Moins de vague, plus de nerf, c’est trop liszt

Barenboim, boim boim, boim boim… faisait le cœur d’Ariana. Mes clap clap n’avaient pas la même intensité pour saluer le pianiste et lorsque Palpatine s’en est aperçu et que je lui ai confirmé que j’avais trouvé les concertos de Liszt beaux (de la frappe, des pizzicati, ah tiens, un triangle…) mais que cela ne me touchait pas plus que cela, il m’a conseillé de ne pas le dire trop fort, histoire de ne pas me faire lyncher : « On va te spécialiser pour l’année prochaine, ce n’est pas possible, là. Maintenant, je vois à peu près, assez bien même, je pense être capable de savoir ce qui est susceptible de te plaire. » Moi aussi : je progresse. Il reste de la marge, mon oreille vierge de tout Wagner est là pour le confirmer. Mais on a toujours besoin d’un plus petit grand jeune inculte que soi et j’ai pu assurer que Siegfried-Idyll n’avait pas l’air du tout d’un patchwork, quand bien même on y retrouvait des thèmes qui seraient plus tard développés dans l’opéra. Rien à voir avec la puissance sonore de ce qui s’échappait de la salle à Bruxelles, on a ici l’impression d’entendre les feuilles bruire, mais des feuilles qui seraient saturées d’une histoire longuement et lointainement écrite, à l’origine de ce murmure dense1. La lumière en halo autour des musiciens resserrés – frêle et sombre frondaison, d’où émerge une crosse de contrebasse et parfois une main dont les doigts en s’ouvrant autour de l’archet prolongent le son – achève le mystère de cette intimité fascinante. À côté de cela, la symphonie « italienne » de Felix Mendelssohn-Bortholdy, « d’une nature solaire, heureuse et odysséenne » n’intéresse plus que son héros, c’est-à-dire personne, en français dans le grec, et le romantisme virtuose de Liszt peut aller tempêter ailleurs, le compositeur se bat les flancs pour s’échauffer, et l’auditeur reste froid2 (le chef d’orchestre, quant à lui, n’échappe à la crise cardiaque qu’en raison de son jeune âge – on comprend rapidement pourquoi il n’est pas épais).

 

1 Amusant, ensuite, de lire dans le programme qu’à la suite de la berceuse vient un épisode « plus vigoureux, prophétisant des temps plus épiques : d’après Wagner lui-même, qui indiqua des éléments de programme pour sa pièce, après avoir endormi son enfant, la mère songe à son destin de jeune homme. »

2 Dites XXXIII, mon cher Valmont, c’est madame la marquise qui vous le demande et elle a très envie de jouer au docteur.

C’est trop forsythe


Ce n’est malheureusement pas le ballet de l’opéra de Lyon, mais cela permet de se faire une idée.

Plus qu’extrême, c’est extra – hors des mouvements ordinaires. Et excitant.
Quelque soit l’adjectif, il faut un X, cette inconnue qui rend fascinantes les extensions du corps. Il y a certes des jambes au plafond, mais rien d’excessif, on ne fait pas d’écarts. L’extension est ailleurs, désaxée : d’abord dans ces bras qui se tiennent presque toujours derrière les épaules et font des danseuses de gigantesques créatures, monstrueusement sexy (surtout la très grande, la plus grande, en justaucorps bleue, une fille terrible). Les danseurs, eux, épaules rondes, sont plus dans la suavité et c’est d’autant plus surprenant qu’on n’imagine pas de suavité sans lenteur. La rapidité, dans Workwithinwork, est pourtant affolante, affriolante en devient la danse dans son austérité. On appuierait parfois bien sur pause, pour mieux en jouir, mais c’est alors une pose (jambes campées de profil égyptien, avec un poignet cassé qui traîne derrière, virgule provocante), nouvelle forme de tension qui demande tout autant d’attention. C’est de la danse pure, comme de la coke, et je m’éclate, c’est jubilatoire : la rapidité me dit énergie, l’imprévu, séduction, et les extensions, intensité. On en ressort grandi, neurone aéré, colonne vertébrale étirée, démarche élastique, prêt à conquérir le monde qui grouille à l’entracte.

