Philinte à pinces

Dans les histoires d’Agatha Christie, le coupable est souvent le premier à avoir été soupçonné mais pour des raisons si grossières, si peu admissibles qu’il faut toute la perspicacité d’un Hercule Poirot pour réexaminer le préjugé. Dans Alceste à bicyclette, c’est la même chose : Luchini est forcément le misanthrope, on le sait d’entrée de jeu. Et pourtant, Philippe Le Guay nous balade bien sur l’île de Ré. Il ne nous mène jamais en bateau – seulement à vélo. On pédale dans la semoule pour découvrir qui est le plus coupable envers l’autre.

Gauthier, vedette d’une petite série télé, représente pour Serge, comédien retiré (sur l’Île de Ré – on fait plus désert), le métier, dans lequel les amis vous poursuivent en justice. Au plaisir d’être sollicité pour jouer une pièce de Molière se mêle donc celui de faire tourner Gauthier en rond, lui réclamant un puis deux jours puis une semaine de répétition avant de se décider. Surtout qu’il a le culot de venir le déranger pour jouer… un second rôle, celui de l’ami. Philinte, vraiment ?

Serge et Gauthier se mettent à répéter le rôle-titre en alternance et l’on voit tout : l’admiration de l’acteur populaire pour le comédien noble, et son envie, qu’il trahit en se réservant le rôle qu’aucun metteur en scène ne viendra jamais lui confier ; le mépris du comédien pour la médiocrité télévisée, et la convoitise pour la popularité qu’elle confère ; la gêne vaguement honteuse de l’acteur vis-à-vis du comédien lorsque ses fans le reconnaissent, et la fierté blessée lorsque le comédien fait peu de cas de son jeu, plein de bons sentiments mais sincère. Serge et Gauthier oscillent entre Alceste et Philinte, entre revanches, justes ou mesquines, sur la vie ou sur l’autre, et amour, de l’art ou d’une femme.

L’ambivalence est telle qu’ils sont à l’occasion renvoyés dos à dos, lorsqu’une jeune actrice, de porno, assiste à l’une de leur répétition (pour faire plaisir à sa mère) et, par son jeu instinctivement juste, les laisse sans voix. Des heures à pinailler sur la diction, c’est-à-dire sur l’interprétation, c’est-à-dire sur qui doit avoir le rôle, et voilà une minute de grâce où l’actrice du (beau) sexe se moque des guerres intestines. Mais la joute verbale de Fabrice Luchini et Lambert Wilson est trop savoureuse pour qu’une femme y mette fin. Pour y mettre le feu, en revanche… une belle Célimène italienne sème le doute. Si Serge est, à son corps défendant, plein d’amour, ne serait-il pas Philinte, à la vérité ? La trahison finale de Gauthier vient trancher. « Je n’aime pas les acteurs », disait l’Italienne sans savoir encore pourquoi et sans que l’on y prête attention, son faible pour le comédien n’ayant pas tardé à suivre. L’acteur s’aime trop pour être aimable et n’aime pas assez les autres pour être misanthrope. Car le fin mot de l’histoire est là : le misanthrope ne déteste pas le genre humain, il se déteste lui d’en espérer quoi que ce soit et de se laisser décevoir par ce fol espoir.

Philinte fait belle et bonne figure face aux compromis du monde : Gauthier ne peut lui vouer qu’une indicible et non une effroyable haine. Ce sont les derniers mots de Serge, qui n’a cessé de reprocher à Gauthier son lapsus : l’idéalisme d’Alceste est intransigeant.

Révolutionner en rond

Alban Richard : il y avait une raison pour que je n’aie jamais entendu parler de lui. Sauf par un danseur contemporain que Palpatine et moi avions rencontré dans une soirée, qui était ultra-canon et parlait très intelligemment de danse. D’où : toujours faire vérifier par quelqu’un dont les hormones ne sont pas impliquées la valeur artistique d’une recommandation. Plus généralement : toujours se méfier des contempo.

