son ventre chaud, toujours chaud. Bruno, c’est son océan.
Si un jour il s’écarte d’elle alors il n’y aura plus rien pour relier son corps au monde et elle sera devenue une île. Inabordable.

Les caresses de Jean-Baptiste n’en finissaient pas de l’émerveiller. Elle découvrait qu’elle avait un ventre, des seins, une bouche. Mais la joie la plus profonde, c’était son regard sur elle.
Il lui donnait son poids sur terre.

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Le corps de la danse

[S’abandonner] Avec le mouvement de la danse, elle traque exactement l’inverse. La conscience dans chaque muscle, aiguë, que le cerveau appelle.
Rassembler tout l’être dans le corps, le tenir, le tenir.

Tant que Lea mettait toute sa passion dans la danse, elle était à l’abri. Romilda le savait d’instinct.

Elle va poser pour lui.
[…] Maintenant elle est nue et ce n’est pas pour faire l’amour.
[…] Ce qui est terrible c’est d’être nue, sous le regard de Bruno, sans les gestes de l’amour.
[…] Il ne comprend rien. La nudité, pour un spectacle, c’est pensé, c’est décidé. Il y a une justesse. C’est un choix. Et sur scène c’est elle qui conduit le regard du spectateur. Elle est libre.
Il ne comprend pas ?
Ici elle n’est pas libre.
[…] Elle est encore plus nue d’entendre nommer ses épaules qu’il faut relâcher, son ventre. Il dit Laisse, ça va se faire tout seul.
Il faudrait hurler Non rien ne doit se faire tout seul. Je ne veux pas. Ce n’est plus moi. Moi je ne peux pas lâcher mon corps une seconde tu entends ?

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Aimer : tentatives

Elle n’aura plus jamais assez de toute sa vie pour l’aimer.

On croit qu’il suffit d’aimer pour faire corps avec le reste. C’est faux.
Dans la lumière rasante de cette fin de journée, il apprend qu’il aime et que cela ne suffit pas.

Est-ce qu’aimer, ce n’est pas vouloir rejoindre, sans relâche ?

Aimer c’est juste accorder la lumière à la solitude.
Et c’est immense.

…

Apprendre à trébucher.
Intégrer le faux pas.
En faire sa danse.
Apprendre la marche imparfaite de tous ceux qui ont dans le corps un poids qui se déplace et les entraîne. Sans qu’ils y puissent rien.
Et danser avec ça.
Tous. Des semblables. Qui tentent de rétablir l’équilibre. À chaque pas. Entravés, empêtrés dans les vies et les histoires qui s’agrippent, déséquilibrent.

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Il reste encore de la place pour 3 voire 4 suggestions, car l’un des ouvrages a été retiré du catalogue de la médiathèque (c’est l’un de mes deux critères : lecture courte, disponible à Roubaix).

Je te nous aime

Malmener la syntaxe, parti pris poétique des éditions Cheyne ? Après Je, d’un accident ou d’amour de Loïc Demey, je découvre Je te nous aime, d’Albane Gellé.

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De la préface, je retiens surtout cette erreur d’impression poétique :

Problème d'impression : sur la partie droite du paragraphe, la presse a pesé et creusé les mots sans déposer d'encre Sur le coin de la page suivante, les mots manquants sont imprimés

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Ça commence par un revirement narratif :

il
a perdu sa fille, il n’était pas très vieux. Sur la route un accident, il a perdu sa fille parce qu’il est mort.

elle
pour commencer se laisse enfermer par une profonde rancune

Un père qui meurt, sa fille qui se construit sans lui : j’ai sans le savoir emprunté deux livres qui commençaient ainsi en mars.

…

elle
son drame c’est de ne pas être intelligible quand elle se met à parler de trop ce qu’elle comprend.

Parler de trop comme être de trop. Ce qu’elle comprend trop bien. Un adverbe de déplacé et pfiou, c’est la justesse désordonnée.

…

elle
lentement enfonce ses doigts dans le sable de la plage, voudrait se rappeler le goût du sucre roux, sur l’étagère de la cuisine.

(Celui-ci, je voudrais trouver à l’illustrer.)

…

il
son présent est toujours chaud. Parler des choses d’aujourd’hui et pas de celles qu’on ne sait pas, c’est naturel pour lui.

…

il
avec son âge et son accent du sud parlait de Giono en même temps que d’amour sans rien entendre de ses silences à elle.

Cette surdité…

…

il
cherche des fuites, des armures, fait de l’humour, ça le protège et ça l’arrange, il tient les rênes.

Ça m’a rappelé quelqu’un qui n’est pas mon père.

il
pas les bons sentiments qui l’agitent au milieu, parce que la mort : sa préoccupation depuis le début. Un sac de monstres dans la tête, territoire privé, pas la peine d’y planter un arbre. Elle en a planté un.

Un sac de monstres dans la tête : définitivement quelqu’un.

…

elle
part dehors avec un il. Pourquoi les autres la regardent de travers, ne la voient pas. Elle s’inquiète, ça recommence.