Quintett m’a fait l’effet d’une retombée ; alors que le public (dont Palpatine) semble l’avoir de loin préféré pour être « plus humain », j’y ai davantage senti une posture de chorégraphe contemporain qui fait son cinéma avec un escalier creusé dans la scène et un gros projecteur qui, braqué dans sa direction comme un canon, le fait ressembler à un abri anti-atomique. Deux couples et une pièce rapportée y évoluent, ou plutôt faudrait-il dire deux femmes et trois hommes, s’il est vrai que les couples sont à géométrie variable. Il y a de belles choses, mais c’est vain comme une après-midi interminable dans un motel désertique, plus vain encore s’il est vrai que les occupants désœuvrés ne sont pas des gens médiocres mais des êtres à l’intelligence et à la sensibilité aiguisée. On ne s’en sort pas, on ne sort pas du piège de la nostalgie, c’est toujours la même rengaine, en l’occurrence « Jesus’ blood never failed to me yet » de Gavin Bryars, à peine une minute qui tourne en boucle. On ne s’en aperçoit pas jusqu’au moment où cela devient insupportable, la fois de trop ; et l’intolérable tristesse se mue en indifférence.

Boris Ravel

Jeudi, à Pleyel, ce fut un programme de pièces courtes (la plus longue durait une demie-heure – point de symphonie pour une fois) pour une longue soirée poursuivie au Do ré mi, un bar- brasserie qui semble être une annexe à la sortie des artistes et où, quand on n’est pas passé prendre un cheesecake à la Mie dorée, l’on peut manger une salade méli-mélomane en écoutant Ariana débriefer sur Boris Berezovsky (pour le faire bref, elle a mis une option dessus1), et les autres sourire, objecter ou écouter devant leur verre de vin, de limonade, de coca ou leur chocolat (aperçu diffracté de notre assemblée hétéroclite).

Si Ariana a découvert le concertiste russe, dont le jeu vigoureux lui a fait oublier le physique d’ours circonspect (s’il ne jouait pas, on l’imaginerait sans peine affalé avec une bière à la main), j’ai pour ma part découvert que j’aime Ravel et pas seulement son Boléro. Shéhérazade ne m’a certes pas déplu mais ce que j’ai réellement apprécié, c’est le morceau qui ouvrait la soirée, Alborada del gracioso. Il était suivi par l’intrus de ce programme Ravel, le concerto pour piano n°2 de Béla Bartók, composition un peu toquée qui devrait me rendre curieuse à l’avenir. En bis, le pianiste russe a choisi de se laisser guider par les influences hispaniques de le soirée et annonce (cette seule attention à l’égard du public non mélomanianque est en soi une raison de l’apprécier) l’Asturia d’Albéniz. Ce n’est pas la première fois que je le remarque mais là, la rencontre des caractères slave et espagnol est plus que séduisante. Après nous avoir complètement pris par son air obsédant, la musique, ou le musicien, je ne sais plus trop, se joue de notre fascination et rend palpable (l’at)tension en la relâchant par un passage faussement tempéré pour mieux la reprendre juste après ; on est saisi. Et quand hongrois que c’est fini (désolée, le jeu de mot est tellement nul qu’il fallait que je le fasse) arrive une danse de Brahms (? c’est bien ça ?) en second bis. C’est un peu pâlichon après l’espagnolade bien frappée où j’ai brusquement compris que si l’on peut jouer un peu tout au piano, c’est peut-être qu’au côté très harmonieux qui peut couler d’un Chopin s’ajoute la puissance percussive (et là, le piano prend tout son sens, loin du seul prestige du piano à queue pour accompagner la queue de pie – genre, j’ai écouté Asturia à la guitare sur youtube, et si on y gagne en pittoresque, on y perd assurément en piment). Voilà pour la révélation évidente du jour.