Pléiades s’apparente moins à un voyage la tête dans les étoiles qu’à la mise en orbite de satellites. Leur trajectoire est calculée, sans cesse vérifiée, parfois déviée pour éviter tout risque de collision, mais surtout : monotone. Là où la pluie d’Anna Teresa de Keersmaeker peut fasciner (je l’ai senti même sans l’avoir ressenti), les étoiles d’Alban Richard ennuient. Son vocabulaire chorégraphique est variée comme le sol d’un astéroïde et sa science de l’espace et du temps manque singulièrement de poésie. Les variations, horlogères plus que cosmiques, qu’il insère dans le petit groupe de danseurs ressemblent à des exercices pour leur apprendre à danser ensemble, en étant à l’écoute les uns des autre : tous tournent en rond, un élément se dérègle et tous se règlent en cascade sur le dérèglement. Cela recommence inlassablement, à partir d’un autre danseur ou d’une autre direction. Impossible d’espérer l’imprévu, il fait partie intégrante de la monotonie.

La relation danse-musique fonctionne sur le même principe de combinatoire. Je ne peux m’empêcher d’imaginer que le chorégraphe a coché sur un carnet les combinaisons au fur et à mesure de leur utilisation : musique seule, danse seule, musique et danse juxtaposées, danse encerclée par la musique, musique et danse en symbiose. Et par musique, j’entends des percussions (18 instruments pour 6 esprits frappeurs – le sort s’acharne sur mes oreilles), dont le spectre va de l’évocation de gréements à l’explosion désordonnée d’un feu d’artifice au bouquet éparpillé, restant la plupart du temps coincé à l’étape du mobile bruyamment agité par le vent. Lequel vent est matérialisé par les lumières qui baissent et s’intensifient en cascade, les projecteurs étant disposés comme les tubes d’un xylophone. Il y avait de l’idée mais à travailler à son épuisement, Alban Richard a surtout épuisé le spectateur. Quelques-uns partent avant la fin : le théâtre de Chaillot se théâtre-de-la-villise. Pourtant, ce n’est même pas mauvais, juste insipide.  

Mit Palpatine.

Le Pavillon aux pivoines

Le premier qui me parle de mondialisation et d’uniformisation, je l’envoie au Pavillon aux pivoines. Pas besoin de pousser plus loin que Châtelet pour vérifier que ce n’est pas parce qu’on mange chinois (vietnamien-coréen : faites comme moi, mangez asiatique), qu’on a accroché au bureau le calendrier à lamelles représentant, selon les années, un dragon, deux panda ou des montagnes bleues en style estampe, qu’on s’est piqué dix minutes de calligraphie et qu’on est trop In the mood for love qu’on a la moindre idée de ce qu’est la culture chinoise. Moi pas davantage qu’un autre. Certainement moins, même, car cette civilisation est trop éloignée de moi pour m’attirer. C’est comme les aimants : il y a une distance au-delà de laquelle il ne se passe rien. N’allez pas croire que je suis une ignare qui se complaît dans son ignorance ou qui nie toute culture passé l’Oural : j’essaye d’élargir mes frontières – à ma mesure de souris, qui grignote patiemment du terrain. Vous ne voudriez tout de même pas que j’attaque la Chine alors Napoléon s’est ramassé en Russie !

Comment, alors, me suis-je retrouvée à assister à un opéra chinois, Kunqu, très précisément ? En croyant que c’était de la danse japonaise, tout simplement, comme le laissait entendre l’affiche qui présentait l’opéra avec le kabuki, sous prétexte que le metteur en scène est un danseur japonais (et moi qui croyait qu’ils ne se causaient pas). La danse est une discipline dont je commence à suffisamment connaître le versant occidental pour me risquer à en aborder d’autres, aussi déroutants restent-ils : la fascination initiale est là. Et la première fois, rassurante. L’opéra, cela fait trois ans que je m’y suis mise et les compositeurs occidentaux me laissent encore trop souvent perplexe pour que je songe à m’aventurer plus avant. Imaginez : je n’ai jamais entendu de Verdi et je n’ai pas encore osé Wagner, qui semble constituer l’alpha et l’oméga du mélomaniaque. Alors l’opéra chinois…

