Phantom Thread

Cousu de fil blanc, Phantom Thread ? Certainement. Un couturier de renom qui fait d’une serveuse délicieusement maladroite sa nouvelle maîtresse et sa muse, dans le Londres des années 1950 et dans un film de facture classique, cela flaire l’intrigue prêt-à-porter. C’est qu’on a vite fait de ne pas remarquer que le tissu narratif cousu de fil blanc est lui-même blanc. Parfois, exhiber est le meilleur moyen de cacher – quoi ? une relation étrange, quoique peut-être pas tant que ça, entre un créateur qui dicte la conduite de son monde et une jeune femme aussi douce d’abord que déterminée : elle lui sert certes de modèle pour créer de nouvelles robes (passablement laides), mais c’est lui qui finira rhabillé pour l’hiver.

La scène lors de laquelle laquelle Reynolds tourne autour d’Alma pour lui faire essayer le bâti d’une première robe résume assez bien la relation qui se met en place, entre séduction et vexation : elle est plantée là, future muse pour l’instant en petite tenue face à un homme qui l’admire autant qu’il l’objective – la mécanique du désir, dans son ambivalence. À l’essayage, dont la charge sensuelle n’a rien à envier à un premier déshabillage, succède la prise de mesure, soudain vexatoire : la soeur pète-sec du couturier débarque, et note la mine sévère les chiffres que son frère énumère et commente, sans qu’on puisse plus démêler le compliment de l’humiliation. Vous n’avez pas de poitrine, remarque Reynolds sur un ton qui conduit Alma à s’excuser. Reynolds la reprend : it’s perfect ; it’s my job to give you some. If I wish to. Ce n’est plus Pygmalion qui parle, mais un monarque despotique : si tel est mon bon plaisir. Le détail résume à lui seul la conduite du créateur, contre laquelle la muse va mine de rien résister – d’autant plus qu’elle semblera s’y soumettre.

Tout l’intérêt du film réside dans le bras de fer qui s’engage entre Reynolds (séduisant-agaçant Daniel Day-Lewis) et Alma (Vicky Krieps), beaucoup moins docile qu’on l’aurait cru. Sommée de s’inscrire dans la vie de Reynolds sans rien déranger de sa routine de célibataire égocentrique, Alma s’adapte pour mieux résister :  se lever en pleine nuit pour qu’il découpe ses tissus sur elle ; beurrer ses tartines dans le silence le plus absolu pour ne pas déranger la routine du maître, qui ne saurait se remettre d’une journée mal emmanchée ; dormir ou attendre dans sa chambre à elle sans jamais toquer à la sienne… Ama intègre les codes de la maison et gagne le respect de la soeur, Cyril, qui défend son frère contre les perturbations extérieures autant que contre lui-même. Elle intègre les codes… mais ne se résigne pas à l’attention intermittente de Reynolds, qui l’agace de plus en plus à mesure que le créateur la délaisse, après l’avoir comme un bel objet ajoutée à son intérieur. Puisque Reynolds méprise le compromis, elle se met à exiger – des caprices d’enfant aux yeux de Reynolds, qui oublie qu’il ne lui laisse guère le choix en l’infantilisant comme il le fait.

[SPOILER ALERT – ne lisez plus au-delà si vous comptez voir le film] C’est là qu’intervient le twist du film, et que se dévoile le caractère twisted d’Alma : remarquant que le créateur baisse la garde de la forteresse qu’il s’est bâti et redécouvre la tendresse dans ses moments de faiblesse, lorsqu’il se repose après ses défilés, elle provoque délibérément cette faiblesse… en l’empoisonnant. Elle prend alors soin de lui avec le sadisme et la tendresse d’une mère atteinte du syndrome de Münchhausen par procuration. Reynolds, qui ne jure que par sa mère depuis le début du film, développe enfin la reconnaissance tant attendue.

Les champignons vénéneux fonctionnent comme un filtre d’amour : à merveille, mais avec une efficacité limitée dans le temps. Qu’à cela ne tienne, il suffit de recommencer : sauf que cette fois, Reynolds comprend ce qu’Alma trame… et rentre dans son jeu. C’est là que les critiques se mettent à parler de perversion… et que le film devient jubilatoire, quand au lieu de tout dérégler, la vengeance rétablit un drôle d’équilibre : pas de compromis, mais deux fortes têtes qui se la tiennent, dans un bras de fer sans cesse renouvelé où chacun gagne sitôt qu’il perd, la relation ne se poursuivant que parce que chacun obtient à tour de rôle ce qu’il veut.