Cette page (il y a un seul elle ou il par page) apporte confirmation de ce que je commençais à suspecter : il n’est pas une seule personne. Du père, on a glissé aux hommes.

…

il
c’est l’enfant dans l’homme qui prend toute la place, elle longtemps en pleure.

…

il
plutôt doucement, est arrivé dans sa vie. Elle a sorti des verres, sans savoir auguste quoi faire d’autre, s’est trouvée bancale, dans les mots prononcés. Il a dit on se reverra n’est-ce pas ? Elle n’a pas répondu.

Bancale, c’est exactement ça.…

il
lui écrit en cachette de la grande personne qu’il est devenu.

Tu crois qu’elle nous entend, cette grande personne ?

…

il
s’excuse de fatiguer les autres avec ses enthousiasmes de chaque seconde, pas elle, vraiment.

Là, ça fait sens, puis plus du tout. Je suis en errance syntaxique. Pas elle :  ça ne la fatigue pas elle, contrairement aux autres ? Il s’excuse auprès des autres, mais pas auprès d’elle ? Elle fatigue aussi les autres, mais ne s’excuse pas ? Ou pas vraiment ?

…

elle
en a marre des ils qui ne tiennent pas debout tout seuls.

Meuf, on est avec toi.

…

elle
en se retournant a vu, sans personne autour, des pas dans le sable qui rejoignaient les siens, s’en souviendra toujours.

…

il
avec elle, ne sait plus rien de ce qu’il savait avec les autres elles.

<3

…

elle
sait que leurs enfances se dresseront encore pour leur barrer la route. Elle voudrait bien voir ça.

Bagarre.

…

elle
désormais aime jeter à la poubelle,
est-ce pour avoir moins à porter ?

Elle pourrait m’apprendre.

…

elle,
de la tête vers le cœur, fait le chemin vers son bonheur, laisse en route deux ou trois ils, leurs monstres et leurs reproches.

Juste un pour moi. Sans reproches.

…

elle,
sait de lui parfois ce que lui-même ignore, où et quand ils se sont rencontrés, il et elle ne font pas toujours un, savent être deux.

Idem ici, mais c’est il qui sait d’elle.

…

il
pour elle n’est plus un il. Il est ce tu auquel elle je m’adresse désormais.

Oui, je vous spoile la quasi fin, mais elle boucle avec le titre, et c’est pour la bonne cause : vous donner envie de lire tout le recueil.

Averno

Peut-être est-ce le titre italianisant.

Averno.
« Ancient name Avernus. A small crater lake, ten miles west of Naples, Italy; regarded by the ancient Romans as th entrance to the underworld. »
Ok, plutôt latinisant, le titre.

Peut-être est-ce le nom de l’auteur.

Louise Glück.
Comme le compositeur.
J’ai une tendresse arbitraire pour Glück depuis que j’ai croisé un perroquet qui chantait Iphigénie en Tauride dans une version d’anglais.
Ce n’était pas un perroquet, d’ailleurs.
Un bullfinch, c’est ça, je crois me souvenir — on parle d’une version traduite au lycée.
Un bouvreuil, me dit Google. Je ne connais pas l’un plus que l’autre, mais je m’en souviens 15 ans plus tard.
Il y en a plein des bestiaux comme ça, dans les poésies de Louise Glück, que je ne connais pas plus sur la page de droite que la page de gauche.
VO, VF, inconnus au bataillon.
La flore, aussi.

Peut-être est-ce le recueil bilingue.

Je ne lis plus beaucoup en anglais, ces temps-ci. De fiction, c’est-à-dire. Je n’ai pas exploré le maigre rayon anglophone de la médiathèque.
Alors que j’aime plutôt bien la poésie en anglais.
C’est plus reposant que la poésie en français.
Quand je lis de la poésie en français, je m’entends lire dans ma tête. Quand je lis n’importe quoi d’autre, dans ma tête, il n’y a aucune voix ; le sens des mots s’infuse directement. Mais la poésie en français, direct ça résonne grandiloquent.
Pas la poésie en anglais. Là aussi, le sens des mots infuse directement — quand ils font partie de mon vocabulaire, du moins.
Bien sûr, je peux avoir envie de relire quelques lignes à voix basse pour sentir les mots dans la bouche, mais il n’y a pas de voix parasite. Pas d’interruption auto-référentielle.
La poésie en anglais ne pose pas.
Faussement simple, mais pas prétentieuse, j’aime bien.

Ce n’est pas la couverture en tous cas.

Je connaissais la collection « Du monde entier » de Gallimard, mais j’ai eu l’impression d’en voir la couverture pour la première fois.
Comme la fois où j’ai mis mon T-shirt violet fané que j’aime beaucoup, avec son décolleté en V et ses manches trois-quart, et que le boyfriend amusé a commenté : très années 90, les inscriptions. Mon T-shirt fétiche a disparu, j’ai vu soudain à la place un T-shirt tout droit sorti des années 90, incongru dans sa survivance.
« Du monde entier », donc.
Le monde : une sphère au spirographe.
Presque. Le logo date de 1961 ; le spirographe de 1965.
L’ère du temps révolu.
(À l’époque où le spirographe ne me paraissait pas daté, le logo me faisait davantage penser à une pelote de laine.)

