À la surface du concert

Parfois, quand mon corps allongé se détend et que je m’imagine doucement sombrer dans le sommeil, il se passe l’effet exactement inverse : je remonte à la surface du matelas, talons, mollets, fesses, omoplates, épaules, tête, yeux rouverts, conscience : il est trop tard.

Le concert de jeudi dernier a été une expérience similaire : je me suis paisiblement installée dans la musique mais, au lieu de me couler dans son flot, je suis restée à la surface. Musique funèbre de Mozart, Concerto pour violoncelle en si mineur de Dvorak, Symphonie n° 1 d’Elgar : beauté restée mer morte. Tout comme je ne parviens pas à réfléchir clairement lorsque je suis trop fatiguée pour dormir, les images ne viennent pas à l’écoute, trop faiblardes pour se constituer en métaphores.

Le seules à se solidifier en souvenirs sont les émouvantes interruptions du cérémonial musical. Je suis souvent émue par ces moments volés à la musique, lorsque la salle suspend prématurément ses applaudissements pour entendre ce que l’artiste va bien pouvoir dire après tant d’éloquence muette. On attend moins le nom du bis (que l’on n’attrapera ou ne retiendra pas, et que l’on ira chercher ensuite auprès du community manager sur Twitter) que la voix qui s’élève après la musique, et donne à entendre plus prosaïquement l’artiste – un genre de prosaïsme made in Roland Bartes, rendu un peu magique au contact de l’exceptionnel : comment, ce virtuose parle aussi ? Le mortel frémit, et se réjouit. On se réjouit a priori : le bis est un cadeau, et qu’importe l’ivresse, pourvu que l’on batte des mains devant le flacon. N° 5, grand luxe. Jean-Guihen Queras nous explique que la cinquième suite de Bach est la préférée de son papa, venu ce soir-là pour l’écouter – et s’excuse auprès des musiciens qui ont déjà subi un bis la veille, pour les 90 ans de sa tante. À ces intermèdes familiaux, puis publicitaires (le violoncelliste précise que son CD est en vente à la boutique si jamais ça vous intéresse), s’ajoute l’intervention du chef après l’apéritif mozartien : pivotant sur la chaise à roulettes qu’on lui a installée sur l’estrade et s’accoudant à la rambarde comme à un piano-bar, Sir Roger Norrington nous confie qu’il aime beaucoup ce morceau, mais qu’il l’a toujours trouvé un peu trop court. Il aimerait beaucoup le réentendre : l’orchestre le rejoue. Simple comme une facétie d’érudit gourmand. (Il y a dans son regard une joie enfantine qui rend plus émouvante encore sa musique et sa démarche difficile – encore diriger et déjà peiner à se mouvoir…).

Un cygne hors-bord

J’ai bien peur d’être affreusement consensuelle en ce qui concerne la nouvelle production du Lac des cygnes offerte par Liam Scarlett au Royal Ballet, et ne de ménager aucun suspens : c’est splendide. Moi qui ne suis pas du genre à aller voir un ballet pour ses décors et ses costumes, je me suis trouvée à plusieurs reprise distraite des danses, perdue dans la contemplation d’un faste qui n’est jamais pompeux. C’est particulièrement vrai du troisième acte : de façon ingénieuse, le premier acte est situé à l’extérieur du château, que l’on devine à son imposant portail ; il faut attendre le troisième acte pour se laisser surprendre par une débauche de richesses, rutilantes sans jamais être clinquantes et variées sans jurer – un exploit en soi. Ce sont probablement les tutus des princesses étrangères qui m’en font prendre conscience : ils distinguent nettement chacune des prétendantes tout en conservant une certaine harmonie, comme les dorures et les faux marbres entre eux (il n’est pas impossible que l’effet soit renforcé par le recul offert par ma place, en haut de l’amphithéâtre).

