C’è ancora domani

J’ai aimé
le ton,
la légèreté revendiquée pour un sujet qui ne l’est pas,
la langue italienne, même si je me suis lassée de l’entendre criée,
les grands maigrichons croisés dans la rue du générique (mon faible italien est aussi archétypal que leur machisme),
le déjeuner-désastre de fiançailles,
la danse pour la violence, comme une chanson que l’on connaît trop bien, comme des coups que l’on veut escamoter, éviter de reproduire, même à l’écran,
[spoiler]
la pirouette finale, passionnément (j’ai cru jusqu’à la fin à l’embarquement pour un train, puis à mesure que les regards montaient, pour un bateau),
la résistance au postulat amoureux au profit d’une émancipation collective. [/spoiler]

Journal de lecture : La révolution du No Sex

Il y avait cette curiosité passive pour la question de l’asexualité, réactivée il y a quelques temps par un épisode de Heartstopper (série parfaite pour les cœurs en guimauve woke). Mais surtout, si je suis honnête, le désir de comprendre pourquoi le désir sexuel se fait aussi stable qu’un néon en fin de vie pour moi ces derniers temps. J’ai bien tenté de Googler le désir, mais je me suis pris une avalanche d’articles sur la perte de libido et ses origines maléfiques (stress, charge mentale, contraception…). Or, non. Petit a) je n’ai pas perdu ma libido, c’est elle qui perd le fil et se fait la malle sitôt après avoir amorcé un rapprochement. Surtout, petit b) pourquoi la fluctuation de la libido serait-elle nécessairement un mal à solutionner-médicamenter de suite ? Pourquoi serait-ce forcément au partenaire avec la libido moindre de remédier à une situation dont il ne souffre pas (lorsqu’il n’en souffre pas, puisque tel est mon cas ; je parle de moi à la troisième personne comme si j’étais Jules César si je veux) ? Bref, j’avais besoin d’un peu moins de norme et d’un peu plus de pistes. Et qui mieux que les asexuels et abstinents pour questionner la norme en matière de sexe, hein ?

Autant ruiner le suspens de suite : je n’ai pas eu de révélation à la lecture de La Révolution du No Sex, petit traité d’asexualité et d’abstinence. Mais j’ai ouvert un peu mes horizons, appris qu’être asexuel n’exclut pas nécessairement les relations sexuelle (on peut y consentir sans grand désir, en mode pourquoi pas — même si bon, hein…), mais surtout qu’être asexuel ne signifie pas forcément n’éprouver aucune pulsion sexuelle (même si pour certains oui) : cela signifie avant tout ne pas éprouver de pulsion sexuelle pour autrui (et n’exclut donc pas la masturbation). Bref, l’asexualité, c’est tout un spectre. Le didactisme de Magali Croset-Calisto m’a fait reconsidérer mon préjugé selon lequel se disent asexuelles des personnes qui n’ont pas encore ressenti d’attirance et/ou de plaisir (ou qui ont eu des expériences telles que toute sexualité s’est mise à leur répugner) — préjugé qui est d’ailleurs similaire à celui que j’ai pu rencontrer en revendiquant ne pas vouloir d’enfant : c’est parce que tu n’as pas rencontré le bon /  tu dis ça maintenant mais tu verraaaaas. Je vois que je suis à un âge où les enfants pullulent dans mon cercle amical et où mes amies nullipares commencent à entendre parler de congélation d’ovules par leur gynéco : et non, vraiment, toujours pas, je préfère donner cours de danse à des enfants que je peux rendre à leurs parents à la fin du cours, émoticone diablotin ravi, demerden Sie sich.

J’ai surtout trouvé très intéressante l’hypothèse de l’autrice selon laquelle la mouvance no sex fonctionnerait un peu comme l’inconscient de notre société, en mode ras le bol de la sexualisation à outrances et des VSS, on coupe les ponts et on privilégie un rapport apaisé à soi et aux autres (on sublime à donf, dégénitalisation des rapports, « érotisation d’autres territoires » comme le désir de savoir…). L’absence de pulsion sexuelle n’équivaut pas à l’absence de pulsion de vie : la pulsion d’auto-conservation prend simplement le pas sur la pulsion sexuelle.

L’autrice pousse jusqu’au paradoxe en comparant le no sex à l’amour courtois et aux troubadours « qui chantaient la sublimation du sexe au nom de la protection d’un désir durable qui ne se lasse ni ne s’épuise de lui-même ».

