Le touriste et la photo

 

Le touriste enregistre. Cela commence à l’aéroport et se poursuit une fois arrivé à sa destination, touristique, forcément, moins grâce à sa mémoire qu’à l’aide de cameras, en français et en anglais (le touriste, contrairement à l’autochtone, est ou s’efforce d’être polyglotte – ce sont potentiellement les mêmes, me direz-vous, mais il le même n’est pas toujours identique). Les appareils suppléent à la mémoire, cela permet si bien de ne pas oublier, que les choses vues et non regardées ne se décomposeront jamais tranquillement dans un coin du cerveau. Ce serait dommage de recycler quand on peut avoir à tout instant du neuf en ressortant l’album photo – nom très métaphorique que l’on donne au dossier informatique contenant les clichés numériques qui ne seront jamais tirés, ni sur papier glacé, ni au clair. On risquerait de s’y retrouver.

 

Sur place, on ne regarde rien, mais à deux fois. D’une part, on se rend directement aux « monuments », ces grandes bâtisses étiquetées qui nous épargnent de regarder alentours dans la mesure où le « site » est hors lieu (et temps, peut-être, mais justement, chaque chose en le sien) ; d’autre part, on tourne le dos à ce qui est « à voir », parce que la photo refuse de témoigner qu’on a des yeux derrière la tête. A chaque fois que je vois ces grappes qui montrent les dents et qu’un raisin sans raison (c’est ça de laisser tomber des oh ! tout le temps) cueille en prenant soin d’arracher tout le plan avec, j’ai envie de dire au propriétaire de l’appareil que s’il veut prendre le monument, il n’a qu’à dégager ses amis qui le masquent, et s’il veut prendre ses amis, il est prié de ne pas se planter au milieu du chemin. Sans compter que par -6°, on n’en verra pas un grand bout, de ses amis. L’élégance n’est déjà pas l’apanage du touriste (je m’inclus dans le lot : j’ai arpenté le Canada avec un « angel » sur les fesses, Florence en tongs et Berlin en Timberlands et bonnet), mais là, c’est pire que tout.

Le touriste enregistreur s’identifie très bien dans sa version japonaise (il y en avait très peu, d’ailleurs, à Berlin – majoritairement des Français et des Italiens). On est toujours rassuré de se voir loin de la caricature. Quoique… s’il nous faut la caricature pour nous sentir à l’abri, on risque de partager à moindre échelle le trait qu’elle force. Peut-être sommes-nous même pires, car naïvement convaincus de voir les choses pour elles-mêmes. Mes photos ne monument n’ont pas de premier-plan familier, mais les regardé-je pour autant ? Une pellicule de poussière, oui ! Tout juste bon pour à servir de « documents » qui n’illustrent rien du tout (ils ne rendent rien plus clairs, seulement plus colorés – c’est l’encart publicitaire et récréatif des manuels scolaires).

 

 

Vous m’objecterez qu’on peut très bien en être conscient et jouer au touriste, comme Palpatine qui shoot dès qu’il y a un spot, reconnais sans difficulté qu’il ne regarde ensuite plus les clichés qu’il a ainsi pris et me reproche de ne pas être une  « bonne touriste » (reproche motivé par la crainte de devenir à son tour un mauvais touriste, puisque sa batterie étant tombée à plat, en l’absence d’un chargeur, je détenais le pouvoir photographique – qu’avec ma bonté naturelle mais discrète –limitée et autoritaire, donc- je mettais à sa disposition) : « Photographie-nous donc le tombeau au lieu de prendre des détails ! ». On n’a donc plus le droit d’admirer les reflets du Divus Fredericus, il faut admirer sa dépouille la mort dans l’âme. Je suis dans une église et prends des photos : mon attitude n’est pas convenable, mais seulement parce que ce ne sont pas les photos consacrées. Il y aurait donc une essence du touriste. Pourquoi alors notre touriste modèle râle-t-il contre les montreurs de dents qui prennent de « photos de touriste » ?

Mon cobaye m’en apprend autant par sa lucidité (les clichés qu’il ne regarde plus me font prendre conscience de ce que les monuments tombent en ruine dans ma mémoire) qu’à son insu, par ses légères incohérences (on ne joue jamais totalement au touriste, on s’autorise à l’être, et on l’est donc déjà). Après tout, nos photos, pour légèrement différentes qu’elles sont des « photos de touriste » (disons cliché, à partir de maintenant) n’en remplissent pas moins la même fonction, purement sociologique, du témoignage de présence : « J’étais là ! ». Et les amis, pas du tout incrédules, d’être parasités par ce bourdon collant (c’est le sucre, normal, me direz-vous).

 

Sommes-nous embarqués ? La photo inexistante ne risquant pas de devenir cliché, la solution radicale serait de ne rien enregistrer. Mais il faut parier ! Je mise sur les « détails ». Les détails- synecdoques, d’abord, ceux qui évoquent (du moins m’évoquent) immédiatement ce dont ils sont issus. J’ai découvert cela en prenant conscience de ce la photo des vieilles baskets de Dre à côté du drap rose qu’on avait étendu pour un goûter dans le parc du château me rappelait davantage l’après-midi que j’y avais passée que celle où l’on voit Dre allongée sur la dos, le casque sur les oreilles, un paquet d’Oreo près de la tête, en train de lire la brochure d’une université australienne – aussi figée qu’une allégorie, parée de tous ses symboles. Encore heureux que ses baskets n’étaient pas des Converse, c’est déjà assez adolescent comme madeleine. Depuis, je me fabrique mes petits souvenirs, je traficote les cadrages et bidouille des images – interrupteur, qui produisent à coup sûr des étincelles dans les circuits inusités de ma mémoire.

Outre ces détails synecdoques, je cultive les détails qui ne font pas taches et deviennent au contraire aisément autonomes, comme les éléments d’un tableau, qui une fois isolés, finissent par en former un nouveau à eux seuls. Je les cadre et les coupe du terreau où ils ont fleuri ; ce sont mes propres compositions, si modestes soient-elles.