J’ai l’impression de comprendre étrangement bien ce couple où ni l’un ni l’autre ne lâche rien, et s’admirant pour cela1, ne se lâchent pas. Amoureuse exigeante, je suis Alma ; tyran domestique2, je suis Reynolds (il faut l’entendre commander son petit-déjeuner au restaurant, du thé si c’est du lapsang, de la confiture avec les scones mais pas de fraise…). Je ne sais pas si c’est d’être passée par des périodes où j’étais un peu frustrée d’essayer vainement de récupérer l’attention d’un Palpatine lui aussi obnubilé par son travail, mais j’ai trouvé absolument jouissive la scène où Alma beurre et croque bruyamment ses tartines, à en faire grimacer Reynolds. Loin d’adopter un ton dramatique lorsqu’Alma se met à jouer avec la vie de Reynolds, le réalisateur choisit l’humour et s’y tient, donnant à son film un ton inimitable… ou presque, puisqu’il me rappelle étrangement celui de Monsieur & Madame Adelman, une tout autre histoire, très similaire, où la victime se paye si bien sur la bête qu’elle en devient à son tour le bourreau consentant. Grinçant et très, très réussi.

 

Ô corps, suspends ton vol

Le « point de suspension », pour un jongleur, c’est ce moment furtif qui voit un objet lancé dans l’air atteindre son apogée, juste avant sa chute. Avec Minuit, Yoann Bourgeois, entouré de complices, des artistes indisciplinés, et d’une harpiste, porte à la scène sa passion et sa quête de cette suspension, de cet instant de tous les possibles.

Grâce à Andrea, j’ai pu découvrir Yoann Bourgeois, dont j’entendais parler depuis un certain temps déjà, sans jamais me réveiller assez tôt pour obtenir des places. C’est chose faite, et expérience à renouveler. Yoann Bourgeois est un James Thierrée arty, qui tire sa poésie des lois de la physique plutôt que de la bidouille. Les négociations avec la gravité s’enchaînent sans autre fil conducteur que l’expérimentation, mais chaque moment est suffisamment captivant en soi pour qu’on s’en formalise. Un spectacle en il y a

  • une harpiste qui se fait femme-orchestre en jouant sur les mesures qu’elle vient d’enregistrer en live ;
  • des clowneries éparses qui le cèdent à l’humour lors du récit d’un périple improbable (j’ai ri  à retardement à la « traversée du désert à la nage ») ;
  • une danseuse en talons suspendue dans les airs au bout d’un pilier-tape-cul bien ancré dans le sol : en mouvement, son ombre démultipliée fait voler Wendy sur les colonnes de la salle ; au repos, oubliée là pendant un temps infini, elle coule comme une montre de Dali ;
  • une autre danseuse, enceinte, qui déboule, déboule, déboule en cercle comme un derviche tourneur, un mini-manège qui ne s’arrête plus, dans lequel on s’étourdit à sa place, tandis que la voix pure et chaleureuse de Yael Naim l’accompagne – intime et universel comme un feu de camp ;
  • une plateforme qui tourne et transforme Yoann Bourgeois et une autre danseuse encore en patineurs immobiles – corps penchés en avant dans la vitesse, têtes retournées vers ce qui vient ;
  • un trampoline invisible qui transforme Yoann Bourgeois en cosmonaute, comme libéré de la gravité au moment où il se repose tout entier sur elle, grimpant à n’en plus finir un escalier d’où il se laisse tomber, chutes hypnotiques d’ un rêveur suicidaire qui n’en finit pas de ressusciter, film rembobiné au ralenti qu’on pourrait regarder longtemps encore sans se lasser ;
  • une danseuse-culbuto qui, à la sortie, dans le hall de la cité de la musique, n’en finit pas de rouler-fasciner.

