On a rarement l’occasion d’observer les gens. Je le fais, évidemment, comme tout le monde, mais toujours un peu en coin, un peu un voyeur, prête à détourner le regard dès que le mien sera perçu (comme intrusif, forcément). Alors je lis, déchiffrant aux rayons x des créatures de papier ; je vais au cinéma, écouter des voix qui ne parlent plus, voir des corps qui ne sont plus là ; je vais voir des ballets, admirer des corps muets mais incarnés. Et j’oublie le théâtre, par peur des voix mal incarnées et des corps qui sonnent faux. Je ne savais pas vraiment que des comédiens pouvaient se donner ainsi, s’offrir au public comme deux amants s’offrent l’un à l’autre, dans l’intimité d’une petite salle, à Ivry-sur-Seine, où la scène n’a d’existence que par les gradins plantés devant un espace qui pourrait tout aussi bien être un entrepôt, un hangar ou un cour de tennis. C’est un salon, quand on arrive, meublé soixante-disard triste, cuir sans couleurs.
Quand l’une des comédiennes nous a fait un speech-sketch pour présenter le programme et demander d’éteindre les téléphones portables, parlant comme avec le hoquet, tripotant nerveusement sa paire de lunettes et remettant sans cesse en place le cardigan qui lui tombait des épaules, j’ai eu peur d’être tombée dans un truc de théâtreux – un truc de théâtre de la Ville, où le quart du public porte des lunettes rouges et où l’on ne s’étonne pas de croiser de jeunes gens en toge-rideau dans le hall. À la base, voyez-vous, j’étais juste venue voir Adèle Haenel, que j’apprécie beaucoup au cinéma, et que Palpatine apprécie beaucoup cinéma ou pas. On ne savait pas à quoi m’attendre. Non seulement j’ai vite été rassurée, non seulement je n’ai pas été déçue, mais j’ai senti peu à peu le sourire et l’enthousiasme monter tranquillement en moi pendant ces quatre heures dominicales. Je n’en revenais pas, je crois. Que cela ne soit pas un truc de théâtreux. Qu’Adèle Haenel soit comme au cinéma et qu’elle n’en fasse pas. Que je sois venue pour elle et m’enthousiasme presque encore plus pour l’autre comédienne, Aurélie Verillon, petite sorcière de la rue Mouffetard hyperactive incroyable dans tout. Je n’en revenais pas, je crois, d’apprécier autant de voir des corps parler en face de moi, qu’ils s’offrent ainsi, si proches, sans mettre entre eux et nous deux mètres de dénivelé ou des kilos de diction surjouée.
Je n’ai pas vu des personnages défiler (et pourtant, il y en a, entre les identités multiples du Moche et le kaléidoscope de Perplexe !) ; j’ai vu des corps se métamorphoser, sourire, tiquer, trébucher, courir, minauder, grimacer, éructer, cracher même (je n’ai pas pu retenir une réaction de dégoût). C’est du théâtre incarné ; il n’y a qu’à voir la petite sorcière de la rue Mouffetard glisser comme une couleuvre pour échapper à une confrontation, se jeter de désespoir sur un canapé, se contorsionner pour fermer un placard (une scène de ménage digne d’une comédie musicale) et arracher un « Joli ! » à quelque personne du public lorsqu’elle rattrape un verre in extremis (était-ce chorégraphié ?). Les comédiens ne se glissent pas dans la peau des personnages comme dans une mue de serpent ; ils laissent affleurer ce qui d’eux rencontre le personnage, si bien que lorsqu’on les retrouve après le spectacle (car en plus de donner de leur personne, ils donnent de leur temps pour rencontrer le public), on chercherait en vain à voir qui ils sont vraiment. Ils sont à la fois tous leurs personnages et aucun, leur somme et leur soustraction. Il n’y avait pas de masque, c’est leur propre visage qu’ils ont prêté ; ils se sont prêtés au jeu. Et ont donné corps à trois textes de Mayenburg, dont je n’avais jamais entendu parler et qui constituerait à présent un argument pour me faire retourner au théâtre.
Du triptyque présenté, Le Moche est sûrement la pièce plus brillante : un homme (Paul Moulin)découvre de la bouche de sa femme sa laideur après s’être vu refuser pour cette raison la présentation d’un composant électronique breveté par ses soins. Cruauté dans le monde ennuyeux des réunions, cynisme social et amoureux. Le moche décide/se laisse convaincre de passer sur le billard et devient un canon – à tel point que le chirurgien met ce visage à son catalogue – et le démonstrateur de devenir produit de démonstration. Dialectique beauté – identité jusqu’à la schizophrénie. (Mais avant : un descriptif de produit lascivement murmuré-chanté au micro, avec des airs de rock-star. Le fou rire.)
Venait ensuite Voir clair (voire Claire), où une femme de ménage entrée au service d’un vieil homme (Serge Biavan)dans la perspective de le cambrioler se met à craindre (et à espérer, aussi, peut-être) de devenir sa victime. Entraîné par une culture de téléfilms policiers, on ne peut s’empêcher, petit à petit, de soupçonner cet homme qui vit reclus dans le noir et s’offusque du moindre bruit. Après la virtuosité de la première pièce, on s’imprègne plus lentement de l’atmosphère tantôt étouffante tantôt feutrée de ce Barbe-bleue moderne (où le héros n’est pas sans rappeler le Mr. Rochester de Jane Eyre) : impression de lenteur, peut-être un peu, certes, mais aussi de densité.
Pour la troisième pièce, on nous avait promis un « feu d’artifice ». Effectivement, ça a été le bouquet. Un pur délire, où les personnages changent d’identité en cours de route – non pas selon la convention bien réglée de la première pièce, où chaque comédien interprétait successivement plusieurs personnages, soulignant similitudes et contrastes entre eux, mais en faisant voler en éclat ladite convention : dans Perplexe, le changement d’identité se fait toujours à l’insu d’un des personnages, qui se trouve ainsi exclu de sa propre histoire et, incrédule, finit par croire à sa propre folie (pour mieux se prendre pour un autre et jouer le même tour au personnage d’un autre comédien). Il y a plein de moments limites, qui tendent vers le trash (un geyser d’abricots crachés) ou le lourdingue (un coït de caribou en soirée déguisé), mais sont emportés dans le flot d’un nawak en pleine éruption (grand moment qu’Adèle Haenel qui mime la fille pas contente qu’on n’ait pas deviné qu’elle était déguisée en volcan et se met à mimer le volcan en éruption), jusqu’à saccager l’appartement et l’illusion théâtrale dans lesquels la pièce avait commencé. Un peu sonné, on était.
On dit merci qui ? Merci Maïa Sandoz pour la mise en scène qui dépote. Merci Trois couleurs pour avoir mentionné ce programme en fin d’interview. Et merci Adèle de m’avoir donné envie d’y aller.
À lire : la jolie déclaration d’amour-admiration de Palpatine à Adèle