Incompréhension. Malgré les prompteurs. Incompréhension qui n’est pas rachetée par le plaisir ou la fascination. Il y aurait de quoi, pourtant, dans ce monde où l’on s’émerveille de la mousse, d’un étang de poissons dorés ou d’une tige de saule comme devant une vitrine de pâtisseries ; où un être aussi abstrait qu’un dieu se voit attribuer une circonscription précise – dieu des fleurs du jardin du préfet Diu ; où l’on marche à toute vitesse et à tous petits pas ; où le songe amoureux est immédiatement érotique et, tout en lui signifiant qu’il va la déshabiller, promet à la jeune fille qu’elle va pincer les lèvres de plaisir ; où la même jeune fille lentement, paisiblement mourante se préoccupe de perpétuer le souvenir de sa beauté, dont la perte l’inquiète davantage que la mort ; où la calligraphie se respire et une estampe vaut pour testament ; où l’on devient prêtresse du temple parce qu’on avait un hymen trop dur et où l’on en rit sur une scène d’opéra ; où le destin oublie de compter avec la mort mais enjoint à ressusciter ; où l’on tourne sur soi plutôt qu’autour de l’autre, en s’effleurant du bout des manches, immenses – Alwin Nikolais devenu Pierrot lunaire –, que l’on remonte en un revers propre et alangui par d’infimes saccades, jusqu’à ce qu’elles laissent apparaître les mains, délicates, articulées ; où l’on se marie en cape rouge et où cela ne jure même pas sur la robe rose ; où l’on est heureux parce qu’on accomplit ce qui devait être, sans jamais qu’une volonté, un désir personnel, ne soit venu s’interposer ni même n’ait été intérieurement formulé.

Il y aurait de quoi être fasciné et je l’ai peut-être été à de rares instants – de grâce. Durant quelques secondes, les voix deviennent plus graves et suspendent la torture des sons si aigus qu’ils en sont insupportables – physiquement : je suis ressortie du théâtre avec un mal de crâne et les nerfs à vif. Mon seuil de résistance à la répétition est quasiment nul lorsqu’il s’agit de musique chinoise : Einstein on the beach met une petite heure à me faire passer de l’extase à l’exaspération, Le Pavillon aux pivoines, dix minutes et sans l’extase initiale. Les premières minutes, renouvelées à chaque entracte, sont même les pires : après le brouhaha de basse de l’extérieur, l’oreille est vrillée par l’aiguïté, surtout par celle, proprement infernale, de la petite servante qui minaude comme un chat qui fait sa toilette. Ses gestes ciselés sont magnifiques, je le sais. Je le sais mais je ne le ressens pas. Comme toute la beauté du spectacle, depuis l’épure des voiles que caresse la lumière jusqu’au chatoiement des costumes, plus précieux que sublime, heureusement trop ouvragés pour être bariolés. J’aurais voulu voir cet opéra comme, petite, je jouais au Mahjong sur l’ordinateur : en coupant le son. Sans filtre, pas d’amour, rien que des sirènes qui me vrillent les oreilles sans me charmer.

Dans ma déception, je suis heureuse de découvrir un pan de culture dont l’altérité ne se laisse pas réduire par une série d’identités (la nature au centre de l’attention comme chez les romantiques, la jeune-fille comme Eurydice, le dieu des Enfers comme un Hadès déguisé en dragon chinois – la mort est encore ce que nos vies ont de plus semblable – : toutes ces comparaisons ne prennent pas). On aura beau, Chinois comme Européens, s’inventer des points communs en s’américanisant, les cultures auxquelles ces influences s’amalgament ne donneront jamais les mêmes mentalités, les mêmes façons d’être au monde. Ni les mêmes tessitures de prédilection, manifestement.

Petite sirène et consœur

Danse en groupe, en couple, au château, au village, ce sont les Danses de Galánta. Quelques mesures marquent l’attente de ceux qui ne dansent pas encore mais dont les pieds s’agitent déjà. Au changement de rythme, ils s’élancent : la cavalerie fend la foule des danseurs en deux groupes ; elle a traversé la salle, déjà, et franchit d’un coup la double-porte qui mène à la salle suivante, qui n’a plus rien à voir avec celle que l’on vient de quitter, évaporée. Les danses, les salles s’enchaînent et c’est chaque fois celle d’un nouveau château : château fort, château église, château romantique, château en Espagne, cette salle-ci a des vitraux, cette salle-là est en terre battue, on y danse en quadrille, en cercle, en talons, en uniforme, en sabots, en jupes paysannes, en étoles et en châles, en groupe surtout, en couples parfois, en corps et encore. Kodály nous accordera bien sept danses, au moins.

 

Vous le saviez, vous, que les harpes pouvaient être sombres à l’occasion ? Habituée à les entendre égrener les filets d’eau et de voix des jeunes filles au bord des fontaines et caresser la crinière des licornes, j’ai tout de suite compris que la Petite sirène ne serait pas une joyeuse ondine peignant ses cheveux sous l’océan. Graves, les harpes annoncent le silence de la mer : loin des vagues de surface, dans les tréfonds aquatiques, lugubres, oppressés par la pression des profondeurs. Des bêtes plus étranges que inquiétantes que fantastique y remuent sans qu’on les voit, dans la zone aveugle des désirs plus ou moins humains.

