Oh, Mademoiselle !

Avec Mademoiselle, Park Chan-Wook (le réalisateur de Stoker) nous entraîne joyeusement dans son sillage jusqu’à un point où, toute l’histoire semblant être remise en cause, on reprend depuis le début d’un autre point de vue, jusqu’à revenir au même point de butée, dépassé dans une troisième partie échevelée… Le storytelling est parfait, parfaitement jouissif.

Certes, on peut s’étonner de la naïveté excellemment feinte de la domestique entrée au service de Mademoiselle pour récupérer une partie de sa fortune dans un coup monté, et je me suis demandée pourquoi diable la corde pendue à l’arbre alors qu’elles fuyaient, mais il n’en reste pas moins que le premier renversement m’a prise par surprise. Et j’ai douté à nouveau ensuite, quoique dans une moindre mesure. Je n’en dirai pas plus au risque de vous gâcher le plaisir – réel, car tout est délicieux dans ce film virtuose : les plans (façon gothic novel très colorés), les actrices (Kim Min-Hee & Kim Tae-Ri) et les scènes de sexe (fort ludiques). Je me suis régalée*. 

* Heureusement, parce que la salle du Majestic est de loin la plus pourrie où j’ai jamais mis les pieds, toute de guingois, avec des sièges de biais par rapport à l’écran, qui obligent à choisir entre sacrifier sa nuque ou son dos…

 

La cartographie aux frontières du réel

Si vous aussi, vous avez rêvé sur les atlas, demandé une mappemonde au père Noël et décalqué la dentelle des côtes africaines, alors l’exposition de la British Library Maps and the 20th Century: Drawing the Line devrait vous plaire (pourvu que vous ne fassiez pas l’erreur de laisser manteau et bonnet au vestiaire – c’est climatisé à mort).


Mapping a New World

La première salle est joyeusement fourre-tout. On rappelle la diversité de la production cartographique : les « vraies » cartes pour s’orienter, les cartes des pays imaginaires (le monde de Winnie l’Ourson <3, les Sims…) ou encore les cartes postales illustratives ou humoristiques (particulièrement aimé celle des années 1960 qui montre le monde communiste et, aux côté des pays rouges, un point américain légendé en énorme : « University of Berkeley »).

L’évolution des techniques est surprenante, depuis les cartes manuelles jusqu’aux images satellites (d’où il faut retirer les images), en passant par les cartes aux légendes et contours imprimés mais peintes à la main pour un rendu artistique que n’étaient alors pas encore capables de produire les logiciels de PAO. Le support joue également beaucoup : avec l’arrivée du plastique, notamment, on produit des cartes thermoformées en 3D… qui auraient bien servies aux stratèges de la première guerre mondiale, réduits à découper plusieurs cartes identiques pour les coller sur des bouts de bois, de manière à recréer le relief des champs de bataille (où l’on utilise parfois des cartes imprimées sur du tissu, plus résistant que le papier).


Mapping War

La danger de cette exposition est de se perdre dans les cartes, d’étudier chacune plutôt que de saisir au vol ce pour quoi elle a été sélectionnée et présentée à côté de tels autres. La deuxième salle correspondant globalement programme de khâgne maintes et maintes fois repris, les cartes avaient juste ce qu’il faut d’inconnu et de familier pour que la remise en contexte soit à la fois nécessaire et aisée : je m’y suis bien trop attardée. Aux côtés des cartes caricatures dont certaines sont devenues des poncifs des manuels d’histoire, on découvre des documents militaires longtemps confidentiels, comme la carte de Normandie où des annotations ont été ajoutées manuellement six jours avant le débarquement : arc-de-cercle orange précis, légendé « unkwnow obstacle » ; je m’étonne de la précision et du flou qui coexistent… Lorsqu’une action militaire change le cours de l’histoire, on oublie qu’elle s’est préparée à coups de « il faudra passer derrière ce rocher ». Les cartes, aussi symboliques soient-elles, rappellent cet ancrage concret. Mais, parce que symboliques, elles peuvent aussi l’orienter, comme cette carte présentée sous un angle inédit pour mettre en valeur le relief du sud de l’Europe et montrer qu’une invasion par là était peu probable (tandis que via les plaines du Nord…). Cet angle, pour inédit qu’il soit, produit cependant un effet moindre que ce qui restera pour moi l’expérience originelle du décentrement cartographique, lorsque, au Canada, j’ai découvert des cartes qui plaçaient l’Amérique ou le Chine au milieu (curieusement, rien de cela à la British Library)(ni de cartes non Mercator, alors qu’il y en a dans la collection permanente exposée au rez-de-chaussée – antérieures au XXe siècle, il est vrai).


Mapping Peace?