Le Boléro, lui, n’en était pas une mais cela a été une belle expérience de le voir jouer. Parce qu’à y bien réfléchir, je l’ai déjà entendu « en vrai » ; seulement, ce n’est pas la même chose de se mettre à table devant José Martinez ou d’observer un orchestre. Les cordes commencent (à ne pas jouer) avec un air de « bon, c’est parti, y’en a pour un quart d’heure » et petit à petit, d’instrument en instrument et de pizzicati de métronome en coup d’archet bien décochés, chacun se trouve pris dans le rythme qu’il intensifie. Le contrebassiste- poète de Spitzweg est encore plus déchaîné que l’habitude (un peu rouge, visiblement heureux que l’orchestre fasse corps avec lui et pas seulement, comme c’est d’ordinaire le cas, qu’il se fonde dans l’orchestre) et le violoncelliste-hérisson, que j’aperçois par intermittences entre les jambes du chef, corrige son violon ; comme la batterie était juste derrière, on aurait dit que les archets étaient des lamelles de store métalliques. À la fin, c’est assez amusant, on dirait que tous les musiciens sont très heureux mais qu’aucun ne prend vraiment les applaudissements pour lui. Le violoncelliste-hérisson, que j’ai vu sourire largement pour la première fois (certes, pas tout le temps dans mon champ de vision) a rapidement repris son sérieux impassible, tandis que le batteur ne semble jamais s’être pris au sérieux et sourit de se voir ainsi au milieu de l’orchestre, clef de voûte mais non pas maître d’œuvre.

Avec ce rythme de batterie identique dans son crescendo juste en face de nous, j’ai compris à quel point cette musique pouvait être agaçante et comment Thierry Malandain avait pu en faire une illustration forte de l’enfermement quand Béjart en avait fait surgir la pulsion sexuelle. Et de fait, si, l’orientation de la conversation aidant, je n’ai pas pu m’empêcher de marquer quelques pas du second en sortant de la salle, ce sont bien des images du premier qui me sont venues pendant le concert. Parce qu’un Maurice n’en appelle pas toujours un autre, allez jeter un œil là-dessus.

1 En moins bref, voir les commentaires avec un peu plus de tenue (quoique…) chez Palpatine.

Se gaufrer à Bruxelles

Souvenir de voyage

 

Ce week-end, j’ai mangé une pomme. Inutile de déguiser, elle avait le même goût que d’habitude. Il a plu, j’ai eu froid, j’en avais assez d’avoir l’air d’un sac à patates, je suis partie en jupe, j’ai eu très froid, la batterie de mon appareil photo s’est révélée n’être pas compatible avec celle du modèle précédent de Palpatine, j’ai râlé, j’ai eu froid, je lui ai piqué son appareil, la section moderne du musée des Beaux-arts était fermé pour rénovation, je n’ai pas vu les tableaux de Khnopff, qui comptaient pour un tiers de ma motivation (gaufre et Magritte pour les deux autres), je me suis fait avoir avec les contingents de place du musée Magritte, je n’ai eu qu’une heure pour le visiter, j’ai encore eu froid, la nuit tombait tôt sur la brume et la bruine, la ville n’est pas très souriante en-dehors de son centre, j’ai eu froid et j’ai été épuisée.

 

 

Pourquoi faudrait-il toujours réussir tout de son voyage ? Quadriller la ville pour avoir tout vu et surtout rien loupé ? Aimer ce qu’on découvre plutôt que la découverte ?


 

De ce week-end, j’ai peut-être préféré le voyage à la destination / la fin d’après-midi et la fin de la nuit à l’hôtel dans les coussins adossés au miroir / la chemise à boutons de manchette de Palpatine / le brunch au saumon, fabuleux œufs brouillés, thé orangé et brioche aux morceaux de sucre, partagé avec Ariana / ce plaisantin rêveur de Magritte / le livre un peu daté mais enfin sur Khnopff / l’attente d’une averse musardée dans une boutique de Cds classiques, musique religieuse, et juste en face, les vitraux d’une église / feuilleter les dessins de Khnopff dans une salle commune de l’hôtel / attendre sur un fauteuil-caisson que l’opéra d’Ariana et Palpatine se finisse et les achève, tandis que je somnole en toute bonne conscience de touriste épuisée, entre les voix qui traversent les murs et les ouvreurs comme des garçons de café qui s’ennuient.


Je suis pessimiste, dit Palpatine et je trouve ça curieux quand on parle du passé immédiat (perfectionniste, plutôt, lorsque le moindre détail peut défigurer l’ensemble). Mais il suffit qu’il s’éloigne un peu (le passé immédiat, pas Palpatine) pour que je puisse dire qu’il est bon de se gaufrer à Bruxelles et que c’est rendre hommage à cette ville que d’imiter sa spécialité1.

 

  1Nous avons également honoré les moules-frites comme il se doit. Parfaitement conforme au régime : pas de dessert après les moules-frites à volonté (il a bien fallu en reprendre pour le vérifier) et pas de chantilly ni chocolat fondu sur la gaufre, juste un cheesecake au spéculos comme dernier dîner.