Bulles de BD : Brontëana

Une bande-dessinée sur les sœurs Brontë avec de telles couleurs, je ne pouvais pas ne pas l’emprunter ! Pauline Spucches retrace dans une lande fauve le destin jalonné par la mort des trois romancières, et notamment d’Anne, souvent moins valorisée que ses sœurs.

Triptyque des trois sœurs avec une illustration tirée du roman-phare de chacune.

De fait, j’ai lu Emily (Wuthering Heights) et Charlotte (Jane Eyre), mais d’Anne, rien. Il faudra que je tente la lecture de The Tenant of Wildfell Hall pour voir si ce roman est moins marquant ou s’il a été éclipsé en raison d’une histoire un peu trop féministe pour son époque.

Bandeau de visage avec les yeux froncés, cheveux et sourcils roux.

Alors que Charlotte et Emily décrivaient ces hommes destructeurs pour qui on finit par se sacrifier par amour, Anne, elle, racontait l’histoire d’une femme fuyant un mari violent. Et cela alors que la dissolution du mariage était illégale et faisait grand débat dans l’Angleterre victorienne.

Anne et une jeune femme regardent un tableau de la Renaissance et trouvent l'expression de la femme triste. "Peut-être que si elle avait lu votre roman, cela lui aurait donner l'impulsion de partir."

Dans la postface, l’autrice écrit aussi :

Je m’attendais à trouver un paysage froid, brumeux et menaçant. […] Mais ma rencontre avec la lande et le presbytère d’Haworth, aujourd’hui devenu musée, me fit prendre conscience à quel point je méconnaissais leur histoire.
La lande est teintée de rouge, mauve et vert, et les soeurs n’étaient pas ces êtres mélancoliques et furieux que je me représentais.

Image de fantôme et corbeau sur la page de gauche ; lande multicolore à droite.

De fait, dans cette bande-dessinée (en réalité plus peinte que dessinée), la lande est un personnage à part entière. Les plus belles pages sont celles où le mouvement qui agite les hautes herbes se propage aux héroïnes, âme et chevelure. Ces tableaux métaphoriques sont d’une grande beauté et contrebalancent l’aspect pâteux, parfois maladroit, que prennent les personnages dans des plans plus serrés — la métaphore (peinte) sied mieux à l’autrice que la narration (dessinée).

case du haut : les heures de la lande
cases du bas : cheveux en train d'être peignés et assemblés en chignon

Dans un paysage de tempête bleu, Anne avec ses cheveux roux et une jupe jaune, fouettés par le vent

Silhouette jaune-vert et violette dans un paysage géométrique violacé
Cette case-ci me fait penser aux espaces de Chirico…
Un rinceau végétal entre deux cases représentant Anne
J’aime bien ce rinceau végétal qui surgit de temps à autres.

Deux silhouettes des sœurs dans le vent. L'une chute et se transforme en fantôme. Souffles au clair de lune

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Bizarrement (ou en raison des rides ?), le père a un visage moins pâteux, plus détaillé :

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Rien à voir, mais ce portrait d’Anne Brontë par Charlotte Brontë reproduit à la fin de l’ouvrage m’a fait penser à la danseuse Bleuenn Battistoni…

Août 2024, journal

Jeudi 1er août

L’hésitation entre brownie et carrot cake est tranchée par une recherche dans mes mails : je n’ai pas la recette du brownie, ce sera carrot cake. C’est plus toi, le carrot cake, remarque le boyfriend et il a raison, c’est plus moi, même si un peu moins au goût des autres, à en juger par la vitesse modérée à laquelle il descendra dans son moule.

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Vendredi 2 août

Un an plus tard, nous sommes à nouveau en Touraine, sous le barnum au bout du jardin. Dès le premier soir, je mange à nouveau trop ou trop de fois, trop souvent, trop de pain sans discontinuer.

Un peu plus tôt dans l’après-midi, nous avons déposé nos affaires au bed & breakfast. Une odeur de renfermé m’a saisi les narines en entrant puis s’est dissipée quand j’ai découvert à l’étage un couloir mansardé avec des livres, un petit fauteuil et un écritoire, tous écartés-conservés là, abrités du soleil qui y entre, doucement, comme nous y reviendrons de nuit. La chambre est spacieuse, agréable ; le miroir, parfait pour s’exploser les boutons.

Vers minuit, je tente de rentrer seule — le gîte est à peine à un kilomètre ; la nuit noire, sans lune. Tant que je suis dans le hameau, je parviens à repousser ma frousse du bout de la lampe torche, mais une fois dépassée les dernières maisons, mon cerveau ne veut plus rien savoir de la beauté de la Voie lactée au-dessus de moi ; il n’en a plus que pour un tueur fou imaginaire surgissant de nulle part pour me faire un placage sur le bas côté et me trucider. Je me suis vue en fait divers sans même l’excuse du jogging — une femme assassinée en pleine campagne —, et j’ai fait demi-tour dare-dare, 500 mètres à tout casser. Évidemment le boyfriend était mort de rire (consterné quand même de constater que le patriarcat avait gagné)… et toutes les nanas citadines outrées qu’il m’ait laissée partir seule. In fine une invitée non alcoolisée me raccompagne en voiture.