Week-end Dusapin

O Mensch! a été composé pour Georg Nigl et cela s’entend. Le baryton a une présence bien à lui, une voix qui s’impose en s’escamotant, comme sa petit moustache sous les projecteurs. Debout ou assis sur une chaise de bar sans bar, il emboîte le pas de Nietzsche, et nous le sien, pour une promenade-errance. Peu à peu, un chemin se dessine entre les fragments du philosophe et les résonances-dissonances du piano qui abandonne autant qu’il accompagne ; et alors ce sont les grésillements de la nuit, le chant des cigales, si tenace et ténu qu’on se demande s’il était là en même temps que la voix ou si un technicien vient d’ouvrir la vanne de la Provence3. J’aime beaucoup cette toile de fond sonore et l’obscurité périodique de la scène, d’où la voix peut ressurgir. Une voix plus qu’un chant, qui s’oublie dans son intimité avec la parole, le bruissement et le murmure. L’éructation, aussi, quand la pensée se fait contre-soi désagréable ; alors les lumières se rallument sur nous, le public, que le baryton prend à parti, et c’est grinçant comme sait l’être l’opéra de quat’sous. Puis sans qu’on sache comment, nous voilà repartis dans les portraits champêtres, alpestres ou marins de la nature traversée par l’homme, jusqu’au rivage où l’on ne peut plus avancer, où l’on ne peut plus que lever la tête vers l’obscurité et voir la constellation de ce que l’on n’a pas pu saisir scintiller doucement : des bouts des cailloux  bruts qui restent quelque part, là, hors de notre portée mais non de notre admiration. La musique de Pascal Dusapin est exigeante, mais elle touche juste, même quand on ne sait pas trop quoi… au juste.

Par comparaison, Morning in Long Island me fait un effet moindre, le lendemain. Peut-être parce qu’on est en pleine après-midi, dans une salle qui encourage la somnolence4. Non seulement le morning est jet-lagué, mais j’imagine très clairement Long Island à San Francisco, dans un collage des quais, de la petite plage donnant sur le Golden Bridge et de l’autre, l’immense étendue du Pacifique, que je colle dans la baie. Avec le brouillard, c’est autorisé et ça s’estampe : la musique se propage dans le paysage comme un trait d’encre posé sur un papier déjà gorgé d’eau. On voit, on entend l’encre s’engouffrer silencieusement dans la fibre – une touche et c’est tout un aplat. Peu à peu, le temps se dégage et c’est alors celui de la ville que l’on commence à sentir comme tantôt l’iode et le froid traversé par les mouettes (engourdies, à terre : des pigeons de plage). Le rythme de la ville vous vient aux narines, s’insinue et se propage à tout le corps. C’est exactement la première fois que je remontais le district financier pour aller aux piers, attirée-enivrée par la musique d’un batteur sauvage, en plein milieu du trottoir, avec ses rastas au vent et ses grosses caisses de récupération.

Après l’entracte vient mon quatrième Château de Barbe-Bleu de Bartók, dont je fais cette fois-ci le tour en propriétaire, un peu déçue qu’aucun insoupçonné ne se révèle à moi. Du coup, je m’essaye une fois de plus à la mise en scène. J’hésite à éclairer les portes en rouge ou en blanc. Ou un rouge qui s’atténuerait au fur et à mesure de la découverte de chaque pièce ? ou à partir de la cinquième porte ? J’ai également un problème avec la quatrième porte qui, au milieu des six autres disposées en arc-de-cercle, se trouve face au public, qu’elle risque donc d’éblouir. Et je ne sais pas où disposer les chanteurs. J’abandonne l’opéra et passe à la chorégraphie. J’étais en train d’imaginer du mauvais Béjart abâtardi par du médiocre Roland Petit quand il a heureusement été temps d’applaudir Nina Stemme.


Oh Lucy !

… si tu savais, tout le mal, que tu te fais…
Oui, je sais, je devrais avoir honte de mon jude-box cérébral, surtout que Oh Lucy! est un beau film nuancé… tout en étant plutôt barré : l’ennui tokyoïte qui pète un câble.

Affiche de Oh Lucy!

Le film commence commence par un suicide auquel assiste Lucy, et de là rebondit, comme la balle de ping-pong que son professeur d’anglais inopiné lui colle dans la bouche, pour articuler. Sans qu’on comprenne comment, ce trip nippon nous entraîne dans les motels californiens et les regrets, passés et à venir, de vies émaillées de ratés, de petites lâchetés et de drôleries parfois cruelles. La vie, quoi, et son ping pong imprévisible du cocasse à l’émouvant, qui d’un revers, sans qu’on l’ait vu venir, translate de l’anodin au dramatique. Le rire s’étouffe dans les derniers sursauts de la balle, perdue.

Setsuko-Lucy et sa soeur dans le resto d'un motel
Shinobu Terajima dans le rôle de Lucy-Setsuko à droite et sa soeur à gauche. J’ai mis du temps à trouver à qui le personnage me faisait penser, au-delà de sa coupe de cheveux, identique à ma première prof de danse classique : Christina, de Grey’s Anatomy ! Même alliance de sérieux et de fantasque.