Peut-être, cependant, ne constituent-elles pas pour autant un antidote à la photo touristique, s’il est vrai qu’elles ne retiennent rien ou si peu du lieu d’où elles sont prélevées. Je classe d’ailleurs celles que je préfère ensemble, hors de leur dossier-pellicule d’origine. Je prends les choses qui me paraissent s’animer d’elles-mêmes, qui attirent mon attention et ce sont mes petites obsessions que je retrouve un peu partout, ombres, jeux de reflets, inclusions… Je prends bien davantage que je ne comprends la chose pour ce qu’elle est. Force a été de constater lors de la projection des photos de Palpatine (version geek de la séance diapo) que celles-ci sont beaucoup plus larges que les miennes (et pas uniquement à cause du grand angle, je serais tentée de dire) et correspondent davantage à ce qui est, quand les miennes donnent plutôt une idée de ce que j’ai vu et qui n’a plus grand chose à voir (avec ce qu’il y avait « à voir »). Moralité : je ferais un piètre reporter.

 

Ce n’est pourtant pas faute (enfin, si, justement) d’être entraînée par le mécanisme du clic ; à la flemme de sortir l’appareil et de prendre le temps de faire ma photo, succède la capitulation frénétique, on fera voir et non sentir. Le safari-photo commence (c’est pratique, l’ours est l’emblème de Berlin, il y en a un peu partout). Le moindre bâtiment un tant soit peu ancien ou flanqué de colonnes est alors radiographié, même s’il n’est pas plus esthétique que son voisin contemporain (moderne, encore,
avec une architecture bien déjantée…). C’est là une curieuse suspension du sens du progrès, pourtant si furieusement implantée dans notre inconscient. Ou plutôt une curieuse inversion : tout ce qui vient avant serait plus digne d’intérêt que ce qui lui est postérieur. Il faut croire que l’expérience touristique est régressive (vous noterez à ce jugement que le sens du progrès n’est levé que le temps des vacances)… ce dont on n’aura pas grand mal à se convaincre en constatant les horreurs qui sont vendues aux touristes et que ceux-ci n’auraient jamais achetées dans leur propre pays, qui vend pourtant les mêmes T-shirts idiots aux inscriptions graveleuses, les mêmes mugs à mettre au placard et les mêmes boules de neige qui n’ont pas même la décence de fondre.

Cela participe du mouvement qui cherche à oublier par la fétichisation du souvenir. En vacances, le touriste se veut vide de lui-même. S’il s’autorise ce qu’il condamne en son propre pays, c’est pour mieux se fondre dans la masse et surtout ne pas s’apercevoir de ce qu’il est au contact de ce qu’il n’aurait jamais soupçonné n’être pas ou autre. C’est à l’étranger que je me suis aperçue qu’être français ne se résumait pas à l’arbitraire d’une nationalité sur le passeport, mais what we took for granted, ou plutôt qu’on ne remarquait même pas, constitue pour les étrangers une caractéristique inhérente à notre nation. Du moins telle qu’elle est perçue dans les autres pays. Je ne sais pas si les Français sont mal-aimables, mais ils sont certainement très râleurs en voyages. Et l’on peut avoir des surprises : si les clichés associée à la pilosité féminine sont ici réservés aux pauvres portugaises, ils nous sont aussi impartis outre-atlantique (en prime, nous sommes censées puer – like a French whore). C’est ainsi qu’au stage de danse aux Etats-Unis, je me suis retrouvée à ne pas laisser une seule journée de répit à mon rasoir car les points noirs que les regards cherchaient en scrutant nos jambes, n’avaient rien à voir avec l’acné du visage… On est dans l’anecdote amusante, mais je reste persuadée que cela vaut pour des comportements ou des traits de caractère bien plus essentiels – à tel point que je finirai par croire que non seulement c’est toujours de soi que l’on va à l’autre, mais que l’on se découvre davantage soi que l’autre, que l’on cherche tout juste à connaître. Dès lors, pas besoin d’aller en Papouasie du Sud pour se sentir dépaysé ni de vouloir à tout prix visiter une « belle » ville : Berlin et son rien, loin de me faire nager en plein vide, m’ont ramenée de vacances.

Nom d’un Friedrich !

 

Sauf les filles, à qui l’on a concédé le prénom de Charlotte, ils s’appellent tous Friedrich. Même un peintre romantique et esseulé n’y échappe pas. Caspar David a néanmoins échappé au numérotage, privilège des rois. Enfin, je suppose, car je ne connais rien à l’histoire de l’Allemagne, hormis la période à laquelle elle a eu quelques démêlés avec la France. Les grands méchants d’ici sont la gloire de là-bas, on a pu le vérifier à plusieurs reprises en changeant à la station Bismarck.

La culture est heureusement un peu moins chauvine que l’histoire et l’on reconnaît sans problème quelques grandes figures, au premier rang desquelles, Kant, évidemment, dont on trouve la Critique de la raison pure à la gare, dans une édition bon marché type Librio. Tout à fait une lecture de RER. Kant est tellement populaire qu’il a même un centre commercial à son nom. Je regrette de ne pas l’avoir pris en photo, c’était tellement grand. En revanche, je n’ai pas renâclé à ôter mes gants pour prendre le panneau de la Kantstrasse juste devant des affiches de nanars.

 

 

Et le Einstein café, où le seul problème (de) physique que l’on rencontre est de trouver une place où poser son corps congelé.



 

Pas encore transformé en franchise mais Starbucks dans l’âme, on trouve également le Balzac café qui en proclamant son amour des belles lettres soigne son image de marc.

 

 

J’imaginerais bien un bistrot Balzac où des descriptions à rallonge, très alléchantes, remplaceraient avantageusement la composition des plats. Et un restaurant surréaliste aux menus poétiques.

 

 

Trêve de ces essais de néo-disney, pour le moment, il faudra nous contenter des gâteaux Leibniz, les Zanimos locaux.

 

 

 

Après en avoir bouffé pendant un an, on en donc la confirmation, le philosophe est comestible. Cette marque était un signe ; nous avons en effet vérifié la théorie de l’harmonie universelle préétablie à travers l’expérience du clair-obscur : le premier janvier, journée de la lose (il faut démarrer l’année d’un bon pied, en se rappelant qu’il n’y a rien de nouveau) où la carte magnétique de l’hôtel ne fonctionnait pas et nous a obligé pendant vingt minutes à moult allers et retours entre la réception (Zimmer fünf hundert sieben und vierzig, vous n’imaginez pas l’effort que ça me demande) et la chambre (es klappt nicht), où l’on n’a pas trouvé LE Einstein café (ce que en soi n’aurait pas été très grave si je n’avais pas erré à sa recherche en compagnie de ma valise impossible à rouler dans la farine neige – Palpatine, se rappelant que la valise contenait son mini-PC, a tenté une offre galante, mais il avançait encore moins vite que moi) parce qu’on s’était réveillé trop tard pour petit-déjeuner (ah non, je confonds, c’était un autre jour) et où il nous a fallu huit stations de métro pour nous apercevoir qu’on allait dans le mauvais sens (*boulet power* – fin du premier janvier) a été compensé par le second, où les trains ne nous filaient pas juste sous le nez et où le wifi retrouvé a délivré la bonne nouvelle que portait une balletomane :

Karl Paquette a été nommé étoile ! C’est à faire sa Giselle, je t’aime un peu, beaucoup… Tout près des pâquerettes, au ras des étoiles. Vous trouvez que je vire fleur bleue ? Très bien. Alors : à table ! La prochaine fois que le Boléro est donné, je le veux sur la table, pas devant. On va se régaler !