Point d’interrogation : le commissaire d’exposition n’est pas dupe de ce pendant optimiste à la salle précédente. C’est encore la guerre, avec des escape maps (des cartes de survie pour les habitants d’une ville assiégée, qui indiquent les tunnels pour se déplacer sans risquer les tirs des chars… et les jardins municipaux reconvertis en potager), une carte Utopia bien peu crédible (il n’y a rien de plus difficile que d’inventer le hasard et, à ce titre, le tracé côtier est au cartographe ce que le random est à l’informaticien) et des cartes redessinées pour exalter le nouvel ordre du monde… découpage du gâteau qui risque d’être à l’origine de nouveaux conflits, comme le montre diplomatiquement une carte d’un siècle passé, utilisée comme preuve pour une revendication sur le mode « ok, la carte est pourrie et pas à l’échelle, mais le fleuve est là en bleu, donc c’était à nous avant ». Dans cette salle, ma pièce favorite est certainement la planche de timbres lituaniens imprimée après la défaite nazie au dos d’une carte militaire allemande : pénurie de papier…

 

J’en suis là de l’exposition, quand le haut-parleur annonce que la British Library ferme bientôt et qu’on est prié de se manier le cul (en understatement dans le texte). Oups. Je finis l’exposition au pas de course ; heureusement, les deux dernières salles sont plus petites.


Mapping the Market

La thématique économique de l’avant-dernière salle nous vaut quelques cartes socio-économiques comme on en croise désormais beaucoup en ce temps de data mining et de réseaux sociaux, et d’autres qui se rapprochent davantage du plan, telle la cartes de l’usine Ford, yet another Disneyland. La demande de documents à l’ancienne, aboutissant à l’impression de cartes sur papier vieilli, m’a fait sourire : c’est l’équivalent pour adulte de la carte au trésor enfantine, teinte avec des sachets de thé usagés et les bords brûlés avec un briquet sous surveillance parentale.


Mapping Movement

Cartographier le mouvement plutôt qu’un état de fait, voilà qui devenait très intéressant, à flirter avec les limites de la carte et le potentiel des animations… Hélas, je passe rapidement sur le mouvement des plaques techntoniques, des hommes et des oiseaux (pensée pour @lissytsa qui serait certainement restée un moment devant le parcours des migrations en fonction des espèces). Dernier arrêt devant 16 ans de tracés GPS d’un artiste numérique : la vie privée est préservée par l’absence d’arrière-plan contextuel précis (fond noir ; la légende indique seulement qu’il s’agit du grand Londres), qui n’empêche pas de voir émerger des patterns du quotidien. Je ferais volontiers de même s’il ne fallait pour cela céder ses données à Google. Depuis que Palpatine a découvert que Big Brother mappait ses trajets à son insu, je n’active plus la géolocalisation de mon téléphone que lorsque je suis perdue…

Le manque de temps m’empêche de repartir avec un méta-atlas, un pouf-globe-terrestre (« le monde, je m’assois dessus ») ou une mappemonde-Lune (la mappemonde redevenue l’objet poétique qu’elle a toujours été, débarrassée des prétentions de savoir qui ont conduit maintes exemplaires terrestres à la brocante ou à la poubelle). Mais I’ll be back, perhaps : l’exposition a lieu jusqu’au premier mars.

Anastasia

Impossible de me souvenir si j’ai d’abord rencontré Anastasia via le dessin animé ou bien via l’énigme présentée dans le journal d’enfant auquel était abonnée ma cousine, qui concluait que le vrai mystère n’était pas de savoir si Anna Anderson, soit-disant Anastasia, était bien la fille du tsar (les analyses ADN ont prouvé que non) mais comment elle a pu en savoir autant sur elle. C’est en tous cas sans être dupe du conte de fées, dont je savais bien qu’il finissait en réalité mal, que j’ai crushé sur le dessin animé. La faute à la meilleure chauve-souris lâchement badass de tous les temps et à la poésie des ruines, lorsque des images de bal surgissent par bouffées dans le palais abandonné et disparaissent aussitôt, comme des images holographiques – la comparaison étant probablement soufflée par le souvenir du médaillon récupéré dans une boîte de Chocapic, qui abritait un hologramme de la princesse et que j’ai conservé bien après que la charnière ait rendu l’âme. Précieux bout de plastique que celui dans lequel on a investi du rêve. Non mais Anastasia, quoi. Rien que le nom : Anna et Anaïs, mes prénoms-héroïnes préférés, pouvaient aller se rhabiller ; Anastasia, c’était deux fois plus de A, donc deux fois plus de classe (première lettre de l’alphabet, c’était un peu comme première de la classe, un peu comme moi, quoi)(j’avais l’onomastique narcissique, oui).

Tout ça pour vous dire que, deux décennies plus tard, je réserve un week-end à Londres pour voir un ballet sans même penser à vérifier ce qu’il en est. Il a son nom pour sésame. (Et MacMillan pour chorégraphe.)