« Et si la sublimation du désir et des rapports sexuels permettant au final de maintenir le désir du désir ? »

La révolution du No Sex aurait tout d’une révolution astronomique, quoi. Je vous laisse sur un extrait de la conclusion, voir si vous seriez tentés de lire le (court) essai en entier :

Le sexe actuel, avec ses soutènements porno-commerciaux, a envahi l’ensemble des espaces publics et mentaux. […] Les personnes asexuelles, abstinentes ou en baisse de libido n’ont jamais été aussi visibles (et décriées) que dans notre modernité. Derrière cette nouvelle visibilité, le message du No Sex est que le sexe est à réinventer. Car les raisons de ne pas, ou ne plus, faire l’amour sont nombreuses : par orientation, par réaction, par déception, par choix, par protection, par guérison, etc. […] Face au burn-out des couples, face à la surconsommation et à l’appauvrissement des ressources naturelles, face à l’inflation constante, la sobriété est de mise. […] La pulsion de vie a changé de registre. Le monde des plaisirs fait place à celui de la modération. La pulsion sexuelle se met en retrait, au profit de la pulsion d’autoconservation. […] Désormais, avant de penser au sexe et à la jouissance, l’humain pense d’abord à sa sécurité. À sa pérennité. Car pour pouvoir jouir et éprouver du plaisir, encore faut-il être en vie. La révolution du No Sex vient nous le rappeler : il s’agit de se recentrer pour pouvoir durer.

C’est pourquoi les jeunes qui n’ont plus envie de faire l’amour (tel qu’il se fait), les personnes d’orientation asexuelle et les personnes abstinentes délivrent un message fort à la société : en isolant la pulsion sexuelle de leur mode de vie, ils la protègent du mortifère ou de l’asphyxie. Cette mise au repos donne au désir un nouveau souffle, via la sublimation et la création. […] Ils questionnent le monde des envies au profit de l’en-vie.

…

À la suite de cette lecture, j’ai regardé sur Arte le documentaire No sex. Une jeune femme témoigne de son chemin pour se reconstruire après un viol. Un homme, qui m’a immédiatement été antipathique au possible, y parle d’abstinence subie ; il m’a fallu faire preuve de persévérance pour pousser outre l’aigreur et entendre la souffrance, réelle, poignante, qui l’a conduit jusqu’à la tentative de suicide. Un couple asexuel répond à des questions auxquels ils sont rompus sans jamais se lâcher la main, comme ne manque pas de le remarquer l’interviewer… qui ne souligne pas le seul moment où la jeune femme récupère son autonomie : lorsque son compagnon parle de masturbation. La chose semble lui répugner, et c’est cette répugnance qui m’a replongée dans le doute, dans le flou entre normal et pathologique.

Est-ce qu’on n’érigerait pas des théories pour justifier nos constructions de traviole ? Est-ce qu’on ne colmaterait pas de bonnes raisons nos angles morts ? Et en même temps, ces théories offrent une alternative bienvenue à la pathologisation de tout ce qui s’éloigne de la norme… Face au couple asexuel présent sur le plateau, ma première réaction a été de me dire que, quand même, ils en tenaient une couche. Est-ce que j’écoute cette réaction spontanée comme une forme d’intuition ou est-ce que je l’écarte comme production de préjugés hérités de la société (parce que bon, d’habitude la neuroatypie ne me paraît pas si bizarre que ça) ? Est-ce que je ne laisserais pas plutôt infuser la force de vie qui émane de la jeune femme, dont l’enthousiasme et la joie me rappellent la camarade de prépa qui se destinait à rentrer dans les ordres (et vous pliait une explication de textes de Laclos avec une élégance et une décontraction totales) ?

Journal de lecture : Dune

Le livre est magnifique. L’objet déjà, ce gros livre à couverture rigide avec cette incroyable trouvaille typographique pour le titre ; je l’ai fait miroiter au soleil bon nombre de fois. J’ai éprouvé un plaisir presque sensuel à passer le signet d’une dizaine ou de plusieurs dizaines de pages à chaque fois, le fin ruban orange crissant entre les pages de papier bouffant. Quand je relevais la tête après ce geste, j’étais dans le jardin de l’immeuble à Montrouge, sur la chaise dure au milieu de l’herbe, sur le fauteuil de la table à dessin déplacé dans le rayon de soleil devant la fenêtre, sur le lit-canapé quand il pleuvait.