Mention spéciale aussi au premier acte pour les costumes de la noblesse militaire : les bandes rouges disparaissent et surgissent agréablement lors des ensembles masculins. Toutes ces danses de cour sont chorégraphiées de manière fort plaisante ; ça valse et défile de manière cérémonieuse certes, mais sans que l’étiquette se fasse jamais pesante. Liam Scarlett a notamment eu la bonne idée de donner un véritable rôle à l’ami de Siegfried, Benno , qui prend sur lui une partie de la virtuosité attendue ; le prince peut ainsi être présent sans véritablement prendre part à des festivités qu’il goûte peu. Le tempérament du prince (Matthew Ball) est posé, et l’on a l’occasion de voir un second danseur (Alexander Campbell) briller : deux en un.

Voilà pour les actes de cour. Les actes blancs, quant à eux, ne m’ont pas donné l’occasion de rêvasser sur les costumes : non seulement j’apprécie moins les tutus légèrement tombant qui, en faisant un charmant popotin de cygne, raccourcissent les jambes, mais surtout Odette-Osipova accapare toute l’attention. Eu égard à son tempérament de feu, je l’attendais en Odile ; conformément à ce qui se dessine comme règle au fur et à mesure des représentations auxquelles j’assiste, la danseuse surprend et ravit là où on l’attend moins. Certes, le double manège supersonique d’Odile qu’elle nous jette à la figure à la place des fouettés laisse sans voix (un cygne hors-bord), mais investie de la même énergie, son Odette est plus extraordinaire encore.

D’ordinaire, la princesse-cygne est une petite chose fragile, que le prince manipule avec la plus extrême précaution. Fougueuse, Osipova rend son Odette farouche ; sa force est telle qu’elle ne garde de la fragilité que la vulnérabilité. Elle ne s’abandonne pas dans les bras du prince au bord de l’évanouissement : elle s’y jette, pour le contraindre à réagir. Ça urge, mec, la situation est à ce point désespérée.

C’est à peine si l’on remarque le port de bras iconique du lac : l’ondoiement sans coude disparaît au profit de battements d’ailes plus désordonnés, peut-être, mais plus vivants. Chez l’ex-étoile du Bolchoï, l’esthétique vient après l’expressivité, et le mouvement prime sur la ligne, qui de fait reste rarement tendue. Oubliez la parfaite courbe de Béziers du cygne qui vogue paisiblement sur un lac-miroir ; la danseuse se jette à l’eau, bec et ongles. On aurait mauvais jeu, du coup, de lui reprocher sa virtuosité. Si un ou deux six o’clocks traînent ici ou là, la technique à tout crin n’est pas leur raison d’être ; la danseuse aura oublié un instant de modérer sa souplesse surdéveloppée, voilà tout. Si on veut lui faire un reproche, il devra porter sur son surinvestissement dramatique. Mais cela sera sans moi : son énergie incroyable m’électrise. Et je ne suis manifestement pas la seule ; le voltage est assez fort pour se propager à toute la salle. Assez fort pour me faire courir sur les trottoirs de Covent Garden ensuite, et partir dans des embardées de ports de bras dès qu’il y a deux mètres de libre, en tonitruant la musique de Tchaïkovsky*. You enjoyed the show, didn’t you? me lance une spectatrice, riant de ne s’être pas pris de coup d’aile avec ma délicatesse de Rothbart. Oh yes, I did.


* À chaque fois, croyant la connaître, j’oublie et redécouvre sa beauté. Se répandant sur une scène quasi vide à l’exception d’un rocher qui laisse le couple comme naufragé, déjà noyé dans les lumières glauques et aquatiques projetées sur le sol, c’était limite à en chialer.

(Seule question-réserve sur cette production : pourquoi n’avoir que deux grands cygnes après les quatre petits ?)

Dystopian Dream

Wang et Ramirez forment un duo qui mérite d’être découvert – d’être vu à deux, au moins. Palpatine était au concert, Mum en vacances : j’ai invité ma grand-mère, en lui présentant le duo comme un mélange de contemporain et de hip-hop, avec toujours une belle scénographie. « Tu m’expliqueras » a été sa réponse. C’est le genre de phrase qui m’embête, parce qu’il n’y a souvent rien à expliquer. Pendant une bonne partie du spectacle, à la sentir gigoter à côté de moi, je me suis demandé si j’avais bien fait, si ce n’était pas trop éloigné des ballets narratifs que nous sommes parfois allées voir ensemble. Verdict à la sortie : « Je n’ai pas compris, mais c’était beau. » Je me suis inquiétée et j’ai troublé mon attention pour rien : ma grand-mère ne s’est pas du tout ennuyée.