Virez-moi ce rabat-joie de philosophe français, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. La mercantilisation de grands penseurs ? On revient aux origines, pardi : la culture se cultive, ça pousse, et on en mange à toutes les sauces.

 

Berlin et le rien

 

Pour un urbanisme de la mémoire et du gruyère (risque de trous dans les deux cas). Une spécialité berlinoise inédite dans aucun guide touristique.

 

Paddington demande au chauffeur du cab pour combien de temps il y en a encore, et est effaré de la réponse : « Une demie-heure ! Mais ça fait à peine cinq centimètres sur la carte ! ».

Mieux vaut faire attention aux échelles si vous ne voulez pas recommencer le dessin animé avec Knut à Berlin. Cette ville est grande, les distances à parcourir pour la visiter, immenses, et les stations de métro, des oasis en plein désert : un U-Bahn (prononcez Ouuuuuuuuuuuuuuuuuu – bane façon fantôme ou Ou-ban Ou-ban, façon Oumpa Loumpa), sauvés ! Certes, la comparaison n’est pas entièrement exacte, il n’y a pas d’oasis dans le cercle polaire ; en revanche, on trouve bien quelques déserts dans Berlin. Cette ville est pleine de rien. Ce n’est pas qu’il n’y a rien, ou seulement des riens, négligeables, c’est qu’il y a plein de riens.

Le rien, c’est quand on s’attend à trouver quelque chose et que l’on tombe sur un espace vide. Ce sont les interlignes des guides touristiques qui vous montrent ce qu’il y a « à voir » (et là, Palpatine hurle « Spot ! ») sans vous laisser imaginer ce qu’il peut y avoir entre. Après un reportage sur Saint-Pétersbourg, on a l’impression que la ville des tsars croule sous les ors et l’on est tout surpris de découvrir ensuite des océans de gris et de pauvreté entre les ilots dorés. Le cas de Berlin est encore plus retors : entre les spots, il n’y a souvent rien à voir, mais il n’y a parfois rien du tout. C’est d’autant plus surprenant qu’on associe toujours une certaine densité au tissu urbain : le maillage de Berlin est digne d’un tricot point mousse de débutant – plein de trous. N’oubliez pas que je suis une souris : quand on me demande si Berlin, c’était « beau » ou « joli » et que je réponds par la négative, il ne faut pas en déduire que le séjour m’a déplu.

 

Petite typologie du rien

 

le rien d’urbain : ce qu’on ne s’attendrait pas à voir en centre-ville.
Ex : une usine, des entrepôts.
Ex de mauvaise foi : le Tiergarten, mini- Central Park

Les fourmis humaines fournissent l’échelle

 

 

Le rien urbain : un élément propre à la ville et qu’on n’y trouve pas.
Ex par excellence : les Platz, qui brillent par leur absence, n’étant la plupart du temps que de simples carrefours.
Ex de mauvaise foi : un centre-ville. On pourrait à la rigueur s’attendre à deux centres, à l’est et à l’ouest, mais ce sont plutôt des concentrations de bâtiments isolées les unes des autres, égrainées le long des lignes de S-Bahn (le RER), avec dans le rôle des mini-diagonales du vide, des riens d’urbains.

Nous avons parfois décrété la vision du train suffisante, surtout après l’aperçu du Kreuzberg qu’il nous a fourni. On a du mal à croire que ce ne soit pas l’Est, et on comprend a fortiori les taux de suicide en RDA. Notre hôtel du 31 (différent des autres jours pour cause de désorganisation chronique et prix excessifs de réveillon), à l’Est, donnait sur de beaux paysages industriels (mais aussi de loin sur les divers feux d’artifices donnés de par la ville, selon le principe ‘tant qu’il y a des fusées, on tire dans le tas’).


Le rien luxueux : l’espace vide qui met en valeur un espace plein selon la théorie de l’harmonie universelle.
Ex : devant Le château de Charlottenberg

Il faut reconnaître que la neige, uniformisante et assourdissante, aiguise la perception du rien.

Ex : la plaine devant le Reichstag. Deux contre-arguments possibles, l’un historique puisque s’y trouvait avant la Siegessäule, l’autre touristique dans la mesure où, par des températures négatives, la queue pour visiter la coupole en verre du Reichstag est d’une telle longueur qu’on peut aisément l’imaginer prendre toute la place en été.

Et encore, je n’ai pas de grand aigle qui embrasse le vide à droite.

 

 

Le rien d’advenu, en devenir : le ménage du ménage désordonné des alliés n’est toujours pas fini, il y a encore de quoi reconstruire.
Ex : divers chantiers, à dif
férents stades, parfois difficiles à distinguer des terrains vagues et autres friches.

Palpatine adore les lignes horizontales de batiments, bien centrées sur les photos quand j’affectionne les cadrages bizarres. L’avantage, c’est qu’on sait à qui elles sont.

 

Le rien monumental : (après le rien en devenir, le rien définitif ; c’est là que les Athéniens s’éteignirent) où l’on voit que, bien que le Berliner ne soit pas troué comme le donuts, le rien est une spécialité berlinoise. Le rien monumental, c’est le rien élevé au rang de monument, par devoir de mémoire. Il signale les trous de (la) mémoire (collective) d’une nation fière de son histoire, sauf quand la République est « tombée dans de mauvaises mains » (sic, trouvé à la Siegessäule – ça vaut bien les œuvres « acquises en Allemagne à la fin de la seconde guerre mondiale » au musée de l’Hermitage).
Le rien monumental (l’exact opposé du monument nihiliste, si vous m’avez bien suivie) est particulièrement astucieux dans une perspective touristique : à défaut d’être demeurée une ville historique après les bombardements à la destruction très efficace, Berlin est devenue est une ville d’histoire.

