Fête de la muse hic

Nouvel an, 14 juillet, fête de la musique… il va falloir que j’arrête de vouloir faire quelque chose. Le meilleur Nouvel an que j’ai eu, d’ailleurs, je l’ai passé enfermée dans une chambre d’hôtel avec une Currywurst. Les injonctions à se réjouir et les sorties à date fixe, ça a toujours quelque chose de loseux. Hier n’a pas fait exception. S’est d’abord vérifié le lien entre son musique et ciel pluvieux. – Mais qu’est-ce qu’ils ont tous avec ces musiques sans mélodie ? – Ça s’appelle du jazz, précise Palpatine. Depuis quelques temps, il se réveille au son de ce suintement de notes qui me ferait regretter la station de ouèch grâce à laquelle je n’avais absolument pas l’air d’une Versaillaise idiote en chantonnant « Regarde-moi ! Le chômage et la crise, c’est moi qui les combas, je vis au quotidien ce que tu ne comprends pas, ce que tu ne connais pas, juste en bas de chez toi… » (avec l’accent en plus : [Roeugarde-moua ! Le chau:mage et la kriz, c’moua ki le ko:m’ba…]).

All that jazz s’est évanoui aux Halles, remplacé par une boucherie de notes, si bien que le Paradis du fruit est devenu l’enfer du bruit. Mon ventre s’est associé à mes oreilles pour me contrarier et je n’ai rien avalé. L’estomac vide sur pattes s’est ensuite contrôlé pour ne pas devenir (trop) mal aimable et toute l’énergie qu’il me restait y est passée. Du coup, si je ne me suis pas endormie lors du concert donné par l’orchestre de Paris sous la pyramide du Louvre, il faut remercier les grandes dalles froides du sol, froides et inconfortables. J’ai eu l’impression de jouer au Tangram avec mes jambes et mon dos.

Autant vous dire que je n’ai pas été très attentive à Schumann. Davantage aux cornistes qui arrivent débraillés comme s’ils venaient de courir le cerf et, une fois n’est pas coutume, occupent le devant de la scène : j’adore leur manchon-pavillon, beaucoup plus classe que de la fourrure. Et comme un « morceau de concert » ne suffit pas à rassasier le mélomane, au Konzerstück succède une symphonie Rhénane. J’ai rhin retenu et surtout pas mon esprit, que j’ai laissé divaguer vers la Pyramide-planétarium. Les triangles de verre diffractent une lumière, un lampadaire peut-être, en une succession de lunes et de demi-lunes qui égrainent les différentes phases de son orbe. Tandis que la nuit tombe, les reflets dans les vitres s’intensifient : une planète rouge entourée d’anneaux apparaît. On y distingue des traces de vie, mers de partitions et cratères de cuivre. Un astéroïde s’en est probablement détaché, tombé dans le coin gauche de la pyramide-planétarium et, au milieu des étoiles, les flashs des curieux tentent de se faire passer pour des étoiles, mais je sais bien, moi, qu’ils survolent le concert à travers leur hublot. L’atterrissage a été difficile, une demi-heure de métro à dormir debout mais au moins, c’était avec Palpatine que je jouais au coude à coude.  

Billancourt de recréation

Un archipieds dans la ville où j’ai vécu plus de dix ans ? Il était tentant d’y retourner avec une toute nouvelle perspective – je ne parle pas des centimètres que j’ai pu prendre mais de la visite architecturale qu’avait concoctée Denys. Aucun accès de nostalgie à déplorer, puisque c’est la partie Billancourt de Boulogne que nous avons arpentée, dans laquelle je ne m’aventurais guère à l’époque et pour cause : c’était le domaine des usines Renault, dont il ne reste plus grand-chose aujourd’hui, hormis quelques façades-souvenirs. En quelques années, des immeubles modernes plus ou moins hallucinants y ont poussé comme des champignons.

