Manon, de la vieille histoire ?

Le ballet de Kenneth MacMillan est la preuve la plus évidente du retard que j’ai accumulé dans mes chroniquettes. Cela serait gênant si j’essayais de soutenir que la position phare du ballet est l’attitude (ah ! ces tours attitude en dehors sur jambe pliée des gueux qui débarquent dans un tourbillon de loques) ou si j’entreprenais une comparaison avec La Dame aux camélias pour essayer de voir ce qui rend les portés plus fluides encore. Mais ce qui m’a frappée, et qui me frappe toujours deux mois après, c’est le renversement de la perspective. 

Dans L’Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut, l’abbé Prévost rapporte le récit du premier : le cadre des mémoires, qui donne une caution morale aux aventures du chevalier, laisse rapidement la place au roman, et Des Grieux prend en charge la narration à la première personne. Ma lecture remonte à quelques années, mais dans mon souvenir, Manon est une fille charmante et impossible, frivole et joyeuse, une fille légère, une girouette qui sans cesse se tourne vers de nouveaux amants, attirée comme une pie par la richesse, mais à qui on ne saurait en vouloir, car on ne la voit qu’à travers le regard amoureux de son amant, à qui elle lui fait du mal sans penser à mal. On compatit avec ce pauvre hère qui s’est entiché de celle qu’il ne fallait pas, et qui n’y peut mais — la passion dans tout ce qu’elle a de plus passif, qui invite aux folies et en fait subir les conséquences à ceux qu’elle entraîne ; la passion tout aussi délètère et enivrante que l’alcool, comme est là pour nous rappeler en contrepoint le frère de Manon. 

 Le ballet raconte la même histoire, et pourtant il dit tout autre chose. Il n’y a pas sur scène de point de vue autre que celui du spectateur : l’empathie va à l’interprète qui la suscite. Et Josua Hoffalt ne fait pas le poids face à Aurélie Dupont. Il se recroqueville sous la souffrance et elle rayonne. Si vous ajoutez à cela Aurélien Houette en Monsieur G. M., dont la perruque et les vêtements d’époque révèlent une puissance de séduction totalement insoupçonnée – de ma part, du moins – il devient évident que vous sentez, ressentez, riez et souffrez avec Manon.

Le deuxième acte est un joyau : elle s’impose comme une reine au milieu du bordel. Toutes les filles vantent leurs charmes et vous ne voyez qu’elle, rayonnante de présence et de bijoux, parfaitement dans son élément, de luxe et de volupté. Tout comme Aurélie Dupont, qui retient l’attention en retenant ses gestes, Monsieur G. M. est outrageusement attirant : il ne danse pas, bouge à peine, et attire à lui tous les regards que Manon n’a pas déjà absorbés. L’incroyable présence des deux danseurs se traduit en tension sensuelle, sexuelle, même, sans que le moindre geste ait été déplacé.

Après une telle intensité, on a du mal, tout étourdi que l’on est, à comprendre l’amour que Manon porte à Des Grieux, un amour dont on ne sait d’où il sort et dont on sait très bien où il va les mener — à leur perte. Elle n’est plus sereine, se laisse emporter dans un tourbillon de portés enflammés, n’est plus maîtresse de la situation, seulement celle de Des Grieux. Avec ses riches amants, Manon est une reine ; avec Des Grieux, elle est elle-même, n’est plus qu’elle-même, une tautologie agitée par la passion. Leur amour ne rime à rien et n’existe que par la souffrance qu’ils s’infligent l’un l’autre : indifférence blessante, jalousie possessive, indifférence libératrice, jalousie récupératrice…  à tel point que l’on se demande si Manon n’est pas allée chercher là sa perte, devançant celle de sa jeunesse et de sa beauté qui seules lui assurent sa liberté de courtisane. Le bracelet que le geôlier lui passe aux poignets à la fin, alors qu’elle s’est exilée avec Des Grieux en Amérique, révèlerait alors la nature de celui, en tout point semblable, que lui avait offert Monsieur G. M. : des menottes en diamants pour une demoiselle dans une prison dorée.

C’est une vérité étincelante, et pourtant, sous prétexte qu’elle concorde trop bien avec l’idéal chrétien de l’abbé Prévost, on ne veut pas l’admettre. Aurélie Dupont est trop entière pour qu’on n’en veuille pas à Des Grieux d’avoir arraché Manon à son univers, de ne pas lui avoir laissé les illusions qui lui restaient (et les nôtres par la même occasion). Manon meurt d’être devenue elle-même à l’écart de tout ce qui la définissait ; comme une fleur qu’il aurait cueillie, elle se fâne peu après lui avoir appartenu. 