Une semaine avant de partir, je fais une tête de smiley chiffonné en découvrant les critiques très… critiques. Même sans cliquer sur les liens, titres et chapô ne laissent pas beaucoup d’espoir. Dépitée. Tant pis, on verra bien. Le jour J, JoPrincesse et moi arrivons sans beaucoup d’attentes.

Premier entracte : nous sommes dubitatives… sur les critiques. Ce n’est pas mal du tout, non ? OK, la scène sur le yacht du tsar est aussi dramatiquement centrale que la partie de campagne de La Dame aux camélias (les robes blanches et le chapeau de l’héroïne m’y font penser), mais c’est joliment chorégraphié, plein d’épaulements qui font virevolter Anastasia et ses sœurs comme autant de jeunes filles en fleur. À peine cet éden aristocratique prend-t-il ombrage de la présence des militaires et de la chute du petit frère, indices discret des temps à venir. On se paye même le luxe d’un petit sourire avec des plongeurs en maillots de bain rayés, et l’héroïne qui, dépitée de ne pas avoir pu dire au revoir à son père, se renfrogne d’un geste enfantin, mains sous les aisselles, coudes tombant… à la seconde occurrence, à la fin du deuxième acte, je jurerais un clin d’œil aux Deux Pigeons !

Second entracte : OK, le remake du pas de deux du cygne noir arrive comme un cheveu sur la soupe divertissement en plein bal, mais osef : on est soufflé par le décor. Love sur Bob Crowley. Déjà, au premier acte, aux jumelles, j’avoue avoir laissé un temps les danseurs hors-champ pour observer la mer, délicatement pailletée, miroiter sous l’effet de la soufflerie. Au deuxième acte, non seulement les deux lustres suspendus sont de toute beauté, mais leur accrochage oblique est de toute intelligence : on voit la salle de bal en pleine guerre, le faste dans la tourmente. Le souffle gagne rétrospectivement jusqu’à la belle cheminée dorée de paquebot du premier acte, penchée dans la même diagonale. Par cet écho ultérieur, le décorateur mime avec un acte d’avance le fonctionnement narratif du ballet et offre un écho visuel à l’attitude totalement décalée du faux cygne noir, affaissé sur son partenaire.

Sortie du théâtre : OK, c’est au troisième acte que le bas blesse. Ou plus exactement dans l’articulation des deux premiers actes au dernier. Les tableaux des deux premiers actes laissent la danse s’épanouir en reléguant le drame en marge : on annonce au tsar l’entrée en guerre à la fin du premier acte, et il ne faut que quelques minutes à la fin du deuxième pour que les révolutionnaires envahissent le palais et massacrent la famille royale (les corps qui partent dans les coups de feu sont magnifiques… des gerbes… la chute comme jaillissement ; je me surprends à trouver le mouvement non seulement beau mais juste, alors que je ne l’ai (heureusement) jamais vu que joué, au cinéma). Le troisième acte, en revanche, n’est plus un tableau, mais une scène, où le drame, faisant soudain valoir ses droits, réduit à la danse à portion congrue. Nous sommes à l’asile. La scène, comme la psyché traumatisée d’Anastasia (ou affabulatrice d’Anna Anderson), est traversée d’apparitions-souvenirs, les soldats, les sœurs, le promis, le petit frère qui chute qui meurt, la douleur, la folie… C’est dramatiquement fort… et chorégraphiquement faible par rapport aux deux actes précédents, plus richement travaillés ; le dernier acte repose essentiellement sur des déplacements à la Matthew Bourne, le lit d’hôpital sur roulettes rappelant d’ailleurs la fin de son Swan Lake (même si chronologiquement, c’est l’inverse, évidemment). Quand on a en mémoire la Giselle de Mats Ek ou la Camille Claudel du Rodin de Boris Eifman, on se dit qu’il y a des scènes d’asile autrement plus intenses que ce transfuge de Manon (même perruque courte, mêmes tensions et relâchements que dans la scène du bagne). C’est suffisamment intense, cependant, pour rendre falot les deux premiers actes, que l’on avait pourtant fort appréciés tant que leur nature divertissante n’avait pas été pointée du doigt. En ajoutant les deux premiers tableaux au troisième acte, initialement donné seul, MacMillan se tire une balle dans le pied : les deux parties se disqualifient l’une l’autre, les qualités de l’une faisant ressortir les défauts de l’autre.