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Samedi 3 août

Le petit-déjeuner est doux, la table nous attend, tasse renversée sur une serviette jaune en intissée assez épaisse pour que s’y soit inscrite la trace du cercle. Le boyfriend opte pour du café et l’hôte commence pour moi son énumération de thés : Earl Grey… je l’interromps, Earl Grey, oui, c’est mon thé. Lorsque la théière arrive, je me précipite pour ôter l’infusoire blindé, vite, vite, avant que ce soit imbuvable. Le pain est frais, on fait tourner sur elles-mêmes les verrines de confiture pour lire leur pancarte quasi-calligraphiée : figue-gingembre (je fonde de grands espoirs et m’en détourne sitôt goûtée), fruits rouges (un délice dans le yaourt maison, petit pot avec sa bobinette et son cerclage de caoutchouc orange), marmelade d’orange (un classique avec le thé) et une quatrième que je ne crois pas même avoir goûtée. La table est longue, pourvue à chaque bout d’une fenêtre ouverte sur du vert, fermée par une moustiquaire, et une grosse horloge à pendule fait pendant à une chaise où siègent un certain nombre de koalas en peluche — l’hôte est australienne.

Pendant que le boyfriend se douche, je profite de la douceur du carré d’ombres lumineuses dans lequel je lis, le long d’une fenêtre posée au ras du sol, par laquelle on pourrait attraper des figues si elles étaient assez mûres. C’est là que je voudrais passer ma journée, assise par terre dos au lit, dans ce carré de cabane perchée et d’enfance. Ce que j’aime le plus dans ces week-ends, c’est vrai, ce sont les moments en creux, de répit, de repos. Et pourtant, j’apprécie vraiment ses amis — juste pas trop la modalité de sociabilité en grand groupe.

Descendus pour partir retrouver toute la troupe, nous saluons nos hôtes qui ne nous ont pas entendus rentrer — des petites souris, mime le vieil homme jovial. Il ressemble à feu mon grand-père, mais qui serait tous les jours celui des bons jours. Leur chat se frotte à mon sac comme celui du boyfriend à Paris ; je ne sais pas avec quoi a été traitée la toile, mais cela déclenche un amour fou (rapidement griffu) de la part des félins.

En groupe, nous jouons à un jeu de société où l’on récupère et se défausse de cartes qui invitent sans cesse à réévaluer la valeur de celles que nous avons en main, certaines multipliant, dévaluant ou annulant l’effet d’autres. Je suis surprise de si bien me prendre au jeu. C’est parce que tu gagnes, me chambre le boyfriend. La chance du débutant aide sûrement, mais j’aime l’ébullition mentale que suscitent les combinatoires, et qu’elles s’envisagent au fil de l’eau et du hasard, sans stratégie qui rendrait les choix pénibles (alors que les échecs, par exemple, s’ils me séduisent toujours au premier abord par les combinatoires possibles d’un coup, manquent rarement de me dépiter à l’échelle d’une partie — le plaisir s’échappe comme m’échappait la factorisation au collège, laborieuse en comparaison du développement ludique à déplier).

Tard dans la soirée, je me retrouve seule en contre-contre-soirée dans la cuisine, sachant que la contre-soirée a lieu autour du barbecue, la soirée au fond du jardin et que le niveau sonore est supportable depuis la maison fermée. Je trouve au congélateur le bac de glace au chocolat acheté dans l’après-midi, ce qui coupe court à mes interrogations sur d’éventuels traits autistiques et fait de cette contre-contre-soirée une bonne contre-contre-soirée. Tel un Sims bien nourri, je récupère assez de points de vie pour repartir à l’assaut du bruit dans le jardin, et ça vaut la peine de persévérer, ne serait-ce que pour la discussion qui s’ensuit avec une femme qui se révèle être artiste burlesque.

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Dimanche 4 août

Rêve. Je déchire ma robe noire (celle que j’ai raccommodée avant de venir à Paris) comme on déchire des draps pour en faire des pansements de fortune. La mémoire de mon arrière-grand-mère est convoquée mal à propos, je proteste.

En voyant la mine du boyfriend, notre hôte amusé souligne qu’il n’allumera pas. Il ne nous en fait pas moins la causette, rejoint par son épouse australienne : c’est donc un petit-déjeuner avec gueule de bois et en anglais pour le boyfriend. Pas certaine que ce ne soit pas plus rude qu’un peu de stimulation lumineuse

Notre hôte australienne nous assortit de ses doigts, the two of you, trouve que nous formons un couple très assorti et elle s’y connait, elle en a vu défiler.  Je ne me souviens plus des mots qu’elle emploie : couple ou pair ? Peut-être fait-on la paire, comme deux lascars, plus qu’on ne fait couple, social, que c’est ça qui nous rend well-suited ou well-matched, là encore ma mémoire a oblitéré la VO.

En écartant les ronces dans le raccourci qui mène chez les amis du boyfriend, je boude que notre hôte australienne comprenne l’accent bien français du boyfriend bien mieux que le mien, apparemment étrange — un français mâtiné d’écossais, à en croire une ancienne prof de fac, un truc en tous cas dont les déformations ne sont pas répertoriées et facilement substituables.

On se retrouve en groupe une dernière fois puis c’est l’heure d’être reconduit à la gare et on nous dit allez les amoureux, on y va. Les amoureux montent en voiture ; les amoureux c’est nous, parmi tous les couples présents, pas même le dernier en date. De fait, je suis enveloppée par un doux désir de fusion.

Envie de rentrer à deux — mais pas de rentrer dans ma tête. Les JO n’offrent pas le même degré de diversion que le rassemblement amical ; on s’effare quand même des physiques sélectionnés-dessinés par les disciplines, sauteuses en hauteur versus lanceurs de poids.

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Lundi 5 août

Marteau piqueur, détestation de soi-même, reprise des vidéos et réseaux sociaux.