Sauf erreur, toutes les photos illustrant ce post sont de Johan Persson.

Une fois le titre souligné, Dystopian Dream, et la logique cauchemardesque qu’il implique, game over : « Alors j’ai compris. » Qu’il n’y avait rien à comprendre, seulement à se laisser intriguer et traverser par les atmosphères étranges transmises par le mouvement des corps, et les costumes, et les décors – la scène mise sans dessus dessous par une seconde scène, en hauteur, reliée à la première par une pente concave de skate park. Elle se descend en glissades rapides, et se remonte tantôt en quelques bonds agiles, tantôt en ascensions laborieuses, douloureuses, dans des tentatives multiples, sans cesse reprises et avortées, comme dans ces cauchemars qui pèguent, où l’on s’englue dans la moindre action comme dans des sables mouvants ; tantôt aussi, le cône inversé devient support improbable de rebonds pour Sébastien Ramirez, suspendu à son harnais.

Spécialité du duo, les harnais donnent un aspect lunaire à la danse. Avec l’escalier, cela m’a rappelé Yoann Bourgeois.

C’est d’ailleurs ainsi qu’on le voit apparaître au tout début du spectacle, dans une perspective renversée, le fond de la scène devenant le sol vu de haut : une logique de rêve, défiant la pesanteur ; une logique de cauchemar, comme le fait rapidement sentir son visage masqué sous une cagoule noire. Pris dans la cagoule, un long chapeau conique lui déforme le crâne : du clown, on passe au KKK. L’évocation du bourreau infuse le rapport – de force, littérale ou insidieuse – à ses partenaires.

Elles sont en effet deux sur scène, transformant le duo de chorégraphes en trio d’artistes : Honji Wang, féroce et furtive, sorcière et fugitive courbée autour d’un coffret qui en devient éminemment précieux (ses doigts s’affolent et cherchent plus qu’ils ne jettent des sorts) ; et Eva Stone, qui chante l’album de Nitin Sawhney dans toutes les positions, la tête en bas, ou aplatie sous les deux autres, redressée manu militari en cambré. Elle fait plus que se prêter à la mise en scène : elle prête main forte aux jeux de mains jeux de vilain du trio infernal qu’elle contribue à former, et chante en pleine voltige aérienne.

Huis-clos et jeu de forces, attraction, répulsion.
Femme-Frankestein-marionette

C’est un des passages qui continue à me marquer : elle est femme-Frankestein, poupée harnachée par Ramirez, dont on ne parvient pas à trancher s’il est un Pygmalion cherchant à lui insuffler la vie, ou un bourreau involontaire qui ne fait que la brusquer et la tourmenter. La voix continue à s’exprimer, mais le corps retombe toujours, suspendu à son harnais, et c’est émouvant de constater le vide qui se crée, la solitude rendue palpable par la voix. Un des plus beaux passages, peut-être, avec celui où Wang se lave, se délecte les mains, les avant-bras, dans la lumière dorée diffusée par le coffret ouvert devant elle – on sent que c’est précieux, une lumière-soulagement, un instant de chaleur et de répit dans un monde dystopique de défiance perpétuelle et persévérance grise – un monde qui pourrait n’avoir été créé que pour nous offrir ces quelques failles, de beauté.

Plaire, aimer et mourir vite

Plaire, aimer et courir vite. 

Jacques a la diction prétentieuse de l’ancien hypokhâgneux qui a oublié de sortir de ses livres, et Pierre Deladonchamps parle comme s’il était dans un Rohmer, sans être filmé par Rohmer. Forcément, le personnage est écrivain.

Lui et ses amants, présents ou passés, portent leurs jeans taille haute, T-shirt rentré.