Puis soudain, venu de trop loin pour ne pas prendre une coloration divine, un rayon de lumière, un pan d’obscurité devenu bleu marine. Une unique écaille attrape le reflet, fait une paillette quelque part en le réfractant et c’est le retour au noir. Il faut attendre un long moment avant que la texture lourde des eaux s’allége et que l’on se retrouve dans un jardin aquatique où les archets flottent au-dessus de l’orchestre-plancton comme les hautes algues qui, dans les films, enserrent les chevilles des plongeurs trop téméraires. Mais il n’y a personne dans le silence de la mer, rien qu’un arbre blanc dont les algues-feuilles ondulent tranquillement dans la lumière verte et dorée qui l’entoure, sous le mouvement du courant, qui ressemble étrangement au vent.

L’image s’efface, on est à nouveau plongé dans les ténèbres. Cela s’agite confusément, quelque part, quelque chose de prépare, mais rien ne bouge autour de nous, la nuit s’épaissit seulement. Une tempête doit faire rage en surface ; tout au fond, les répercussions sont infimes et terribles. Cela dure et de déplace quand soudain, sans que l’on sache comment – on a dû dériver, nous aussi –, on se retrouve en surface, là où il y a des vagues, une voile et, loin sur le rivage, Debussy, les matinées de beau temps. Il fait nuit depuis quelques instants et l’on respire, enfin.

(Le programme vous dira que le jardin aquatique est le bal du prince et que le final en surface correspond au moment où l’âme de la petite sirène s’élève dans les airs, mais je reste convaincue que c’est plus Andersen que Zemlinsky.)

 

Entre Kodály et Zemlinsky, la petite pianiste sirène : petite, donc, les cheveux détachés, les bras nus, brillante, comme un poisson dans l’eau face à son clavier. Yuja, t’as envie qu’elle soit ta copine : elle a ton âge ou presque ; elle est hyper-décontractée dans un milieu qui est habituellement plutôt guindé ; sa robe jaune asymétrique, remontant sur l’épaule gauche et fendue sur toute la jambe droite, serait la perfection incarnée teinte en orange ; elle marche à grandes enjambées sur des talons immenses ; à la façon dont elle penche la tête en jouant Prokofiev, on dirait une ado qui écoute tranquillement du rock dans sa chambre ; et elle ne ménage pas lors les saluts, manquant de peu de se cogner la tête contre le tabouret. Avec Yuja, tu irais faire du shopping et vous vous twitteriez toutes vos bonnes adresses bouffe. Forcément, elle épaterait tous tes amis en se détendant les doigts sur un piano de la SNCF et plus jamais tu n’aurais à souffrir Amélie Poulain et Titanic, sorte de lettres à Élise moderne qui constituent la totalité du répertoire pour pianistes amateurs (qui y mettent de la mauvaise volonté : même en ne prenant un cours qu’un samedi sur deux pendant un an, je pouvais jouer un mini-morceau de Bach). Bref, Yuja, on l’imagine comme la super copine quand on est une fille et la super petite copine quand on est un mec. Autour de moi, tous sont atteints de yujite aiguë : Andanteconanima rappelle l’épisode du bouquet de roses rouges, Ken fait prévaloir l’origine géographique pour parler de sa fiancée, Serendipity, toujours discret, sourit plus que d’habitude et Palpatine les laisse parler parce qu’il a négocié le panneau promotionnel avec le vendeur de CD et que Yuja trônera bientôt dans son salon à côté de Julia Fischer (puis, ça tombe bien, elle est petite, la PLV sera presque à l’échelle 1:1).