Ex : la Gedächtniskirsche, église du souvenir, partiellement détruite après les bombardements alliés et conservée en l’Etat. Des caisses en verre étaient là pour recueillir des fonds afin d’entretenir le bâtiment ; il faudra faire attention à ne pas restaurer le monument au-delà de sa destruction.

Ex : Checkpoint Charlie, tronçon de rue qui passe entre deux terrains vagues cernés par des palissades et dont la particularité n’est repérable qu’en raison de la prolifération des appareils photos (il faut témoigner de ce qu’on n’y voit rien – « on ne me croira jamais, sinon », se justifie Palpatine), des vendeurs de toque à la sauvette (c’est le point négatif du rien monumental : ça ne rend pas grand-chose à échelle réduite. Pas de Tour Eiffel miniature. Peut-être pour ça qu’ils se rattrapent sur la porte de Brandebourg, d’ailleurs, beaucoup plus petite que je n’aurais jamais imaginé, qui frise le ridicule comme grand monument, mais qui a le mérite d’être entière) et des panneaux sur les palissades, énumérant chronologies, évasions réussies, morts ratées et grands discours historiques.

Atmosphère très end of the (communist) world

 

Mur qui plonge dans les quartiers de la Gestapo.

 

Le rien-néant : un espace vide tellement vide qu’on a même oublié qu’il pourrait être rempli.
Ex : ? Le néant n’est pas nommable. C’est même là sa différence ontologique d’avec le rien, qui est toujours le néant de quelque chose. Comment ça cet article s’enfonce dans l’infini du néant ?

 

 

 

Avec cette multiplicité du rien, on ne sera pas surpris d’apprendre que rien ne va avec rien. Le manque d’harmonie, qui a fort attristé Palpatine en tant que Parisien haussmannien (d’adoption, mais faites semblant de ne pas avoir entendu son reste d’accent), ne peut même pas se convertir en contrastes, comme c’est le cas à Montréal : le tissu urbain est trop distendu pour cela, pas assez de proximité pour que la diversité soit perçue comme une opposition frappante – même s’il y a parfois de l’idée.

 

 

Château à la versaillaise, cheminées d’usine, entrepôts, tours en verre, et immeubles en béton qui, par contrecoup, vous font photographier tout bâtiment d’allure ancienne, avant même de savoir ce qu’il abrite… on aura compris que rien ne va avec rien, et pour une fois, on verra le rapport avec la choucroute.


Ich bin gar kein Berliner, aber…

 

Six jours à Berlin n’ont pas plus fait de moi une Berlinoise que de Kennedy un beignet. Le cosmopolite président, wer denkt, dass sagte, er Berliner war, s’est autoproclamé petit beignet… qui s’appelle bien un Berliner partout en Allemagne, sauf à Berlin où il est relégué au rang de beignet hyperglacé (s’il ne concurrence pas les glaçages des gâteaux américains, c’est uniquement en raison de sa taille, et non par son aspect aussi peu ragoutant – mention spéciale pour les blancs à rayures roses). C’est qu’il y a de quoi éponger la bière…

Pour commencer, les petits-déjeuners peuvent être copieux – pour être honnête, on les a rendus tels, le buffet n’étant en aucun cas un indicateur quantitatif fiable. Aux basics continentaux que sont thé noir, miel, ersatz de Nutella, confiture et céréales, s’ajoute le grain de sel allemand : fromage (assez neutre, genre gruyère ou Philadelphia *Phiiiiiiladelphmiam*, encore que j’ai testé le fromage frais à tartiner à l’ananas (sic) – je sais, le nombre de complément est en soi mauvais signe) et charcuteries diverses (je me suis arrêtée au jambon et à une espèce de bacon non frit, assez mortel pour ne pas s’attaquer à la mortadelle) à manger avec des Brötchen ou du pain noir (avec le Philadelphia *je ne vous le refais pas*). Pour faire glisser, on prendra un peu de verdure, salade et sa sauce un peu inquiétante bien/parce que orange, tomates, concombres et poivrons. Une gorgée de thé pour s’achever, c’est sucré-salé et calculé pour tenir dans le froid berlinois.
Cette séance de goinfrage matinale nous ont permis, à Palpatine et moi (enfin plus à lui qu’à moi d’ailleurs, même si j’engloutissais plus – mais il se défendait bien sur la confiture – ok, j’ai fait jusqu’à 80g en un petit-déjeuner – beau match, non ? rassurez-vous, il n’y avait pas de bataille de boulettes de pain – on s’égare, là) de ne faire qu’un autre repas par jour (je le précise à toutes fins utiles, un bagel ne constitue pas un repas *bagels power* J’ai bien retenu comment on disait cannelle en allemand, faites-moi confiance), un goûter, par exemple, à tout hasard.

Entre deux brunch, drunch et autres contractions aussi sucrées que douteuses, nous avons tout de même pris de véritables repas au cours desquels nous avons mangé de la Kartoffel sous moult formes.
A l’occasion d’une fringale nocturne, le goûter de minuit n’étant pas envisageable, j’ai osé la Currywurst, cette saucisse qui, avant d’être découpé à la barbare, noyée sous la sauce et saupoudrée de curry, frit indéfiniment sur la plaque de cuisson d’un bouiboui (un peu comme le café bouilli des Américains – au sens large, les Canadiens sont aussi très forts), diffusant alentours une nauséabonde odeur de gras. Dans les marchés de Noël, de doux effluves venaient délicatement s’y marier : frites, boulettes, autres charcutailles dans la bière, et beignets en tout genre. La Currywurst ne contribue pas à faire l’haleine fraîche mais, ma foi, c’était plutôt bon.

 

Comme je suis une warrior de la bouffe, après avoir commis la saucisse au curry, ce n’était pas le sucré qui allait m’arrêter. Au salon de thé du Staatsoper, après avoir compulsé le livre de photos des gâteaux, évalué devant l’enfilade des modèles le potentiel écœurant de chacun et m’être rabattue bien sagement sur une part d’Apfeltorte, je n’ai pas pu me résoudre à ne pas tester la crème de la pâtisserie berlinoise, et j’ai commandé ça :

 

 

Une part de Nusscremetorte, pas forcément plus légère que les costumes de Nusscracker (on prend son vocabulaire où l’on peut). Pas mauvais pour autant, même si ça n’arrive pas à la pâte de Dalloyau. Avec le chocolat chaud viennois en prime, la trotte à pied dans le froid pour rejoindre la porte de Brandebourg n’a pas été de trop.

