Vivre sa vie

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La première scène augurait bien : un couple discute au comptoir, sans se regarder, côte à côte, sans que le spectateur puisse les voir, de dos. C’est juste, on ne connaît jamais son propre visage lorsque l’on parle – sauf à se regarder dans un miroir mais l’héroïne n’y a droit qu’en vertu de sa vocation à devenir comédienne. Les acteurs nous tournent donc résolument le dos et ce surplus d’artifice, en nous éloignant des conventions, nous ramène un peu plus près du naturel. Même chose pour cette musique qui prend son élan romantique puis s’arrête abruptement pour nous projeter dans un réel brut, insignifiant, une rue avec des murs lézardés, un bruit de moteur qui ralentit en peu plus loin et celui des talons sur le trottoir. Cette musique enrayée me déroute dès le début, lorsque le générique s’affiche sur le profil gauche d’Anna Karina alias Nana, puis de face et enfin sur son profil droit ; pour un peu, on en aurait fait le tour. Curieusement, plus Godard s’attarde sur son personnage, moins celui-ci en est un. D’abord, Nana donne plus dans le roman zolien que dans Shakespeare en prostituant ses rêves d’actrice ; on la voit simple spectatrice au cinéma – le film en abyme, intégré au montage et non pris avec sa salle de projection comme cadre, me ramène à la mienne : je sors du film, un peu ennuyée, et je regarde Palpatine à la dérobée. On se voit rarement de profil dans un tête-à-tête, puis la scène est suffisamment lente pour ne pas diffuser un éclairage de stroboscope et, contrairement à la couleur, un peu verdâtre, le noir et blanc va bien au teint. J’apprécie davantage que Jeanne d’Arc. Heureusement, celle-ci meurt et nous retournons à notre personnage qui, disions-nous, en est de moins en moins un. De même que le modèle du portrait ovale d’Edgar Poe (lu à Nana par son amant non client) perd de ses couleurs à mesure que son mari la peint, Nana perd de son charme à mesure que le film se déroule. L’issue est la même, elle finit par en mourir, le cinéaste l’exécute rapidement en un tableau. Que pouvait-il faire aussi d’une personne dont la figure est la lapalissade ? Nana est une nana tout comme, nous dit-elle, une assiette est une assiette, un verre est un verre, un homme est un homme. Elle est à peu près aussi inspirée que dans sa discussion avec un Platon de comptoir (« Nana fait de la philosophie sans le savoir » nous autres hommes des cavernes cinématographiques sommes heureux d’être ainsi éclairés) : coquille vide. Et je ne suis pas bien persuadée que le film l’ait absorbée plus que moi ; en vérité, je ne m’écrirai pas que c’est la Vie elle-même.  

 

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A Clockwork Orange

You can’t eat the orange and threw the peels away – a man is not a piece of fruit, protested some salesman not long before his death. 

C’est pourtant ce que fait Alex, le personnage d’Orange mécanique, qui tabasse qui n’a pas l’heur de lui plaire et viole qui lui plaît trop. J’ai cru que je ne tiendrais jamais le premier quart d’heure, prise du même dégoût qu’avaient suscité les premières pages de Voyage au bout de la nuit. Violent rejet. Mais tout comme on est forcé de rendre à Céline ce qui lui appartient, la glaire gloire de son style, on est obligé d’en reconnaître à Kubrick. Car ce qui est débectable, ce n’est pas tant la violence que sa gratuité : du pur spectacle. Sa mise en scène est virtuose – à vomir mais virtuose. Virtuose parce qu’à vomir. On massacre en bowler hat et chantant sous la pluie. J’ai du mal à concilier ces clowneries sadiques avec les pitreries réjouissantes qui sont pour moi attachées à la musique du Grand pas de deux parodique de Christan Spuck, tout frais de la semaine dernière. Et cela va de mal en pis, chaque tentative pour s’abstraire du spectacle nous y enlise davantage, comme lorsque Alex, « soigné » par a brave new world, est exhibé sur scène, en proie à la souffrance de ne pouvoir être tenté par le sexe ou la violence sans être terrassé par la nausée. Le spectateur, oppressé comme une vulgaire orange, n’y échappe pas : il est voyeur, et ne peut fermer les yeux, à l’instar Alex dont les paupières sont maintenues ouvertes par des crochets pendant le traitement – avec le prix de la place et la rangée de spectateurs à déranger dans le rôle des crochets. Si je n’avais pas été au cinéma, je n’aurais jamais pu voir ce film jusqu’au bout. J’ai d’ailleurs encore du mal à comprendre qu’on puisse s’infliger ça plusieurs fois. À moins qu’on s’y habitue, comme on s’habitue aux horreurs du journal télévisé, parce que cela finit par devenir un spectacle avec son présentateur-récitant, ses refrains de « véritable tragédie » et son pathos. Il faut alors que ce spectacle soit consciemment mis en scène par Kubrick pour qu’on en découvre à nouveau l’horreur, avec l’horreur d’entrevoir que ce n’est pas la violence qui nous est insupportable mais son spectacle. On n’est pas sorti de la colonie pénitentiaire. Ses murs ont juste été repeints, flashy.  