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Mardi 6 août

36 ans fait un drôle d’effet
rien de vraiment prévu, rien de formel
serait-ce la recette des journées parfaites ?
deux fois deux boules à la Fabrique givrée
fois trois, avec Mum et le boyfriend,
c’est la première fois que c’est si fluide, tous les trois réunis, que je ne caméléonne pas de l’un à l’autre, tiraillée par des teintes successives
Mum dit l’étrangeté de cette retraite qui n’en est pas encore une,
ces vacances sans butée qui donne un cadre
(la seule qui menace à l’horizon en ôte plus qu’elle n’en donne, on n’en parle pas)
je témoigne congé sabbatique et le boyfriend renchérit invalidité
lui sait quelque chose du temps à soi étale
aiguille Mum déconcertée par tout ce à quoi elle avait prévu de s’adonner et qui lui semble un peu vain, un peu vaste à présent
vaguement déçue de se constater dilettante
(le genre de dilettante qui prend des cours d’art mural en école pro)
quand tout le monde sauf elle la voit touche-à-tout brillante
le boyfriend essaye de l’affirmer dans cette voie
le plaisir avant toute expertise
explorer sans choisir,
nous sommes sur un banc au jardin du Luxembourg,
sur un autre au jardin du Palais royal
trois fois un sandwich falafel
là où je les prenais quand je travaillais à côté (le monsieur me reconnait) : cela me fait autant plaisir de le manger que de le faire découvrir à Mum, qui ne connaissait pas,
ni le banh mih, je prends bonne note de remédier à cela
décidément beaucoup de joie, légèreté, à discuter, manger, papoter, rire
et encore, de retour chez le boyfriend, un gâteau, des cadeaux, je suis gâtée
de les avoir à mes côtés

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Mercredi 7 août

Je ne me vois pas vieillir, oui, probablement. Ce 36 qui bascule vers 40, vers le milieu de la vie (à peu près) me fait paniquer, un peu. À moins que ce ne soient ces jours d’été qui passent sans que j’ai de prise sur moi, sans volonté et sans plaisir à son absence. Je rêve de discipline et ne déroule même plus le tapis de yoga chaque matin. Je crains pour la rentrée, les cours qui ne sont toujours pas prêts, pas même pour le stage d’août ; si je m’y mets, cela ne va jamais jusqu’à fixer. Tous les jours, c’est demain, je redoute et suis soulagée que la journée passe, soit passée, que le soir soit là et qu’il soit trop tard pour quoi que ce soit d’autre qu’une série. La détestation de soi, de moi, grandit. Je veux à mesure que je ne veux pas, comme si je me précipitais et freinais tout à la fois. La présence du boyfriend à la fois m’apaise et m’ôte toute velléité ; je suis apaisée dans ses bras, amorphe et bientôt en rage de l’être lorsque sa peau ne me soutient plus. Je sais pourtant que lorsque ma psyché fait le culbuto, je me remets plus vite seule — trouver le calme, le poids intérieur. J’écris ceci dans la nuit que j’investis, fore d’un halo lumineux, abusant du temps pour échapper à sa sensation. Je me noie dans mon cerveau. Le ridicule n’annule pas la situation.

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Jeudi 8 août

Les jours sont, marqués ou rythmés serait beaucoup dire, disons émaillés par les JO. Biais dansant oblige, mon appréhension du sport est essentiellement esthétique. Elle oriente les disciplines que je suis prête à regarder, et ravale l’aspect technique au rang de bizarrerie dont j’essaye de deviner les règles au fur et à mesure des passages.

Plongeon à dix mètres
je n’imagine même pas monter sur la plateforme
j’admire les corps fuselés
disparaître dans l’eau sans écume
— écume qui s’appelle bouillon dans le jargon, apprends-je

Plongeon synchronisé
plan en coupe
passant rapidement devant l’écran, je ne comprends pas tout de suite qu’une seconde Chinoise se cache derrière la première
cachant elle aussi au creux de son corps recroquevillé
un maillot dont le design pourrait figurer sur des boîtes ou barres de céréales
à la rigueur

Natation synchronisée par équipe
on y marche en roulant des mécaniques comme un personnage de film muet
me crispe le fait que, pour pointer les pieds, les nageuses crispent les orteils soit exactement ce qu’il faut éviter de faire en danse

Natation synchronisée en duo
deux duos de jumelles sur le podium
peut-on faire plus identique ?
on dirait presque de la triche
même les Chinoises ne peuvent plus lutter

Gymnastique artistique
Simone Biles et les autres

Gymnastique rythmique
anciennement GRS
ça rime avec ex-URSS
Russie bannie des JO, mais qui fournit au reste du monde la moitié des candidates
d’origine russe ou pas
elles jettent leur mini-serviette par terre avant d’entrer sur le praticable
j’adore et m’entraine au jeté de chiffon microfibre dans le salon
c’est le seul passage à ma portée
les gymnastes battent à plate couture les danseuses
question fouettés, réalisés en jonglant
question maigreur, passée sous silence (candidate allemande)
les jambes tout en courbes de Bézier de Sofia Raffaeli m’affolent (candidate italienne)
coup de cœur pour une routine sur Triller (candidate ukrainienne)
soudain un spectacle au milieu de la compétition

La GRS n’est pas retransmise à la télé, mais on la trouve sur Eurosport, où l’on peut choisir les commentateurs français ou anglais. Passer de l’un à l’autre est édifiant : les Français n’arrêtent pas de parler, quitte à faire du remplissage et à potiner, tandis que les Anglais savent se taire et admirer quand ils sont arrivés au bout de leur analyse.