MacMillan respecte la chronologie des faits, historique, mais pas la logique de la légende, laquelle part d’Anna et non d’Anastasia. De ce point de vue, le dessin animé est plus réussi, qui a su prendre ses distances avec l’histoire pour mieux orchestrer le récit. Interro de Genette : Fox Animation 1 / MacMillan 0. Cela dit, le dessin animé tombe dans le conte de fée (d’Anna à Anastasia), là où MacMillan a l’honnêteté du drame (d’Anastasia à Anna). Du coup, je ne suis pas certaine que le réflexe, somme toute bateau, de souhaiter une inversion en plaçant le troisième acte au début et en faisant des deux suivants des émanations du premier, se révélerait une bonne idée (en l’état, les rêves n’auraient pas tenu la longueur). On pourrait en revanche imaginer de placer le troisième acte au milieu des deux, en insérant quelques glitches hallucinatoires (ce qu’est déjà, d’une certaine manière, la chute du petit frère), pour créer un continuum entre une réalité déjà hantée par les souvenirs de celle qui se la remémorera, et les hallucinations provoquées par le traumatisme des faits vécus.

On refait le ballet, indéniablement bancal, comme on referait le monde – avec le même plaisir : dans ses faiblesses même, Anastasia est un ballet attachant. Du coup, même si le storytelling est raté, la soirée, portée par Lauren Cuthbertson, a été fort réussie.

Britten sans Bostridge

Ma rentrée a été tardive, cette année, pour l’Orchestre de Paris. Je retrouve mes chères têtes blondes brunes châtain poivre et sel, et relève quelques innovations capillaires depuis le dixième rang où je me suis replacée – avec Palpatine et sans vergogne : les premiers rangs du parterre constituent un petit enclos qui seul mérite les louanges que l’on a pu faire de la Philharmonie. Parfait pour apprécier Britten.

Four Sea Interludes, deux images en coupe : la harpe qui scintille en surface, pénètre comme un rayon de soleil la masse claire des violons et des altos et s’amenuise jusqu’aux profondeurs assombries des contrebasses ; et le mur d’eau qui se dresse dans la tempête devant nous et qui soudain, au moment où il devrait s’abattre sur nous, est retenu par l’immense vitre du « quatrième mur » – la mer muée en un gigantesque aquarium, lui-même écran d’attraction type Futuroscope.

Sérénade pour ténor solo, cor et orchestre. La partie du cor, splendide, évoque des mers des territoires lointains, pas si lointains, trois ans, Aix-en-Provence, une certaine soirée. Sur « every night and all », j’en suis certaine : c’est sur ce morceau que je suis tombée amoureuse de Ian Bostridge. Forcément, Mark Padmore n’est pas Ian Bostridge ; c’est même son principal défaut, parce qu’autrement, il faut bien admettre que c’est quand même très beau…

La seconde partie de soirée est un cran en dessous. Ni Roméo ni Juliette ne réussiront à me sortir de la torpeur dans laquelle me plonge Berlioz avec sa suite orchestrale. La musique ne va jamais là où on peut le supposer, sans pour autant nous emporter ailleurs ; à ne pas aller au bout de la dynamique qu’elle amorce, elle ressemble au prétendant indécis dont m’a parlé une amie, promptement reparti du dîner auquel il l’avait pourtant conviée avec insistance.

Pensées inavouables…
… pour les mélomanes : le tout début de la suite de Berlioz m’a semblé un accord avorté de Tristan et Yseult.
… tout court : Daniel Harding, que je me représentais façon Owen dans Grey’s Anatomy avant de le voir m’a fait penser à… Dany Boon.

Him, Daniel Blake

I, Daniel Blake n’est pas La Part des anges. On ne rit pas dans le dernier Ken Loach. Surtout pas de l’absurde que l’administration a su élever au rang d’art. Daniel, à qui l’on a refusé une pension d’invalidité, se voit également refuser de faire appel à cette décision… parce que le refus ne lui a pas été notifié. Coincé dans une boucle temporelle qui ressemble furieusement à un nœud coulant, il voit sa situation se dégrader sans pouvoir rien faire d’autre que d’aider son prochain – en l’occurrence, une mère de famille seule, qu’il a rencontrée à Pôle emploi et qui, malgré le toit qu’on lui a offert (il faut voir en quel état), ne s’en sort pas.

Tendresse pour les personnages, virulence contre la société, notamment à propos de « la mascarade » humiliante que l’on impose aux demandeurs d’emplois, alors que le chômage est dans une large part structurel. Ken Loach détaille la chute d’un homme qui refuse de déchoir, avec une rigueur a-sentimentale qui rappelle Amour de Haneke : même difficulté à ne pas chialer, même refus de chialer alors que le personnage principal reste digne, lui, une dignité sans raideur ni grandiloquence, simple et lumineuse, comme l’était celle d’Une belle fin, d’Uberto Pasolini. On y sourit pareil, de compassion, pour s’empêcher de chialer devant cette misère dont on sait, parce qu’elle est filmée sans misérabilisme, qu’elle est réelle.