De ce gâchis ressort le drame : non pas celui d’un homme qui s’est laissé entraîner par une jolie écervelée, dont la mort serait une juste punition divine, mais celui de deux libertés incompatibles. Manon et Des Grieux ne sont pas Roméo et Juliette ; ce qui entrave leur amour n’est pas d’abord la société, même s’il s’y inscrit. C’est un désaccord plus profond, qui touche à la façon dont chacun entend sa liberté : pour Manon, elle est absence de lien et abondance de biens, libre circulation d’un homme à l’autre pour surtout ne manquer de rien ; pour Des Grieux, elle est autonomie, libre choix de liens qu’il tient cependant à nouer. L’amour, pour lui, c’est enfin s’autoriser à s’attacher, à nouer une relation de toute la force de son affection ; pour elle, à ne rien se promettre, à ne pas se faire de cadeau (qui signifient l’attente d’une contrepartie chez ses amants réguliers).

Cela peut surprendre, lorsque la tradition a établi la figure de l’homme volage et de la femme éplorée. Ici, c’est Des Grieux qui se fige dans une grande quatrième fendue suppliante, et Manon qui semble à tout instant prête à s’envoler vers d’autres horizons aux draps froissés. C’est d’ailleurs ce renversement qui lui prête un parfum envoûtant de liberté : c’est parce qu’elle se comporte comme un homme dans un monde où la femme n’a aucun droit qu’elle semble si libre… libre d’évoluer en maison close ou de se perdre dans la rédemption que ce monde lui impose. Mais ce renversement met surtout en lumière cette chose toute bête, tragique et banale : l’incompatibilité entre deux personnes qui s’aiment. Que ce soit l’homme ou la femme volage, l’homme ou la femme fidèle, il semblerait qu’on choisisse toujours celui ou celle qui nous fera des histoires (d’amour), qui nous tiendra vivants en nous faisant doucement souffrir. Que l’un renonce à lui-même et c’est la fin — Manon meurt ; qu’aucun ne renonce, et chacun souffre, et aime — équilibre nécessairement précaire.

Tout cela se condense en une scène de plus en plus nette dans mon souvenir à mesure que le reste s’efface : une traversée où Manon agite le bracelet de Monsieur G. M. sous le nez du chevalier, qu’elle fait reculer, un piqué après l’autre, repoussant à chaque pas l’épaule de celui qui se renfrogne. Elle le bouscule et il bat en brèche, ébranlé par son air badin autant que par le bracelet. Faisant mine de plaisanter, elle ravale sa souffrance au rang de bouderie. Le désaccord profond est refoulé, l’entente un instant sauvergardée, encore fragilisée.  

Hippolyte et Aricie

Rameau renverse la tragédie de Phèdre en un drame qui tourne autour du fils de Thésée et de son amour pour Aricie, avec un large détour par les Enfers, où Thésée est descendu à la recherche de Pirithoüs. En somme, Phèdre n’est plus là que comme élément perturbateur.

Les vrais ressorts de l’intrigue, ce sont les dieux que l’on invoque toutes les vingt minutes comme si c’était le room service de ce bas monde, et qui s’opposent façon cartes Pokémon : Diane règne sur la forêt, Neptune sur la mer, Pluton sous terre et Amour, sur les coeurs. Avec en joker le destin, qui surveille la cour de récréation divine et empêche d’accorder les souhaits à tort et à travers. Il n’y a pas vraiment de qualification particulière pour devenir dieu, pourvu qu’on n’ait pas le vertige, car ils descendent toujours du ciel en nacelle – plein de machineries pour plein de manigances. Et pour devenir un fidèle serviteur de Diane (chasseresse, mais en robe lourdement drapée), il suffira d’avoir un coeur inaccessible aux traits de l’Amour (affublé d’une cuirasse à bedon). J’aurais bien rajouté une épreuve de maintien, car on décèle dans l’attitude empruntée de ces messieurs en jupette le perplexité qu’ont dû éprouver les courtisans mis au pas (de danse) par Louis XIV. Sans surprise, cela va beaucoup mieux aux danseurs baroques, ainsi qu’à Tisiphone chez qui elle prend l’allure d’une toile d’araignée, assortie aux fils auxquels sont suspendues les Parques chauve-souris (je n’en ai malheureusement trouvé aucune photo). 

