Only the dance remains

Only the sound remains. Le titre augurait bien, et mon unique expérience d’opéra japonais contemporain me mettait dans des dispositions favorables. Peu importe que le compositeur japonais se révèle aux saluts une compositrice finlandaise : Kaija Saariaho a pris les couleurs de son opéra, au livret inspiré du théâtre no.

Une histoire de sylphide avec des poses de nymphe poursuivie par un faune… Photographie d’Elisa Haberer.

Pour l’occasion, le fantôme de l’Opéra prend le pseudonyme de Tsunemasa, un homme qui avait les faveurs de l’empereur et qui jouait du luth, nous n’en saurons pas plus. Philippe Jaroussky lui prête sa voix et Davóne Tines l’invoque de la sienne, devant une grande toile à la modernité rupestre où se projettent leurs ombres mesurées-démesurées — et parfois, le spectre de l’ennui, qui le dispute à l’hypnose : très minimale, et diablement esthétique, la mise en scène de Peter Sellars n’évoluera quasiment pas. On n’est pourtant pas loin de l’épure qui peut me prendre à la gorge, de ces musiques qui font entendre le silence. De fait, lorsque la voix se dégage de l’ésotérisme précieux où l’enchevêtrent le pincement des cordes, alors, parfois, un court instant, une grande beauté, on l’entend vibrer, caverneuse, se réverbérer, amplifiée par la console électronique, contre les parois d’une grotte à travers laquelle elle se propage et dont elle fait sentir le vide, l’univers, et par contraste l’intimité de qui y est retranché. C’est intime, pur, le coeur la gorge à nu, et toujours trop vite le pincement des cordes et des nerfs revient, comme la poussière sur un fossile que l’on commençait tout juste à dégager. Ce n’est pas la première fois ; cet instrument m’exaspère profondément.

Après un onigiri et un dorayaki de circonstance (que je ne savais pas encore atténuée), le prêtre s’échoue sur un rivage qui le fait pêcheur et l’esprit prend le nom d’ange. À vrai dire, je n’avais pas compris que l’on avait changé d’histoire, parce que c’est peu ou prou la même, qui ne se déroule pas, qui s’enroule sur elle-même, dans un mystère que n’élucide pas la toile rendue translucide par les éclairages. Seule la tonalité change, plus légère, plus lumineuse. Et la scène s’éclaire de la présence d’une danseuse, très belle, encore que je ne distingue ou ne me rappelle plus trop de ses traits. Son visage est dans ses mains, ses poignets — souples comme la chute d’un voile de soie, vifs comme seuls les animaux aux aguets savent l’être. Elle est extraordinaire1 — de simplicité, naturellement surnaturelle, cependant que la voix de Jaroussky se fait femme : c’est l’ange. Un ange à qui l’on a piqué son manteau d’ailes, et qui contre sa restitution, pourtant dûe, offre de danser la joie. Une danse de la joie, c’est ça ; inconnue, ignorée des mortels — the shadow of all fulffilment : là où la traduction n’offre qu’un aperçu, le texte original d’Ezra Pound fait entendre l’ombre dans la lumière, l’inquiétude de la complétude2. Rester en reste. Lorsque la musique s’est évanouie, puis son souvenir, ce n’est pas la vibration du son qui reste, mais cette danse de joie, de rien, dans les décombres du silence.

Davóne Tines et Nora Kimball-Mentzos, photographie d’Elisa Haberer

Pentagon Papers

Les grandes affaires du journalisme d’investigation sont décidément cinégéniques. Contrairement à Spotlight, cependant, le coeur des Pentagon Papers n’est pas tant l’enquête que le positionnement éthique et la prise de risque prise par les journalistes et la directrice du Washington Post (j’ignorais qu’ils étaient jusqu’alors un média de second rang). La meilleure réplique du film revient ainsi à Meryl Streep ; alors qu’elle vient de prendre une décision qui lui fait risquer la ruine et la prison, la directrice prend congé en déclarant qu’elle va maintenant aller dormir, plantant là l’assemblée d’hommes fébriles. Meryl Streep : Bruce Willis en djellabah3.
Liberté d’expression vs censure, trahison dans l’intérêt public vs mensonge d’État… les grands thèmes sont là, à la mesure du souffle hollywoodien, et la mécanique de la presse est convoquée dans toute sa littéralité pour s’opposer à celle du pouvoir : on voit les caractères de plomb assemblés en mots4, les mots en lignes, les lignes en paragraphe, et les pages se composer dans l’urgence, une grande machinerie qui paraît aussi inexorable que le destin une fois mise en marche. Je ne sais pas si cela aurait si fière allure à notre époque numérique…


La roue de l’infortune

Lumière préraphaélite dans les cheveux, seins qui tombent, sourire en berne et mal fagotée dans un fond de robe froissé, le personnage de Kate Winslet dans Wonder Wheel a tout de l’ange déchu ; tombé dans la foire humaine d’une éternelle fête foraine. Animations au programme : partie de pêche de son gros beauf de mari ; partie de cache-cache de sa belle-fille, recherchée par les sbires de son gangster de mari (elopment au carré) ; partie fine avec son falot d’amant, qui lâchement préférera la belle-fille à sa cougar de belle-mère, et game over avec son pyromane de fils qui, assez logiquement, a très envie de foutre le feu à tout ça.