 

Sachertorte de mon estomac co-équipier.

 

J’ai également testé le gâteau au fromage, que certains ont préféré moderniser et renommer New York cheesecake. Il faut bien voir que si la Kartoffel et la Wurst sont des idiosyncrasies culinaires nutritives allemandes, la gastronomie cuisine teutonne rejoint l’américaine sur bien des points, depuis le genre de bouffe (quantité, gras, glaçage) jusqu’aux franchises : Dunkin Donuts *Dunkiiiiin Donuts* ou , plus évidemment encore, Starbucks. Einstein café, sa version locale, ne démérite pas, mais sa franchise n’est pas aussi envahissante. On en a trouvé un avatar un peu par hasard, en cherchant LE Einstein café, à la poursuite duquel on s’est vainement lancé, qu’on a découvert un autre jour et finalement testé avant de reprendre l’avion.

 

La belle et bonne portion d’Apfelstrudel aurait pu être la consécration du séjour si seulement elle était mit Zimt. Mais il faut croire que la cannelle là-dedans est une spécialité autrichienne…

Il faudra y retourner pour tester une choucroute et puis aussi le chocolat chaud blanc (weisse Shokolade, c’est bien ça, non ?)

Voir Roberto Bolle et occire

 

 

Le jour de notre arrivée en Italie, une fois passée la ville de Florence proprement dite où nous étions bien trop occupées à chercher notre direction au pifomètre  (prend la sortie avec le pont, oui, ça a l’air bien par là – intuition pour le moins floue mais néanmoins exacte) pour que je puisse baguenauder du regard à travers la vitre arrière, j’ai aperçu sur le panneau d’affichage d’un petit village une affiche de danse. Rien besoin de plus pour déclencher le radar et regarder de tous côtés pour retrouver la même affiche. A chacune, j’ai glané un élément d’information : l’étoile, puis le mois et le jour – dans les limites de notre séjour. Ne manquait plus que le lieu, alors autant vous dire qu’en revoyant l’affiche devant les jardins de Boboli, ni une ni deux, j’ai traîné dare-dare ma mère et Caroline à la Porta Romana, où devait se trouver la billetterie.

Le choix n’était plus immense à quelques jours du spectacle, impossible notamment d’obtenir des places à côté : ce sera donc trois places séparées mais de première catégorie (heureusement d’ailleurs, parce qu’ils en avaient une vision assez large – au sens strict du terme : on pouvait se retrouver au troisième rang, mais à une place très excentrée dont l’angle de vision coupait un angle de la scène – le coin supérieur côté cour, où commencent les diagonales à tout hasard. Heureusement bis, j’ai échangé avec ma charmante petite maman ^^).

 

En réalité, le jour venu, nous avons assisté à deux spectacles : celui qui se passait sur scène et celui non des coulisses, mais du public. Soirée ethnographie et art donc, qui a débutée de manière tout à fait folklorique puisque l’entrée était prise en otage par un groupe de manifestants avec banderole et mégaphone. Nous n’avons pas réussi à comprendre ce dont il retournait (des sortes d’écolos mais version punk), mais avons du éviter ce qu’ils retournaient, id est des seaux de purins. C’est donc en marchant sur des œufs, sous la banderole et le nez crispé que la foule des grandes bourgeoises italiennes est entrée dans l’arène. Parce que les gens sont vraiment habillés pour sortir : il y avait de quoi faire sa sélection de robes de soirée… en revanche, les talons aiguilles dans les cailloux n’étaient pas la plus heureuse des idées (mais après le purin, par quoi auraient-elles pu être arrêtées ?).

La scène était en effet montée dans les jardins de Boboli, le Versailles local. A ceci près que les Italiens ont eu la jugeote de ne pas monter la scène sur un plan d’eau (pour un sol glissant et un spectacle écourté, il n’y a pas mieux) et que la végétation qui se découpait en arrière-scène formait une véritable toile de décor, colorée par les projecteurs et traversée de temps à autres par une chauve-souris. Un décor enchanteur, comme on dit dans les journaux.

 

Lorsque le spectacle commence sur scène, s’annonce celui du public qui n’a pas fini de se placer et ne se hâte pas pour gagner sa place : pendant tout le premier pas de deux, les ouvreuses n’ont pas cessé de passer et repasser juste devant mon rang (il y avait une allée juste devant) pour placer les retardataires, avec le pas léger d’un troupeau d’éléphants sur un ponton. Je fulminais et l’humeur massacrante n’est pas précisément requise pour apprécier un pas de deux tel que l’Arlésienne, normalement tout en intensité et émotion. Celle qui a prise la salle n’est pas précisément celle que l’on aurait attendue : au moment où Roberto Bolle a tombé la chemise (dans le contexte, il se déshabille après les noces, face à la mariée, alors qu’il est toujours hanté par l’Arlésienne, figure insaisissable), face aux tablettes de chocolat du danseur, le public féminin (c’est-à-dire quasiment tout le public) est entré en émoi avec des cris de pâmoison. « Robiiiiiiiiiiie » : oh my God, où suis-je tombée, bordel ? – je n’aurais pas imaginé autrement un concert de Robie Williams. Vraiment, je suis tombée sur le cul ; encore heureux, j’étais assise.

A cet instant, je me suis souvenue de l’affiche, qui aurait du m’inciter à la méfiance : Roberto Bolle and friends. Quid des amis, on ne sait, et du programme n’en parlons pas. Tellement bien programmé d’ailleurs, que le programme imprimé qui précisait les chorégraphies non annoncées sur l’affiche (ni ailleurs) n’a pas été suivi et le temps que je comprenne que le charabia italien au micro ne demandait pas d’éteindre les portables (de toutes façons les Italiennes sont sonnées) mais donnait l’ordre des extraits, il était trop tard, je ne saurai pas quel était l’un de mes pas de deux préférés.