Je suis contente d’être au premier rang. Outre que la simulation d’un éclairage de rampe doit parfois fatiguer les yeux distants, on a en prime le droit au spectacle de la fosse, avec, dans le rôle du lion, la chef d’orchestre, dont la crinière rousse et bouclée (disciplinée en un chignon après l’entracte) n’est pas l’attribut le plus exubérant. Ses mimiques sont d’une folle inventivité ; esquive, feinte, ruse, courroux (surtout lors des changements bruyants de décot), exaltation allant jusqu’au chant et plaisir plus tranquille lorsqu’elle observe les chanteurs accompagnés par trois cordes en roue libre. Les musiciens sont à fond, même les flûtistes tout au fond, qui ne jouent pas en continu. J’observe d’ailleurs l’un d’eux se transformer en cornemuseur après s’être aranaché avec un soufflet pour remplir l’instrument-poumon que je voyais en vrai pour la première fois. Il y a aussi sur scène de quoi se repaître les yeux, même lors des scènes statique, grâce à certain(e)s disciples de Diane diaphanes (le teint blanc aidant, on voit apparaîre la figure androgyne du jeune homme aux traits féminins). Cela aide à tenir éveillé quand les semaines passées ont été épuisantes, la soirée précédée d’une bonne heure de musique a cappella et qu’on finit par confondre son coccyx et ses fesses, pour avoir secoué sa torpeur dans toutes les positions. 

Une fois le rideau baissé, des applaudissements éclatent, bientôt doublés par un choeur de voix : ça, c’est un chant d’anniversaire ! Très lyrique, il déclenche une dernière salve d’applaudissements dans le public.

Vous pouvez aller lire la chronique de Joël, plus rapide que son ombre, et Fomalhaut, qui a dégainé l’appareil photo. 

Le concert aux yeux Peer

Cinq minutes, pour découvrir un compositeur, c’est un peu short. Top départ, pour débuter le concert de ce soir, nous vous proposons une ouverture… promenade de lutins dans la forêt… de Carl Nielsen… sans arbres, en fait… qui serait à la musique ce que Bournouville est à la danse… et sans lutins, qui ne sont autre que des gens masqués battant joyeusement le pavé… une figure au Danemark… figures dérobées et bande pourchasseuse : les longs nez noirs se transforment en une nuée de moustiques… c’est, c’est… fini. Ou Maskarade, si vous vous appelez Julien Lepers.

 

1. Cavalcade enjouée. Pas une chevauchée triomphante. Plutôt une fuite narquoise.

2. Un morceau de plénitude oublié au creux du monde, que l’on ne peut découvrir que par le regret de l’avoir perdu. Plage, nuage et doigt coupé, je ne parviens pas à me souvenir comment fini La Leçon de piano.

3. Allegro, allez !

Mieux qu’une dissert’, le Concerto pour piano n°2 en fa majeur de Dimitri Chostakovitch en trois parties. En prime, Alexander Toradze nous demande quel mouvement nous voulons en bis, mais je suis à peu près la seule à oser le slow one, so… c’est reparti pour la chevauchée intrépide : tandis que les mains rappellent que le piano est un instrument percussif, les pieds martèlent le sol mieux qu’un jockey aux genoux cagneux en plein Far West. Et de prendre appui sur le dernier accord pour sauter dans les bras de Paavo Järvi.

 

Les choristes rentrent en scène pour Peer Gynt, puis trois solistes qui se répartissent en triangle autour du choeur. Au sommet, une femme que l’on dirait l’incarnation de la femme : elle va s’asseoir au fond de l’orchestre comme elle prendrait place sur un trône, une rivière de diamants portée avec autant de naturel qu’une montre Swatch. Une robe bleu-grise très élégante et des cheveux libres comme s’ils étaient en permanence soufflés par le vent. Un maintien à conquérir le monde, et une tranquillité à l’avoir déjà fait. Une gueule. Une allure folle. Et quand elle ne chante pas, elle regarde le monde comme si tous s’offraient à elle, tranquillement renversée sur son banc, les cheveux rejetés, comme si elle prenait un bain dans un jacuzzi. Le tout naturellement, sans ostentation. Wow.