Jamais je n’aurais lu Dune sans avoir vu le film de Denis Villeneuve. Trop de noms. Trop de personnages. J’ai un mal fou avec les noms. Frank Herbert ne nous facilite pas la tâche en employant tantôt leur prénom tantôt leur nom. Passe encore pour Halleck qui est aussi Gurney, Thufir qui est aussi Hawat, mais le fils du duc de Leto, Paul, Muad’Dib, Usul, Lisan al Gaib et le Kwisatz Haderach… ça fait beaucoup pour juste Timothée Chalamet, si vous voulez mon avis. Même le vers des sables avance under cover, faiseur (d’épice) ou Shai-Hulud (divinité).

Ça se lit bien, pourtant, quand on a intégré le gros des personnages et la trame de l’histoire grâce au film.   Il faut se concentrer pour savoir qui pense quoi de ce que dit qui déjà ?, mais ça se lit bien.
J’avance plus vite que je ne pensais, parmi les paragraphes sans cesse brisés par de la parole : discours direct, rapporté, prononcé, pensé, entre guillemets ou en italiques…
On revient sans cesse à la ligne. Dune après dune après crête.
Tout est question de parole :  la Voix des Bene Gesserit, une voix-ordre qui contraint (un peu comme l’Imperium de Harry Potter), mais aussi pléthore de paroles prononcées, données, entendues, répandues, qui articulent et cachent des plans dans les plans dans les plans — pire que la fatalité grecque où l’on embrasse son destin dans le mouvement même que l’on fait pour y échapper. C’est très machavélien, cette histoire, mais dans une veine au moins aussi psychologique que politique — d’où que j’ai pu accrocher. Il s’agit toujours de lire les attitudes, les visages et, surtout, les intonations de chacun. Entendre l’émotion, le mensonge, l’indice, le vers qui s’approche : tout se fait à l’oreille, presque d’instinct.

On a plaisir à être aux côtés de celui qui sait parce qu’il devine, de source sûre, d’instinct, par prescience : Paul a été élevé par sa mère dans la manière Bene Gesserit, une société plus ou moins secrète de femmes qui suivent un entraînement rigoureux pour développer des capacités mentales qui confinent à la prescience. Il outrepasse bientôt l’enseignement reçu, et aux cours de visions perçoit le temps dans une sorte d’éternité concaténée — d’où l’un de ses surnoms qui lui viendra en temps et en heure, le Kwisatz Haderach, « court chemin », raccourci, court-circuit de la pensée. Cette conception du temps et de sa prescience m’a fascinée (plus que le devoir « geisha » des Bene Gesserit, mariées sans avoir leur mot à dire à des puissants pour manipuler le cours de l’histoire selon des intérêts eugéniques).

J’ai aimé aussi la danse des sables, conduite au non-rythme du désert. Et j’ai été surprise par la dimension écologique de Dune — non pas tant comme impératif moral de préservation que comme compréhension des écosystèmes. Un chapitre entier est dédié aux liens entre faune, flore, géologie et climat sur Arrakis, à la manière dont ils forment des systèmes interdépendants et dont l’homme peut influer dessus. Je me suis étonnée de cette interruption érudite au milieu de l’intrigue, mais la fascination a vite opéré (un peu comme le chapitre sur les égouts de Paris dans Les Misérables). Frank Herbert sait préserver l’équilibre de son récit, et relègue en appendices les précisions maniaques qui le démangeaient manifestement de partager, érudit forcené de son monde imaginé.

Les souvenirs du film se sont fait discrets à la lecture. Les visages des acteurs ne sont jamais venus me déranger (le seul à avoir jamais surgi est celui de Feyd Rautha) et la seule différence narrative à m’avoir sauté au visage concerne Chani, qui a déjà un fils avec Paul lorsqu’il passe à l’attaque puis conclut une alliance par un mariage. Surtout, sa colère de femme trahie est inexistante dans le livre, où elle s’efface d’elle-même, consciente des enjeux politiques (et humains trop humains…). Loin de sacrifier ou de répudier Chani, Paul lui assure qu’elle gardera toujours sa place auprès de lui, soulignant que le mariage est purement politique et qu’il ne touchera jamais la princesse. Denis Villeneuve a du estimer que la révolte de Chani serait plus acceptable pour un regard contemporain que son effacement spontané, assimilable à une soumission — même si le personnage n’en sort pas forcément grandi (disons qu’il gagne en puissance ce qu’il perd en aura, à rager de voir l’intérêt supérieur l’emporter sur son propre intérêt).