Sinon, à part être une star, Yuja est pianiste. Elle jouait le Concerto pour piano n° 2 en sol mineur de Prokofiev, dont on répète tant qu’il est d’une extrême difficulté que j’ai l’impression que c’est un peu comme si on demandait à une danseuse d’enchaîner l’adage à la rose après trente-six fouettés triples. De fait, ses mains courent à toute vitesse sur le clavier, on dirait deux araignées sous amphétamines. Je regarde les miennes, dont on m’a plusieurs fois dit que c’était des mains de pianistes, à cause de mes longs doigts et de la distance que je peux mettre entre le pouce et l’index (ma carrière de pianiste s’arrête là, je vous rassure tout de suite), j’observe les veines, je remue les tendons, je teste les articulations et je me demande si Yuja Wang est vraiment dotée de ces appendices humains, avec des os dedans. Je la soupçonne d’avoir des doigts en latex : il lui faut souvent se soulever du tabouret pour donner du poids à sa frappe et, à plusieurs reprises, elle rassemble toutes ses forces dans l’index, un peu comme Déborah François qui joue dans Populaire une secrétaire autodidacte de la machine à écrire. Yuja finit d’ailleurs aussi échevelée qu’elle, et luisante de sueur, encore.

Sans Romain Duris, c’est quand même nettement moins drôle. Passée la stupéfaction, je décroche un peu et regarde autour de moi. À ma droite, Palpatine se tient le menton, sans doute de peur que sa mâchoire ne se décroche. À ma gauche, à l’arrière-scène, Klari se tient aussi le menton mais d’un air fort dubitatif. Si elle avait une barbichette, elle la caresserait de manière sceptique, j’en suis sûre. Le fou rire commence à me prendre et éclate avec les applaudissements, quand j’observe Klari bouder les bras croisés et ne consentir à taper des mains que pour l’orchestre.

On enchaîne sur le bis, que je connais, je le connais, j’en suis sûre mais c’est quoi ? Je me tourne vers Palpatine, on tourne cinq secondes de film muet à base de yeux points d’interrogation et de mains basta c’est évident. Frustration. Quand soudain : Carmen. Quand soudain, d’avoir mis tant de temps à trouver l’opéra que je reconnaitrais même les oreilles fermées en sonnerie de portable, je comprends d’où vient l’impression que l’orchestre et la soliste ont joué deux partitions différentes malgré des passages de relais ultra-synchronisés. Je préfère ne pas imaginer les heures d’entraînement qu’il a fallu à la pianiste, parce que sa virtuosité ne sert à rien : en dépassant ses limites, elle a aussi outrepassé celles de l’oreille humaine. Carmen à cette vitesse phénoménale, c’est Carmen comme je la chantonne, de manière désordonnée, en enchaînant des mesures qui n’ont jamais été contiguës : pas une note n’a sauté mais toutes sont concaténées ; elles se marchent dessus et les noires se font des croches-pattes. La persistance rétinienne des doigts qui bougent trop vite pour qu’on en suive le mouvement se retrouve sur le plan auditif. Il faut avoir l’oreille entraînée des musiciens, au moins (ou celle des jeunes hommes dopés aux hormones, apparemment ça fait le même effet), pour avaler cette belle bouillie de notes. Forcément, de mon point de vue, le concerto n’a pas été très nourrissant. Que Yuja soit une Lang Lang en plus kawaï, à qui je n’ai pas envie de mettre des claques mais à qui Palpatine donnerait bien des fessées, n’y change rien.

À l’entracte, alors que j’explique à Klari que c’est un peu comme si un danseur très canon me faisait dix pirouettes à tourner de l’oeil sans rien comprendre au rôle, celle-ci trouve la comparaison-qui-tue : c’est Mathieu Ganio dansant Onéguine. Vas-y, top-là. On a cinq ans mais à côté des garçons avec leur bavoir*, on fait figure d’adultes.

* Exception faite de Joël.

Onéguine, Onegin, Tatiana et Sarah Lamb

J’avais déjà vu Onéguine mais là, j’ai vu Onegin. Tout en haut, une nouvelle fois, mais au Royal Opera House où, même à l’amphi, on est royalement assis. Certes, Valeri Hristov n’est pas près de me faire oublier Evan McKie, celui-ci étant aussi bon que celui-là est mauvais. Tourmenté du sourcil, le danseur a une propension à l’en-dedans qui a prévenu tout tentative d’élévation de la part de son personnage. Mais Sarah Lamb… Sarah Lamb, qui est accrochée sur un mur de ma chambre depuis que je l’ai vue dans une pièce de Christopher Wheeldon, et que je n’ai pourtant pas reconnue tant elle était peu Sarah Lamb et totalement Tatiana. Dans Electric Counterpoint, elle se racontait, danseuse, femme, mère, en tutu et talons aiguilles. Le week-end dernier, elle racontait Tatiana et Onegin, surtout Onegin, croit-elle, Onegin qu’on ne voit pourtant que parce qu’elle le regarde, gravitant autour de lui « comme un phalène autour d’une lanterne ». On n’aurait su trouver plus juste comparaison tant son visage est lumineux lorsqu’elle s’approche de lui – une somnambule éveillée dont l’ardeur ne se manifeste que dans son sommeil, lorsqu’elle danse son rêve d’elle et d’Onegin.