…

Je ne sais pas trop pourquoi, en somme, mais j’ai lu Averno.

Sans trop y comprendre grand-chose.
J’ai continué, pourtant. Sans trop comprendre pourquoi.
Pour des bribes ?
La première :

This is the moment when you see again
[…] the birds’ night migrations.

It grieves me to think
the dead won’t see them—
these things we depend on,
they disappear.

La première dans le recueil, parce que lors le feuilletage debout devant le rayonnage poésie, c’était peut-être celle-ci, la première, une des premières bribes à retenir mon attention :

I say, as safe as anywhere,
which makes them happy.
What it means is nothing is safe.

Un début de suspens, comme une incursion de roman policier dans la poésie.

…

Dans les bribes, il y a aussi un champ brûlé. Par une jeune fille avant de disparaître. Par magie, par suicide ou par enlèvement, on ne sait pas trop. La police ne l’a pas retrouvée.

Ça me fait penser à ce roman que je n’ai pas lu,
avec un ange dans le titre,
La Nostalgie de l’ange.
Une histoire narrée depuis le paradis par une petite fille morte,
enlevée, séquestrée et tuée,
mais promis ce n’est pas glauque,
promettait Mum dans son engouement fasciné,
me vendant le livre que je lui avais offert, pour un anniversaire ou une fête des mères, sur son propre souhait.
Le champ, l’enlèvement, from afar. Je m’en souviens mieux que si je l’avais lu. J’en ai lu les premiers chapitres, d’ailleurs, fondus au récit de sa première lectrice.

Ce champ brûlé me fait un peu l’effet de Ruth dans les Planches courbes de Bonnefoy :

Et alors un jour vint
Où j’entendis ce vers extraordinaire de Keats,
L’évocation de Ruth « when, sick for home,
She stood in tears amid the alien corn »
Or, de ces mots je n’avais pas à pénétrer le sens
Car il était en moi depuis l’enfance,
Je n’ai eu qu’à le reconnaître et à l’aimer
Quand il est revenu du fond de ma vie.

Y’a un truc avec l’enfance chez Louise Glück. Pas l’enfance de quand on est tout petit ; celle de quand on est une jeune fille et qu’on cesse de l’être. Perséphone avance en fil rouge dans le recueil, missing child ou victime de viol, le mythe se mélangeant avec le fait divers sordide, mais aussi quelque chose de plus sourd et diffus qui n’a pas vraiment eu lieu, ou qui a eu lieu sans être perpétré.

There are places like this everywhere,
places you enter a young girl,
from which you never return.

Parce qu’on y a perdu la vie ou l’innocence ?

La traduction traduit « la mort » puis la genre au masculin, sans même une note de bas de page pour expliquer que la mort est un homme en anglais. C’est lui, c’est Hadès :

He wants to say I love you, nothing can hurt you

but he thinks
this is a lie, so he says in the end
you’re dead, nothing can hurt you
which seems to him
a more promising beginning, more true.

Je ne suis pas très mythologie, et pourtant ce sont ces poèmes sur Perséphone qui m’ont le plus happée, dans leur collision violente de la psyché intemporelle avec le fait divers encore trop actuel.

…

I want it
to be my fault
she said
so I can fix it—

Consentir à la culpabilité dans l’espoir de conserver une illusion de contrôle…

…

He remembers the day the field burned,
not, he thinks, by accident.
Something deep within him said: I can live with this,
I can fight it after awhile.

The terrible moment was the spring after his work was erased,
when he understood that the earth
didn’t know how to mourn, that it would change instead.
And then go on existing without him.

…

Averno : le monde y est hostile, le monde y est beau, on ne tranche pas.

(« Prism » 3.)

As one takes in
an enemy, through these windows
one takes in
the world:

here is the kitchen, here the darkened study.

Meaning: I am master here.

…

D’autres bribes, encore, comme on ramasse plus de marrons qu’on n’a de place dans ses poches, sans savoir ce qu’on en fera de retour à la maison.

(« Prism » 4.)

How privileged you are, to be still passionately
clinging to what you love;
the forfeit of hope has not destroyed you.

This is the light of autumn; it has turned on us.
Surely it is a privilege to approach the end
still believing in something.

…

(« Prism » 19.)

The room was quiet.
That is, the room was quiet, but the lovers were breathing.

In the same way, the night was dark.
It was dark, but the stars shone.

The man in bed was one of the several men
to whom I gave my heart. The gift of the self,
this is without limit.
Without limi, though it recurs.

The room was quiet. It was an absolute,
like the black night.

Très efficace, comme inscription d’un besoin d’absolu dans notre contingence limitée. Bien résumé bien dilaté.

…

(Extrait de « Telescope »)

You’ve stopped being in the world.
You’re in a different place,
a place where human life has no meaning.

You’re not a creature in a body.
You exist as the stars exist,
participating in their stillness, their immensity.

…

In our silence, we were asking
those questions friends who trust each other
ask out of great fatigue,
each one hoping the other knows more

and when this isn’t so, hoping
their shared impressions will amount to insight.