Mais revenons à notre mouton  coupe au Bolle, puisque c’est pour lui que venait le public. Cette tête d’affiche au corps de statue grecque (remotivation de la catachrèse « un Apollon ») aurait été parfaite à planter là, dans le jardin, parmi ses semblables, afin de laisser la place aux « friends ». Ce n’est évidemment que mon avis, visiblement non partagé du public : grande concentration lorsque Robie est en scène, et après avoir fait tout un cirque d’applaudissement, ça se remet à causer au numéro suivant – trop d’émotions et de concentration, vous comprenez. Comme mes voisines de derrière semblaient avoir un gilet pare-balle aux regards assassins, j’ai du moi aussi parler, pour leur demander de se taire. Le « Shut up » excédé n’était pas loin mais plus d’un grand usage puisque le bruit n’était plus la jactance de la grande bourgeoise à la robe aussi blanche que sa peau était cramée, mais celui d’un pschit pschit que l’ai d’abord pris pour du parfum (des fois que Robie sente quelque chose à
cette distance) mais qui devait être de l’anti-moustique, vu qu’elle le répandait partout autour.

La première grande pulsion meurtrière est donc pour l’admiratrice. Dans un second temps, elle se calme (la pulsion, pas l’admiratrice), remplacée par une stupeur amusée, ou plutôt déviée sur l’admiré même. J’en avais déjà l’intuition avec Ganio (mais il joue petit bras à côté), c’est à présent officiel, je déteste les beaux gosses qui savent qu’ils le sont et font savoir qu’ils le savent. Peut-être était-ce parce que le danseur de la Scala était « chez lui » qu’il se faisait plaisir, mais la tête d’affiche n’en était pas moins à claque(s). Le manque de modestie (pour pratiquer la litote) était d’autant violent qu’il était immotivé, puisqu’il devait être le moins bon de tous – peut-être pas techniquement, mais artistiquement, cela ne faisait pas un pli. Pas un pli sur le visage non plus, toujours éclairé d’un sourire Colgate. Et si dans l’Arlésienne, le personnage est proche de la folie, Robie est surtout torturé du capillaire (oh non, pas de ce côté, oh non, pas de celui-là non plus, mon dieu, cela va me décoiffer). A la fin, lorsqu’il se défenestre, on a moins l’impression qu’il se suicide qu’il ne se jette dans son public en furie (pssst, de l’autre côté andouille)… image anticipée de la fin du spectacle où (non non il ne se jette pas dans la foule quand même, je vous rassure) il revient seul en scène, et ramasse les roses rouges que lui jette public levé et amassé au bord de la scène. Touche les pieds puants de ton idole (qui n’a d’un dieu que le corps – et comme Dieu est invisible, mes agneaux, vous imaginez la présence scénique) ! Elvis presse-les !

Incroyable.

 

Voilà pour la partie anthropologique de la soirée. Comme il s’agissait tout de même initialement d’un spectacle de danse, voici un  aperçu des best friends.

 

L’Arlésienne, de Roland Petit

Comme cela se devine en filigrane, entre les gens et l’interprétation passée au fer à repasser d’un Robie très propre sur lui, j’ai eu un peu de mal à apprécier ce pas de deux qui m’avait pourtant fait tomber à la renverse dansé par Legris et Abbagnatto. Dommage, parce que sa partenaire, Sabrina Brazzo, elle aussi de la Scala, avait l’air pas mal du tout. Le souvenir qu’il en est resté, c’est la musique, que j’ai eu du mal à attraper mais qui tourne en boucle une fois qu’on l’a chantonné une fois. Puis deux, puis trois, tant et si bien que Caroline m’a offert le CD pour mon anniversaire. Elle connaissait l’air sans connaître la musique de Bizet : sur le livret du CD, il est en effet précisé que le compositeur a repris le thème d’un noël provençal. Voilà pourquoi il est si populaire.

 

Superbe pas de deux sans nom pour cause de programme non programmé déprogrammé et reprogrammé n’importe comment, sur une musique qui pourrait être du Vivaldi (mais avec l’oreille musicale que j’ai, il vaut mieux me croire sur parole qu’à l’oreille – c’est-à-dire ne pas me croire du tout), et dansé dans une synchronie parfaite (d’autant plus remarquable que le tempo est incroyablement rapide) par Arman Grigoryan et Vahe Martirosyan (par déduction sur les fiches des danseurs). Au vu des costumes rouges, de certains motifs de la gestuelle (comme la descente à terre en grand plié cinquième sur le coup de pied – qu’ils avaient d’ailleurs fort développé, surtout pour des garçons) et de leur origine (le Zürcher Ballett), ce devait être du Spoerli. Si jamais une balletomaniaque retrouvait les étiquettes de cet emballant duo masculin, ce ne serait pas de refus. Vraiment, la propreté d’exécution avec une telle vitesse, la précision des danseurs et la dynamique de la chorégraphie… Ca déboule sans déboulés mais avec roulades et autres mouvements trop rapides encore pour que l’impression rétinienne se décompose.  Le regard est houspillé en tous sens et l’on commence à peine à appréhender ce que l’on apprécie d’entrée que le duo est terminé.

 

Suite Iranienne, de Béjart, avec Kateryna Shalkina et Julien Favreau. Et là, si l’on veut du beau gosse qui tienne la route, on est servi – puissance presque féline qui, contrairement à Robie plastique, fait tout sauf toc. Blague mise à part, ce danseur est un magnifique interprète, et s’accordait très bien avec sa partenaire en académique blanc (et pourtant on sait combien peu flatteur est ce genre de tenue).

 

Les indomptés, de Claude Brumachon, par Jiri et Otto Bubenicek, deux frères (jumeaux pour tant de ressemblance ?) époustouflants qui dansent à l’unisson (l’unigeste faudrait-il dire) sur une musique de Wim Mertens. La gestuelle des deux danseurs en jean, un peu torturée, m’a fait penser aux Epousés de Kader Belarbi. Etrange mais vraiment fascinant.