La plupart abritent des bureaux (je veux bien travailler dans celui qui est concassé, pardon profilé, en bas) mais il y a aussi bon nombre d’immeubles d’habitation. Il est résulte un quartier-dortoir qui manque singulièrement de vie… toute entière concentrée dans un parc où la marmaille ne dépasse pas le mètre de hauteur mais compense par le nombre – d’où les quatre ou cinq crèches aménagées dans le quartier, quand il est difficile de trouver une seule boulangerie. Moi qui me disais que ce serait plus vivant lorsque les immeubles seraient habités… Le quartier ressemble un peu à ces intérieurs impersonnels où trois bibelots, deux livres et un bouquet de fleurs luttent contre la blancheur vide qui les entoure. La tranquillité laisse une impression de demi-teinte et les immeubles-triplés or, bronze, argent d’un petit ensemble me semblent davantage relever du jaune, de l’ocre et du pas fini de peindre.

Je n’y habiterais pas (ou alors dans un de ces appartements avec des panneaux oranges – et violet, souligne Palpatine) mais la vue est agréable depuis le parc qui fait face à l’île Seguin (toujours vide) et d’où l’on voit une grosse maison de verre posée sur un cube de carrés blanc, noirs et marron, lui-même empilé sur un gros rectangle minéral. Cet ovni mis à part, le parc me fait assez penser à celui d’Ivry, juste à côté de chez Palpatine, et tandis que l’on sort par un portail similaire, entre des panneaux de bois, il me fait remarquer que tous les bouts du monde vont finir par se ressembler. Effectivement, en ressortant vers les grands bâtiments de bureaux, les larges trottoirs et les rares commerces (« restauration rapide responsable » : rire pour ce fast-food sain) j’ai un peu la même impression qu’à Bibliothèque François Mitterand ; ces endroits dans lesquels on aime le vert en fer et gris. J’aime mieux mon béton troué de platanes et les curiosités qui se cachent entre deux immeubles d’une ville sans urbanisme (comme cette fontaine-bassin avec son petit pont, un grand pin et de petites pelouses interdites qui m’ont rappelé mes fins d’après-midi après la sortie de l’école) ; j’y rêve les gens moins urbains mais plus civilisés, avec des relations sociales un peu moins froides que ne le laissent envisager toutes les brillantes variations sur le carré que nous avons pu admirer.

Oui, chef !

Russlan et Ludmilla, de Glinka

Six minutes, c’est assez pour apprécier mais trop peu pour s’en souvenir. Une ouverture enlevée. Comme la baguette du chef. J’avais déjà vu des éventails échapper des mains dans Don Quichotte mais encore jamais de baguette. C’est le genre d’incident qui instaure connivence et bonne humeur. Il faudra attendre les saluts pour que l’altiste solo fasse de la pêche à la baguette avec son archet, assumant le rôle de l’acolyte complice. Dans l’intervalle, Kazuki Yamada ne s’en formalise pas plus que ça et le spectacle continue ; on dirait qu’il danse sur son petit carré d’estrade – pour une fois débarrassée de sa rambarde dont la plupart des chefs se servent comme d’un déambulateur aux saluts.

 

Concerto pour piano en ré bémol majeur, de Khatchaturian

Khatchaturian, à part un chat persan, cela m’évoque l’ouverture (qu’on aurait voulue) en grande pompe du premier spectacle de danse de notre compagnie. Il faut dire que ce n’est pas de la musique qui se sirote en prenant un air inspiré et mélancolique (à ne pas confondre avec l’air ennuyé et constipé, imitation ratée de la mélancolie attitude), c’est plutôt fracassant : à la fois fin, puissant et rutilant – comme un tableau très cuivré de Klimt. Seule fausse note : l’énorme pendentif et la boucle de ceinture pailletés du pianiste, vulgarité vestimentaire totalement incongrue en regard du bon goût musical. En bis, pas de Claude François, mais un prélude pathétique de Shura Cherkassky, qui fait une belle transition avec la symphonie également pathétique de Tchaïkovsky.