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Vendredi 9 août

Déjeuner avec JoPrincesse, ma princesse à la robe, aux yeux, aux oreilles tout de vert vêtus. Vert d’eau et verre d’un jus complémentaire, rouge d’eau. Attablées devant un petit café bobo, la discussion se tisse au-dessus d’une salade estivale bobo au pesto et d’une tartine d’avocat bobo saupoudrée de paprika et granola salé. Ce qu’on se raconte, ce qu’on mange, le goût est connu et surprenant à la fois, ça croustille quand on ne s’y attend pas et reste doux et fondant à la fois. On dénoue nos étés, ce mois de juillet avec et sans enfant, le manque, le trop-plein, anecdotes et long cours, amours et salle de bain, éponge, repas qu’on ne prépare plus qu’à minima, argent qu’on re-répartit, nounou et nous, différents nous, elle et moi, elle et lui, lui et moi, le fomo en ville et l’ailleurs, nos vies répétées et improvisées. Ma princesse pour mon anniversaire m’offre un livre que j’ai déjà lu mais que je n’ai pas (dans ma bibliothèque) ; elle est dépitée, je dois aller le changer, elle pointe l’autocollant : au Divan ; mais le livre est trop bien choisi et j’y suis j’y reste touchée coulée : Être à sa place. Au moins sur cette chaise, le temps de ce déjeuner si doux avec toi.

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Samedi 10 août

Rêve. Dans un passage de la vidéo PowerPoint qu’on nous montre, les noms qui devraient apparaitre sous des mots beaucoup plus gros, à la graisse beaucoup plus forte, disparaissent maigres et italiques derrière. Je le fais remarquer et on commence à farfouiller dans les papiers de préparation pour que je leur montre précisément où ça bugue, sans trouver. Ma collègue (mon ancienne boss) rappelle que c’est un fichier numérique et que ce sera plus pratique de retrouver le passage directement sur le PowerPoint, mais là encore, le séquençage de la vidéo est trop aléatoire et je peine à retrouver le passage concerné. // Les avances rapides de 10 secondes en 10 secondes pour retrouver les gymnastes allemande, italienne et ukrainienne sur Eurosport ont manifestement impressionné mon inconscient.

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C., préférant un lieu climatisé pour nous retrouver, a sorti ses cartes de musées Duo et j’ai pioché le centre Pompidou, pour l’exposition temporaire sur la bande-dessinée. Nous avons quand même passé quelques instants en haut des escalators-boyaux pour profiter de la vue sur Paris, malgré l’effet de serre, avant de nous enfoncer dans le ventre sombre et frais de la bête. L’accès avec une carte illimitée offre une autre manière d’apprécier une exposition ; on ne se sent pas obligé d’inspecter chaque pièce pour « rentabiliser » son billet. On butine, on lit ou on ne lit pas, les cartels comme les planches… et on y passe quand même près de deux heures.

Je ne suis pas certaine d’avoir compris le parti-pris de l’exposition, mais j’ai apprécié de voir autant de planches originales. Le grand format change le regard que l’on porte sur la planche, extraite d’un tout absent. Je me prends d’observation pour des choses vers lesquelles je ne serais pas allée sous forme de livre, parce que l’histoire ne m’attire pas (souvent un sujet trop violent). Reste que si le trait me rebute, je passe vite, même si le propos pourrait être passionnant ; le trait reste quelque chose de viscéral et j’ai vraiment du mal avec celui des comics, grossier, fouillis.

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Du 12 au 23 août

L’Angleterre sans Londres, cela donne un chouette voyage en voiture avec Mum : les falaises de Douvres, Canterbury, Brighton, Bristol, Bath, Oxford et les Cotswolds. J’ai réuni toutes les stories Instagram du séjour dans un post dédié.

Plus jeune, je trouvais que voyager sans s’intéresser à ce qu’il y avait à visiter était dommage, superficiel ; je jugeais ceux qui passaient sans s’attarder, sans prendre la peine de. Maintenant, je me dis que ce qu’on choisit a autant de valeur que ce qu’on omet. Ne pas s’embarrasser des incontournables et les contourner quand ils ne nous attirent pas apporte de la légèreté.

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Samedi 24 août 

Descendre des trucs qui trainaient au garage, en mettre d’autres en vente sur Le Bon Coin, changer l’abattant des toilettes, fixer les roulettes du siège ergonomique qui les attendait depuis Noël, gonfler mon ballon de Pilates d’anniversaire… on en fait autant en une journée avec Mum que j’en aurais fait seule en un mois.

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Lundi 26 août

Découverte du jour en cours de stretching postural : instaurer une légère tension sous la voûte plantaire, essayer de la soulever dans la montée sur demi-pointe crée une sensation de solidité inédite dans toute la jambe en équilibre. Il y a la joie de retrouver d’autres danseuses, de parler, papoter, travailler jusqu’à en avoir la tête qui tourne (littéralement), la joie.

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Mercredi 28 août

Au téléphone avec L., on parle habitudes et pratique sportive, scrutant ce qui entrave, ce qui maintient ; on s’interrompt aux sandales mordillées par son chat, puis quand la nuit est là et que nous sommes toutes les deux fatiguées mais trop intéressées par ce qui se trame pour écourter, il est question d’eau salée rajoutée à la mer, de la psyché qui travaille comme du bois, de psy et d’émotions. On parle rationnellement de ce qui ne l’est pas — ou qui est autre — et tombons d’accord, l’une en connaissance de cause, l’autre pas, que le deuil, tant qu’on ne l’a pas vécu, on peut le comprendre intellectuellement, l’approcher par les films, les livres, par l’art, mais tout en s’approchant, ce n’est jamais ça ; on ne le connaît pas tant qu’on ne l’a pas vécu et on vit d’autant mieux qu’on n’a pas ce vécu.