 

Mono Lisa, d’Itzik Galili, avec Alicia Amatrian et Jason Reilly

(la vidéo amateur est mal filmée, mais la danse est telle que cela vaut le coup de passer au-delà de la première minute agitée)

On aurait pu croire qu’il était difficile de faire passer quoi que ce soit après l’intensité de la chorégraphie précédente. C’était sans compter sur cette excellente surprise. On a tout d’abord un peu peur en entendant la bande-son relevant plus du bruitage que de la musique, mais cela ne dure vraiment pas. La mécanique des corps élastiques investit le plateau, et la musique cesse d’être à la limite du bruit pour se faire rythme. Presque celui de la respiration, forcément un peu rauque, des deux danseurs qui se jaugent, se défient et se surpassent à se dépasser l’un l’autre, toujours ensemble cependant (contre-exemple de ce qui suivra). La dynamique de la chorégraphie est formidable ( je me suis surprise à commencer à osciller en rythme sur ma chaise), mais Alicia Amatrian est tout bonnement extraordinaire. Un murmure d’ébaudissement qui paraissait réservé only à Robie s’est répandu devant une souplesse à couper le souffle du spectateur et les tendons de tout danseur normalement constitué (han, et le porté avec les jambes à quasiment 300° ! – j’ai cru un instant qu’elle les tenait en avant de son buste, comme une quatrième un peu ouverte, mais non, l’écart passé). Ce que j’adore, c’est que cette souplesse, loin d’être de type marshmallow, est couplée avec une détente et une précision redoutable : la frêle petite blonde devient une bête de scène prête à faire une enjambée de son partenaire, pourtant très bon danseur doté d’une belle présence scénique. On voit tous les muscles travailler, se tendre et se détendre en amples mouvements. Parce que vous ne pourrez pas imaginer c
onvenablement sa souplesse nerveuse et musclée, voici une vidéo amateur du spectacle dénichée sur youtube.

 

Pas de deux du cygne noir, avec Roberto Bolle et Shoko Nakamura (je crois)

Difficile de passer après Alicia Amatrian, à moins d’user du phénomène Robie : un très grand moment d’anthologie, mais pas forcément de danse. Dès les premières mesures on a pu entendre les progromes de l’hystérie : ma grande bourgeoise de voisine s’est notamment mise à chanter. Et alors que les applaudissement après l’adage duraient aussi longtemps que ceux qu’on attendrait seulement après la coda, empêchant le pas de deux de se poursuivre, j’ai soudainement pleinement réalisé qu’il allait y avoir la variation du garçon… un délire, évidemment. La danseuse était parfaitement assortie à son partenaire – même orgueil-, si bien qu’ils ont dansé côte à côte et non ensemble. Roberto se tenait derrière la fille parce que la chorégraphie l’exigeait, mais il était ravi d’occuper la scène à lui seul, et la rivalité était à son comble lors de la coda finale, qui ressemblait davantage à une compétition technique qu’à tout autre chose. C’était à qui passerait le plus de tour, qui aurait le plus de superbe, qui déclencherait le plus d’applaudissements : Shoko Nakamura, un peu en dedans des hanches jusqu’aux genoux enchaînait les difficultés avec un aplomb provocateur, tandis que Roberto, dans son habit rutilant de prince Ken, exécutait ses figures avec une finition très léchée et toujours le sourire colgate. Je crois bien n’avoir pas pu me dissimuler à moi-même un certain plaisir lorsque la fille, qui claquait des fouettés doubles en avançant dangereusement, a manqué de se casser la figure après être repassée en mode simple et alors que les applaudissements avaient éclaté – elle en a passé deux en sautillant à pieds plats avant de finir par un excédent de tours voulu mais non assumé qui l’a menée presque de dos (ou bien de profil, soyons gentils). Du coup, le caquet rabaissé (mais non point trop celui de Robie), sa dernière diagonale était enlevée juste ce qu’il faut. Tout un cirque, quoi.

 

Kazimir’s Colours, de Mauro Bigonzetti, avec Yen Han et Arman Grigoryan

Ce pas de deux à la palette effectivement riche de nuances aurait mérité de n’être pas placé juste après l’entracte (et que je revienne à ma place en retard – cette fois-ci il n’y avait ni indication de durée ni sonnerie, donc bon) et la danseuse de n’être pas affublé de ce short bicolore blanc-jaune, sorte de caleçon qu’elle semblait avoir emprunté à son partenaire… Difficile d’être plus précis, c’est typiquement le genre de chorégraphie calme, plaisante à voir, mais qui ne laisse pas de grand souvenir ensuite.

 

Le Grand Pas de Deux , de Christian Spuck, avec Alicia Amatrian et Jason Roberto Bolle

Quand j’ai vu le petit sac à main rouge, j’ai su que c’était bon, que c’était le pas de deux que j’avais vu dans une vidéo de gala de l’ABT, et que l’on allait bien se marrer. Il s’agit d’une parodie de grand pas deux classique dans laquelle le prince essaye tant bien que mal de faire danser sa partenaire à lunettes bien plus occupée à récupérer son sac à main qu’à se plier à l’exercice jusqu’à sa fin. Toutes sortes de ressorts comiques se trouvent employés : décalage avec des mouvements jazzy surgis de nulle part (seconde parallèle, mouliné des bras pour accompagner un déhanché – on se lâche) et entre les partenaires (le prince très princier, la princesse très dissipée), exagération des pas classiques (vivent les préparations en deux deux avec force violence des bras), clin d’œil à la technique (tête qui tourne après les pirouettes, et  lunettes tenues pendant leur exécution ; préparations décalées sur le pied d’attaque ; désynchronisation des partenaires ; mains qui touchent à terre en plein poisson…) et gros comique type comedia dell’arte. Le prince fait rentrer la récalcitrante manu militari, ou plutôt pede militari, puisqu’il la traîne par la pointe avant de la faire tourner sur le ventre, bras en l’air (arrête !) et pattes repliées en arrière, comme une tortue sur le dos. Lorsque la danseuse reprend, elle y met toute la mauvaise volonté que lui suggèrent ses pieds douloureux ; en plein équilibre, elle rajuste ses lunettes, puis ayant retrouvé son sac mais ne sachant qu’en faire, elle en mord l’anse pour faire ses grands développés. Jouissif. Pour qui connaît un peu la danse, et pour qui n’y connaît rien.

D’ailleurs, la salle a bien ri (après un certain temps de réflexion tout de même, on n’allait pas risquer de se moquer de Roberto), et j’étais proche du fou rire, tant Alicia Amatrian est tordante dans ce rôle (ses mimiques et son coup de cygne croisé avec une tortue… ^^) Il semblerait que l’exceptionnel soir la règle, chez elle. On l’a vu pour la technique et ses incroyables capacités physiques dans la première partie, cela se confirme pour son interprétation et son sens de l’humour dans la seconde. On ne peut pas dire que le sens de l’autodérision soit aussi développé chez son partenaire, mais cela ne gâche rien au pas de deux : Robie devient risible de ne pas vouloir prêter à rire et de penser toujours à étaler sa technique (oui, oui, des tours à la seconde !). Ce Ken en puissance est parfait dans sa parodie de prince, serait-ce malgré lui. C’est grand. Vachement. D’ailleurs, il y a une vache qui s’est égarée sur scène.