Face à Aurore Bucher (plusieurs ont dû s’y brûler…), forcément, le jeune récitant fait un peu pâlichon et sa déclamation, un peu forcée. Avec son humour de celui qui sait en faire un peu trop, qui colle parfaitement à notre anti-héros, Arnaud Denis n’a cependant pas grand mal à nous entraîner dans son histoire farfelue, où les trolls, les femmes, le désert et la tempête font rage. Je ne comprends toujours rien, mais je m’amuse toujours autant.

Sans trop chercher à retrouver le fil non directeur, je suis Roland Daugareil taper du pied comme un violoneux de taverne, les femmes débiter des gaudrioles d’autant plus gauloises qu’elles sont en français (Le Teckel, qui était dans la salle (!) riait encore le lendemain de « à défaut d’hommes, nous nous contentons de trolls ») et le Grand Courbe anticiper les détours du parcours vaguement initiatique de Peer Gynt (« -Qui es-tu ? – Je suis moi-même. Peux-tu en dire autant ? »). Ann Hallengerg, dans une robe violette un brin désuète, se livre à une improbable scène de séduction avec notre gringalet d’anti-héros, tandis que Mari Eriksmoen, étoile nordique tombée de nulle part, vient jouer les douces épouses débordant de bonté, rayonnant de sérénité dans sa robe rose passé. Sacrée soirée.

Quelques notes avec ou sans troll chez Paris-Broadway, Joël et Palpatine

Cesena, à l’aube de la voix

le grain, c’est le corps dans la voix qui chante,
dans la main qui écrit, dans le membre qui exécute…

Roland Barthes

cité par Björn Schmelzer,
fondateur de l’ensemble graindelavoix

 

Il fait nuit sur scène. Un homme s’avance, entièrement nu, et émet un long cri, repris et modulé – remonté – par ses flexions. Pas de doutes, nous sommes au théâtre de la Ville. Cela continue, on attend patiemment. Un tailleur de pierre se fait entendre en coulisse et soudain, it dawns on me. J’assiste à la pièce d’Anna Teresa de Keersmaeker qui avait été donnée à l’aube à Avignon et avait pourtant laissé les spectateurs plus ravis que fatigués. Le cri du premier homme, c’est le chant du coq. On peut désormais légitimement espérer que lumière se fasse sur les déplacements que l’on devine dans la pénombre. Un groupe d’hommes (parmi lesquels quelques femmes, on le découvrira par la suite) que l’on entend plus qu’on ne le discerne fait crisser du sable. Un grand cercle de sable balayé jusqu’à devenir un cercle solaire. Une éclipse solaire.

La danse est réduite au rythme de la marche. Le mouvement n’a pas de forme, un déplacement de pénombre, tout juste. Alors qu’on écarquille les yeux depuis une vingtaine de minutes, une voix s’élève, qui nous en dissuade. C’est un soulagement : on voit ce qu’on voit, sans forcer les yeux, en écoutant les voix qui ont rejoint la première et l’ont contrepoint. L’Ars subtilior renaît de l’écho lointain du cri de l’homme chant du coq, un son brut comme la pierre qui résonne bientôt comme la voûte d’une cathédrale. Un son qui ébrèche les corps, vibrant et vivant sur son passage. Des corps traversés par un cri qui emprunte la voix pour se faire musique, ce n’est pas un spectacle.

« Lumières ! » crie soudain la régie. Que je crois. Le cri excédé vient du public, qui se met à rire jaune. Quelques réglages s’imposeraient en effet pour que l’aube artificielle fasse effet jusqu’au fond de la salle. En attend un ajustement qui ne vient pas, ni de la régie ni des yeux, cela discutaille et l’on a du mal à se laisser fasciner par ce début du monde. L’origine, comme toujours, se refuse. Indiscernable à l’oeil nu, la scène bascule en noir et blanc lorsque l’on veut s’aider des jumelles, camaïeu de gris mouvementés. Je n’ose imaginer les vieux atteints de la cataracte. La danse tarde tant à se faire visuelle que la salle s’éclaircit en même temps que la scène.