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Du mardi 27 août au vendredi 30 août

C’est le stage de rentrée, mon premier stage en tant que professeur de danse.

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Samedi 31 août

Mail de réclamation, mail de demande, formulaire de création de micro-entreprise : cela prend toujours moins de temps à faire qu’à procrastiner.

Au téléphone, je raconte à Mum la dernière journée de stage, qui en perd je ne sais comment un peu de son merveilleux (sentiment de colère qui affleure). La retraite-qui-n’en-est-pas-encore-une la met en mal de problèmes à solutionner. Elle a pensé à diverses solutions pour récupérer mes T-shirt puants même lavés et quelque part, cela m’irrite qu’elle cherche à les sauver quand il faudrait juste que j’accepte de les jeter. Toujours trouver une solution plutôt que se trouver bête, même quand le problème pourrait disparaître d’être simplement écouté.

Lecture d’Amalia.

Llu m’en parlait et Dame Ambre a partagé la vidéo, si bien que la coïncidence me l’a fait visionner : une interview d’Amélie Nothomb, tout en névrose et intensité. Et si cultiver ses névroses était tout aussi viable que chercher à s’en défaire ?

Parfois, découper les légumes est une énième action qui prend du temps et parfois, comme ce soir avec les rondelles de tomates Torino, le geste prend son temps — prend comme on dépose, sur la planche à découper.

Mon premier stage de prof de danse

Mardi 27 août 

Après un mois à le redouter, c’est la première journée du stage de rentrée, à donner de la tête de tous côtés. Le cours que j’ai prévu est trop complexe : trop alambiqué peut-être, trop rapide pour sûr. Il correspondait au groupe que je pensais avoir, mais le stage je ne savais pas est ouvert à tous et tous n’ont pas la vivacité signature de cette école.

Pour les grands, les ados, j’ai prévu de travailler la Mistake Waltz du Concert de Robbins. Je guette leurs réactions en leur montrant la vidéo : vont-ils être amusés ? trouver ça ridicule et craindre de l’être ? Ils sont assez poker face. Un vague sourire de-ci de-là… de politesse ? L’une laisse échapper un éclat de rire, qu’elle couvre de sa main, et à partir de là, c’est bon, c’est gagné, je sais qu’on va s’amuser.

Pour les petits, c’est Le Train bleu. Ils sont plus enthousiasmés par l’idée d’ateliers chorégraphiques que par la variation du golfeur.

Comme ils me demandent ce qu’on fait avec les grands, je leur montre la vidéo : ils sont émerveillés à l’idée qu’on puisse faire des erreurs volontairement (ils disent : des fautes), qu’elles fassent partie intégrante de la chorégraphie. Et perturbés : mais si les danseuses se trompent vraiment ? 

De retour chez moi, je tâtonne sur mon ordi pour ralentir les musiques : c’est trop rapide pour les élèves, grands comme petits. 95, 90, 87% de la vitesse initiale ? Jusqu’où cela reste audible avant de se déliter ? Il manquait un module « bidouiller ses musiques sur Audacity » dans la formation au DE.

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Mercredi 28 août

C’est étrange d’être professeur là où l’on était quelques mois plus tôt étudiant. Je ne peux plus me changer dans le vestiaire des élèves, mais j’écourte au maximum mon passage par celui des professeurs ; j’ai l’impression d’épier les coulisses d’un monde qui n’est pas le mien.

Aux grands, je propose des exercices plus traditionnels, plus simples, cela fonctionne mieux. On s’amuse dans la mise en place de la chorégraphie, je glousse parfois. J’essaye de distinguer les jumelles, me raccroche aux boucles d’oreille portées par l’une et pas l’autre. C’est amusant, elles ont a priori la même base génétique, mais leur organisation corporelle est différente (si je me souviens bien, l’une tend vers la rétroversion et l’autre vers l’antéversion du bassin).

Rien à faire, je me sens plus de connivence avec les élèves qui ont l’air et l’œil vif, pour qui ça carbure, et j’ai davantage de mal avec ceux dont je n’arrive pas à décrypter les expressions faciales. Ce n’est pas une question de timidité : certains sont timides, mais on sent une vie intérieure qui remue derrière la discrétion. Ce sont les indéchiffrables qui me mettent mal à l’aise, les élèves à l’expression minérale. Ennui ? Indifférence ? Déconnexion corps-esprit ?

Avec les petits, c’est globalement l’anarchie : 1h30 avec 9 gamins de 10 ans sur une chorégraphie comique dans un studio à 27,5°, what did I expect? Une élève dont les marques de lunettes révèlent l’intensité du bronzage me dit qu’ils jouent au golf dans sa famille, qu’elle peut ramener ses anciens clubs de golf de quand elle était plus petite si je veux. Je veux bien — si ça ne dérange pas sa famille, parce que c’est lourd à porter quand même. « Oh non, s’exclame [prénom composé impliquant la Vierge et un symbole royal], on habite [commune chic de l’agglomération lilloise], on vient en voiture ! »
Sociologie de la danse classique, 101.