Des mikados et des billes

Les mikados, ce sont les longs scotch de toutes les couleurs jetés en travers de la scène pour Rain. La chorégraphie de Keersmeaker n’en joue pas particulièrement, mais c’est une parfaite métaphore pour ce que l’on en voit de loin : des danseurs-bâtonnets qui n’en finissent pas de rebondir. Battements et bras tendus devant, équilibre en quatrième, battement seconde pied flex, grand plié première grenouille… ça grouille dans tous les sens sans pour autant créer un pullulement à la Genus. Autant vous dire que ça m’émeut à peu près autant que les académiques de Cunningham, c’est-à-dire pas du tout. Je voudrais sentir des corps et je ne vois que des bâtonnets rose-gris-vert d’eau – très esthétique, je ne dis pas, tout comme la mise en scène, avec ses éclairages roses du tonnerre et de grands fils blanc comme les franges d’une lampe en demi-cercle tout autour de la scène, qui finissent par danser lorsque la dernière danseuse quitte le plateau en les égrainant. Peut-être est-ce un ballet qui s’apprécie de près : lorsqu’aux jumelles j’isole une danseuse, au hasard une Muriel-berlingot qui donne de l’épaule à un camarade, en enjambe un autre et s’amuse visiblement ou la petite blonde du Sacre qui décolle à plat ventre sur l’arabesque d’un partenaire éphémère, je loupe la moitié du spectacle, mais j’en apprécie au moins une partie. Je me rend compte donnant ces rares exemples que ce qui me manque le plus, ce sont les interactions : il y a des regards et des mouvements d’ensemble, mais les danseurs s’y trouvent plus juxtaposés que véritablement liés et les portés sont le plus souvent une manière de passer outre la rencontre en reposant loin de soi la danseuse. Mon plus grand souci, pendant l’heure passée à endurer des accords répétitifs au xylophone (pourtant, je peux réussir à trouver très entraînant des bruits de machine à écrire), a été de comprendre pourquoi les grands jetés avaient une curieuse allure : j’émets l’hypothèse qu’ils sont pris par battement tendu et non développé, mais je repère toujours les filles en l’air, jamais l’appel – ou alors, c’est ça, elles sautent sans élan. Alors que les danseurs luisants, à force de faire du footing entre deux sauts, sont pris d’une fatigue si belle, le mouvement perpétuel de la chorégraphie me lasse. Je ne crois pas que j’aime. Plic ploc flop.

 

Les billes, elles, se trouvent au fond au fond de mon thé glacé au fruit de la passion, comme si les graines noires du fruit avaient gonflé. J’oublie ma déception des mikados et je sirote cette boisson très amusante avec une grosse paille calibrée exactement pour que de temps à autre on aspire une petite boule noire, un peu gélatineuse, à mi-chemin entre le bonbon Haribo noir et la graine d’un fruit. Cette sarbacane à l’envers m’amuse follement. Et les boules m’intriguent. Je finis par demander au serveur ce dont il s’agit : du tapioca. Ni une ni deux, Palpatine dégaine son téléphone hochet et en un saut sur wikipédia, on apprend tout sur cette ludique bizarrerie. Vous aussi, allez vous esbaudir de ce qu’on ait écrit un article sur le thé aux perles. Si vous voulez goûter cette chose étrange venue d’ailleurs (Taïwan), avec une originale panna cotta au litchi et à la framboise (je n’ai pas osé le cheesecake au thé vert), c’est derrière la rue Sainte-Anne, 13 rue Chabanais. On peut aussi dîner mais sachez que les petites billes noires lestent l’estomac de manière inattendue, si bien qu’après on se sent un peu comme un gros pouf rempli de billes de polystyrène.