Woody Allen fait très bien le bonimenteur : on écoute, on s’amuse, on entre dedans… et on n’a plus qu’à s’en prendre à soi-même quand la drôlerie du désespoir quitte le navire et qu’on s’enlise dans les emmerdes. Comme souvent, Woody Allen prend un soin maniaque à tout gâcher, et comme souvent, ça me fout en boule — au point que j’en viens à douter que ce soit si mauvais que ce que je maugrée. Et si l’enlisement dans la velléité me rendait folle car je ne sais pas moi-même comment m’en dépêtrer ? On repassera pour la catharsis, en revanche, parce que le pathétique s’est perdu — ça fait pitié. Le seul moyen que ça arrête de poisser, c’est la méthode Bête humaine : faut zigouiller. À vot’ bon coeur, messieurs dames et tournez manèges.

(Mais merci quand même pour la scène de la pizzeria, qui m’a déclenché une envie miroir ; Palpatine aidant, une délicieuse pizza à la crème d’artichaut, aux aubergines grillées et à la mozzarella-parmigiano s’est retrouvée devant moi. J’ai ingurgité ma dose mensuelle d’huile, mais rien de rien, je ne regrette rien.)

La Douleur


En cinquième, ma prof de français nous avait donné à lire un roman jeunesse, plus précisément un polar historique, où l’histoire s’ajoutait au roman comme l’immonde goût orange aux médicaments. Double meurtre à l’abbaye. C’était nul mais, pour ménager la susceptibilité de la prof qui avait choisi cette lecture et *nuancer mon argumentation*, j’avais écrit que c’était mal ficelé, mais qu’il y avait du coup la « vraie surprise du coupable » (manière polie de dire que l’auteur n’avait disséminé aucun indice qui put susciter des hypothèses chez le lecteur, et qu’il avait bâclé la fin en désignant l’assassin comme on trouve un bouc émissaire).

Eh bien, l’adaptation de La Douleur par Emmanuel Finkiel, c’est un peu pareil : on a une vraie surprise des retournements émotionnels, parce que rien n’y prépare que d’avoir tourné en rond. On a beau scruter le visage de Mélanie Thierry qui porte bien la fatigue et la tristesse, dans des cernes déterminées qui m’émeuvent en me rappelant mon amie P., l’actrice ne saurait compenser à elle seule la platitude de l’adaptation (ou du roman initial, allez savoir ; je ne l’ai pas lu). Le secours de Benjamin Biolay n’y suffit pas non plus. En entendant Grégoire Leprince-Ringuet pontifier la Résistance, j’ai cessé d’espérer ; depuis le film qu’il a réalisé, il constitue un assez bon baromètre de ce que je trouverai d’un ennui prétentieux. C’est d’autant plus dommage que tout n’est pas bon à jeter. On soupçonnerait même de belles choses. Bref, j’irai lire Duras.

The three billboards

The Three Billboards outside Ebbing, Missouri. Comme beaucoup, j’imagine, je suis tombée dans le panneau : je suis allée voir le revenge movie entrevu dans la bande-annonce et me suis pris un mélodrame en pleine face. Ils sont forts, ces cons.

Remontant la chaîne de la haine, chaque personnage est confronté à son persécuteur, chaque persécuteur aux victimes collatérales, et dans une petite ville où tout le monde a partie liée, ça éclabousse vite. Très vite, on ne compte plus les points, sinon de suture. Il y a beaucoup d’impardonnable, et autant de circonstances qui, sans atténuer la douleur, font que l’on comprend, peu à peu, comment chacun en est arrivé là et tente de s’en dépêtrer.

Pas de pardon, donc. Le dépassement ne se fera ni par la religion (le père, tentant de tenir ses ouailles en ordre, est rapidement sommé de se casser, lui et son gang paroissial) ni par les bons sentiments. Dans cette communauté franchement rustre, vous pouvez vous coller vos bons sentiments et votre politiquement correct là où vous le pensez ; résumé par le seul policier à peu près décent : si on virait tous les flics vaguement racistes (un euphémisme dans une ville du Sud qui regretterait l’époque de l’esclavagisme), il ne resterait plus que trois-quatre gars, qui en auraient encore après les pédés. Vous n’en avez jamais fini : la haine se dissout dans la colère, et la colère dans la bêtise — crasse, vraiment.

Et toute cette crasse, qui empêche le pardon, qui évite le bon sentiment, toute cette crasse rend sublime la résilience dont ces bons à rien cabossés finissent par faire preuve, maladroitement, avec beaucoup de casse et d’injures, parce qu’au fond, quand on a défenestré un gars, foutu le feu au poste de police, tabassé sa femme, ou renchérit face à l’ado qui dit souhaiter se faire violer pour faire les pieds à sa mère, on a touché le fond et, en continuant de creuser, on s’est aperçu qu’il pourrait y avoir du bon. On ne se précipite pas pour s’en servir, de ce soupçon de bonté, de ce soupçon d’humanité qui reste en nous, hein, mais bon, on pourrait bien, sans s’amender (faut pas déconner), on pourrait s’en servir pour se redresser un peu, soi, plutôt que les torts ; peut-être bien qu’on pourrait, on verra bien, hein, on décidera en chemin. Un putain de chemin pour un putain de film, signé Martin McDonagh.

Frances MacDormand, géniale… comme tout le reste du casting, en fait.