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Jeudi 29 août

Aujourd’hui, inversion de la tendance : c’est plus terne avec les grands, plus fluide avec les petits. La fatigue n’y est probablement pas étrangère. Nous sommes à J+3 de la reprise, soit au pic des courbatures, et les grandes ont contemporain en plus des presque trois heures que nous passons ensemble. J’arrive en même temps que les grandes et les suis — pour certaines les dépasse ! — dans l’interminable escalier qui mène aux studios. Les râles mi-surjoués mi-essouflés fusent. L’une, aux muscles particulièrement endoloris, monte marche par marche, ramenant ses deux jambes au même niveau avant d’attaquer le suivant, et marque une pause aux plateformes entre les étages, encouragée par ses camarades. Si les 15 ans réagissent ainsi à la reprise, je ne suis pas en si mauvaise forme physique…

Avec les grands, on affine les erreurs de la Mistake Waltz en se livrant à un travail précis de nettoyage (quelle main au-dessus de l’autre à ce moment ? tête public ou trois quarts ? bras seconde à trois et pas à quatre…). Miss Spaghetti, en plus d’avoir des bras et des jambes qui partent dans tous les sens, est arrivée le deuxième jour du stage. Même si elle a appris la structure vue le premier jour (cœur sur elle et la copine qui lui a envoyé la vidéo), elle n’a pas tous les détails, c’est normal. Je la reprends sur moult passages et l’embête beaucoup, mais ça n’a pas l’air de l’embêter le moins du monde. Elle ajuste, s’amuse. Son aplomb et son plaisir me sidèrent ; c’est rare, surtout à l’adolescence, une absence de gêne qui n’est pas pour autant sans-gêne. Limite je l’envierais un peu, de si peu se laisser atteindre par l’à peu près. Cette séance me confirme que ce n’est pas tant le niveau des élèves qui m’importe (même si un certain niveau exerce forcément un attrait en démultipliant le champ des possibles) que leur implication et leur caractère.

Régler une courte chorégraphie mêlant danse et sport, comme dans la variation du golfeur : la consigne fonctionne à merveille avec les petits, qui réfléchissent déjà ballons, raquettes et jupes de tennis. Je regrette de ne pas leur avoir donné plus de temps pour leurs créations. Les deux enfants les moins à l’aise dans la variation sont les premières à terminer quelque chose de structuré. Elles ont un peu moins d’habileté mais aussi moins d’ego que la plupart de leurs camarades, et discrètes, enjouées, se mettent rapidement d’accord sur leur séquence créative ; c’est un plaisir de les voir en prendre.

Le dernier jour sera portes ouvertes, et j’ai un peu cette peur (irrationnelle ?) qu’un parent trouve l’enseignement très insuffisant et se dise : j’ai payé un stage pour ÇA ? D’un autre côté, je suis déjà heureuse qu’aucun enfant n’en ait tué un autre à coup de club de golf. Encore un grand pas en avant, s’il-te-plaît.

À Mum au téléphone, je raconte tout ça. Tant de choses en si peu d’heures !

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Vendredi 30 août

L’adage des grands fonctionne mieux en plaçant une métaphore désirable au bout de chaque diagonale : s’éloigner à regret (des vacances), aller vers (le week-end) engendre de suite davantage de présence. Cela amuse en prime les quelques parents qui profitent de la journée portes ouvertes pour assister au cours.

À peu près tout le monde passe l’exercice de petite batterie alors que pas du tout quatre jours avant. Aux jumelles, il manque à chacune une partie différente du balloté (l’enveloppé pour l’une, le développé pour l’autre) ; mon amie balletomane mère de jumeaux se demande s’il ne s’agirait pas de jumelles miroirs.

Au quatrième jour, les exercices ne me posent plus de problèmes majeurs de comptes, l’adage est séquencé, j’anticipe le plié sur le 8 et dans les changements de pied rapides, le scande de la voix et des mains comme un chef d’orchestre. Je me sens davantage d’aisance maintenant que je commence à connaître les prénoms et l’organisation corporelle de chacune. Je n’ai plus besoin d’attendre la fin de l’exercice pour lancer les corrections et encouragements ; je peux lancer à R. à la volée d’allonger ses bras dans les changements de pieds sachant qu’elle va rabougrir sa première — héritage d’un réflexe archaïque ? Elle éloigne ses les bras du sol en même temps que ses pieds en décollent. Je prends de l’assurance, les élèves du plaisir, me semble-t-il. L’ambiance devient franchement bonne dans les tours, sauts et piqués. Au cours d’une diagonale, je réalise que L. doit faire du jazz ; elle me confirme que oui et bon sang mais c’est bien sûr, comment ne l’ai-je pas vu plus tôt avec ces préparations de tours jambes pliés et les bras hypertendus des grands jetés ? Cela explique et la technique et la maladresse : le classique n’est juste pas son style premier d’entraînement.

L’unique garçon du groupe est absent, j’en ressens un soulagement un peu honteux — parce que je n’arrive pas à déchiffrer ses expressions et parce que la suite de la chorégraphie parodie des ports de bras franchement féminins. On reprend notre Mistake Waltz et on avance jusqu’à la séquence des ports de bras désynchronisés. Chacune tente de retenir la suite cryptique de bras en haut et en bas que je leur attribue, mais au bout de quelques tentatives HH BB HBHBH qui se soldent par de la confusion et des rires, on décide de jeter l’éponge et de se lancer au hasard, en haut ou en bas. Chacune invente sa partition et, la mémoire libérée, les mimiques arrivent, les parents rient. Pour le dernier jour, on se lâche. À force de parler, de plaisanter, les digues sautent — cela me rappelle les cours d’art plastique quand j’étais au collège : élève sage, on me mettait à côté des bavards et, toute ma concentration entre mes mains, je me mettais à parler sans réelle conscience de ce que je disais, entrainée par mes voisins de table et ma vigilance relâchée.