La lumière se lève imperceptiblement, sur la confusion des danseurs et des chanteurs que l’on ne distingue pas les uns des autres. Même en pleine lumière, ces poussières d’individus restent un groupe, des grains de sable qui crissent lorsqu’ils se rencontrent. La chorégraphie diurne n’y ajoute finalement presque rien : elle rend visible les corps fatigués, épuisés, travaillés par la voix, décapés par son grain, dispersés et réunis comme le sable. Sablier. Fablier. Musique, mutisme, brutalité de la pierre, de la voix, homme fou à relier : il y a quelque chose de médiéval chez ce groupe en baskets, qui s’efface peu à peu à mesure que les formes prennent corps. Lumière est faite – de désillusion. On s’achemine lentement vers une fin qu’on ne distingue pas plus que les origines (l’aveuglement n’est pas l’apanage des ténèbres), à l’image de cette grande femme que j’ai prise pour une gamine séduisante et qui s’est mise à viellir avec le jour, concentrant toute la grisaille de la nuit dans ses cheveux.

De l’exaspération à l’extase

Concert d’il y a deux semaines. Environ.
A plus ou moins un CEP et une maquette.

J’ai failli écrire ici une lettre ouverte à Michael Gondry, parce qu’il s’y connaît en démagnétisation, et que j’ai en ce moment quelques soucis de mauvaises ondes avec les appareils électroniques. Avec un mois de mai aussi plombé en boulot qu’il est aéré de jours fériés, ces caprices technologiques m’ont mise sur les nerfs. Il me faut donc, avant d’entamer cette chroniquette, confesser avoir été d’humeur massacrante en entrant à Pleyel. Je comptais sur la musique pour adoucir mes heurts, mais elle est comme le ciel (aides-toi…) et m’a refusé tout apaisement. Autant dire que je m’en suis lâchement vengée :  dénigrer, rabaisser, il y a une certaine joie maligne à trouver le monde entier aussi médiocre que soi, dans ces cas-là ; rien n’a trouvé grâce à mes yeux.

Premier extrait de Debussy : je connais sans reconnaître. Les Nocturnes ne sont plus célébrés avec des flûtes de champagne, légères, cristallines, mais avec des verres en cristal lourdement sculptés. A cause de leurs arrêtes tranchantes ne viennent y nager que des sirènes-piranhas. Plus rien de chatoyant, seulement d’agressif. Conclusion inepte : l’orchestre est trop bruyant.

Le concerto pour violon de Szymanowsky met fin à mes tergiversations ;  il n’y a pas à regretter d’avoir choisi la parterre pluôt que le premier balcon, je vais pouvoir suivre de près le soliste. Las ! Christian Tetzlaff a à peine commencé à jouer qu’il me tape déjà sur les nerfs. Je pourrais incriminer comme Joël ses flexions régulières avec transfert de poids d’une jambe sur l’autre comme s’il skiait sur une piste étroite, ou le son grinçant de son violon, mais la vérité est bien plus prosaïque : il garde les yeux fermés. Je n’en tiens jamais rigueur dans les moments de grande intensité ; il faut parfois fermer les vannes avant que l’émotion ne déborde. Seulement, là, il les garde fermés en permanence, comme s’il gardait égoïstement son jeu pour lui, comme s’il ne voulait pas nous voir et jouer pour nous. Comme un amant qui garderait sa jouissance pour lui seul et n’aurait pas un regard pour celle qui la lui donne. Le public est délaissé ou je ne me suis pas laissée embarquer, toujours est-il que l’ivresse n’est pas partagée.

Les musiciens n’ont pas l’air non plus de s’amuser, mais je me fais tancer par Palpatine : ils ne s’ennuient pas, ils sont simplement sérieux. Bah moi, c’est l’air sérieux qui m’ennuie. Non, ce n’est pas beau, mais oui, mes contrecoups de coeur font du délit de sale gueule. Contempler la magnifique violoniste au cou-de-pied et au chignon-banane à faire pâlir une danseuse ne suffit pas à me faire oublier mon contrebassiste guilleret. Klari dit toujours tant de bien du London Symphony Orchestra… je suis déçue, j’ai raté ma rencontre.

J’achève de scribouiller ma soirée avec Scriabine. Sa quatrième symphonie porte bien son nom, Poème de l’extase : le dernier mouvement en particulier, avec ses vagues sonores à la limite de l’assourdissement, nous transporte en dehors du monde sensible, où l’excès n’est pas à la mesure de nos sens. Pour ce qui est de la communication avec une forme de divinité, en revanche, il faut se rendre à l’évidence, elle vient de passer chez FreeMobile. On se captera une autre fois, quand je trouverai totalement saugrenu qu’extase soit donné comme synonyme de catalepsie.