…

Avant d’être complètement embarquée, j’avais commencé à prendre en photos des extraits. Quelques grains de sables dérisoires :

« […] J’aimerais que l’amitié existe entre nous… avec la confiance. J’aimerais que naisse ce respect mutuel qui croît dans la poitrine sans exiger le mélange des sexes. » (Stilgar à Jessica)

Paul a-t-il subi l’épreuve ? se demanda Jessica. Il a des capacités pour triompher, mais l’accident peut venir à bout des meilleurs.
Attente.
C’est la tristesse, songea-t-elle. On ne peut attendre aussi longtemps. Alors, la tristesse de l’attente vous submerge.
L’attente imprégnait leurs vies.
Nous sommes ici depuis plus de deux années, songea-t-elle, et il nous reste au moins deux fois aussi longtemps à attendre avant d’essayer d’arracher Arrakis au gouverneur Harkonnen […].

Grapefruit

Regarder une vidéo d’un bon quart d’heure n’est pas chose courante sur Instagram. Margaux Brugvin (et Melendili qui a reposté la story) m’a fait découvrir que Yoko Ono était une artiste contemporaine conceptuelle, et m’a donné envie de lire son livre Grapefruit (Pamplemousse) où sont regroupés ses poèmes-instructions. Comme la médiathèque de Roubaix est décidément bien fournie, j’ai pu y accéder en version bilingue.

…

Les premières pièces, articulées autour de l’ouïe, m’ont tout de suite plu. Elles sont décalées, m’ont enclenché un tas d’associations d’idées… je les ai trouvées stimulantes et poétiques.

A piece for orchestra

Count all the stars of that night
by heart.
The piece ends when all the orchestra
members finish counting the stars, or
when it dawns.
This can be done with windows instead
of stars.

La performance pourrait être instrumentalisée par Philip Glass. J’entends d’ici les énumérations numériques d’Einstein on the Beach

Tape piece III

Take a tape of the sound of the snow
falling.
This should be done in the evening.
Do not listen to the tape.
Cut it and use it as strings to tie
gifts with.
[…]

<3

Line piece

Draw a line with yourself.
Go on drawing until you disappear.

Félicitations, vous êtes devenus La Linea.

…

Puis la mécanique s’est enrayée — justement parce que les instructions sont devenues mécaniques, comme une liste de possibles qu’on déroule au détriment de leur puissance poétique ? ou celles de la partie Paintings m’ont parues moins poétiques parce que plus réalisables ? C’est aussi à ce moment, à peu près, que j’ai parlé de ma lecture au boyfriend ; ancien étudiant des Beaux-Arts, forcément, il connait — et trouve ça sans intérêt. Ai-je laissé mon enthousiasme être contaminé ?

A plus B painting

Let somebody other than yourself cut out
a part of canvas A.
Paste the cut out piece on the same point of canvas B.
Line up canvas A and canevas B and hang them
adjacent to each other.
You may use blank canvases or paintings or
photographs to do this piece.

…

Ma lecture s’est accélérée, un peu lassée. Le plaisir est revenu parfois, entre deux lignes, dans un éclair de joie sans orage, comme lorsqu’une fenêtre ouverte sur l’immeuble d’en face vous réfléchit brièvement un rayon de soleil.

Pea piece

Carry a bag of peas.
Leave a pea wherever you go.

Le petit Poucet meet la princesse au petit pois.

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Map piece

Draw a map to get lost.

J’ai pensé que c’était une consigne pour JoPrincesse et moi.

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Throwing piece

Throw a stone into the sky high enough
so it will not come back.

Et Magritte fut.

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Paper folding piece

Fold certain parts of a paper and read.
Fold a crane and read.

Ce poème-instruction-ci me donne envie de le réaliser, avec une feuille sur laquelle je l’aurais imprimé (passion mise en abyme). Je vois d’ici la grue en relief derrière le verre d’un cadre un peu profond, comme une petite boîte en cas d’incendie brisez la glace.

…

Quelques citations pépites glanées dans les textes-manifestes regroupés en fin d’ouvrage.

Happenings were first invented by Greek gods.

Coughing is a form of love.

Un artiste avait joué là-dessus en mêlant photos d’éternuements et photos prises pendant l’orgasme — impossible de remettre la main sur l’article (c’était probablement sur le blog Les 400 culs, désormais en accès restreint).

have you seen a horizon lately?
go see a horizon. measure it
from where you stand ans let us
know the length.

Il suffit de remplacer par un mètre de maçon ou de couturière le crayon du dessinateur qui apprend la perspective.

When a violinist plays, which is incidental: the arm movement or the bow sound?
Try arm movement only.

POV : un concert vu par un danseur

It is nice to maintain poverty of environment, sound, thinking and belief. It is nice to keep oneself small, like a grain of rice, instead of expanding. Make yourself dispensable, like paper. See little, hear little, and think little.