Il aura ce comportement d’enculé qui n’a rien avoir avec la sexualité – la cruauté de l’indifférence, qu’on nous explique à grand renfort de Koltès. Sans explication de texte : partir sans dire au revoir à ceux qui vous aiment.

Et d’autres avant lui, avec lui, qui vont faire un tour sitôt la capote retirée.

OK. Mais.

Il y a ce destin en escalier, où l’un pour l’autre est toujours moins trop vieux que trop mourant. (En 1993, sida oblige, on n’est pas gay, on est homosexuel.)

Il y a la tendresse partout

sous les doigts

des peaux différentes.

Il y a les petites vérités qu’autorise la grandiloquence, dans l’auto-parodie de l’auteur ou de l’alcool. C’est agaçant : on en revient,

mais on y revient.

Ne pas comprendre comment on peut plaire,

mais ne pas comprendre non plus, ensuite, comment on peut être quitté quand on est tombé dans ce puits d’amour.

Être fleur bleu du cul, à chaque éjaculation tomber amoureux,

aimer l’acte autant la personne. Pas moins.

Puis mourir, on y revient toujours. Petitement.

Plaire, aimer et mourir : personne ne court dans ce film, et surtout pas vite. On ne sauve pas qui ne peut l’être.

Jacques est agaçant comme La Belle Personne : tout court. Mais Aimer, plaire et courir vite est agaçant comme Louis Garrel dans Les Chansons d’amour : on lève les yeux au ciel,

et on s’en mord la lèvre (si on désire, évidemment ; j’ai juste souri sur ce coup-là, mais c’était déjà bien).

J’ai lu quelque part que Vincent Lacoste était comme un petit frère breton de Grégoire Leprince-Ringuet dans Les Chansons d’amour :

Bah quoi, t’aimes pas le Mont-Saint-Michel ? 

La vanne comme antidote au sentimentalisme

et au reste, même si on ne préfère ne pas bien savoir quoi.

Dans l’absence de la bande-son qui chanterait Je suis beau, jeune et breton, je sens la pluie, l’Océan et les crêpes au citron… c’est lui qui reste, en plan, en dernier plan sur son muret : Vincent Lacoste, très Honoré.

 

 

 

 

Senses

Quand je raconte que je n’ai pas vraiment aimé le Japon et que les gens ouvrent des yeux ronds en pensant à tous ces temples magnifiques sur Instagram, à toutes ces mignonneries made in Japan, il faudrait que je leur montre Senses. Je n’ai vu que les deux premiers épisodes de cette série de cinéma – et il n’est pas improbable que je ne verrai que ceux-là – mais c’est exactement ça, l’atmosphère ressentie lors de mon voyage, qui fait que j’ai pu apprécier les visites mais non aimer le pays. Atmosphère de contrainte, de devoirs si bien intériorisés qu’il étouffent la joie de vivre, étriquent les perspectives, le quotidien, les amitiés même.

Les quatre amies de Senses sont là, les unes à côté des autres, et apprécient ensemble le suspens de leur quotidien, mais c’est comme si jamais l’amitié n’avait pénétré jusqu’à l’intimité. Chacune s’applique à se plier et se replier minutieusement sur elle-même, comme un origami jamais abouti, suspendu à son avant-dernière étape, juste avant la transformation qui la ferait s’épanouir. Ne pas gêner, ne pas encombrer, ne pas exister. Ou si, subitement, dans un sursaut qui, persistant, vire à l’entêtement – incompréhensible pour les autres.

La délicatesse et le raffinement de l’art de vivre japonais semblent subsumés par la retenue, au point que le doute se lève : et si toute cette esthétique de contemplation n’était qu’une vue de l’esprit occidental pour sublimer l’ennui et la contrainte ? On ne voit pas grand-chose dans cette brume de tristesse, qui jamais ne s’épaissira jusqu’au désespoir tant tous s’y sont par avance résignés – à défaut d’avancer, on restera là à regarder, spectateur de sa vie : un flou esthétique, avancera-t-on pour se flouer.