Ce n’est pas la scène de la lettre qui l’oblige à écrire ce ce rêve, que déchirera ce même Onegin, un peu plus réel et un peu moins humain, mais la même impulsion qui la fait lire et vivre à travers l’empathie qu’apprend la littérature. Le livre qu’elle tient au début n’est plus l’accessoire que tenait Aurélie Dupont, distraite, pour fournir un alibi à sa rêverie : c’est l’essence même de son caractère, sensible bien plus encore que romanesque.

« For Sarah, one of the pivotal scenes in the ballet is when the young and idealistic Tatiana meets the dashing Onegin for the first time: ‘When she sees Onegin, she’s enthralled – he’s mysterious, he’s out of a novel for her. That’s really the first time she’s made herself known to someone else.« 

À sa fraîcheur – celle de son teint, celle de ses réactions – se mêle la puissance tranquille, sereine, de la maturité. Alors qu’Aurélie Dupont semblait revivre cette histoire en flash-back, depuis le point où elle culmine en tant que femme et danseuse, en dame aux camélias russe, Sarah Lamb ne fait pas rejouer la jeunesse du personnage. Elle est bien la fille aînée, moins précoce que sa sœur, qui fait les délices de la gent masculine bien avant elle, mais posée, adulte déjà, sans être encore une femme. On le voit dans les portés qu’elle provoque mais auxquels elle ne sait pas comment réagir, soudain saisie, n’osant plus faire un mouvement jusqu’à ce qu’Onegin la dépose à terre. Pas encore une femme – Onegin le sent et c’est lui qui va la faire advenir en ignorant la jeune fille, une enfant dont il ne veut pas s’embarasser : son refus apparaît par la suite de plus en plus comme le caprice d’un enfant qui ne se soucie pas d’être blessant, tandis que la passion de Tatiana la grandit à mesure qu’elle l’accable.

Je n’avais pas remarqué la première fois qu’elle est la première à se précipiter sur Lensky pour le supplier de ne pas se battre en duel contre Onegin et que ce n’est que dans un second temps qu’elle est rejointe par sa jeune sœur. Tatiana est toujours amoureuse mais surtout, éconduite, elle est soudain responsable de sa petite sœur et du bonheur, ignorant mais tout aussi réel que les morceaux déchirés de son rêve, que celle-ci partage avec Lensky – et de la vie duquel, sinon de la mort, elle est responsable.

Quand Onegin reparaît des années plus tard, lorsqu’il a l’impudence de reparaître, Tatiana n’a pas refait sa vie : elle l’a construite, elle a continué malgré tout, malgré tout ce qu’Onegin a fait endurer à sa famille. Le colonel n’est sûrement pas l’amant rêvé mais il est un époux paisible, un appui sûr pour cette femme pâle, blonde, aux lèvres – et non plus aux joues – rouges et dont la robe rouge, elle aussi, est légèrement passée, comme fatiguée de la passion. Et Onegin qui croit qu’il peut revenir auprès d’elle et exprimer des regrets quand les remords sont tout ce à quoi il peut prétendre ! Tatiana n’est peut plus, son corps n’en peut plus : elle s’abandonne, s’évanouit presque dans les bras d’Onegin, de désir et de lassitude. À genoux, il la replace à tout instant sur son équilibre, du même mouvement par lequel debout, dans la force de l’âge et du refus, il n’avait cessé de la repousser, depuis son rêve jusqu’au réveil, douloureux. Mais la présence d’Onegin ne peut plus que déséquilibrer Tatiatana et le corps de celui qu’elle a rêvé comme son amant l’entrave en se tenant à ses pieds. Quand il part, enfin, le rideau tombe sur une Tatiana brisée mais debout, une nouvelle fois.
 

Mit JoPrincesse, Palpatine et Andie Crispy.
À lire : les Balletonautes, qui ont vu Sarah Lamb et Alina Cojocaru.
À voir : les photos des mêmes Balletonautes, où l’on voit la Tatiana blonde, radieuse, de Sarah Lamb,
et l’interview de l’artiste sur le site du Royal Opera House.