Au pays des étoiles s’élevant

De A.à Y, Y comme Youpi, je vais aller voir le gala des étoiles pour le Japon. Ni une ni deux, je rentre chez moi. Indeed, avec A. je redécouvre le plaisir de sortir, et pour cela il faut rentrer : se déshabiller prestement, courir sous la douche, passer mentalement en revue les cintres de son armoire pendant que les doigts passent entre les orteils pour tout bien savonner, et savoir en enfilant son peignoir que l’on se fera un maquillage bleu marine sur eye-liner turquoise pour aller avec les brillants marine quasi-invisibles dans la dentelle noire qu’on aperçoit dans l’ouverture échancrée de ma veste queue de pie noire. La soirée était en effet placée sous le signe de la dentelle : Pink Lady en avait sur les épaules, A. sur tout le dos de son décolleté bénitier. Autre signe de la soirée : le poisson. D’abord le sans-les-mains du pas classique, puis la version fan-les-dents mains-au-sol du Grand pas de deux comique et enfin, au café du Congrès, en soupe gruyèrée comme il se doit (elle a beau dire que j’ai vraiment un air de souris quand je suis contente, A. a montré à cette occasion qu’elle l’était au moins autant que moi). Autant dire que cette soirée se déguste dans tous les sens. Et quand je conclus « Mangez du danseur russe », sur quoi A. se récrimine, il ne faut rien y voir que ma tendance à ramener aux plaisirs de la table tout ce qui est bon. Non, vraiment, il faut importer des danseurs russes : c’est à eux que je dois les meilleurs ballets de l’année – avec la troupe de Boris Eifmann dans Anna Karénine, d’abord, découverte graalesque par excellence, puis avec le Don Quichotte du Bolchoï. Au cas où les Vassiliev de Noël seraient en rupture de stock, comme A. me l’a annoncé (mais je la soupçonne d’avoir réservé les derniers modèles) avant de me concéder Andrey Merkuriev (tu ne commences pas à regretter ?), j’ai désormais plein de jolies personnes à mettre sur ma liste. Vous allez au fur et à démesure…

Passons sur les amuse-gueules de l’école de l’Opéra de Paris, dont la démonstration n’a pas grand-chose à faire ici, à part une transition des bons sentiments (projection d’images du Japon, mode « l’eau qui dort était tellement belle », mais je ne suis pas certaine que l’usine qui respire la bonne odeur de poisson et les visages fermés comme des huîtres soient l’antithèse parfaite de la catastrophe à l’origine de la soirée) à l’artistique.

Commençons par un plat de résistance avec le sourire un peu figé de Maria Kochetkova qui résiste en effet à toutes les difficultés techniques de cette Belle au Bois Dormant de boîte à musique. Le petit côté baroque de ses bras suspendus et de sa tête inclinée me surprend, je retiens – pour le reste on connait et j’oublie la chanson.

Même prévenue par A., je me suis laissée surprendre par ce drôle d’oiseau qu’est Friedmann Vogel, capable de déployer de grandes ailes et de laisser pendre son poignet-plume sans que cela soit ridicule. Ce garçon est bondit de côté et d’autre dans son pantalon noir tout à fait seyant (justement parce que pas moulant, vous dirait A.), traverse la scène sous le coup des claques qu’il se donne (on l’entend – une des raisons pour lesquelles j’ai adoré être au premier rang, où l’on voit les visages et l’on entend les corps), hallucinant jusqu’au bout de ses doigts qui se promènent sur ses côtes. Mopey, la chorégraphie de Marco Goecke me rappelle un peu la gestuelle des Épousés de Kader Belarbi, en plus léger. Alors que le premier passage me confirmait que je ne suis décidément pas une balletomane, celui-ci me rappelle pourquoi j’aime la danse, par-delà le ballet – être fascinée par un corps et libérée par une chorégraphie. Ravie d’avoir découvert Friedmann Vogel et Marco Goecke à travers lui.
Après le drôle d’oiseau, la Chauve-Souris, Roman Lazik, que j’aurais aimé voir danser un peu plus et Olga Esina dont j’aurais aimé voir un peu moins le corps pourtant parfait, qui devient comme pesant sous son académique blanc.