Page d'un carnet où se trouvent des notations cryptiques pour se souvenir de la chorégraphie et notamment de l'ordre des ports de bras des 6 danseuses, litanie de HHBBHHBHBH dans tous les sens
Mes notes pour transmettre la chorégraphie. Ce qui a donné lieu à des phrases du type : « Toi, tu es A. » / « Qui est F ? »

Curieusement ou pas, ce sont les parents des élèves les moins à l’aise qui sont présents (est-ce que les autres font si souvent ce genre de stage qu’on ne se donne plus la peine de venir les voir à chaque occasion ?). Aussi je me réjouis de ce que je me reprochais encore la veille, d’avoir par inadvertance mis les bons éléments derrière et les plus fragiles devant. Ceux-ci se sont trouvés mis en valeur et en confiance, sans rien retirer à ceux-là dont le niveau est évident : il faudra que je pense à reproduire sciemment ce que j’avais interprété comme une erreur. Erreur parce qu’il est moins facile de copier dans le miroir qu’avec une personne de visu devant soi… mais surtout, pour être honnête, parce que je craignais le jugement d’une ancienne prof turned collègue. J’ai touché du doigt (et failli le mettre dans l’engrenage) ce que j’ai détesté en tant qu’élève : sentir qu’un prof avait honte de mon niveau parce qu’il craignait qu’on lui en tienne rigueur, qu’on dise de lui qu’il est mauvais prof, comme si un bon enseignement se jugeait sur un résultat à un instant T et non sur un processus au long cours.

Après le cours, je tends à M. le rouleau de massage dont je lui avais parlé, que j’ai apporté pour qu’elle l’essaye. Il passe de main en main, de dos en dos, mollets, cuisses et les gémissements de douleur-détente fusent. La bande-son sans image ferait lever des sourcils.

Les retours, des élèves ou de leurs parents, font plaisir : I. a appris des choses ; la maman de C., très discrète en cours, me dit qu’elle en sortait avec un sourire jusque là ; et le plus fou, la maman de M., hyper enthousiaste, qui me dit quelque chose comme (je me le suis tellement répété d’incrédulité que les mots en ont probablement été tout déformés) : des professeurs super, on en a vu, hein, mais alors là, ce que vous faites… Elle est épatée que j’aille des uns aux autres, les replace, donne des indications tout au long du cours sans l’interrompre, et toujours avec bienveillance en plus. — Incroyable, elle répète. Ce que je trouve incroyable, c’est d’avoir donné cette impression d’aisance que me donnait toujours N. Et peut-être plus encore, de l’avoir ressentie, le temps d’un cours, tout le monde réactif, de bonne humeur, chacun gaiement apostrophé sans que je lutte pour chercher leur prénom.

Je pique-nique dehors avec cette maman et sa fille, en mal de conseils d’école et de carrière. Entre deux bouchées de taboulé au gaspacho, j’essaye d’informer sans influer, de prévenir sans décourager. Aimer le classique mais pas les pointes ni le contemporain ne laisse pas un grand éventail de possibles. Elle me questionne compagnies, je lui réponds freelance, elle rétorque précaire, je déplore oui, encore que l’intermittence.

L’après-midi, ce sont les petits et le cours roule quand les parents sont là. On fait une barre vite fait et la variation est expédiée au profit des ateliers en groupe. Je regrette de ne pas avoir laissé davantage de temps aux enfants en amont pour leur composition ; je me serais sentie plus légitime de travailler la variation devant les parents, au lieu d’exposer un chaos que je contiens difficilement et auquel je n’ai pas grand-chose à apporter. Je tempère les velléités acrobatiques : une pyramide humaine, vraiment ? d’accord, votre camarade est léger, oui mais qu’il ne monte pas sur vos genoux, par pitié — sur les cuisses à la rigueur, si vous le tenez, mais pas pile sur l’articulation. Je fais DJ aussi, propose des musiques aux enfants qui n’ont pas d’idée particulière pour leur composition (merci René Aubry) et cherche dans Spotify les requêtes d’autres groupes plus affirmés. abcdef u m’épelle un trio : quand les paroles parviennent à mon cerveau et que je me rends compte que le studio résonne de fuck you devant tous les parents, je me tourne vers les élèves pour leur demander si c’est vraiment la musique à laquelle ils pensaient. Tout à leur tâche, ils ne m’entendent pas ; une des mères croise mon regard et m’adresse une moue d’approbation : c’est ça, c’est bon, ça ira. Je me suis donc sagement appliquée à réduire le diamètre de mes yeux écarquillés et ai vécu pleinement ce moment légèrement surréaliste, de voir des enfants de 7 ans danser une gentille choré sur des insultes réitérées sans qu’aucun adulte ne réagisse. Pourquoi pas.

La panique m’effleure quand je vois le temps qui ne passe pas, l’heure à remplir et le spectacle forcément répétitifs des enfants qui répètent un spectacle qui n’aura pas et a déjà lieu. Ils demandent s’ils peuvent refaire, pour ajuster tel ou tel passage. Bien sûr : plus on refait, plus on a de chance que ce soit comme on a envie de que soit (éviter de dire bien et d’impliquer mal dans un exercice de créativité). S’il y a bien quelque chose qu’on ne peut pas leur retirer, c’est leur enthousiasme à inventer ; il faut voir la rapidité avec laquelle ils mettent ça en place. Quatre enfants disputent un match de tennis humoristique, trois ont jeté leur dévolu sur la gym pour ajouter des roues à leur choré, tandis que deux choupettes dribblent et se passent un ballon de basket en mousse en sissonne. Ils ont répété, re-répété, dansé pour de vrai, gratté une date supplémentaire de représentation et pourraient continuer encore. Si je demande à revoir la variation du golfeur une dernière fois, ça casse l’ambiance ? J’aimerais bien la revoir avec la même énergie que vous mettez dans vos compositions  Les parents qui n’en peuvent plus de les voir danser la même chose et ont déjà filmé cinq fois, plussoient : et si nous on a envie de voir ? Merci à ce papa.