J’aime l’ambiguïté de ce little : peu ou petit ? L’économie de l’écriture rend la traduction difficile. Impossible parfois, comme dans la pièce light house, à la fois phare et maison faite de lumière. Les pieces même sont traduites par œuvre pour convenir à n’importe quelle discipline, mais je préfère l’aspect morcelé de la pièce, même si c’est moins générique. Des pièces à assembler dans le désordre pour remettre en marche la machine poétique.

La belle vie dans des chaussettes mouillées

Thomas Vinau : j’avais noté ce nom suite aux extraits de Mathilde sur son blog Le journal des écumes. J’ai commencé à lire Bleu de travail alors que j’étais dans le sombre : le recueil s’est fait compagnon discret, à entrouvrir des fenêtres de beauté dérisoires et consolatrices. Puis il est resté un temps fermé sur son marque-page de fortune. Quand je l’ai rouvert, j’allais mieux : tout m’a semblé plombant, et je l’ai fini au pas de course, comme pour semer un poursuivant dépressif.

Pour vous donner le ton, le premier poème commence et finit comme ça :

Ça poisse sévère. On voit même pas le bout de son bras. On marche dans le vide. […] Là où ça coince c’est de comprendre que dans nos yeux naît le brouillard.

Dans le deuxième :

On se force à penser qu’il y a de la vie là-dedans. Des torgnoles. Des sourires. Des oranges. Des chaussettes.

Le recueil en est plein, de beau-labeur-douleur.

Je sais que les oiseaux n’ont pas d’épaules. Regardez-les rentrer leur cou. Faire le dos rond. Courber l’échine sous le jour. On dirait des hommes qui plient. Des questions qui s’enfoncent dans le sol.

On porte, quelque part, à l’intérieur de soi, ce que la vie nous a pris. On porte cette absence. […] Il est là le bagage. Dans ce qui manque. Dans ce qui est fini. […] Un sac de pierres vides sur les lombaires.

Extrait de « Les perles noires »

Alors je dénature en arrachant quelques bribes à la tristesse.

À travers la fenêtre je vois la branche qui tranche le grand bleu froid. Quelque chose a frémi. Quelque chose a surgi qui n’est déjà plus qu’une trace. Une gouttelette brillante qui tombe dans la lumière.

Aujourd’hui est le pain perdu de demain.

Cette même fatigue qui me rend si médiocre et qui te rend si belle.

Je fais comme tout le monde. Avec le ciel et sans les dieux.

Le secret est là, il faut fermer les portes lourdes et imaginer les trésors. Puis s’écorcher les ongles à tenter de l’ouvrir. Je vous souhaite de ne jamais y parvenir.

La vie, ça use les muscles. Le dos. Les rêves comme peau de chagrin. […] La vie, ça use les pierres. Les forêts. Les montagnes. Les étoiles. La vie, ça use même les déserts.

Extrait de « Et pourtant chaque matin »

[Il faudrait] Planter son nez là où ça sent.

Le vent se prend les pieds dans les feuillages. La lumière éclate de rire et se roule en boule dans la couleur. […] Une armée frémissante avance dans l’herbe rase. Elle n’existe pas. Elle ne sert à rien. Elle est là.

…

Ça mériterait un collage :

C’est une buse, encore fumante de son vol. Entre ses serres pend le corps mort d’une baleine.

Le jour qui tombe du bon côté de la tartine.

Un nuage posé dans le ciel comme un bouquet sur une table.

…

Défi : trouver un recueil de poésie sans aucun poème autoréférentiel.

Il y a l’usure des mots. Des mots de tous les jours. Des mots de petit jour. Des mots don on se sert, jusqu’à la corde. Jusqu’à la patine du sens. […] Simplement le poème ou le texte les remet au centre. Leur redonne une place. Un peu d’espace.

La proportion reste honnête. On remarque bien plus ces drôles de poèmes drôles d’oiseaux : des poèmes à chute. Pas des poèmes qui finissent sur une pirouette, un jeu de mot, non : des poèmes dont le sens s’épaissit et s’opacifie jusqu’à ce que la fin donne le coup de clé.

Il faut l’avoir vu faire pour comprendre.
[…] Ourler le néant noir du fleuve. Prendre son envergure.
[…] Sa victoire semble inéluctable. Mais, quelques minutes, plus rien. Il a disparu sans laisser la moindre trace de sa débâcle. Il faut l’avoir vu faire le brouillard.. La vanité de sa défaite. De sa disparition. Pour connaître la force d’un homme.

…

Ai-je été surprise de découvrir Manu Larcenet parmi les artistes à qui est dédié le recueil ?