 

Symphonie n° 6, de Tchaïkovsky

Les carottes râpées rendent aimable, dit-on. Cela ne se vérifie pas forcément dans mon cas mais elles m’ont quand même rendue aimable cette deuxième partie de soirée. J’apprécie beaucoup plus les symphonies maintenant que je dîne – et non goûte – avant le concert. Quand j’arrive à Pleyel, je monte droit vers le comptoir où la part de moelleux au chocolat coûte le prix de ma place et dépite le barman en m’installant dans mon coin pour pique-niquer – éventuellement faire un brin de causette comme hier où, ayant laissé la préséance aux macarons et aux flûtes de champagne (et par conséquence aux mamies qui les portaient), je me suis retrouvée assise sur les marches à côté d’un gros beauf qui s’est avéré être gros, certes, mais un Brésilien professeur de portugais langue étrangère, également professeur d’anglais, qui m’a entretenue dans un français parfait de son enthousiasme pour l’opéra à Berlin, dont il revenait.

Mais revenons nous aussi à notre symphonie. Pathétique. Empathique, plutôt. Je ne sais pas si c’est de l’avoir déjà entendue, mais j’ai pu l’écouter sans penser à rien d’autre pendant de longues plages. C’est un peu comme d’emprunter à nouveau un itinéraire par lequel on vous a déjà conduit : vous seriez incapable de retrouver votre chemin mélodique tout seul, mais les alentours ont un air familier tandis que vous les traversez. C’est reposant tout en restant très vivant. Tout comme le chef, Kazuki Yamada, qui concentre une énergie incroyable dans des gestes assez ramassés. Il est campé sur son estrade comme le voyageur de Friedrich sur son rocher ; jambes frémissantes. Même son dos est fascinant : la tension de sa veste en plis tantôt verticaux tantôt horizontaux donne à voir la musique comme un sonagramme. En-dessous de deux petits yeux des boutons, la queue de pie ouvre sa trompe et s’adresse aux violonistes et aux altistes en alternance. Et si je regarde à nouveau le chef dans son entier, c’est une fourmiz que je vois danser devant moi.

Y’a pas à dire, il a la classe, avec sa queue de pie à deux boutons, les deux bandes grises s qui passent de part et de d’autre de la poche du pantalon et descendent le long de la jambe, et la grosse ceinture de soie bleu nuit que j’ai pris pour un avatar masculin du kimono lorsqu’il s’agit seulement d’une ceinture de smoking. Comme souvenir-photo, je le prendrais de trois quarts, la main rétractée paume ouverte vers son épaule, comme craintif de prendre la balle des violons au bond. Ou aux saluts : derrière son estrade, courbé pour que la vague d’applaudissement passe par-dessus lui à saute-mouton, il s’efface devant l’orchestre et c’est tout juste s’il ne percute pas un musicien en reculant. Mais c’est une sortie aussi délicate que l’assourdissement des contrebasses qui referment la symphonie comme elles l’ont entrouverte.