Le pas de deux du cygne noir a signé la mort des volatiles et le sursis de ses deux interprètes : Fernanda Oliveira, modèle petit bolide (spécialité anglo-américaine, semblerait-il) au sourire un peu Colgate, que je préfère cependant à la rage de dents de son partenaire, Dmitry Gruzdev, un brin crispé de la mâchoire. Je ne devais pas être mieux, ceci dit, quand j’ai grimacé en espérant que la demoiselle ne se soit tordu le pied que visuellement.

Avec Sinatra Suite, on ne sait pas trop sur quel pied danser : en talons, certes, mais entre la comédie musicale américaine et le tango réinterprété par une Sibérienne loin d’être glaciale. Malgré la robe noire de Tatyana Gorokhova, très élégante avec son chignon banane, et le costume assorti pour Igor Zelensky, il y a de la violence conjugale dans leur danse de salon, distante des chansons de Sinatra qui sont enchaînées abruptement. Déconcertant, mais cela ne me déplaît pas. Avec Baryshnikov non plus.

J’ai retrouvé avec plaisir Julien Favreau du Béjart Ballet Lausanne, lumineux et donc parfaitement à son aise dans Light, duo tout en apesanteur avec Katya Shalkina qu’allongé, il tient à bout de bras à l’horizontale et descend peu à peu à lui. Doigts repliés aux lèvres et regards souvent tourné vers le public pour elle. J’aime cette épure de sensualité, blanche de toute séduction, ce pied qu’elle dépose en attitude devant dans sa main à lui.

J’ai retrouvé avec non moins de plaisir Jason Reilly dans Le Corsaire. Je n’ai pas boudé mon plaisir devant Ashley Bouder mais Polina Semionova reste mon Graal, celle qui fait dominer le féminin dans Le Corsaire. Ici, c’était dans l’ordre des choses (et des cheveux – faites quelque chose, par pitié, interdisez de les gominer) et le désordre de l’exaltation (la mienne ou celle du danseur, allez savoir) : Jason Reilly finit sa diagonale et jette à terre juste devant moi. « Celui-là, il était pour toi », me souffle A. Son tour vient à la diagonale suivante, et le dernier étalage faunesque est pour sa partenaire, tout de même. Je n’ai pas trop de l’entracte pour me remettre.

Une Dame aux camélias pour se remettre dans le bain, avec une Sue Jin Kang que sa maigreur identifie un peu trop à son héroïne, puis vient le solo de Malliphant pour Sylvie Guillem… avec Carlos Acosta. Two : deux versions, comme pour le Boléro, homme ou femme, mais surtout deux présences en scène, le danseur et la lumière. Je ne sais pas si c’était ma place loin d’être en surplomb comme au théâtre des Champs-Élysées ou la douche plus ronde que mon souvenir de double carré au sol, mais l’effet visuel n’était pas le même. Il n’empêche, la fascination est intacte : certes, la musculature de Carlos Accosta laisse s’introduire l’image du culturiste, mais c’est bien de danse dont il s’agit, et de danse archi-contrôlée lorsque le bras déplié devant lui remonte dans un ralenti accéléré de marche arrière, paume qui passe derrière la nuque tandis que la tête se détourne. Je ne vous raconte pas l’effet que ça fait, cette quasi-immobilité obtenue à force de précision et où toute la tension se trouve chez le spectateur.

On respire pour se calmer. Il y a comme une odeur de rose, d’ailleurs. A. me prévient que ce Spectre a intérêt à être bien dansé, sinon cela va lui coller le fou rire. Pas la peine, je la devance ; non pas à cause des danseurs, très bons (sauf dans le grand jeté final : c’est quoi ce saut ?) mais d’A. pendant le précipité : « Ah, oui, c’est bien le Spectre, je reconnais, c’est le fauteuil dans lequel la nana pionce et fait son rêve. » Deux gamines, oui. A posteriori, on a peut-être été très chiantes pour nos voisins.

Andrey Merkuriev et Bach nous font taire. Voilà que le matador fou de Don Quichotte est un jeune homme un peu désespéré. Lui, il est sur ma liste d’anniversaire, c’est urgent, j’ai besoin de lui faire faire des brisés battus à l’infini. Les brisés battus enchaînés sont décidément un pas de mec : non seulement parce que moi, j’ai l’air d’un bambi hippopotame quand je fais ça, mais parce que des danseurs qui font leur diagonale comme des cabris pendant la classe, c’est enivrant à regarder. Bon, j’arrête mes âneries, la chorégraphie d’Alexy Miroshnichenko (Dieu merci, je ne fais pas stage chez un éditeur de littérature russe) ne s’y prête pas .