Josh Harnett dans le rôle de John, version professeur trop beau pour être vrai.

Avouons qu’il n’est pas difficile d’être séduit par Josh Hartett…

Une flûte plus enchantée qu’enchantante

Ma saison culturelle s’improvise au fil des reventes et des invitations. Je n’avais même pas noté la venue du Béjart Ballet Lausanne lorsqu’une des élèves du cours de danse a proposé à la ronde des places que son CE n’avait pas réussi à vendre. Ni une ni deux, ou plutôt une et deux, nous voilà JoPrincesse et moi installées au Palais des Congrès pour La Flûte enchantée, bien placées, l’estomac confortablement calé par un Mont-Blanc praliné partagé juste avant. C’est dire si nous étions dans de bonnes dispositions. Las, le spectacle s’est révélé un peu moins bon que la soirée.

Béjart a sur ce coup la chorégraphie illustrative. Tamino chante : Tamino danse ; Sarastro chante : Sarastro danse ; Papageno chante : Papageno danse. On peut voir ça comme une adaptation fidèle… ou une transcription littérale parfois laborieuse. Et là, on colle quoi comme pas ? Les dialogues tantôt donnent lieu à de belles variations, tantôt voient les pauses oiseuses se succéder — la danse se suspend alors dans des développés devant et des attitudes pliées à n’en plus finir ; la team Sarastro devient aussi géométriquement précise et ennuyeuse que Cunnigham (alors que l’interprète de Sarastro a de l’allure — du dos…). Quand on annonce à Tamino qu’il lui reste deux épreuves dans son parcours initiatique, c’est nous qui endurons.

Tamino et Pamina en attitude derrière sur jambe pliée, tenant tous deux un bout de la flûte. Derrière, un cartouche d'inspiration égyptienne avec un scarabée.
Tamino, petit scarabé, Pamina, la flûte enchantée, tout y est.

La team obscurantiste est plus débridée, mais je ne suis pas certaine que l’on gagne au change… Les dames d’honneur de la reine sont trois greluches de cabaret, à la danse pas beaucoup plus inventive et raffinée que ce que l’on pouvait imaginer avec mes copines de conservatoire ; et la Reine de la nuit, coiffée d’un turban exubérant, ressemble à une grande folle 5. Ce sont les seules danseuses sur pointes (les pointes, la tradition, tout ça, tout ça), et l’outil enfonce un certain malaise dans le traitement des personnages féminins. Ce ne sont pas les fausses gamines à couette du corps de ballet, sous-utilisé, qui viendront atténuer cette impression. Seule Pamina s’en sort, dans toute la pureté d’un académique blanc.
Le personnage qui tire le mieux son épingle du jeu est celui qui s’extrait du propos philosophique pour lui donner un contrepoint comique plus humain, quoique oiseau, j’ai nommé Papageno. Sa partition chorégraphique, pleine de drôleries, fleure bon la joie. Wictor Hugo Pedroso6 surtout est formidable d’énergie et de bouderie, supra choupi avec ses plumes dans les cheveux. N’était le costume passablement affreux de sa comparse, je me serais proposée comme Papagena.

Les longueurs sont réelles, d’où une impression globale mitigée, mais c’est parfois diablement bon dans les détails, entre deux symboles à gros sabots. Mention spéciale pour les flic-flacs frappés et sautés sur pointes, par lesquels la reine de la nuit vocalise son tempérament capricieux. Bien aimé aussi l’usage poétique d’un cadre vide pour convoquer le portrait de Pamina. Au-delà de ces trouvailles de petit Poucet, ce que j’ai admiré, ce sont les sissonnes récurrentes : bondissantes et pleines d’entrain chez Papageno ; chez Tamino si pures et élancées qu’elles finissent par prendre des allures métaphysiques — une manière de s’élancer, s’élever et s’efforcer dans la vie. (Cela n’est pas si abstrait qu’il y paraît : Wictor Hugo Pedroso-Papageno nous fait oublier ses pieds plats dans des sauts en hauteur ; Jiayong Sun-Tamino projette coup de pied et pantalon rouge et fluide dans les airs, en avant.) Bref, j’ai redécouvert la sissonne.

Au final, les danseurs servent moins la chorégraphie de Béjart qu’ils ne la sauvent. Artistes, tous, ils investissent les pas de manière à en faire ressortir la signification et la joie, quand elle sont là. Je les retrouverai avec plaisir une autre fois.