Compte-rendu de Palpatine ici

Vivre sa vie

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La première scène augurait bien : un couple discute au comptoir, sans se regarder, côte à côte, sans que le spectateur puisse les voir, de dos. C’est juste, on ne connaît jamais son propre visage lorsque l’on parle – sauf à se regarder dans un miroir mais l’héroïne n’y a droit qu’en vertu de sa vocation à devenir comédienne. Les acteurs nous tournent donc résolument le dos et ce surplus d’artifice, en nous éloignant des conventions, nous ramène un peu plus près du naturel. Même chose pour cette musique qui prend son élan romantique puis s’arrête abruptement pour nous projeter dans un réel brut, insignifiant, une rue avec des murs lézardés, un bruit de moteur qui ralentit en peu plus loin et celui des talons sur le trottoir. Cette musique enrayée me déroute dès le début, lorsque le générique s’affiche sur le profil gauche d’Anna Karina alias Nana, puis de face et enfin sur son profil droit ; pour un peu, on en aurait fait le tour. Curieusement, plus Godard s’attarde sur son personnage, moins celui-ci en est un. D’abord, Nana donne plus dans le roman zolien que dans Shakespeare en prostituant ses rêves d’actrice ; on la voit simple spectatrice au cinéma – le film en abyme, intégré au montage et non pris avec sa salle de projection comme cadre, me ramène à la mienne : je sors du film, un peu ennuyée, et je regarde Palpatine à la dérobée. On se voit rarement de profil dans un tête-à-tête, puis la scène est suffisamment lente pour ne pas diffuser un éclairage de stroboscope et, contrairement à la couleur, un peu verdâtre, le noir et blanc va bien au teint. J’apprécie davantage que Jeanne d’Arc. Heureusement, celle-ci meurt et nous retournons à notre personnage qui, disions-nous, en est de moins en moins un. De même que le modèle du portrait ovale d’Edgar Poe (lu à Nana par son amant non client) perd de ses couleurs à mesure que son mari la peint, Nana perd de son charme à mesure que le film se déroule. L’issue est la même, elle finit par en mourir, le cinéaste l’exécute rapidement en un tableau. Que pouvait-il faire aussi d’une personne dont la figure est la lapalissade ? Nana est une nana tout comme, nous dit-elle, une assiette est une assiette, un verre est un verre, un homme est un homme. Elle est à peu près aussi inspirée que dans sa discussion avec un Platon de comptoir (« Nana fait de la philosophie sans le savoir » nous autres hommes des cavernes cinématographiques sommes heureux d’être ainsi éclairés) : coquille vide. Et je ne suis pas bien persuadée que le film l’ait absorbée plus que moi ; en vérité, je ne m’écrirai pas que c’est la Vie elle-même.  

 

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A Clockwork Orange

You can’t eat the orange and threw the peels away – a man is not a piece of fruit, protested some salesman not long before his death. 

C’est pourtant ce que fait Alex, le personnage d’Orange mécanique, qui tabasse qui n’a pas l’heur de lui plaire et viole qui lui plaît trop. J’ai cru que je ne tiendrais jamais le premier quart d’heure, prise du même dégoût qu’avaient suscité les premières pages de Voyage au bout de la nuit. Violent rejet. Mais tout comme on est forcé de rendre à Céline ce qui lui appartient, la glaire gloire de son style, on est obligé d’en reconnaître à Kubrick. Car ce qui est débectable, ce n’est pas tant la violence que sa gratuité : du pur spectacle. Sa mise en scène est virtuose – à vomir mais virtuose. Virtuose parce qu’à vomir. On massacre en bowler hat et chantant sous la pluie. J’ai du mal à concilier ces clowneries sadiques avec les pitreries réjouissantes qui sont pour moi attachées à la musique du Grand pas de deux parodique de Christan Spuck, tout frais de la semaine dernière. Et cela va de mal en pis, chaque tentative pour s’abstraire du spectacle nous y enlise davantage, comme lorsque Alex, « soigné » par a brave new world, est exhibé sur scène, en proie à la souffrance de ne pouvoir être tenté par le sexe ou la violence sans être terrassé par la nausée. Le spectateur, oppressé comme une vulgaire orange, n’y échappe pas : il est voyeur, et ne peut fermer les yeux, à l’instar Alex dont les paupières sont maintenues ouvertes par des crochets pendant le traitement – avec le prix de la place et la rangée de spectateurs à déranger dans le rôle des crochets. Si je n’avais pas été au cinéma, je n’aurais jamais pu voir ce film jusqu’au bout. J’ai d’ailleurs encore du mal à comprendre qu’on puisse s’infliger ça plusieurs fois. À moins qu’on s’y habitue, comme on s’habitue aux horreurs du journal télévisé, parce que cela finit par devenir un spectacle avec son présentateur-récitant, ses refrains de « véritable tragédie » et son pathos. Il faut alors que ce spectacle soit consciemment mis en scène par Kubrick pour qu’on en découvre à nouveau l’horreur, avec l’horreur d’entrevoir que ce n’est pas la violence qui nous est insupportable mais son spectacle. On n’est pas sorti de la colonie pénitentiaire. Ses murs ont juste été repeints, flashy.