En revanche, celle de Christian Spuck, tout à fait. Dans le noir, je lis à grand peine « Grand pas de deux », mais alors que les danseurs tardent, je commence à me poser des questions et à surveiller mes arrières dans le public. C’est seulement de côté qu’Elisa Camrrillo Cabrera lance l’offensive et les réjouissances en grimpant sur scène pour rejoindre Mikhail Kaniskin. « Je connais, je connais ! » Ce qui veut dire : tu vas voir, c’est dément. Après les ballerines-aspi et les poissons ventre à terre, voici la danseuse tortue, institutrice délurée, qui tient son sac à main par la peau de l’anse, avec à peu près autant de grâce qu’on peut en avoir à l’entracte en pinçant son programme entre les lèvres pour se laver les mains en sortant des toilettes. J’ai beau très bien savoir la prochaine ânerie que le couple va bien pouvoir
inventer, cela me fait toujours autant rire – si ce n’est plus, le comique de répétition s’accommodant très bien du rire par anticipation.

Caravaggio réinstalle une atmosphère plus sombre ou plus sobre, faudrait-il dire. Mini-tresse et curieux justaucorps formé de deux pièces de tissus amassé en bandeau autour de la poitrine et des hanches, Shoko Nakamura, le pied sur la poitrine de Michael Banzhaf part dans un lent cambré en arrière. Le même mouvement, jambe plié en attitude parallèle cette fois, clôt le pas de deux. Je serais incapable de vous dire ce qu’il y avait entre les deux, sauf que cela prolongeait la tonalité de l’épanchement pudique du cambré initial. Sauf à en connaître la chorégraphie – par cœur – on ne se souvient pas de la danse ; la faute à notre mémoire photographique (d’où l’importance d’avoir de bons photographes de danse, qui fixent nos souvenirs – moins en les figeant qu’en les déterminant).

Thaïs. Ce nom me fait à peu près le même effet qu’ « Anaïs » quand j’étais petite. Dans nos jeux avec ma cousine, il y avait toujours une bonne élève, une jolie fille, une amie intelligente et c’était toujours Anaïs, non pas à cause du parfum (qui est certes responsable de la vulgarisation du prénom) mais d’une fille de la danse, de quelques années notre aînée, juste assez pour en faire une « grande », resplendissante. Je ne vous raconte pas le dernier gala auquel elle a participé… je vais revenir à celui qui nous occupe. Si je vous dis tout ça, c’est que Lucia Lacarra est d’une certaine manière une Anaïs de la danse. Pas vraiment une star, même si elle est l’icône du Gala des étoiles au TCE : d’abord une femme, ce qui est rare sur scène où la femme est toujours en retrait par rapport à la fille-danseuse. Une femme radieuse. Elle surnage durant tout ce pas de deux avec son partenaire-radeau, mais pas un seul instant elle n’est triomphante ; seulement comblée. On le sait à son sourire qui rayonne de ses jambes-bâtonnets. Et puis il y a ce moment où son partenaire, qui tourne, la tient à l’horizontale et on ne voit plus que ses bras, ses poignets qui peignent d’invisibles cheveux et brassent l’air ondulant.

Comme en prélude au Souffle de l’esprit. J’imagine que les frères Bubenicek n’en manquent pas, ni surtout Jiri, auteur de cette chorégraphie à la fois puissante (remontée de la scène, dos au public, face aux projecteurs) et légère (détourné tourbillonnants). Je ne sais pas qui est le troisième larron, mais ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas Roberto Bolle, et le trio ne s’en porte que mieux.

Les Enfants du paradis ne m’a pas vraiment enthousiasmée, j’espère l’être bientôt davantage par le spectacle en entier (parce que bon, l’Opéra présente ce qui est en répétition, dès fois que cela fasse travailler autre chose et constitue une récréation tout à fait appropriée à l’esprit du gala…). J’ai passé le solo-duo-solo à me demander pourquoi Mathieu Ganio ne me faisait strictement aucun effet chorégraphiquement parlant et à regarder Isabelle Ciaravola en coulisses bouger ses épaules pour rajuster sa magnifique robe rouge (doublée de noir).