 

 

Romeo et Juliette, de Béjart, avec Kateryna Shalkina et Julien Favreau

Les danseurs du Béjart Ballet sont toujours aussi beaux mais n’ont pas de chance : Roméo et Juliette, qui ne fait pas dans l’éclatant (sauf le blanc des costumes) a du mal à passer après la veine comique du pas de deux précédent. Et le prologue en français n’a pas du aider à leur concilier les Italien(ocentré)s. Ce n’est pas ce que je préfère chez Béjart, mais cela ne méritait pas la tiédeur de la salle.

 

101, de Eric Gauthier, avec Jason Reilly

Cette deuxième partie de soirée sera comique ou ne sera pas. Le tout début paraissait didactique, avec une voix omnisciente qui a blablaté un peu en anglais (pauvres Italiens) sur la danse. Puis qui affirme que la danse peut se décomposer en 101 positions. Et d’appeler Jason Reilly pour venir nous en faire la démonstration. La voix égrène le nombre des positions tandis que le danseur en T-shirt blanc et collants noirs s’exécute. Concession à la sixième position, le doute s’installe à la septième, et à la neuvième, je commence à rigoler. C’est qu’à partir de là défilent diverses positions plus ou moins orthodoxes, pour la plupart classiq
ues, puis de moins en moins : l’effet du rappel à l’ordre de la voix « oh, oh, let’s keep it classical ! » est de courte durée. A la place, certaines poses de défi débonnaires et quelques décompositions de mouvements contemporains. Après la démonstration de 100 positions (et le titre, alors, demandez-vous – patience !), la voix propose de compliquer le jeu et de composer une chorégraphie sous les yeux du public en énonçant les chiffres de positions dans le désordre. Cela se structure en effet, et l’on voit bien comment le mouvement naît des positions et les dépasse. La voix égrène les chiffres plus ou moins rapidement, elle est très articulée, très chantante et ses accélérations ou étirements pour suivre les mouvements du danseur ou au contraire les anticiper insuffle un certain rythme à ce qui devient une chorégraphie. On retrouve ce que j’aime particulièrement dans les classes que l’on ne prend pas mais que l’on observe, l’entrain, le sérieux d’un jeu où l’on ne pousse pas à fonds, et dans le ballon chez les garçons, une puissance assez désinvolte, qui ressort d’autant plus qu’elle est mieux maîtrisée.

Jason Reilly se prête parfaitement au jeu, se fait manifestement plaisir ; il se joue de la voix comme un élève essaierait de temps à autre d’échapper au professeur (en attitude à pieds plat « Balance ». Il reste à pied plat  « balance ». Toujours. « Balance. Jason, I said balance ». Et de monter sur demi-pointes). Les répétitions de la voix sont toujours amusantes, comme lorsque l’enregistrement semble rayé à répéter le chiffre des sissones. Véritable rythme, la voix se fait musique, bientôt rejointe par quelques instruments, et le tempo s’accélère : le danseur semble pris de vitesse, et bientôt dépassé, comme le suggère le bruit crescendo d’un avion au décollage (ou d’une machine sur essorage, ça fait à peu près le même bruit, et le danseur est alors bien lessivé). Puis c’est le crash et le rideau. Rires et applaudissements. Très réussi. Alors la lumière se rallume sur le danseur étalé par terre et désarticulé, cependant que la voix conclut : « Position one hundred and one ». C’est très bon. La trouvaille est bonne et la mise en œuvre fort divertissante. Il ne s’agit bien sûr pas d’une pièce majeure, mais c’est un contrepoint humoristique qui a tout à fait sa place dans ce genre de gala.

 

Le Souffle de l’Esprit, de Jiri Bubenicek, avec Jiri et Otto Bubenicek et Roberto Bolle

Retour à un morceau de danse pure, très fluide. Non seulement les deux frères sont excellents danseurs, mais Jiri est aussi très bon chorégraphe. Le moment où les trois danseurs de dos remontent la scène éclairée seulement par trois spots disposés au ras du sol en fonds de scène, face aux spectateurs, simplement en marchant lentement, est de toute beauté. Evidemment, Robie déboule là-dedans comme un chien dans un jeu de quille : tout fou, sûrement plein d’enthousiasme (on le sent moins trop sûr de sa personne tout à coup), mais qui dérange tout sur son passage. Il n’a visiblement pas intégré la gestuelle des deux frères et, un peu trop raide, a toujours une fraction de seconde de retard, quand les deux autres sont parfaitement synchronisés : ce serait parfait si c’était un bis et qu’il se mêlait à la danse par jeu, comme invité qui reconnaît la supériorité de ses hôtes dans leur domaine, à l’improviste (c’était peut-être le cas, me direz-vous, il a peut-être travaillé la pièce au pied levé… mais ce serait traiter l’affaire par-dessus la jambe pour un tel gala). Une pièce qui reprend bien les différents aspects du spectacle, finalement, et qui fait coïncider la soirée anthropologie autour de Robie et celle de la danse avec les friends de Bolle.

 

Une fort bonne soirée, peut-on conclure, où l’on a bien ri (certes, parfois aux dépends de notre ami qui n’a pas de Bolle). Si l’ordre des pièces n’a pas toujours été judicieux, le choix très éclectique a en revanche permis des découvertes. Peu de répertoire traditionnel (seulement le Lac, en fait), des pas de deux néoclassique, dans des registres très variés (du poignant au comique)… l’endroit de la médaille qui a Roberto pour face : faire venir les gens pour une tête d’affiche, c’est également pourvoir se permettre une programmation de pièces pas très connues qui n’auraient pas forcément attiré beaucoup de public par leur seul titre. Ravie des découvertes que j’y ai faites.

Quant à Roberto – ce nom me fait rire et me rappelle immanquablement Melendili qui se sert de ce prénom et de sa version féminisée (et bien peu féminine) de Roberta comme substitut à Machin et Machine- j’ose espérer qu’il n’est ainsi que pour se retrouver enfant prodigue de retour au bercail. De retour en France, les couvertures de Danser m’ont fait sourire, à titrer « Roberto Bolle superstar ». Rockstar, oui. Je râle et ris, mais si les danseurs pouvaient déclencher un tel enthousiasme en France en dehors des cercles de balletomaniaques…