(À la suite, j’ai noté « Bon retour pour Z. » et ne sais déjà plus qui est Z.)

Après mon dernier cours, j’assiste au cours de danse contemporaine où je retrouve les grands et quelques élèves de troisième cycle de l’an passé. Pour certaines, wow, je les découvre. Les jumelles n’ont plus rien à voir maintenant, l’une plus classique, l’autre résolument contemporaine ; je me demande comment j’ai pu les confondre et même si ce sont vraiment de vraies jumelles. L’évolution de perception en seulement quatre jours est sidérante. @Alinago27 a déjà vécu ça avec ses élèves : « Si on applique cette idée aux arts, on peut imaginer combien leur instruction est fondamentale. »

Le workshop est inspiré d’Inanna ; la professeure a dansé avec Carolyn Carlson. Le titre m’interpelle et après un coup d’œil à mon téléphone, une rapide recherche sur mon blog, j’ai confirmation : j’ai bien vu ce spectacle, j’ai dû la voir danser, elle qui avait l’air adorable dans les vestiaires des professeurs, à chercher à engager la conversation. Cela me semble fou.

En ressortant de ce dernier cours, les couloirs ont des airs de fin d’année. C’est le même flottement, sans plus personne avec qui rien partager, après tant d’intensité. Petit pincement. Mais aussi grande joie, soulagement, légitimité et assurance naissante. Je devine que ce nouveau métier va m’épuiser, mais aussi me nourrir. L’un à la mesure de l’autre. Ça promet une vie intense.

Adroite conduite à gauche

La conduite à gauche, je l’avais expérimentée en Écosse sur l’île de Skye, avec une voiture de location automatique. Une énorme flèche bleue Left était collée sur le volant et le loueur ne laissait son véhicule aux continentaux qu’après cinq-dix minutes de conduite accompagnée — sinon, il retrouvait systématiquement les jantes rayées. Cette conduite inversée m’avait demandé beaucoup de concentration au début, puis moins, jusqu’au moment où ça m’avait semblé acquis et j’avais pu vérifier les dires d’un habitué du bed and breakfast : c’est là qu’on se remet spontanément à droite quand la route de campagne se réélargit pour permettre le passage à deux de front.

Cet été, en Angleterre, ça a été au tour de Mum de découvrir la conduite à gauche — ou à droite, j’ai régulièrement le doute : parle-t-on du côté du volant ou du côté de la route ? Revoir sa latéralisation demande une certaine gymnastique mentale : je consigne ici nos plus belles contorsions.

Les angles morts
Mum était au volant de sa propre voiture. Autant garder sa véhicule avec le volant à gauche évite le problème d’empattement (on sait la place que l’on prend), autant cela complique les changements de file en rajoutant des angles morts. Le co-pilote doit être exempt de tout torticolis pour remplir la fonction de rétroviseur.

Les ronds-points
Prendre un rond-point en Angleterre implique que ce qui serait pour nous une seconde ou troisième sortie est la première.  J’ai toujours le réflexe de regarder à droite quand les voitures arrivent, mais ça ne sert à rien… Mum l’a heureusement formulé à voix haute, de sorte que j’ai pu lui rétorquer que, vu qu’elle s’engageait par la gauche, les voitures arrivaient bien par la droite sur le rond-point et que donc, si, si, c’était une bonne chose…

Les intersections
Les intersections m’ont fait prendre la pleine mesure de mon rôle de co-pilote. La phrase que j’ai probablement le plus prononcé a été :
Tu tourneras à droite en restant à gauche.
Jamais je ne me suis sentie davantage de proximité avec un GPS qu’à cette occasion. Maintenant « tenez la droite pour continuer tout droit » ou « pour tourner à gauche » me semble limpide.
Mum s’en est globalement très bien tirée — avec l’aide parfois d’un : ton autre droite.

Les guichets de contrôle et de parking
Le co-pilote doit avoir le bras long, car les guichets se retrouvent systématiquement du côté passager — sauf à Calais et Dover si on anticipe la bonne file (il faudrait mettre en place une signalétique en ce sens, pour éviter les gens qui doivent détacher leur ceinture et faire le tour du véhicule pour tendre leur passeport).

Les routes à plusieurs voies
Sur l’autoroute, rien ne change ou presque pour Mum, adepte de vitesse et prompte à dépasser. Bolide en France, raisonnable en Angleterre, c’est facile, c’est tout un : la file de gauche.
C’est de retour en France que la confusion opère. S’engageant sur l’autoroute, Mum fatiguée ne sait plus : la file lente par défaut, c’est à droite ou à gauche ?

…

Mum — Est-ce que tu crois que les autres conducteurs savent [qu’on n’est pas du bon côté] ?
Moi, assise côté passager, fais ainsi font font font avec les mains — S’ils me voient conduire sans les mains, ils doivent se douter.
Mum, s’esclaffant — Ah oui, c’est vrai.

On a beau savoir, on se fait quand même avoir. Et de m’indigner qu’un mec manœuvre sa camionnette en regardant son téléphone — c’est le passager, darling, pas d’énervement.