Et puis, pour m’achever : Andrey Merkuriev dans Don Quichotte. Le toréador promu en Basile, c’est totalement jouissif. Moins bourrin qu’élégance fougueuse, en fait (ah, le cheveu fou, c’est ce qui manquait à Jason Reilly, définitivement). Je crois que je ne me suis toujours pas remise du regard en coin, insolent, joueur et provocateur à le réception d’une tripotée de pirouettes. À genoux. Moi juste devant. Et sa partenaire… Evgenia Obraztsova est peut-être la plus belle fille du monde. Tout simplement. Même avec des mèches en accroche-cœur autour du visage. Une bouche immense et un sourire à tomber à la renverse. Me voilà encore grisée pour plusieurs jours. Importez du russe, que je vous dis.

Minuit, pas de Cendrillon, juste la souris du carrosse qui continue de grignoter la nuit, en son creux, quelques heures encore d’intraordinaire, avec une nappe blanche, de la tapenade, des rencontres imaginaires, du pain de seigle tartiné de beurre du bout du couteau, des yeux bleus au milieu d’un visage marqué par la fatigue et la sérénité, des escargots, des histoires de collant et de plus-que-beau, plus-que-belle. Sur le retour, une voiture de policiers demande « il fait nuit, non ? » ; sûr, il n’a pas vu les étoiles.

Père Castor, bricole-nous une histoire

Ou tous les rongeurs ne sont pas des amis (pour rappel, je suis une souris et ce post est un spoiler géant – pour un post sans spoil à gratter, c’est par ).

Le dernier film de Jodie Foster n’est pas spécialement complexe mais son déroulement linéaire ne tombe pas à plat. The Beaver, c’est la peluche-marionnette que Walter sauve de la poubelle lorsque, sa femme l’ayant mis à la porte pour cause de dépression chronique, il se débarrasse de ses affaires avant de se débarrasser de lui-même. Évidemment, se pendre par la cravate à la tringle du rideau de douche n’est pas la manière la plus efficace de se suicider (petite pensée émue pour Ephreet, dont l’avatar s’était pendu à un arbuste : Stupid people never die). Cette farce morbide marque la sortie de l’apathie et introduit le rire dans le film. Bourré et bourru, Walter s’admoneste via la marionnette et, lorsqu’il a cessé de faire la marmotte, on le retrouve encore castor au poing, promu au rang d’objet transitionnel.

Et voilà Walter qui reprend du poil de la bête, sous l’œil amusé de son fils cadet, et affligé de son aîné. Le spectateur est un peu comme sa femme, Meredith, qui ne sait plus trop si c’est du lard ou du cochon, le castor ou Walter : tantôt on se laisse prendre au jeu du ventriloque, tantôt on voit un homme ganté d’une marionnette. Le comique repose sur ce principe de fusion/dissociation et cela donne lieu à quelques scènes tout à fait réussies, comme lorsque Walter se pointe ainsi à l’usine de jouet dont il est le patron ou lorsqu’il renverse sa femme dans un cambré de tango et lui colle le castor dans la bouche. En effet, la bestiole censée donner un coup de main s’invite jusque dans le lit du couple, où il partage les halètements de Walter. Alors qu’on était passé de l’apathique au rire, celui-ci de grinçant, puis joyeux devient jaune et insensiblement, on glisse dans le pathétique, on s’y enfonce encore plus profondément qu’avant, jusqu’à ce que cela devienne dramatique.

Le castor devait aider à faire sortir le nouveau moi de Walter – il l’en a carrément extrait : la pulsion destructrice du suicidaire revient sous forme de schizophrénie aiguë. Le jeu est fini et forcément, cela ne peut pas bien finir. Le fils aîné, lui-même improvisé thérapeute de la fille dont il est tombé amoureux, finit par se faire avouer (un peu comme se faire vomir) que le « tout ira bien » est un mensonge. Mieux vaut faire sortir le mal, certes – le barrage du castor empêche le pus de s’écouler – mais à condition de savoir qu’on ne s’en débarrassera pas d’un coup de meuleuse ciseau, on ne renie pas impunément une partie de nous-mêmes, fût-elle celle de nos échecs – on continue pour être encore quelqu’un même si l’on ne pourra plus jamais être celui qu’on a été. J’aime bien la manière dont le film est bouclé par la voix-off : on commence sur une image d’un homme déprimé et on finit sur celle de Walter, similaire mais sans qualificatif – qu’il soit quelqu’un sera déjà bien. Cela ne finit pas bien, cela finit mieux.